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L’homme dépossédé

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Stéphane Haber

Dépossession et historicité

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1Ramenés à leur contenu élémentaire, les résultats de notre travail peuvent se résumer dans cette proposition : dans les conditions assez spécifiques des sociétés modernes, le concept d’aliénation est sans doute celui qui nous permet de ressaisir avec le plus d’ampleur et de pertinence la nature de notre historicité sur fond d’une compréhension de l’être humain dans laquelle il est d’abord perçu comme un « individu ». Nous voudrions justifier et, par là, expliciter cette proposition grâce aux trois perspectives respectivement offertes (a) par l’histoire de la philosophie, (b) par la théorie du sujet et (c) par la théorie politique.

2(a) Revenons une dernière fois sur le fait que le mot « aliénation » a deux fonctions dans les Manuscrits de 1844. Il évoque d’abord la façon dont une société se laisse dominer par des systèmes objectivés qui parasitent la vie des société et introduisent en elle des éléments de dépendance inéliminables. Eu égard aux préoccupations critiques et sociologiques qui motivent les Manuscrits, ce thème implique plus précisément qu’il existe des processus par lesquels l’activité créatrice des individus, c’est-à-dire leur travail, au lieu d’enrichir la vie de ceux qui la mettent en œuvre, alimente un système oppressant, aveugle, qui en vient à commander cette activité même ; et le nom d’aliénation, d’Entfremdung, se réfère alors à la fois au processus en question et à son résultat en tant que fait social total. Mais, en un sens plus phénoménologique, « aliénation » désigne également la situation subjective d’un individu, celle de l’ouvrier industriel en l’occurrence, en tant qu’elle constitue l’effet concret de ce processus sur la vie et l’un des aspects de l’état qui en résulte. Ce second sens – qui attire l’attention sur l’humiliation de la vitalité chez l’individu – est plus fondamental parce que, sans lui, le premier concept de l’aliénation, l’aliénation par les systèmes, resterait privé de conditions d’application concrètes. Pour le dire dans une terminologie existentielle, aliénation signifie alors le fait d’être dépossédé de ce dont la vie a besoin pour persister et croître, et éprouver effectivement cette perte dans la souffrance et dans la limitation de soi-même, contreparties naturelles de cette incapacité à s’approprier ses propres relations aux trois mondes que Marx évoque assez clairement dans ses textes. C’est, selon lui, la misère économique qui en donne une image paradigmatique.

3Si l’intention de faire fonctionner ensemble ces deux ordres d’idées relevait d’une intuition géniale – preuve de sa fécondité, on vient de voir qu’elle peut être encore opposée à la théorie honnethienne de la réification comme oubli de la reconnaissance –, il reste vrai que Marx n’est pas parvenu à produire l’épistémologie de la notion qu’il employait (à quelles conditions est-elle valide ? ; quelle relation entretient-elle avec les autres catégories de la critique sociale ?, etc.) ni surtout la théorie du rapport existant entre ses deux usages possibles, l’aliénation objective et l’aliénation subjective. Du coup, il s’embrouilla dans une construction quelque peu métaphysique, en tout cas située dans l’ombre du subjectivisme, d’un idéal normatif de possession de soi, à la limite de coïncidence avec soi, qui pousse à voir dans la dépossession organisée du produit du travail une sorte de catastrophe ontologique globale sous-jacente aux maux des sociétés modernes. C’est là l’arrière-plan d’un phénomène sur lequel Althusser avait placé l’accent, à savoir l’effacement du concept d’aliénation qui s’opère dès 1845 dans l’œuvre de Marx.

4Dans ce livre, notre thèse aura été que cette disparition matérielle du terme lui-même dans les textes n’a constitué que l’un des aspects d’un processus historique complexe impliquant des reprises partielles et ambigües du modèle de l’Entfremdung, des réinventions pas nécessairement conscientes, des dénégations inabouties et des contournements qui se révélèrent finalement insatisfaisants.

  • 1 Un tel itinéraire reste assez spécifique à la philosophie de langue allemande. En France par exempl (...)
  • 2 Honneth, « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale » in La Soci (...)

5Chez les auteurs essentiels de cette histoire dont certains apports ont été analysés dans cet ouvrage, c’est cette persistance qui fut la garantie de la très grande inventivité conceptuelle que nous avons suggérée. Depuis la Phénoménologie de l’esprit, une part non-négligeable des outils théoriques dont nous disposons pour interpréter ce que l’on appelle « la modernité » provient d’ailleurs d’un fond d’images et d’idées qui s’est constitué sous l’égide de ce modèle ou en moins en relation avec lui. C’est lui, pour une bonne part, qui explique que la critique de l’injustice peut espérer se rattacher à la théorie sociale explicative, disposer d’un accès au monde des phénomènes historiques et ne pas sauter au-dessus du fait de l’individualité. En fait, dès que nous nous convainquons que « la modernité » fut et reste autre chose que la merveilleuse promotion de « l’Individu », de la liberté et de la démocratie, dès que, en même temps, nous prenons au sérieux l’intérêt d’une catégorie telle que « capitalisme » sans renoncer à une référence au vécu individuel, nous sommes amenés à travailler dans les parages de la pensée de l’aliénation. Moyennant une série de redécouvertes spontanées, de greffes et d’acclimatations progressives, certains des prolongements de ce modèle se retrouvèrent jusque sous la plume de Heidegger dans Être et temps et, après 1945, dans certaines versions de l’existentialisme marxiste – cette réinvention, sans influence à l’origine, étant le signe de sa puissance. Même s’il comporte des aspects contestables et historiquement caducs (et en particulier du point de vue marxien), cet épisode a, de plus, contribué à une densification philosophique remarquable de la forme critique que Hegel et Marx contribuèrent, ça et là, à mettre en place. Et, enfin, aujourd’hui, lorsque nous essayons d’évaluer les conclusions philosophiques d’auteurs importants chez qui – pour des raisons historiques tout à fait compréhensibles, liées à des conjonctures historiques et théoriques bien précises – le contenu de ce modèle était perçu comme plus gênant que productif, comme dans le cas de Habermas et de Honneth, nous sommes amenés à penser que la problématique de l’aliénation, sous certaines conditions, peut retrouver sa légitimité ainsi que sa force d’attraction1. Historiquement, le projet d’une « philosophie sociale » n’est pas seulement profondément solidaire d’une critique des pathologies modernes en général2, mais, plus précisément d’une critique de l’aliénation qui a su concevoir ensemble le système et le monde de la vie.

6À la fin de ce parcours, espérons-nous, les idées de 1844, arrachées au morne ronronnement de « l’histoire des idées » ou au dogmatisme d’une certaine marxologie d’autrefois, pourront reparaître aux yeux de la lectrice et du lecteur d’aujourd’hui avec leur puissance d’interpellation exceptionnelle. Et cela, qu’on les réinvente en voulant penser le travail contemporain – un terrain qui reste tout à fait fondamental –, qu’on les tire (selon une tendance forte des décennies de l’après-guerre) du côté d’une critique de la culture et de l’idéologie, ou encore qu’on les investisse dans une pensée des expériences extrêmes et inhumaines, selon les trois stratégies distinctes dont nous avons suggéré l’égale pertinence au cours de cet ouvrage. De cette manière, l’idée selon laquelle la théorie sociale aurait intérêt à réinvestir la voie d’une « critique du capitalisme » – une intuition, on s’en doute, inhérente à la valorisation des thèmes de 1844 – peut apparaître autrement que comme un signe d’adhésion à une version quelconque du réductionnisme économiciste ou comme une façon de recourir à une notion globale, polémique et finalement mal dégrossie. Avec le concept de capitalisme, ce qui se trouve désigné, c’est simplement une forme générale d’organisation économique et sociale dans laquelle différentes modalités ou différents niveaux de l’expérience de l’aliénation, en particulier ceux que nous venons de nommer, ont des chances de se retrouver et de se rattacher, par des chaînons plus ou moins nombreux, à des exigences internes de cette organisation.

7(b) S’il en est ainsi, c’est, croyons-nous, en mettant de côté les problèmes liés à l’histoire de la philosophie, parce que l’idée d’aliénation élaborée en 1844 propose à l’esprit un accès assez unique par sa richesse au domaine de la réalité historique en général, en tant que réalité vécue.

  • 3 W. Dilthey, L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit [1910], Paris, Cerf, 19 (...)

8Depuis Dilthey3 et Heidegger, le concept d’« historicité » sert d’abord de machine de guerre contre les constructions dogmatiques qui, partant fiévreusement en quête d’un « sens » de l’Histoire universelle, férues de grands récits impressionnants et impressionnistes, ignorent – d’ailleurs comme les historiens positivistes en quête de « scientificité » – le sol d’expérience dans lequel s’enracinent toutes nos interrogations sur l’histoire : à savoir l’histoire qui est nôtre du fait que nous sommes, dans le monde de la vie, environnés d’objets et de pratiques qui renvoient à des inventions et à des sédimentations passées, du fait aussi que nous participons à une conjoncture mobile en train de se faire ou de se défaire au présent, et qu’appelle en tout cas un avenir incertain. Bref, l’« Histoire » (à laquelle croient certains philosophes comme certains historiens) est chose accomplie, extérieure, indifférente, alors que l’historicité correspond à une situation vivante dans laquelle nous sommes embarqués. Heidegger pouvait ainsi écrire à juste titre que c’est d’abord le Dasein individuel qui est historique (Être et temps, § 75). Et il ajoutait (§ 76) que cette historicité radicale forme le principe de l’ouverture de ce Dasein à l’expérience historique en général et de la communication avec le passé révolu, dans la mesure où le fait d’être situés ne nous enferme pas forcément l’étroitesse d’une expérience particulière. Au contraire même : en comprenant le genre d’être que nous sommes, nous saisissons ce sur quoi repose notre capacité à « faire de l’histoire », c’est-à-dire à voir comment des êtres en gros semblables à nous se sont trouvés pris dans des situations que nous percevons par analogie avec les nôtres et comment ils y ont réagi.

9La trajectoire de cet ouvrage aboutit à formuler dans un vocabulaire différent cette conclusion existentielle. Ce qui me constitue d’abord en un être « historique », dirons-nous, c’est le fait que la manière de me rapporter à mes mondes (l’objectif, l’intersubjectif-social et le mien propre) s’inscrit dans un espace particulier de possibilités inhérent à une culture ou à des cultures historiquement située(s). Les « schèmes », les idéologies, les mentalités, les traditions, etc., s’expriment en effet primordialement, selon une modalité qui n’est pas celle de contenus substantiels, comme des façons de se lier, de se rapporter à ces mondes – des façons qui s’expriment dans les dispositions du corps et dans ce que dessine le langage ordinaire. Autrement dit, ce sont des façons de désigner les composantes typiques de chacun de ces mondes, de concevoir les ensembles qu’ils contiennent et les relations qu’ils entretiennent entre eux, d’orienter le regard vers telle ou telle de ses propriétés ou de ses éléments, de désigner face à eux des orientations pratiques implicitement privilégiées.

  • 4 Voir par exemple P. Descola, Par-delà nature et culture, pour la magistrale démonstration du fait q (...)

10C’est sous ces deux aspects de l’historicité conçue comme appartenance à une culture située que l’individu peut être vu comme essentiellement vulnérable à l’aliénation. D’un côté, celle-ci peut apparaître comme une façon dont l’individu se trouve soumis à des conditions de vie telles qu’il n’est plus en état de bénéficier de la richesse et des nuances virtuellement présentes, pouvons-nous penser, dans chacune des formes historiques du rapport aux mondes pour autant qu’elles aient eu le temps de se déployer en « civilisation ». Sans doute Marx, en 1844, comprenait-il ainsi l’ambivalence d’une modernité qui a enrichi extraordinairement le répertoire des modalités théoriques et pratiques du rapport au monde tout en imposant à une partie de la population de ne se développer que dans le cadre de modalités comparativement bien plus rigides et étroites de ce même rapport – des modalités que l’on peut décrire, à la limite, comme absolument fausses. Si cette interprétation est exacte, la seule nuance à apporter à l’approche marxienne consisterait à affirmer que nous n’avons aucune raison de croire que seule « la modernité » a procuré les moyens culturels, cognitifs ou techniques de rendre le(s) monde(s) habitable(s), c’est-à-dire de rendre possible une sorte d’épanouissement humain au contact de ces mondes. En abandonnant toute présupposition « occidentalocentrique », nous perdons même les moyens de croire que certains types de formes de vie (par exemple les « prélogiques », « archaïques » ou « traditionnelles ») impliquent par eux-mêmes une manière de vie humainement aliénante ou aliénée4.

11Ce relativisme n’exclut cependant pas l’existence d’une seconde sorte de vulnérabilité à l’aliénation inhérente à notre historicité même – dans les cas où les rapports aux mondes dessinés par une culture ou un ensemble culturel inclinent pathologiquement les individus à s’orienter en fonction de modèles extrêmement étroits, simplificateurs, porteurs d’illusions et de crispations de plusieurs sortes. Pour prendre un exemple extrême : la socialisation dans un groupe sectaire et violent, imbu de croyances délirantes, suit ainsi des voies que l’on peut qualifier sans difficultés d’aliénantes, au sens où elles font perdre quelques traits de rationalité que nous avons l’habitude de prêter aux individus ordinaires. Il y a donc parfois des cultures aliénantes, comme il y a certaines limitations inévitables dans les attitudes et les croyances qui se transforment parfois en simplifications à outrance, comme il y a des rigidités habituelles qui tournent parfois à l’obsession. De façon analogue, mais avec une portée bien plus grande, des auteurs tels que Nietzsche, Weber ou Freud se sont attachés à montrer comment certaines attitudes que nous prêtons fièrement à l’individu moderne émancipé n’ont été rendues possibles que sur la base refoulée de l’instauration de formes de rapports à soi-même (à son monde propre, dirons-nous) profondément irrationnelles et répressives.

12Comme ces deux phénomènes – l’aliénation en tant que privation des richesses et des ressources propres à une culture donnée ou un ensemble culturel donné, l’aliénation comme limitation, voire corruption interne de cette culture – sont assez fréquents et s’entremêlent, on peut dire que ce qui fait de moi un être historique, ce sont aussi les formes d’aliénation plus ou moins complexes auxquelles je participe plus ou moins, à l’intérieur desquelles je me meus tout de même et qui me constituent en agent malgré les obstacles, ainsi que l’éventuelle présence, dans le champ de mes possibles, de moyens pour m’en émanciper. En ce dernier sens, « être historique » veut dire en être quelque part dans le processus de lutte contre les causes d’aliénation, et aussi en être quelque part dans la constitution historique de ressources (institutionnelles, juridiques, culturelles, politiques, psychiques…) qui résument les acquis issus de certains épisodes de cette lutte.

13Du coup, l’on peut dire que ce qui apparaît primordialement historique pour la connaissance, c’est, au-delà de l’être vivant dans une culture particulière ou se trouvant soumis à des modèles culturels, le sujet individuel en tant que pris dans des formes du rapport à ses mondes et, au-delà, pris dans la dialectique de l’aliénation et de la désaliénation. Car il faut noter ici que l’expression « Dasein  » – même compte tenu de la riche explicitation qu’en propose Heidegger tout au long d’Être et temps– ne semble pas suffire à suggérer la nature du genre d’être qui s’aliène historiquement. Si nous suivons l’inspiration des philosophies de l’Entfremdung issues de Hegel et de Marx, il vaut mieux marquer d’emblée qu’il y a quelque être (historique) qui ne se contente pas d’« être là » mais vit dans un dialogue avec son milieu, se confronte à l’objet, a l’initiative de soutenir tels et tels rapports avec le monde, se trouve affecté par lui de telle ou telle manière : un être qui, du coup, de par sa constitution, peut se retrouver (« être-soi-même ») dans l’établissement de rapports vrais (avec l’objet, au sens large). Un tel être ne devient donc pas lui-même, au sens de l’authenticité, en s’assumant grâce à la solitude du choix existentiel inconditionné que valorise logiquement Heidegger, au moment où, voulant compenser le caractère « jeté dans le monde » du Dasein, il va chercher à l’extrême inverse, c’est-à-dire du côté du modèle hyperactiviste d’une affirmation de soi ombrageuse et résolue, qui n’a plus grand-chose à voir avec le monde. « Historique » qualifie ainsi primordialement un sujet individuel, et ce sujet est fondamentalement historique. Une telle définition suppose un concept fort de sujet sur lequel il faut s’expliquer.

14Généralement, l’introduction du « sujet » comme simple concept analytique ne semble pas particulièrement problématique. Nous partirons ainsi du constat élémentaire selon lequel une phénoménologie existentielle ou une psychologie peut recourir à la notion de « sujet » lorsqu’il s’agit d’isoler certains caractères de l’individualité humaine, plus précisément lorsqu’il s’agit de mettre en valeur la dimension d’activité et d’initiative qui, en liaison assez étroite avec le pouvoir de former des phrases à la première personne du singulier, lui permet de se présenter en quelque manière comme responsable de l’avènement et du déploiement de ce qui existe en dehors ou en face de lui (l’objet, le monde).

15Pourtant – et c’est là que commencent les problèmes – « sujet » ainsi compris semble faire partie de ces concepts dont on n’aperçoit concrètement le contenu qu’en leur supposant une teneur normative. Car entre les faits et les normes (entre le is et le ought to), la distance n’est pas toujours aussi gigantesque que l’ont affirmé certains philosophes inspirés par Hume et Kant. Ainsi, je comprends mieux, par contrecoup, ce que veut dire l’amitié en général quand je perçois les diverses lignes de partage qui séparent, dans la réalité, les amitiés « vraies » des autres ; devant quelqu’un qui manquerait de familiarité avec ces objets, je montrerai mieux ce que sont et à quoi servent le marteau ou le tournevis en suggérant, plutôt que de me borner à une simple définition nominale, les cas où ils sont « dignes de leurs noms » et répondent efficacement à ce que l’on attend d’eux dans le contexte d’une tâche à accomplir, par opposition à tous les autres cas de défaillance ou d’inadéquation. En voulant préciser les notions que nous utilisons dans le langage courant, il arrive donc souvent que nous entrions en douceur dans le champ du normatif. Il en va en tout cas de cette manière avec la notion de sujet : à l’expliciter, on se dirige spontanément vers ce par quoi celui-ci réussirait à faire son travail, révélerait effectivement ce qu’il y a en face de lui.

16Soit, dira-t-on. Mais n’est-ce pas là, sous prétexte de sémantique, rouvrir la porte à une conception du sujet fort prétentieuse qui le doterait d’une omnipotence et d’une autonomie illusoires ? Une nouvelle fois, le thème de l’aliénation ne va-t-il pas – c’est ce que lui reprochait Foucault au fond – nous entraîner dans une métaphysique de la subjectivité, à qui l’on promet la maîtrise et la possession de soi comme de l’objet ? Pour éviter une telle mésinterprétation, il faut accepter sans détours que notre image normative d’un sujet digne de ce nom, au mieux de sa forme, plutôt que d’être indexée sur le modèle étroit de l’objectivation cognitive réussie (comme chez Kant ou Husserl), emprunte inévitablement au domaine impur et très peu transcendantal de nos représentations de la « santé » et de la vie qui va ; il paraît difficile dès lors de rompre le lien entre théorie de la subjectivité et psychologie. Pouvant me définir comme un « individu » ou une « personne », caractérisé par une ou des identité(s), je ne suis certes pas seulement un sujet ou quelque chose qui y ressemble. Être (vraiment) un sujet, c’est ce que je fais spécifiquement quand je vais suffisamment bien pour que les rapports que j’entretiens avec les mondes (Selbstwelt, Mitwelt, Umwelt) puissent être qualifiés, même en un sens vague et informé par le relativisme culturel le plus rigoureux, de riches et de judicieux. En soi, il n’y a rien là d’immodeste ou de métaphysique. Le propos des conceptions classiques du sujet, et en particulier les approches transcendantales élaborées par Kant et Husserl, dont la critique a occupé, à tort ou à raison, une partie de la réflexion philosophique du xxe siècle, paraissent même parasitaires par rapport à la réalité triviale que résume notre formulation. Être un sujet, c’est pouvoir être aliéné – de par la vulnérabilité essentielle de l’univers des relations aux mondes, laquelle renvoie au fait anthropologique de la vulnérabilité en général –, mais ne l’être pas trop en fait : car passées certaines limites, la relation, rétractée, distordue, ne révèlerait plus l’objet, ne lui permettrait pas de se laisser affecter convenablement par lui, et cesserait donc d’être intéressante pour le sujet ; elle ne donnerait plus lieu à des énoncés vrais, ceux qui, dans certaines conditions, manifestent la pertinence d’une relation objectale quelconque.

  • 5 Voir par exemple C. Lafont, Sprache und Welterschliessung.

17Plus précisément, un sujet ne « constitue » l’objet qu’en s’installant dans la zone des styles relationnels avec lui, plus exactement, avec le monde et même avec les mondes, styles qui d’après nos connaissances informelles, ont, en gros et en moyenne, des chances d’être plus porteurs et plus garants de justesse que d’autres, de rendre possibles des énoncés plus vrais que faux. Ou plutôt, il n’y a pas de « constitution ». Il y a ce que les auteurs inspirés par Heidegger5 nomment volontiers « Welterschliessung », à la fois ouverture à un monde (au sens où l’on dit en français de quelqu’un qu’il est ouvert à quelque chose, capable d’être affecté) et ouverture d’un monde (au sens où nous disposerions d’une capacité d’organiser en fonction de nous un ensemble d’éléments en un univers repérable et habitable). Ou encore, en terme moins ésotériques, il y a cet état de fait donné, dont la perception sensible pourrait fournir un bon modèle : il se peut qu’une synergie heureuse se produise entre la chose qui se présente et la façon que j’ai d’aller à sa rencontre. C’est à ce moment heureux que se produit une compréhension. Comme la saisie compréhensive de la bonne Gestalt ou de la forme privilégiée est chose suprêmement utile à l’être agissant dans le monde, cette synergie se produit assez souvent. Mais il est facile d’imaginer des situations où elle échoue à se former. Ce sont des faits, encore une fois, et non des nécessités de raison, qui s’imposent ici à la réflexion pour illustrer cette restriction. Par exemple, une relation à soi crispée et névrotique, dans lesquelles je censure très tôt et très vite les suggestions de régions périphériques de mon « monde propre » (Selbstwelt), du «  » (selon le concept un peu mystérieux de G. H. Mead), ne fait pas l’affaire parce qu’elle a des chances de se traduire par une forme d’existence non seulement appauvrie, mais aussi auto-agressive et obsessionnelle : voilà un fait. Pour des raisons proches, une relation à autrui dominée par les divers complexes passionnels issus de l’anxiété excluante, et de la haine qui la prolonge parfois, ne semble pas non plus tellement utile et désirable, car ma puissance d’agir s’en trouverait très certainement diminuée en même temps qu’autrui s’en trouverait méconnu : voilà un autre fait.

  • 6 Une philosophie de l’aliénation n’est pas condamnée à rester prisonnière d’une conception purement (...)
  • 7 Il ne s’agit pas là d’une définition essentielle des dispositions et des caractères, lesquels s’exp (...)

18Comme il s’agit là de phénomènes qui rappellent les modes les plus banals de l’aliénation, on peut dire que les deux concepts d’aliénation et de subjectivité permettent de se définir l’un l’autre. La subjectivité ne se trouve pas dans l’effort réflexif d’un ego revenant purement à soi ; nous la découvrons plutôt au dehors, grâce aux progrès émancipateurs d’une Histoire qui, parfois, a su travailler contre l’aliénation6. Autrement dit, le « sujet » phénoménologique ou psychologique est ce que nous appréhendons à l’horizon de ces faits, et de quelques autres du même ordre : à savoir cet être relativement unifié qui se définit par l’ensemble de ces styles relationnels, ainsi que par les sédimentations durables (en l’occurrence : ce qui, dans les dispositions et les caractères, est le plus facile à rattacher à ces styles7) qui se sont déposées en lui au cours du temps. Il est ce qui peut s’aliéner ou être aliéné en perdant certains de ses caractères essentiels, en être dépossédé. Articulé à l’idée que l’activité et la réceptivité du sujet se cristallisent dans l’énonciation capable de validité, le point de vue normatif permet par contrecoup l’enrichissement du concept analytique de subjectivité.

  • 8 Op. cit., p. 531 ; tr. fr., p. 524.

19C’est lui aussi, à titre de type idéal, qui ouvre des espaces possibles à une forme d’historiographieexistentiellement signifiante  : explications des causes sociales d’aliénation, récits de vies aliénées et description de formes de vie aliénantes – qui n’excluent pas l’existence en elles de nuances et de modulations, et dans lesquelles, surtout, on a parfois su improviser des mouvements visant à les transformer –, exemples de vies non-aliénées sous certains aspects. On a là quelques-uns des objets naturels de cette part du savoir historien qui nous touche et nous importe le plus. C’est donc dans une optique bien différente de celle du Hegel de la Phénoménologie de l’esprit que l’on peut conclure, comme il le faisait, que l’« histoire conçue » (die begriffne Geschichte, l’histoire comprise conceptuellement) 8 est par excellence celle qui porte sur la perte de soi, sur la dépossession, et sur les dépassements émancipateurs par lesquels a tenté de se rétablir dialectiquement un sujet – qui, ajouterons-nous, se trouve être aussi un individu.

20(c) « Dépossession » et « historicité », deux concepts qui présupposent celui de sujet, sont donc reliés entre eux de façon intrinsèque. Mais une telle conclusion – acquise à distance de la richesse des interprétations sociologiques de la modernité qui, depuis Hegel, ont fourni un débouché naturel au modèle de l’Entfremdung – semble manquer de spécificité et mobiliser la forme la plus générale, la moins précise sociologiquement, de la problématique de l’aliénation. Que cette problématique issue – dans les configurations historiques particulières mais importantes que nous avons privilégiées – de Hegel et de Marx, prolongée par l’existentialisme et par Lukács, à la fois refoulée et suggérée par des théoriciens tels que Habermas et Honneth, soit encore nécessaire, sous sa forme complète, à l’intelligence de notre propre historicité contemporaine, en ce qu’elle a de relativement originale, c’est là une thèse nouvelle par rapport à ce qui a été développé jusqu’ici. Elle semble d’ailleurs donner sens rétrospectivement à l’ensemble du propos de cet ouvrage. C’est précisément pour cette raison que l’on ne peut se borner à l’évoquer allusivement ou à l’énoncer dogmatiquement. Il faut tenter, pour finir, de la justifier.

  • 9 Voir par exemple A. Honneth, « Les paradoxes du capitalisme : un programme de recherche ».
  • 10 Voir entre autres P.-M. Menger, Le Travail créateur.

21Pour ce faire, la voie courte paraît bloquée. Certes, les tendances historiques lourdes caractéristiques de notre présent paraissent faciles, au premier abord, à interpréter en termes d’« objectivations systémiques aliénantes » – figeant les exploitations et les dominations concrètes. La financiarisation de l’économie offre des illustrations suffisamment suggestives pour qu’il soit inutile d’y insister. Cependant, attribuer à la « mondialisation » (ce terme attirant l’attention sur la principale forme actuelle du développement de ces objectivations) l’ensemble des éléments préoccupants, déplaisants, choquants, voire répugnants de l’époque actuelle risque de ne pas nous mener très loin. D’abord parce que, pas plus qu’autrefois, les phénomènes relevant de pathologies sociales ne se laissent ramener à quelque principe diabolique central qui irradierait l’ensemble de l’objectivité sociale existante. Tout ne s’explique pas par l’appétit de sang frais du capital, ne serait-ce que parce que les sources de risques et les causes de conflits restent, dans notre monde, largement hétérogènes. Mais aussi parce que, factuellement, la reproduction et l’expansion du capitalisme – qui demeurent les phénomènes de référence – s’avèrent plus que jamais solidaires de l’existence de rapports de force politiques et de dispositifs juridiques de plus en plus denses : la globalisation prend moins l’aspect d’une puissance déchaînée qui emporterait tout sur son passage que celui d’une contrainte à créer sans cesse des liens et des normes, si partielles soient-elles. C’est presque devenu une banalité que de dire que l’un des ressorts de la dynamique récente du capitalisme a consisté à fonctionnaliser des forces ou des instances qui, à un moment antérieur de son développement, semblaient extérieures et s’opposaient même à lui. Ainsi, l’idéal d’émancipation de l’individu, autrefois mis en valeur contre l’anonymat contraignant de l’univers industriel et bureaucratique, finit-il par alimenter les modèles de personnalité valorisés par le management privé et public9, modèles que rend par ailleurs largement accessible le marché de la santé psychique ; l’avant-gardisme anti-bourgeois de la culture de contestation propre à la modernité classique devient le cœur vivant d’une consommation médiatique généralisée et d’un marché de l’art spéculatif dont le rôle est paradigmatique dans l’économie de l’immatériel10, etc. De la même façon, pourrait-on dire, il n’est plus possible d’opposer le besoin d’une régulation et d’une organisation en général à l’internationalisation des échanges et à la diffusion d’institutions et de pratiques rattachées au capitalisme : elles existent déjà, par exemple grâce à l’emprise des multinationales et du droit commercial, mais aussi du fait du jeu des équilibres politiques internationaux plus ou moins sanctionnés et infléchis par les organisations globales. « L’universel » n’est plus seulement ce que caricaturent les effets de la mondialisation anonyme des échanges marchands, comme chez Marx, mais aussi ce qui s’esquisse, certes très unilatéralement, dans des rapports politiques entre nations et entre régions qui tendent à une certaine structuration et à une certaine codification, dans les règles qui expriment les interdépendances factuelles – bref dans un élément qui, finalement, est déjà celui de la volonté consciente.

  • 11 Et cela même si Marx n’a pas manqué de relever (sans pour autant le théoriser précisément) le rôle (...)

22La conclusion est facile à tirer. À l’époque de Marx, l’autoreproduction du capital constituait le seul exemple tangible de la manière dont une formation sociale post-traditionnelle pouvait être dépossédée des moyens d’agir sur elle-même à cause de l’emprise de mécanismes systémiques globaux qui tendent à la coloniser et à la paralyser11. Cette particularité explique d’ailleurs le fait que le modèle fondamental de la source de l’aliénation sociale objective ait souvent été compris chez les théoriciens du siècle dernier comme une sorte de puissance autonomisée, sans freins ni liens, suspendue au-dessus de la vie sociale. Même s’il n’est pas empiriquement caduc, ce modèle mérite cependant d’être complété – ne serait-ce que parce que le fait que le « système » soit synonyme d’injustice, d’inefficacité et d’intransparence ne pouvant plus être expliqué par un phénomène unique, son autonomisation par rapport au monde de la vie n’est plus aussi claire – par le thème de l’organisation inachevée, voire peut-être subsumé sous lui, ce qui, précisons le, n’implique aucune subordination de la problématique du capitalisme.

23Certes, le « système du monde », c’est-à-dire le système des rapports de force internationaux n’est pas facile à représenter comme une source sui generis d’aliénation, au sens objectif du terme, voire même comme le principe de cette aliénation. L’analogie reste partielle avec les phénomènes que Marx avait tentés de rattacher à la dynamique déchaînée du « capital ». C’est ainsi que le thème wébérien selon lequel la liberté humaine serait désormais autant menacé par l’expansion de la bureaucratie d’État que par celle du capitalisme paraît trop sélectif pour permettre de concevoir le sens ambivalent de l’organisation. La puissance politique institutionnalisée (dont les phénomènes d’influence et de violence constituent encore le cœur) et la production normative ne fonctionnent pas sur le même mode que le pouvoir financier ou industriel ; elles ne se réduisent pas, par ailleurs, à des effets de la libération d’un sous-système fondé sur l’obéissance à une autorité hiérarchique formellement rationnelle. Cependant, la façon dont, dans le cadre d’une organisation imparfaite, très peu centralisée, les avantages en termes de puissance politique profitent à certains acteurs du jeu international, engendrant des situations qui ont parfois des conséquences sur l’ensemble du système et, indirectement, sur des populations entières de la planète, apparaît impressionnante. Ce que l’on voit, c’est un nœud d’interdépendances généralisées, certaines subies, d’autres voulues, formant une unité « quasi organisationnelle » instable dont les principes ne semblent que très occasionnellement perméables aux normes minimales de justice, d’égalité et de bien-être et se trouvent même le plus souvent instrumentalisés par les détenteurs des positions privilégiées. Ce qui aliène, c’est donc moins une bureaucratie wébérienne qui aurait renforcé la tendance réifiante du capitalisme industriel qu’une sorte de système contraignant par son imperfection même, immanent sans être rationnel. Ainsi, le sentiment d’être non seulement embarrassé par de grandes forces politiques dominantes et égoïstes, mais aussi – chose historiquement plus spécifique – influencé et dépossédé de pouvoirs d’agir en raison de mécanismes d’organisation globale (« systémiques ») inachevés, injustes ou mal conçus, commence-t-il à ressembler à l’inquiétude devant la manière dont les réalités de la concurrence et de la « croissance » économiques paraissent exercer une influence démesurée sur la vie des populations. Il y a là des intuitions sociologiques qui semblent parentes en tout cas – et qui paraissent pouvoir éclairer, même de loin, des domaines tels que l’organisation du travail, les expériences extrêmes et la production de la culture, à propos desquels, avons-nous suggéré, le thème de l’aliénation s’impose très immédiatement. En tout cas, on peut affirmer que l’auto-développement incontrôlé des médiations hypostasiées et la désorganisation politique sont devenus deux aspects d’un même problème global.

24Ensemble, le système capitaliste et le système des rapports de force politiques globaux, celui-ci formant assez largement la condition de possibilité du développement du premier, semblent ainsi définir une certaine configuration qui n’explique certes pas tout, mais qui apporte quelques lumières sur des aspects notables de notre présent. Ils dessinent les contours non seulement d’une Histoire sans cesse en voie d’accélération dans laquelle des puissances incontrôlées et apparemment incontrôlables, au sein d’une organisation défaillante, jouent un rôle écrasant, mais aussi d’une Histoire désormais largementfaite par ces forces, co-déterminée par les faiblesses mêmes de l’ordre international. C’est là un des aspects les plus frappants et les plus paradoxaux de notre historicité contemporaine. Il explique que l’exigence en temps long – celle de la délibération politique et celle du travail collectif sur soi par lequel le changement, quand il est utile, exprime notre sens de la justice, notre souplesse intelligente et notre dynamisme créatif – se trouve bafouée par le rythme fou des expansions et des crises systémiques rapprochées que permettent les défaillances organisationnelles. Celles-ci tendent souvent à ne plus laisser d’autre choix aux individus que l’adaptation sous contraintes immédiate, qu’elle prenne la forme de l’adhésion conformiste enjouée chez les plus chanceux ou celle de l’installation résignée dans la pure et simple position de victime.

25Or, dire cela, c’est supposer, tout comme le faisait le jeune Marx, que nous parvenons à rejoindre un point de vue important sur le cours des choses actuelles lorsque nous rattachons conceptuellement deux faits : en haut, nos vies sont enchaînées à des impératifs systémiques objectivement « aliénants » (détachés, d’une façon ou d’une autre, des exigences et des impulsions vitales) pendant que, en bas, de nombreux individus sont « aliénés » – bien sûr, d’abord par la misère, par des conditions de travail dégradantes, par la violence et l’humiliation, mais aussi par les diverses manifestations de l’aveuglement productiviste-consumériste que peuvent encore s’offrir les mieux lotis. Ainsi, même si l’ampleur et la complexité des phénomènes ont changé d’une manière sidérante, on peut dire que, en 1844 aussi bien qu’aujourd’hui, c’est l’amertume que font naître une universalisation largement manquée et une rationalisation sociale qui se développe au détriment de beaucoup de ses acteurs qui invite à mobiliser le vieux concept d’aliénation. Il y a là, on le devine, une tonalité affective motivante pour la réflexion, et cet ouvrage n’aura tenté que de la prolonger un petit peu en ré-évoquant quelques-uns des arguments, bien sûr aussi discutables qu’intéressants, qu’elle avait historiquement inspirés.

Notas

1 Un tel itinéraire reste assez spécifique à la philosophie de langue allemande. En France par exemple, à partir des années 1960, c’est une configuration bien différente qui se met en place : pendant que la réflexion sociologique mobilise et popularise de plus en plus le concept t le modèle de l’aliénation (que ce soit dans la sociologie du travail ou dans le domaine plus informel de la critique de la « société de consommation » et de l’industrie de la culture), la création philosophique la plus audacieuse (chez Foucault et Deleuze par exemple) se montre plutôt critique et accompagne globalement la condamnation althussérienne. Sur ce point, voir S. Haber, L’Aliénation, op. cit., ch. 2. En défendant la thèse selon laquelle la pensée de l’aliénation se serait perdue dans l’histoire de la philosophie contemporaine et, dès lors, ne pourrait être aujourd’hui reconstruite, dans la perspective d’une phénoménologie existentielle des formes distordues du rapport au monde, qu’à l’aide des ressources offertes par les sciences humaines, cet ouvrage s’engageait sur une voie particulière. D’autres sont possibles, comme celle qui, ici, favorise les continuités et les tensions internes à l’histoire de la philosophie en supposant une persistance durable de certains thèmes marxiens au-delà de la sphère d’influence philosophique du marxisme.

2 Honneth, « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale » in La Société du mépris, p. 39-100.

3 W. Dilthey, L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit [1910], Paris, Cerf, 1988.

4 Voir par exemple P. Descola, Par-delà nature et culture, pour la magistrale démonstration du fait qu’il existe des manières très différentes les unes des autres selon les cultures d’organiser en un monde commun (un « univers ») les humains et les non-humains. Toutes ces manières, affirme l’anthropologue, possèdent suffisamment de robustesse intrinsèque et de puissance d’articulation du donné sensible – en particulier en constituant le sens de l’environnement naturel en un problème incontournable dans la représentation que la société a d’elle-même – pour que nous nous abstenions de les hiérarchiser entre elles, rejetant certaines du côté d’une saisie inadéquate du réel.

5 Voir par exemple C. Lafont, Sprache und Welterschliessung.

6 Une philosophie de l’aliénation n’est pas condamnée à rester prisonnière d’une conception purement critique, négative, de la réalité socio-historique (en tant qu’ensemble de causes possibles d’aliénation). Mentionnons seulement un argument. Si l’Histoire peut être partiellement conçue selon le schème de l’évolution (et acquérir ainsi un statut conceptuel positif), c’est en ce sens partiel qu’elle est ponctuée par l’invention de formes sociales qui intègrent des possibilités de plus en plus nombreuses de limiter des causes d’aliénation ou au moins de les percevoir comme telles. Certains traits de la modernité (ceux qui concernent l’accroissement des forces de production ou la démocratisation politique et culturelle) peuvent s’interpréter de cette manière. Conformément à une légitime exigence diltheyenne (op. cit., p. 100), un pont est ainsi jeté entre la vie au sens de l’Erlebnis et l’objectivité substantielle vivante de l’Histoire, conférant une consistance à la pensée de la vie en général. Généralement, l’objectivité sociale ne disparaît pas du tout de l’horizon d’une philosophie sociale qui, d’une façon apparemment paradoxale, part de l’individu et de sa vulnérabilité essentielle à l’aliénation : elle est présente à plusieurs titres, par exemple sous la forme d’institutions qui accompagnent la limitation de certaines formes d’aliénation, de systèmes de croyances et de pratiques à l’intérieur duquel des mondes habitables se constituent sous une coloration particulière, etc. L’exemple marxien reste ici prégnant : un des progrès des Manuscrits au livre I du Capital a précisément consisté à ne plus partir de l’aliénation (ce qui impliquait que tout le reste du réel historique, a priori incriminé, n’apparaissait que comme une source de maux), mais à concevoir sobrement celle-ci sur fond d’une représentation très dense des mécanismes, des médiations et des institutions caractéristiques d’un univers historique donné dans sa consistance propre – lequel cependant reste largement appréhendé en fonction de l’exigence de penser et de situer in fine l’aliénation.

7 Il ne s’agit pas là d’une définition essentielle des dispositions et des caractères, lesquels s’expliquent, bien entendu, par les contingences biographiques ainsi que par le jeu des identités et des socialisations qui leur sont liées. On veut seulement souligner ici le fait qu’il se peut qu’une part ou qu’une dimension des dispositions et des caractères individuels soit analysable comme une sédimentation de styles relationnels spécifiques avec les mondes, ce qui n’exclut pas des modulations individuelles. Il y a des formes culturelles et des pratiques (relevant d’un groupe familial, national, religieux ou professionnel) qui favorisent certains styles relationnels avec soi, avec autrui et avec le monde environnant. Il peut ainsi y avoir des névroses de classe liées à des formes typiques de rapport à soi ou des façons de privilégier telles ou telles compétences humaines ; il peut y avoir des habitudes de tolérance envers autrui et l’out group ou non ; il peut y avoir une compulsion à l’exploitation technique de la nature qui imprègne tout un mode de vie collectif ou bien une sensibilité particulière à tel ou tel aspect de la réalité, etc. Ce qui fait d’un individu un sujet, c’est l’unité, composite mais relativement stable, de ces formes, de ces manières de se rapporter à soi, à autrui et à l’Umwelt.

8 Op. cit., p. 531 ; tr. fr., p. 524.

9 Voir par exemple A. Honneth, « Les paradoxes du capitalisme : un programme de recherche ».

10 Voir entre autres P.-M. Menger, Le Travail créateur.

11 Et cela même si Marx n’a pas manqué de relever (sans pour autant le théoriser précisément) le rôle spécifique que jouait, dans la constitution de l’expérience du travail, l’opacité institutionnelle-hiérarchique propre à l’usine, autrement dit l’aliénation organisationnelle, en tant que condition concrète, historiquement produite, de l’exercice de l’aliénation capitaliste.

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