La vie et le destin de Vassili Grossman
|Première partie. Parcours
15. Trop tard
Texte intégral
1Il a écrit plus tôt que les autres. Il est allé plus loin que les autres. Mais il est arrivé trop tard. Pas étonnant que le temps ait été un de ses sujets de réflexion constants au long de ces écrits. Jusqu’à ce Tout passe dont on se demande quelle tonalité il y mettait. Nostalgique. Résignée. Optimiste. Philosophique. Pas étonnant non plus que ceux qui se sont réclamés de lui ont insisté sur cette dimension essentielle de son œuvre. Le temps qu’il n’a cessé de scruter a finalement joué contre lui. Il a préféré les êtres humains à l’histoire. Les visages aux principes. Le phénomène à l’idéologie. La vérité à la propagande. Le journalisme aux idées toutes faites. Le roman à l’essai. Et voilà que le destin l’a placé à chaque fois à contretemps. Trop tôt pour l’anti-stalinisme, pour la Glasnost, pour la Perestroïka. Trop tard pour toute la période de la dissidence, au début des années 1980, quand les Soljenitsyne, les Kouznetsov, les Sakharov tenaient le haut du pavé (Vie et Destin a été publié en russe et en français en 1980, sept ans après L’Archipel du Goulag, alors que le livre avait été écrit avant celui de Soljenitsyne).
2L’œuvre devait disparaître. Elle n’a pas disparu. Elle a résisté au temps et elle demeure telle qu’en elle-même, charriant toutes les questions que l’époque requérait et toutes celles à venir. L’humain, la quête de l’humain. La religion, ses vaines consolations et l’espoir tapi dans son fond. L’Europe, ses mirages, son essence, ses lumières et ses limites.
3L’humain d’abord et l’attention aux visages chez cet écrivain du peuple qui fuyait les notables et les apparatchiks – après en avoir été un lui-même – pour décrire des « trognes », des sans-grade, des anonymes. Semion Lipkine raconte comment il écoutait, sur un banc de Moscou, Vassili Grossman et Andreï Platonov imaginant la vie que devait avoir tel ou tel passant dans la rue. Lui inventant une histoire, lui forgeant un destin. Reconstituant à travers son visage et sa posture à quoi pouvait ressembler sa vie.
4On songe à l’écrivain israélien Amos Oz scrutant le public d’une conférence, dans une obscure salle de mairie, jouant à faire des croquis dans sa tête de tel ou tel membre de l’assistance, pendant que l’animatrice s’échine à dire quelques mots de présentation du conférencier. Et je pense pour ma part à Emmanuel Lévinas. Est-ce lui qui m’a rapporté des scènes semblables ? Est-ce sa femme Raïssa ? En tout cas, le couple jouait parfois à ce petit jeu dans les dernières années de leur vie qui consistait, pendant qu’ils faisaient le tour du pâté de maison rue Michel-Ange à Paris, à donner une vie imaginaire aux gens qu’ils pouvaient croiser et dont ils ne savaient rien. Ils pouvaient s’amuser aussi à de brusques rapprochements entre des bâtiments dans Paris. Ainsi, venant de la voie Pompidou une fois en voiture, avenue du Président-Kennedy, s’extasiaient-ils devant la ressemblance des deux maisons rondes, dont la première était plus petite que l’autre et qu’ils appelaient pour rire entre eux « la fausse maison de la radio ». Vertu des écrivains et des stylistes, dont la vie ressemble parfois aux écrits.
5De la proximité entre ces deux-là, je parlerai plus loin. Mais je ne peux m’empêcher d’évoquer, puisque j’en suis aux anecdotes, un trait commun observé au fil de la lecture.
6L’amour du thé, passion héritée de l’enfance sans doute. Grossman s’extasie un moment sur le fait que les intellectuels, en dehors de la Russie – il cite notamment Hemingway – boivent sans arrêt du whisky, du rhum, du cognac, alors que l’intelligentsia russe a toujours fonctionné au thé. C’est autour du samovar que les discussions interminables se faisaient. C’est autour d’une tasse de thé que Lénine a préparé la révolution. Quand Staline, le successeur, préférait le cognac.
7La tasse de thé chaude apparaît fréquemment dans Vie et Destin. Symbole de la fraternité des soldats pendant qu’en haut-lieu, on se bourrait la gueule.
8Lévinas ne dédaignait pas le cointreau quand il voulait célébrer un moment ou qu’il souhaitait se montrer particulièrement accueillant, mais la cérémonie de la tasse de thé était la plus commune.
9On lira l’entretien avec Lévinas pour voir comment les deux œuvres se sont croisées à distance. Mais il y a autre chose qui me frappe en relisant aujourd’hui Grossman. La rencontre avec les êtres les plus simples, l’épreuve du temps, la déliquescence…tout ce qui a tourmenté Lévinas se retrouve chez Grossman. Jusqu’à cette expérience que la vie tout d’un coup se sépare de l’existence. L’impression que la vie est finie, alors que l’existence dure encore. Cette sensation, qui est au cœur d’un des plus beaux livres du philosophe – De l’Existence à l’Existant –, on en retrouve la trace, à l’identique, dans Vie et Destin.
10Et quoi d’étonnant à cela ? Ils ont vécu la guerre de la même manière. Ils ont perdu leur mère probablement d’identique façon (la Shoa par balles). Et ils ont été travaillés par le même tourment : le dernier retranchement de l’humain, le moment où la conscience surgit.
11Où se situe le nœud de l’humanité de l’homme ? Lévinas disait qu’il était poursuivi par cette question. Comment chercher, par-delà les couches et les sédiments, ce noyau et comment le préserver ? Dans quelle région de l’être est-il tapi ? Comment le débusquer ? Comment le protéger ? Et par quel miracle réapparaît-il quand tout alentour se fissure ? Comment advient-il au jour ? Comment revient-il quand on a tenté de l’éliminer ? Et comment s’insinue-t-il entre les failles de l’être ?
12Lévinas donne un nom à cette apparition. Il la nomme visage. Grossman appelle cela la « petite bonté ».
13Le monologue sur la « bonté impuissante » dans Vie et Destin est mis dans la bouche d’un religieux, Ionnikov-le-Morse. Personnage un peu fou, un peu illuminé. Au cours de l’interrogatoire que fera subir Souslov à Grossman, l’idéologue du parti communiste reprochera à l’écrivain d’avoir sombré dans le mysticisme. De s’être laissé envahir par des idées réactionnaires et décadentes. D’être entré en religion.
14Religieux, Grossman ? Non, si on veut bien s’aviser que cet écrivain ne s’est jamais réclamé d’aucune pratique religieuse quelle qu’elle fût. Il s’est toujours méfié, non pas du religieux, mais des religions instituées, des chapelles, des structures, des dogmes. Le sentiment religieux en lui-même n’est pas répudié. Il est d’une nature bonne en lui-même, mais dès lors qu’on cherche à l’emprisonner, à l’apprivoiser, à le transformer en sermon, à le solidifier, alors on se prépare aux pires déconvenues et aux pires cruautés. Il faut laisser à ce sentiment son caractère inutile et impuissant. Et en même temps, protéger sa belle subversion.
15Car cette « petite bonté » qui va d’un homme à un autre homme, pour autant qu’elle soit de nature religieuse – elle n’appartient pas en tout cas à une catégorie politique, elle vient d’ailleurs – est subversive. Elle est, comme chez Lévinas, ce moment où la totalité se brise. Dès lors qu’elle s’institutionnalise, elle s’étiole. Il faut qu’elle vienne frôler le politique, mais sans jamais s’y associer. Comme une inquiétude. Comme un tourment justement. Comme une faille.
16Alors cette « petite bonté », c’est quoi ? Peut-être précisément la nécessité de briser le politique, de lui interdire d’être une totalité, d’y introduire en permanence le grain de sable. Faire du politique le domaine du possible, de l’inachevé, du réductible. Dans ce multiple que gère le politique, il faut que subsiste une injonction qui incombe à chacun. Voilà ce que dit Grossman.
17Expérience de la fin de l’hégélianisme et expérience du « reste ».
18Cette notion de « reste » a été théorisée par Franz Rosenzweig à travers l’épreuve du front pendant la guerre de 1914. Et Grossman la retrouve sur le front également, dans l’Europe de la Seconde Guerre mondiale. On en perçoit les traces, pour l’un dans les cartes postales philosophiques qu’il rédige dans les tranchées de Macédoine et qu’il s’envoie à lui-même, et chez l’autre, dans le sillage de l’armée rouge, dans ses carnets de guerre où il couche ses notes par écrit. Découverte existentielle chez l’un et l’autre que le cours de l’histoire, que la totalité historique a du mal à se « totaliser » sans laisser en arrière toujours un reste. Un reste qui restera toujours en travers de toutes les idéologies de la fin de l’histoire, de la raison en œuvre dans l’histoire. Il y a toujours cet inaccompli, cette minuscule entame qui empêche l’histoire de triompher tout à fait. Expérience singulière du judaïsme que Rosenzweig appellera « dissimilation » (par opposition à l’assimilation) et qui traverse toute l’œuvre de Grossman.
19Ce « reste » est aussi présent, sous une forme différente, dans le romanesque proustien, où l’écriture elle-même se construit par morceaux surgis d’époques ou et de contextes différents, par des « paperoles » qu’on accolerait les unes aux autres. Comme si tous ces fragments disparates arrivaient à fixer une autre temporalité. Comme si le jeu des hasards parvenait à réintégrer les choses oubliées ou disparues ou ignorées et finissait par reconstruire une mémoire défaillante.
20Dans la Recherche, il y a ces bouts de mémoire, ces pièces de mosaïques qui ne correspondent à rien et qui brusquement, se combinent et s’agencent pour produire une œuvre littéraire.
21Vie et Destin se déroule un peu sur un mode similaire. Avec cette ronde de personnages qui entrent et sortent, porteurs de mémoires disloquées. Et c’est cette ronde même qui constitue le tissu du roman.
22On a abordé cette vie par plusieurs ombilics. La ville de Berditchev. Le sort de Vie et Destin. La découverte de la gémellité des deux totalitarismes. La phénoménologie de l’antisémitisme. L’éloge de la « petite bonté ». Le judaïsme comme un reste. Les scènes de la vie grossmanienne.
23Mais il y a encore un thème qu’il nous faut évoquer, c’est l’Europe.
24Témoin exemplaire de ces deux totalitarismes, on trouve chez cet écrivain né en Ukraine une pensée de l’Europe à partir de ses dérives, de ses menaces et de ses écueils. Comme si l’idée européenne elle-même ne pouvait se penser qu’à partir des périls auxquelles elle s’est trouvée exposée et qui rend nécessaire de reformuler ce par quoi elle s’est toujours définie : sa dimension d’universalité.
25L’Europe comme mémoire. L’Europe comme destin. L’Europe comme promesse.
26Patocka parle à la fois du « soin de l’âme » et du « soin du monde ». L’un pour corriger l’autre. Et évoquant la République de Platon, il parle de « l’héritage de la réflexion sur un État où les philosophes sont possibles ».
27Europe est le nom d’un continent où les philosophes existent, où Lévinas et Grossman sont possibles.
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