L’Inde et la Chine dans la globalisation industrielle : régimes de développement durable et variétés de capitalisme
p. 179-210
Texte intégral
Introduction. Portée mondiale et historique du phénomène d’émergence ; enjeux de l’analyse méso-économique
1Adoptant pour perspective historique le temps semi-long, ce texte vise à éclairer trois bouleversements, qui sont autant d’enjeux intellectuels liés à l’émergence et à la modernisation asiatiques contemporaines, et en premier lieu celles de l’Inde et de la Chine.
2D’abord, l’insertion de l’Asie dans son ensemble dans le système économique mondial représente un bouleversement économique multiforme. En « symétrisant » la localisation de la production et de la consommation mondiale des biens, elle fait sortir le monde de la longue « parenthèse de deux siècles » initiée par la révolution industrielle en Angleterre et, ce faisant, « symétrise » aussi les questions de durabilité globale. L’échelle pertinente est bien le « système intégré de production asiatique » qui se met graduellement en place. La modernisation étatique et industrielle des sociétés asiatiques contemporaines offre la possibilité, à terme, d’un rattrapage complet de ces économies, à la condition in fine de la généralisation interne de l’accès aux capacités économiques et sociales essentielles. Conséquence directe en termes de développement durable, cette évolution commande de penser les questions économiques et environnementales de manière symétrique, et non plus incrémentale : l’émergence de la Chine et de l’Inde imposera aux économies développées de revoir leur mode de croissance.
3Deuxième idée : en termes d’analyse, il ne sera possible de dépasser une vision malthusienne suscitée par de tels bouleversements et par la taille de l’Asie en général, et celle de la Chine et de l’Inde en particulier, que si ces pays eux-mêmes ainsi que les pays développés considèrent le potentiel de laboratoire du développement et de modèle économique et social que présente la diversité inhérente à une telle échelle. L’impact de ces émergences n’est pas analysable par la simple projection macro-économique, car de nouveaux modèles et de nouveaux régimes de développement se font jour, qu’il convient d’observer au niveau méso-économique (régions, métropoles, pôles et réseaux industriels). De nouvelles dynamiques de gouvernance, en particulier urbaine, se mettent en place. Il faut donc repérer les acteurs des métropoles pris dans des séquences nationales et des dynamiques globales.
4Enfin, cette émergence prend des formes institutionnelles spécifiques à l’Inde et à la Chine. L’analyse économique néoclassique est impropre à les rendre. L’analyse dominante du développement ne les a pas prévues, et elles ne peuvent être réduites à l’extrapolation de tendances observées. Voilà qui offre sans doute l’opportunité d’un luxe nécessaire. Il s’agit de repenser la nature et les modalités du développement économique et social, en particulier du rapport entre l’État et la sphère privée. Le point d’entrée que nous proposons à cette problématique qui concerne un ensemble de questionnements (de la dimension éthique jusqu’à des considérations techniques), est la prise en compte du fait que l’Asie émergente aujourd’hui s’insère dans le monde au point de conjonction d’une part de trajectoires nationales d’économie politique qui continuent de déterminer ses modèles, et d’autre part d’un système mondial de production déjà globalisé.
5Dans les cas de l’Inde et de la Chine, nous présentons ici les grandes lignes d’une telle rencontre de nouveaux régimes de développement et des variétés indienne et chinoise du capitalisme. Étude conduite en termes « méso-économiques », notre analyse porte sur l’interaction entre les modèles de croissance micro des acteurs privés (entrepreneurs locaux, grande industrie), l’action économique des organisations de la société civile et les politiques décentralisées mises en œuvre aussi bien dans les États fédérés indiens que dans les provinces chinoises. En particulier, nous suggérons que les économies indienne et chinoise recèlent trois dimensions pertinentes. D’abord, des externalités positives1 dites « d’agglomération »2 dans les districts industriels, qui dans chaque dynamique de rattrapage donnent des marges de manœuvre dans le champ de la politique économique et sociale. En l’espèce, celles-ci se combinent à la diversité interne des modèles à l’échelle de ces pays, d’où un potentiel de « laboratoire » au niveau des provinces en Chine et des États fédérés en Inde, déjà très largement exploité par les États centraux. Enfin, la présence simultanée de taille(s) critique(s) pour des rendements croissants d’adoption de nouveaux modes d’organisation technique et de nouveaux modes de coordination de l’exploitation des ressources fonde le potentiel pour des régimes de développement plus durables.
6L’enjeu analytique dans un monde qui sort de catégories macro-économiques réifiées par deux siècles d’inégalités économiques entre pays3 porte précisément sur l’intégration de ces caractéristiques4 dans un cadre d’économie du développement urbain durable : intégration et impact sur les ressources, systèmes sociopolitiques, et modes de croissance économique. Ce chapitre offre à cette fin une proposition théorique qui fonde l’approche méso-économique. J’y nomme croissance de globalisation l’économie politique de cette transition. En ce sens que, caractérisée par de nouveaux régimes de gestion administrative et politique des ressources et services essentiels urbains, elle est qualitativement largement déterminée par les stratégies de globalisation des firmes. Elle s’ajoute à la classique croissance de rattrapage.
La « grande symétrisation » : une analyse en termes de développement durable
7Le concept de développement durable se déploie selon l’analyse intégrée de trois axes : l’accumulation économique, la construction sociale et politique, la préservation des ressources environnementales. Concept dynamique, historicisé par essence, il repose sur l’idée qu’à long terme il n’y a pas de développement sans équilibre entre les différentes formes de « capital » : physique, humain, social, naturel. Ce cadre n’épuise évidemment pas le champ politique ni celui du social, mais présente en revanche l’intérêt de penser les frontières entre ces champs et celui de l’économique. Nous le considérons pour cela particulièrement adapté à la caractérisation des enjeux du bouleversement économique évoqué. Esquissons maintenant l’analyse de ces trois grands axes dans le cas des émergences de l’Inde et de la Chine.
L’accumulation économique
8Sur le plan économique, l’origine géographique de la production se symétrise par la globalisation. Nous employons le terme de « symétrie » car il ne s’agit pas simplement de quantités mais de réversibilité des concepts. L’Asie contribue, quantitativement, pour un tiers du commerce et de la production mondiale, mais surtout la production industrielle au sein d’un quelconque territoire de l’économie mondiale n’est plus liée à la consommation de la population de ce même territoire : elle est une production prise dans un système global. En tant que systèmes, le concept « d’économie européenne » ou celui « d’économies développées » n’ont plus de sens si on ne les envisage pas dans des réseaux d’échanges et des réseaux de production intra-firmes globaux. De même pour « l’économie asiatique », « l’économie chinoise », ou encore, depuis quelques années, « l’économie indienne ». Il n’y a pas « convergence » ni même « interpénétration » mais bien symétrisation des questions et des enjeux : chaque territoire économique est de plus en plus partie intégrante d’un système économique commun. Une large part du commerce asiatique lié aux produits semi-finis et à la fonction d’assemblage industriel se fait de manière intra-asiatique. L’économie asiatique est aujourd’hui une économie de plus en plus intégrée dans un système commun de production, qui a d’abord été largement développé par les entreprises japonaises et leurs investissements, initialement dans les « nouveaux pays industrialisés » (NPI). Les investissements japonais, ainsi que ceux de leurs firmes liées des NPI, se sont ensuite portés vers les pays asiatiques aujourd’hui émergents, Chine en premier lieu, Inde aujourd’hui. L’impact socio-économique direct en est le rattrapage d’une grandeur macro-économique et territorialisée, le PIB/habitant (et plus encore de la richesse mesurée en parité de pouvoir d’achat). Les dynamiques contemporaines du monde émergent asiatique bouleversent ainsi la tendance des deux siècles passés, quant à l’évolution des inégalités mondiales de revenu : pondérée par la masse des habitants de chaque pays, l’inégalité intra-pays va reprendre le pas sur l’inégalité interpays caractéristique de la « parenthèse » des deux derniers siècles (ouverte par l’Angleterre), qui dès lors se referme, en tout cas pour les pays « véritablement » émergents.
9Un premier moteur de l’émergence de ces pays est identifié depuis une dizaine d’années5 : il s’agit de la présence combinée de bas salaires et de capacités technologiques. Mais il y a plus, et les indicateurs macro-économiques quantitatifs classiques peinent à souligner de nouvelles dynamiques qualitatives et partiellement extranationales : cette conjonction, aujourd’hui, conduit à une symétrisation des acteurs du stade avancé du capitalisme6 que sont les firmes multinationales (FMNs), encore plus nette que la symétrisation des questions économiques des divers territoires évoquée plus haut. Avec pour corollaire l’apparition significative, au fil d’une décennie, de firmes multinationales issues des économies émergentes. Celles-ci comptaient en 2000 pour 30 % du total des FMNs dans le monde, alors qu’elles ne représentaient que 10 % de l’ensemble des FMNs en 1990. Une majorité d’entre elles sont aujourd’hui d’origine asiatique, en raison d’un quasi-triplement des multinationales d’origine chinoise, elles-mêmes largement supplantées désormais par celles d’origine indienne. L’essor de celles-ci repose sur des modèles d’affaire innovants que même les entreprises multinationales issues des économies développées ne peuvent plus ignorer.
État et société
10Le second moteur de l’émergence est lié à une modernisation étatique et sociale de long terme, que la plupart des pays émergents ont très largement entâmée à l’occasion de leur transition démographique d’abord, et maintenant de leur transition éducative. Suite à l’allongement des durées de vie, l’inégalité de revenu cumulé à l’échelle d’une vie s’est déjà très largement résorbée, ouvrant la voie à des stratégies d’investissements personnels qui favorisent le rattrapage sociétal (enseignement secondaire puis supérieur, investissement dans la santé, la formation, etc.). La parenthèse ne se « referme » pas simplement : les structures sociales et politiques – et donc les formes possibles du développement – sont profondément remaniées7. L’intégration de la modernité et sa réification dans des nouvelles structures qui « modernisent la tradition » recomposent les sociétés et leur gouvernance selon de nouveaux clivages8. L’enjeu véritable de la mise en place d’une société développée homogène et cohésive, tournera autour de la généralisation des « capacités », au sens d’Amartya Sen, dont la disposition mondiale se déploie aujourd’hui de plus en plus selon des clivages intra-pays et intra-sociétaux.
La question environnementale
11Sur le plan environnemental enfin, l’approche selon laquelle « si les pays émergents consomment et produisent comme les pays développés, alors le développement ne sera pas durable » se focalise sur les seuls pays émergents, et prend les pays développés comme un « donné ». C’est une approche statique qui suppose que les pressions engendrées ne pourront produire aucune rupture pour les pays « développés ». Cette position ne sera pas tenable durablement dans les négociations internationales, et déjà l’Union européenne et les pays développés en général doivent en tenir compte. L’art de la prospective est en ce domaine impossible, mais on voit que la masse des pays émergents symétrise et globalise le problème pour le constituer en un problème commun.
12Prenons d’abord l’exemple de la consommation énergétique. Si la demande énergétique croît bien en Inde, les chiffres per capita ne sont pas très représentatifs. L’Inde possède en effet une société, et donc une économie, remarquablement diverses. L’examen de l’efficacité énergétique, nécessairement au niveau micro, ne peut se faire sans prendre en compte les liens entre structure de l’emploi, réduction de la pauvreté, tendances d’accès aux formes d’énergie autant qu’aux quantités d’énergie consommées. Spécialement dans le cas rural, des points d’inflexion restent accessibles selon les politiques mises en œuvre, et l’extrapolation est insuffisante.
13L’Inde est ainsi le troisième plus grand producteur de charbon au monde. Elle augmente ses importations de pétrole, et sa demande énergétique va croître de trois à quatre fois dans les 25-30 ans à venir (avec une multiplication par six pour l’électricité). Cette évolution est contemporaine de l’essor de la Chine et va affecter les équilibres mondiaux. Cependant, la part de l’Inde dans la consommation énergétique mondiale primaire n’est que de 1.1 % du total en 2006, alors que la Chine, les États-Unis et l’Union européenne (UE-25) consomment respectivement 15 %, 21 % et 15.8 % du total mondial. En fait, cette faible demande indienne correspond à la structure du PIB, qui est expliquée par l’économie politique du pays : le cadre d’analyse du développement durable (environnement-économie-société) est des plus pertinents en Inde. Au sein de l’Union indienne, la croissance est en effet très variable d’un État fédéré à l’autre, les États les plus pauvres (Bihar, Orissa, Uttar Pradesh) croissant moins vite que la moyenne nationale. Dans des États de ce type, l’enjeu est plus celui d’une structure énergétique inefficace et d’une plus grande déprédation environnementale locale (déforestation et donc contribution indirecte à l’effet de serre), que d’un pur enjeu quantitatif. L’Inde est in fine caractérisée par une combinaison entre un faible revenu per capita, une faible consommation énergétique per capita, et une faible productivité économique de cette énergie. L’Inde est ainsi dans une situation paradoxale : ce n’est pas directement sa population qui est à la source du problème de durabilité, mais la structure méso-économique de sa demande énergétique. Si ce problème devient un problème commun de l’humanité (l’énergie étant un bien public mondial), ce n’est pas en raison d’une question macro, mais par sa déclinaison sur des questions méso-économiques.
14À l’inverse, des solutions existent à l’échelon local et peuvent se transposer à l’échelon global, et elles aussi reposent sur une analyse qui combine économie, société, environnement.
15En effet, la phase actuelle de réchauffement climatique coïncide avec l’émergence économique et industrielle de vastes régions en développement. Il en découle une querelle autour de plusieurs malthusianismes. Même si, comme nous venons de le suggérer, cette crainte est en l’espèce infondée, de la taille même des populations en émergence naît une inquiétude dans les économies développées, et avec elle une vision antagonique de l’accès aux ressources. Légitimée par le maintien pour tous d’un environnement global, cette perception recouvre parfois une conception asymétrique des efforts de chaque nation : ce seraient les émergents qui perturbent le monde. À cette approche répond assez directement la position inverse : la défense d’un ambigu « droit au développement », souvent promu par les plus riches des pays concernés. Le risque majeur, dans un système de négociations articulées sur les relations internationales, est l’oubli de la nécessaire réflexion sur la réinvention du développement.
16On veut ici suggérer au contraire que le monde a un intérêt commun à la collaboration industrielle entre nations développées et nations émergentes. L’investissement environnemental le plus efficace doit être recherché en priorité là où les opportunités sont les plus fortes, là où de nouvelles infrastructures se mettent en place pour le plus grand nombre, infrastructures qui vont structurer à long terme la demande et donc l’empreinte énergétique de l’humanité. Or, dans les décennies à venir, l’essentiel de la croissance et de l’accumulation du capital physique aura lieu dans le monde émergent. Celui-ci vit en ce moment et pour quelques décennies sa « fenêtre d’opportunité démo-économique », c’est-à-dire qu’il dispose d’une proportion d’actifs maximale pour une proportion de dépendants jeunes comme vieux minimale : là se trouve l’essentiel de la population active mondiale aujourd’hui, et la révolution technologique en cours favorise son essor. Plus qu’une menace, on peut voir là des opportunités environnementales et économiques qui seront nécessairement communes.
17À l’inverse, sur le plan économique, puisque le monde développé possède – pour le moment – une bonne partie du stock de capital mondial, dont l’excès ne peut s’investir, hors spirale financière, que là où sont la force de travail et la demande mondiales, avec un niveau de rentabilité qui n’est plus à démontrer. Pour des raisons complémentaires, la Chine et l’Inde seront de précieux partenaires – au sens plein et mutuel du terme – des économies développées. Les modèles des villes durables européennes, américaines et africaines, se co-inventeront en Asie.
18Ainsi, sur les plans économique, social et environnemental, qui définissent les trois composantes du développement durable, l’arrimage des économies « émergentes » déplace les équilibres mondiaux vers un centre de gravité asiatique. Gandhi déclarait : « Il a fallu à l’Angleterre la moitié des ressources de la planète pour obtenir sa prospérité. Combien de planètes seront-elles nécessaires à un pays comme l’Inde ? ». Bien sûr, là où le Mahatma appelait de ses vœux que l’Inde – et sans doute de même la Chine ou l’Asie – ne suivent pas l’Angleterre dans sa voie, le contraire est advenu. Mais, s’il eut tort sur le pronostic, il ne se trompa pas sur l’analyse, au point que c’est aujourd’hui l’Inde et l’Asie dans son ensemble qui forceront historiquement l’« Angleterre » (c’est-à-dire le modèle de la parenthèse de deux siècles, ou encore le « nord global ») à se redéfinir. En tous les cas l’argument selon lequel ce serait la seule émergence incrémentale de l’Asie qui romprait la durabilité environnementale du monde ne tiendra pas longtemps : l’accès d’une large part de l’humanité à la transition éducative aura un impact notable, de même que la recomposition de la production mondiale, déjà largement engagée.
19Voilà pour les tensions du long terme probable, à moins, comme ne le disait Keynes dans un contexte certes moins pressant, et qui aujourd’hui résonne d’une note plus sombre, que nous « n’y soyons tous morts ». Abordons dès lors deux questions urgentes. La première porte sur les outils d’analyse du changement des régimes de développement qui se profile, et de la durabilité environnementale. La seconde est centrée sur l’enjeu pratique d’une économie politique du développement « bien tempérée », et à tout le moins du renouvellement de l’analyse de systèmes de production et de régulation qui définissent aujourd’hui autant de nouvelles « variétés du capitalisme »9.
Émergence asiatique et régimes de développement durable : la centralité d’une analyse méso-économique
20Prises dans la production mondiale, l’Inde et la Chine présentent en moyenne des économies comparativement peu efficaces en termes de pression sur les ressources naturelles. La modernisation économique et sociale est essentielle pour sortir de cet état de fait, car cette situation ne date pas d’hier. Elle est pour partie héritée du sous-développement social10, des politiques industrielles typiques des régimes socialistes, de l’organisation interne – partiellement inévitable – de l’État développementaliste, enfin de certains excès – théoriquement évitables – des trajectoires nationales d’engagement dans des économies libérales. En Inde comme en Chine, la transition actuelle s’ensuit de la capacité limitée de l’État développementaliste, malgré des succès économiques, à assurer un accès équitable et durable aux services et ressources essentiels (eau, assainissement, électricité)11. Un double écueil se fait jour. L’État développementaliste néglige les processus de mesure économique, en particulier dans le domaine des ressources et des services essentiels, alors qu’une libéralisation mal contrôlée conduit souvent à une complexification du problème d’où, aujourd’hui, une conjonction macro-environnementale inquiétante.
Des projections macro alarmistes
21Effets d’échelle, effets d’agglomération, et diversité sont les déterminants du développement durable indien et asiatique. En dynamique, tous ces éléments se compliquent avec la question de l’irréversibilité, importante sur le plan environnemental. Exemple : la mise place de politiques « structurantes » dans les systèmes urbains, bâtis pour des décennies sur des ratio économiques et des choix sociaux contemporains. Ou encore : des trajectoires économiques, techniques, institutionnelles, sociales qui auront une empreinte définitive sur le plan environnemental ou social. Ainsi la Chine pourrait ainsi devenir « vieille avant d’être riche » en raison de la mise place de la politique de l’enfant unique depuis la fin des années 1970, tandis que l’Inde qui développe des services avant l’industrie et qui, de ce fait, crée peu d’emplois, pose des questions nouvelles de soutenabilité de son modèle économique et social.
22L’Inde est aujourd’hui confrontée à de rapides et massifs changements dans l’utilisation des sols, à des déplacements de sites industriels, à une surexploitation de l’eau, à un déclin agricole... Plus de 75 % de la pollution de l’eau de ce pays est d’origine agricole ou domestique, moins de 25 % des eaux usées provenant de l’industrie. Compte tenu des phénomènes de concentration et des capacités d’investissement propre à chaque cas, le premier type de pollution sera beaucoup plus difficile à maîtriser que le second. L’Inde présente une consommation énergétique à la fois faible et inefficace. Il lui faut donc développer ses réserves de charbon et diversifier ses énergies (gaz, nucléaire, renouvelable, « charbon propre »), ses centrales électriques étant très polluantes en raison du dioxyde de soufre dû à la faible qualité du charbon indien.
23Problèmes sociaux et environnementaux souvent se répondent. Densément peuplée et victime d’une mauvaise gestion publique, l’Inde perd une part de sa couverture forestière. L’eau souterraine est surexploitée dans les zones sèches (plus de la moitié du pays), ce qui peut conduire à une instabilité sociale. La pression « développementaliste » a créé depuis l’indépendance, via l’édification de barrages, cinquante millions de déplacés. Cet afflux de « relogés » dans des campagnes qui n’ont pas connu de fortes migrations rurales renforce la pression sur le sol et conduit à un cycle vicieux par la dégradation des sols et des eaux. La pollution des eaux à l’arsenic est préoccupante dans plusieurs régions.
Encadré 1. Projections « non-durables » pour l’Inde en 2020
Population | 1 330 millions d’habitants |
Population urbaine | Basse : 465 millions. Haute : 590 millions |
Population dans les bidonvilles | Basse : 85 millions. Haute : 130 millions |
Déchets solides | 100 à 110 millions de tonnes |
Charbon (électricité) | Basse : 817 millions tonnes. Haute : 2016 millions t. |
Pénurie d’eau | De 10 à 25 % entre les années 2020/2050 |
Pollution de l’air | 2 à 2,5 fois les normes en tendance |
Source : Y.K. Alagh, 200012
24En guise de conclusion sur l’environnement mondial et sur les gaz à effet de serre, il est intéressant d’examiner le rôle de l’Inde et de la Chine tant aux niveaux gouvernemental et industriel (régulation des émissions industrielles) que de la structure sociale. Sur le premier point, des politiques sont aujourd’hui mises en œuvre, en partie sous le poids de la pression internationale. Pour la Chine, l’objectif est de réduire de 20 % le contenu énergétique de chaque point de PIB à partir de 2006-2010, ainsi que de développer les énergies renouvelables. L’Inde met en place pour sa part une politique énergétique intégrée pour la promotion de l’accès aux énergies propres pour les plus pauvres ainsi que pour l’efficacité énergétique. Nombre de réserves de mitigation des gaz à effets de serre sont par ailleurs liées à l’utilisation sous-optimale, voire au gaspillage de ressources naturelles liées à la pression de l’extrême pauvreté. Par exemple, huit pays seulement (dont la Chine et l’Inde, le Brésil, l’Indonésie...) sont responsables de 70 % des émissions liées à l’utilisation des sols (entre autres par la déforestation). Le coût d’opportunité de mesures de protection de la forêt dans ces pays ne représenterait, annuellement, que 5 milliards de dollars13 : une somme dérisoire si on la compare aux dégâts dus au changement climatique. La mitigation ce ces dégâts est sans aucun doute possible, et constitue l’investissement dans le « bien public mondial » le plus profitable pour toute la planète ! Encore faut-il que suivent les régulations publiques, l’arbitrage entre usage des sols par des compagnies « extractives » et entre utilisateurs locaux, ainsi que les mesures d’accompagnement sociales et de développement économique conduites auprès de ces derniers. Les exemples pratiques de tels projets indiquent tous que la mise en œuvre de ces mesures passe par une démocratisation des processus d’accompagnement, dans un double objectif de préservation environnementale et de lutte contre la pauvreté.
L’espoir du méso-économique
25Ces différentes catégories d’enjeux et d’échelles peuvent difficilement servir de guide pour prévoir sans faille le futur, mais leur variété indique assez que l’extrapolation macro-économique, tant du passé que des pays déjà développés, serait trompeuse. Cette variété donne un aperçu de l’étendue des effets liés au poids du nombre pour ces deux géants qui émergent aujourd’hui sur la scène économique mondiale. Elle suggère que c’est en tous les cas dans ce contexte systémique qu’il faut replacer non seulement les statistiques de la Chine et de l’Inde, mais aussi la nécessaire démocratisation des décisions liées au développement durable.
26En effet, les dynamiques peuvent être inversées, et l’analyse comme l’action peuvent (et doivent) mettre à profit les externalités positives des différentes variétés d’enjeux. Ainsi, et en remontant « à l’envers » la mécanique des enchaînements, les exemples précédents montrent assez que dans les problèmes où l’on est proche des seuils d’irréversibilité, les investissements ciblés pour la protection environnementale ont une rentabilité importante. Loin de constituer des progrès isolés, la mise en réseau et la coordination, sur la base de ces expériences, peut donner lieu à des mécanismes d’agglomération de savoir-faire et de bonnes pratiques, et à des mécanismes de coordination par une information plus ouverte et plus démocratique (reprenant l’idée séminale d’Amartya Sen). En somme, quand l’analyse macro-économique montre que le prix à payer est prohibitif, il s’agit de jouer sur les externalités positives au niveau méso-économique et d’aborder les enjeux macro par une série de transformations micro, pour ensuite capitaliser sur les potentiels que la variété recèle.
27À l’échelle méso-économique, et de manière liée à la modernisation industrielle, la modernisation de la gouvernance des services essentiels urbains est en cours : décentralisation publique, multiplication des acteurs privés et interfaces public-privé. De manière générale, le potentiel de réforme des organisations-clé de l’État développementaliste comporte deux opportunités de mise en œuvre assez rapidement accessible, en interne comme en externe de l’État. Proposant le niveau d’analyse méso-économique, nous l’illustrons par quelques exemples tirés du domaine des réseaux urbains d’infrastructure, à la fois fers de lance des politiques développementalistes, enjeux des réformes de la libéralisation, et éléments vitaux de l’accès aux services essentiels.
28Sous l’angle des dynamiques internes à l’État, les organisations en charge des services essentiels urbains, par exemple, recèlent souvent un fort potentiel d’augmentation de leur efficacité économique et environnementale14. Mais préalablement à leur mise en œuvre, il existe un problème pratique d’absence de mesure économique, qui mette en rapport les coûts directs – ou coûts d’opportunité des intrants – d’une part, et l’utilité économique, sociale ou même politique d’autre part. L’absence de mesure du ratio « coût-bénéfice » constitue un des ressorts de l’emprise politique sur l’État développementaliste et de sa « capture »15. Ceci débouche sur un problème fondamental d’analyse économique de ces organisations « prises dans une économie politique d’État ». Bien que gérant des réseaux dont la forte intensité de capital conditionne la durabilité à long terme, et bien que légalement autonomes de leurs ministères de tutelle, ces organisations opèrent en réalité selon des comportements d’administration centrale, et non comme des entreprises publiques ; elles n’ont pas mis en place les systèmes et droits de contrôle afférents à des objectifs d’ordre économique16. Mais cette caractéristique, propre à de nombreux États développementalistes, est d’ordre organisationnel. A contrario, il ne s’agit donc pas d’une simple question de politisation de ces organisations, et la prescription orthodoxe de la Banque Mondiale, de « dépolitiser » le développement, dès lors, se trompe de cible. L’analyse technique et organisationnelle rejoint ici la critique éthique et politique formulée par John Harriss contre la dépolitisation du développement17 : ce n’est pas sa dépolitisation qui rendra durable le développement. Dans une perspective normative, la question de la « privatisation » (transfert de droits) de ces organisations est conceptuellement mal posée par la doctrine privatiste : c’est au contraire la clarification des droits de contrôle et d’accès (création de droits) qui doit primer pour une réforme durable dans le cadre d’économie politique de pays en réalité engagés dans des formes de transition post-socialiste.
29Sous l’angle des dynamique externes à l’État, cette nécessaire transformation doit s’opérer dans un contexte économique national et mondial différent de celui des transformations de la « transition classique » de l’Europe de l’Est. Tout d’abord il s’agit de rappeler que, certes avec des variations entre l’Inde et la Chine, les systèmes publics de ces deux pays correspondent dans une large mesure à une structure « non unitaire » de l’État. En effet, si le rôle du Gouvernement de l’Inde est prééminent en de nombreux cas, la structure fédérale impose à ce dernier la vie institutionnelle propre des États de l’Union. La Chine de même, bien que « constitutionnellement » unitaire, est en réalité, depuis la période des réformes, polarisée de manière croissante autour d’une autonomie institutionnelle et politique importante des gouvernements des Provinces18. Ces systèmes publics complexes se trouvent de plus soumis de manière croissante à la concurrence privée. Ceci est vrai en matière de développement mais aussi d’exploitation des services essentiels en raison, d’une part, de l’enrichissement d’une partie des classes urbaines dans des sociétés inégalitaires, et d’autre part du développement mondial d’un marché de technologies décentralisées. Dès lors, dans un pays fédéral et fortement marqué par l’État tel que l’Inde, la « libéralisation » constatée des services essentiels n’est en réalité pas tant un recul net de l’État, qu’une multiplication de l’offre et des acteurs économiques eux-mêmes – en particulier urbains et industriels –, acteurs liés à l’État par des modes d’engagement renouvelés dans une gouvernance complexifiée19. Sur le plan pratique, ces dynamiques externes déterminent en retour les marges d’une réforme interne de l’État. Il y a alors possibilité de décentralisation de ce dernier au profit du niveau municipal (cas de l’eau et de l’assainissement) ; il peut à l’inverse se trouver des dynamiques de renforcement relatif du maillon fédéral (cas de l’électricité en Inde20).
30En dynamique, ces contraintes internes et externes à l’État s’influencent donc mutuellement : il y a « co-évolution » des dynamiques de réforme interne de l’État et des dynamiques de constitution d’un réseau d’acteurs privés, ces derniers étant tantôt en relation de marché, tantôt en relation de patronage ou d’influence réciproque avec l’État. Les modes de cette co-évolution présentent des risques pour la durabilité des systèmes urbains : sécession urbaine et financière des plus riches, gestion non coordonnée des ressources, réification de structures intensives en énergie et contraintes sur la durabilité, etc. Mais, à l’inverse, il se dégage aussi des opportunités de modernisation technico-organisationnelles21, entre autres via les actions environnementales de la grande industrie.
31De manière plus générale, l’émergence de l’Inde et de la Chine recèle des spécificités dont la seule projection macroéconomique ne rend pas compte. À l’échelle des agglomérations urbaines, par exemple, la recomposition des systèmes urbains d’eau et d’énergie dénote une diversité interne des modèles liée à des externalités positives d’agglomération, mais aussi une multiplicité des tailles critiques pour des rendements croissants d’adoption (techniques, institutionnels...) des modes d’entrée spécifiques dans l’économie mondiale. Il s’agit de développer l’analyse méso-économique de l’interaction entre modèles de croissance micro des acteurs privés (entrepreneurs locaux, grande industrie), action économique des organisations de la société civile et politiques décentralisées, au niveau des États fédérés en Inde et des provinces en Chine. Cette approche est complémentaire de nombreux travaux à un niveau plus agrégé22. Les pays tels que la Chine et l’Inde, économies peu intégratrices, verront leur potentiel de laboratoires de régimes de développement durables dépendre de leur capacité à encadrer, au niveau d’une régulation/gouvernance méso-économique, la force structurante du développement capitaliste.
32Sur le plan de l’économie politique, on observe une modernisation des régimes de développement, où d’autres forces de la société se sont émancipées de la volonté de l’État de conserver le monopole de la modernisation. On constate en particulier une évolution de la relation entre État et industrie, et le rôle croissant de la société civile23. On peut résumer à grands traits ce qu’en furent les séquences historiques : une première phase de construction d’un État sur les formes techniques, politiques, économiques et environnementales d’un développementalisme quantitativiste, accompagné d’un essor de l’industrie à connotation publique ; une deuxième phase d’autonomisation de l’industrie face à la tutelle de l’État, mais avec un renouvellement des relations de coordination entre État et grande industrie ; enfin une phase d’essor relatif du rôle des organisations non industrielles dans la gouvernance. Les variations autour de ce schéma sont évidemment très larges entre l’Inde et la Chine, mais aussi très importantes au sein de ces pays, au niveau des États fédérés et des provinces. Cette esquisse commune fonde toutefois la possibilité d’un comparatisme raisonné.
33Sur le plan de l’infrastructure économique, ensuite, deux évolutions contemporaines interdépendantes déterminent la redéfinition et la durabilité des politiques locales de développement. La première porte sur le développement d’une offre privée (avec un mode de coordination de type « marché » et non plus comme dans les séquences précédentes de type « hiérarchie », car il y a eu mise en place d’acteurs autonomes de l’État), de systèmes et de techno-organisations semi-décentralisés24. L’enjeu, avec une fenêtre d’opportunité assez courte, est d’arriver à une coordination effective entre une réforme durable des systèmes centralisés – aujourd’hui publics – et une intégration dynamique des systèmes décentralisés, aujourd’hui privés ou collectifs. Ces dynamiques conduisent en particulier à spécifier entre acteurs les droits d’accès et de contrôle sur les ressources et les infrastructures. Compte tenu du nombre, de la forte croissance, mais aussi de la variété nationale de leurs villes, l’Inde et la Chine urbaines offrent un panorama des enjeux, ainsi qu’un laboratoire possible pour repenser les solutions énergétiques, d’eau et d’assainissement qui intègrent systèmes technologiques centralisés et décentralisés, co-gestion public-privé, organisations innovantes et nécessité de refonder la régulation publique. La conjonction des deux facteurs que sont les disponibilités de nouvelles technologies et leur accessibilité consécutive à l’enrichissement post-libéralisation, conduit en effet au développement d’un marché structuré, mais aussi structurant à long terme la forme urbaine des infrastructures et des systèmes de services essentiels ainsi que leur contenu énergétique. La durabilité eau-énergie en milieu urbain dépendra de l’encadrement (par l’État !) de ces deux dynamiques structurantes. Dans tous les cas, l’enjeu de l’intervention de l’État se pose en termes d’axes du développement durable : i)- résolution de la congestion d’accès aux ressources locales ; ii)- volonté de maintenir un service public financièrement, spatialement et socialement « intégrateur » ; iii)- volonté, enfin, de contrôler l’évolution à long terme des consommations énergétiques induites.
34La seconde évolution est liée à l’émergence et la multinationalisation des firmes industrielles chinoises et indiennes. Les modèles de croissance de ces entreprises ont aujourd’hui un impact déterminant sur le développement économique local et sur sa durabilité : diffusion du rattrapage technologique et rythmes d’adoption de pratiques environnementales, dynamiques de croissance qui fondent la possibilité, comme les contraintes, d’un régime de développement nouveau. Ce mode de « rattrapage » n’est pas homothétique de la croissance développementaliste et homogénéisatrice du passé. La production est génératrice de transformations sociales très fortes : redistribution-polarisation des revenus, urbanisation-hiérarchisation spatiale, opportunités sociales-exclusion. À long terme, et compte tenu de la création rapide de nouvelles opportunités économico-organisationnelles, une voie durable du développement est atteignable. Cependant, cette croissance s’accompagne de tensions à court terme sur les ressources classiques, sur les ressources environnementales (la ville dans son écosystème par exemple). Elle crée des tensions avec effets de seuil aux périphéries internes et externes du système que sont respectivement les communautés les plus pauvres et leurs environnements immédiats, et les organisations en crise de l’État.
L’Inde (et la Chine) dans le capitalisme global : refaire de l’économie politique du développement
35Quelles sont les implications de cette diversité en termes de modèles de développement ? Détaillons le cas de l’Inde. Nous indiquerons par quelques éléments le cas de la Chine. L’Inde est engagée dans un processus de rattrapage économique silencieux depuis plus de vingt ans. Elle amorce aujourd’hui, en complément, une « croissance de globalisation ». Je nomme ainsi l’économie politique de la transition vers de nouveaux régimes de développement. Cette définition recouvre une acception méso-économique du concept de croissance25, et non une grandeur macro-économique agrégée, certes toujours quantitativement significative, mais qualitativement pertinente pour les seules économies social-démocrates – ou socialistes – en général qualifiées de « croissances autocentrées » (car porteuses d’une redistribution des richesses par l’État), auxquelles la seconde moitié du Vingtième siècle nous avait habitué. Cette « croissance de globalisation » se caractérise en particulier par de nouveaux régimes de gestion administrative et politiques des ressources et des services essentiels, ainsi que des ressources foncières (fondamentales dans une Inde en majorité rurale et encore plus dans les zones tribales où vit une des parties les plus pauvres de la population). Qualitativement, elle est largement déterminée par les stratégies de globalisation des firmes. Elle s’ajoute à la classique croissance de rattrapage.
36Le rattrapage lui-même est lié à une rapide modernisation de la société et potentiellement de l’État, circonscrite dans des enjeux de cohésion nationale dans une nation qui met en présence – de manière unique à cette échelle – clivages sociaux, culturels, économiques. Il faut donc analyser l’essor économique de l’Inde à l’aune d’un changement de système, mais bien sûr aussi les expliquer dans une certaine histoire moderne (économique, politique, et intellectuelle) de l’Inde. Il faut surtout replacer ces faits, à ce stade localisés à des sous-segments industriels, dans le cadre plus large de l’économie-continent Inde, puis de l’économie-monde. Et il faut dire combien sont ces sous-segments, quels sont leurs modèles de croissance, s’ils sont stabilisés ou pas, quelles sont leurs stratégies de partenariats, quelle est leur superficie financière. Il faut préciser ensuite comment ils s’articulent à l’économie nationale indienne et à l’État indien. Y a-t-il possibilité d’effet d’entraînement, de constitution d’une économie nationale homogène, condition sine qua non du décollage économique durable dans l’histoire des deux cent cinquante dernières années ? Y aura-t-il un effet de masse bénéfique, en raison de la taille critique des marchés indiens ? Ou au contraire, ces îlots de prospérité resteront-ils tels quels, pris dans une gangue plus pauvre ? Quels peuvent être en outre les effets sur le reste de l’économie-monde de ces deux scénarios ? Il est difficile de faire de la prospective sur ces questions sans cerner leur interdépendance avec les politiques des États, les stratégies des grands groupes indiens et internationaux, et sans prendre en compte le degré de coordination entre les objectifs de l’État et les intérêts des groupes. Tous points qu’il est devenu impossible de négliger aujourd’hui parce que l’Inde possède des entreprises qui opèrent déjà au premier plan mondial, ou souhaitent le faire, ce que l’État indien a parfaitement intégré, et que ces deux lames de fond changent la société.
37S’il est trop tôt pour présager du résultat – et après tout, concernant l’impact à long terme de la révolution française, Zhou Enlai a déclaré qu’il était « trop tôt pour le dire » – il est en revanche grand temps d’identifier les facteurs structurants, les mécanismes économiques et politiques, les débats qui conditionnent l’évolution économique de l’Inde et son inscription dans l’économie-monde. Nous ne sommes plus sûrs d’avoir, comme l’avait le penseur des « quatre modernisations », les espoirs du siècle devant nous ; c’est dès aujourd’hui que dans certains secteurs les partenariats clés se jouent et se signent, que la société se réinvente, que la politique se positionne. Si le Vingt-et-unième siècle ne sera pas nécessairement le siècle de l’Inde (ou de la Chine), il devra en revanche compter avec elle, et il est plus que temps d’avoir quelques jalons pour comprendre les enjeux et les espoirs que l’Inde place dans le monde, pour comprendre en somme le monde d’avec l’Inde. Nous stylisons ci-dessous son économie politique générale et en son sein, ses dynamiques de firmes.
38L’inertie du système d’économie politique de l’Inde, son référent et son cadre d’évolution, s’articulent à trois dimensions : d’abord l’existence d’une mosaïque indienne (culturelle, économique, sociale, rurale-urbaine...) qui est régie par une démocratie formelle qui cohabite avec des inégalités sociales structurelles ; ensuite l’État indien, développementaliste mais inégalitaire, centralisé mais peu coordonné, adhocratique26 à sa base, constituant le cœur d’un système qui a longtemps été du « socialisme mixte »27 et qui ne se réforme que lentement ; enfin un rythme ou une scansion des réformes, qui s’explique par une coordination spécifique entre le gouvernement et la grande industrie, sur fond de montée des identités politiques régionalistes. Autour de cette structure, se déploient des tentatives, des essais, des expérimentations. Le changement le plus visible et peut-être le plus structurant dans l’économie-monde est l’émergence d’une Inde des hautes technologies : technologies de l’information d’abord, puis développement des biotechnologies, qui ont préfiguré l’émergence de l’Inde en tant que pôle de la Recherche & Développement mondiale tous secteurs confondus, y compris industriels. Ce changement constitue le poste avancé d’une émergence industrielle plus large des firmes industrielles classiques indiennes. L’évolution des grands groupes, à un tournant de leur restructuration, pose une question-clé, celle de leur capacité, seuls ou en partenariat, de devenir de grands groupes industriels mondiaux.
39En premier lieu, l’analyse économique des modèles d’accumulation capitalistiques des groupes émergents que nous proposons repose sur l’enchaînement suivant :
40– (i) parce qu’elles s’insèrent dans un système de production déjà globalisé – et pas seulement sur des marchés – les firmes émergentes ont des stratégies déjà mondiales,
41– (ii) le substrat commun en est le double avantage comparatif d’une capitalisation rapide sur leurs marchés, couplée à un rattrapage technologique puissant au contact du système mondial de production,
42– (iii) la maîtrise de cet avantage étant aussi capitale pour les firmes globales historiques, il s’ensuit une recomposition rapide des risques, de la concurrence, mais aussi des opportunités et des alliances possibles.
43Les modèles d’affaires28 des groupes émergents sont donc au cœur de l’attractivité du territoire indien dans son ensemble. Tout en tenant compte des spécificités organisationnelles et des tissus industriels, il s’agira dans les années à venir de discerner les modèles généraux, en les distinguant de variations sectorielles et régionales. En pratique, le nœud « industrie » du problème porte sur les liens dynamiques entre processus d’accumulation de capital et mécanismes de rattrapage technologique des pays émergents. Le dépassement d’une stratégie coût par une montée dans la chaîne de valeur, par exemple, s’articule largement à l’utilisation de joint-ventures à des fins stratégiques de rattrapage technologique, et parfois même à l’acquisition directe de portefeuilles technologiques (le cas de l’automobile est particulièrement illustratif : l’industrie indienne a aujourd’hui les moyens de développer la « voiture propre »). L’essor contemporain des firmes émergentes se distingue de ce fait des rattrapages économiques asiatiques précédents, en ce sens qu’elles s’insèrent dans une production déjà globalisée, et elles y sont à la fois concurrentes et déjà partenaires de firmes globales « historiques ». En effet, au-delà des fusions récentes, les stratégies des firmes globales émergentes et historiques se rencontrent, les premières devant rapidement monter en valeur, et les secondes étant prises dans une course aux parts de marchés émergents. La concurrence ne porte donc pas simplement entre firmes émergentes d’un côté et firmes historiques de l’autre, mais aussi entre firmes émergentes pour leur montée en valeur, tout comme entre firmes historiques en termes de rapidité d’implantation en pays émergents. Dans ce nouveau contexte concurrentiel, les alliances (ou fusions) développé-émergent représentent des gains de temps d’apprentissage qui sont autant d’avantages concurrentiels globaux. L’Inde s’insère par ces mécanismes dans le système capitaliste mondial.
44La seconde dynamique « globale » de l’industrie indienne, qui fonde la possibilité d’une étude industrielle de l’évolution de la variété indienne du capitalisme, est que, au-delà des enjeux et des opportunités pouvant concerner séparément chaque fonction de l’entreprise (production, conception, activité commerciale, choix stratégique, concentrations industrielles et financières...), se profile une évolution des interactions et rétroactions entre ces fonctions : en somme il faut s’attendre à la mise en place de nouveaux modèles globaux de production. La « symétrisation » de la présence des firmes et de leurs fournisseurs sur les deux types de marché, conduit à une redéfinition partielle des fonctions stratégiques dans les chaînes de valeur et enfin, de manière générale, à une évolution du rapport même entre conception-R&D, production et commercialisation29. Ces évolutions, rendues possibles par le changement technologique, sont accélérées par le phénomène d’émergence industrielle. Mais, processus aux modèles non stabilisés, ils nécessitent une recherche active.
45Les entreprises, ou même les réseaux d’entreprises dont il est ici question, pourraient n’avoir qu’un lien ténu au territoire national et à sa cohésion. Replaçant ces dynamiques dans le champ de l’économie politique du pays, l’enjeu à terme sera la capacité de l’Inde à monter en puissance et en gamme, à développer un encadrement public de cet essor, en somme à transformer des essais en modèles, et à passer des variations à la série. La « jeune Inde » (entrepreneurs, politiques, intellectuels, militants, etc.) aura son mot à dire dans les débats de la nouvelle Inde, et l’analyse des débats croisés permet également de discerner quelles sont les tendances et les enjeux de modèle pour un développement qui puisse structurer un rattrapage inclusif (formes de redistribution, clivage rural-urbain, systèmes urbains, gouvernance, etc., mais aussi durabilité environnementale). L’Inde est, de ce point de vue, à la croisée des chemins. Son mode d’inscription dans le monde dépendra de sa capacité à créer des séries et des modèles, et de son aptitude à cesser de rêver aux éléphants blancs pour généraliser au contraire des solutions pragmatiques, équilibrées et régulées. Il dépendra aussi de ses choix internes, en termes de diversité des modèles politiques et des systèmes, de participation à la réflexion d’ampleur sur la réinvention de son économie politique et même, selon certains auteurs, de la réinvention de sa modernité et de sa démocratie mêmes30.
46De ce dernier point de vue, les élections générales de 2004 ont symboliquement marqué la stabilisation dans la troisième phase de l’économie politique de l’Inde indépendante (lentement mise en place de 1984 à nos jours)31 après une gestation de vingt ans. Son moteur est la cogestion de plus en plus décentralisée de la libéralisation de la sphère privée et de la réforme très graduelle du public, par un continuum d’expériences d’interactions entre public et privé. Son cadre politique est stabilisé par l’assurance que les coalitions des deux bords acceptent aujourd’hui ces règles, pour ensuite y accommoder leur clientèle politique propre. Au cœur de cet équilibre, la tension socio-politique récurrente entre villes et campagnes (en particulier en termes de budgets de développement mais aussi de pression sur les ressources naturelles liée au mode de développement), est aujourd’hui plus complexe et plus graduée qu’un simple manichéisme opposant les urbains riches de droite votant pour le Bharatiya Janata Party et les ruraux pauvres de gauche votant pour le Parti du Congrès ne le laisserait penser. À l’échelon méso-économique qui nous occupe, la libéralisation a multiplié dans les villes les possibilités de financement des coûts de transition par l’interaction directe entre entrepreneurs et politiques32. Elle s’articule très largement à des déplacements de l’économie politique de l’accès aux ressources foncières33 et donc de l’empreinte écologique des villes. La grande industrie joue un rôle de plus en plus prépondérant dans la mise en place de ces « nouveaux régimes de développement » à l’échelle locale et nationale34.
47Les trajectoires d’économie politique sont évidemment différentes en Chine, mais aujourd’hui les problématiques convergent. En Inde comme en Chine, la question des niveaux et des modes de subventions directes et indirectes par les services publics, ainsi que de la préhension sur les ressources en eau, en sols (développement industriel, barrages...) et sur les ressources énergétiques demeurent au cœur des enjeux de rééquilibrages économiques et politiques entre mégapoles, villes secondaires, et campagnes. La nouveauté est que cette redistribution se fera sans doute aujourd’hui beaucoup plus à la marge qu’autrefois, en articulation directe à des ressources générées par l’activité privée dans les zones de dynamisme économique (revenu des taxes et création d’emplois mais aussi spéculation sur les ressources foncières, appui privé à la réforme des services publics et/ou effets de « sécession » des services publics par les usagers les plus riches qui développent leurs propres systèmes, aggravant ainsi davantage la déroute financière des entreprises publiques. Dans les villes, où la gouvernance urbaine se complexifie avec de nouveaux acteurs, comme dans les campagnes (dans lesquelles, en Inde, de nouvelles castes émergent politiquement, et desquelles, en Chine, monte une pression « interne » sur le parti unique), la refondation d’un appareil d’État qui soit intégrateur du territoire national et de ses composantes sociales est en jeu. La gouvernance urbaine des infrastructures et des ressources essentielles opère de manière aujourd’hui plus « ascendante », quand elle était hier centralisée. Les modalités de cette refondation auront un impact sur les rythmes différenciés (sectoriels, géographiques) des partenariats public-privé à venir en Inde, et aussi sur la possibilité des partenariats entre secteur public et société civile.
Conclusion
48En conclusion, il est saisissant de voir que, si au sortir des indépendances seul l’État pouvait insuffler une idée de modernité sociale en Inde, aujourd’hui les forces modernisatrices ont de loin dépassé la sphère de l’État et de son monopole, tout en recomposant des formes de relation à ce dernier. Dans ce pays, dont la construction nationale résulte de forces et de philosophies politiques distinctes, certaines « modernes » d’autres non, l’apport de Nehru fut d’insuffler via la construction de l’État ce que Sunil Khilnani a appelé « l’idée de l’Inde »35. L’apport de l’Inde à l’analyse des transformations en cours réside justement dans le fait que, État non failli, État non en crise, mais bel et bien État en construction ayant donné la preuve de sa capacité structurante sur soixante ans, il fait peu à peu la démonstration que société et État sont co-évolutifs.
49Peut-on dès lors normativement critiquer, dans les évolutions constatées, qui l’absence de « modernité », qui le caractère post-colonial, qui les résurgences de structures traditionnelles ? Il est sans doute plus fertile sur le plan analytique de faire l’hypothèse que nombre de pays émergents, et en substance l’Inde, entrent dans une forme de « deuxième modernité », différente de la nôtre sans doute, mais moderne assurément. Si l’on accepte que l’État indien dans son fonctionnement intègre comme tout État une dimension radicalement hétérogène à l’économique, lié à une économie politique spécifique à une mosaïque d’un milliard d’habitants, alors l’Inde est un excellent laboratoire pour la refondation de la relation public-privé au sens large. De ce point de vue, l’image que nous renvoie le miroir de l’Inde, pays continent, est à l’échelle de l’Europe. L’Inde ajoute à sa population, une Europe des 25 tous les vingt ans, à l’échelle d’une génération ; et son inventivité est à la même aune. Telle est l’échelle de l’Inde, et celle de sa diversité.
50En ce qui concerne le développement durable, comme sur bien d’autres sujets, les modèles de la planète sont susceptibles de très largement s’élaborer en Asie, et en particulier dans le laboratoire indien. L’enjeu est très certainement de penser ces modèles en commun.
Notes de bas de page
1 Situation dans laquelle l’action d’un agent influe positivement sur d’autres agents non-impliqués dans l’action de cet agent.
2 Yves Zénou, in Externalités spatiales, économies d’agglomération endogène d’une ville monocentrique, Annales d’économie et de statistique, no 58, 2000, pp. 233-251. L’auteur distingue trois mécanismes à l’œuvre dans ces « économies d’agglomération » :
- Les externalités spatiales entre les individus et/ou entre les entreprises : par exemple « les entreprises veulent être proches pour faciliter le flux de communication entre elles ».
- Les rendements d’échelle dus à la concurrence monopolistique : « chaque entreprise se spécialise dans la production d’un bien où elle possède des rendements d’échelle croissants (...) les entreprises et les consommateurs veulent s’agglomérer parce que, dans ce cas, le nombre d’entreprises et donc de produits augmente ».
- La concurrence spatiale avec interactions stratégiques entre les entreprises : « les entreprises ont intérêt à être le plus près possible les unes par rapport aux autres (...) pour attirer le plus de consommateurs possibles ».
3 Monde où devient moins pertinente la catégorie d’« économie nationale », qui ne date que d’un siècle et de la construction d’un appareil statistique mal adapté à rendre les dynamiques contemporaines de la globalisation de la production. Monde aussi où l’« anthropologie symétrique » devient possible (cf. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes : Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991).
4 On verra plus loin que les dynamiques contemporaines qui structurent le rattrapage économique de l’Asie émergente sont liées à la globalisation industrielle, et à la segmentation du processus productif à l’échelle mondiale. Ces dimensions sont, de manière cohérente, empruntées à l’économie industrielle.
5 Voir le travail précurseur de Pierre-Noël Giraud, L’inégalité du monde, Gallimard, Folio essais, Paris, 1996.
6 Cf. Ruet : Emergence des firmes multinationales « du Sud » et lecture du capitalisme, Annuaire Français de Relations Internationales, 2007, pp. 808-825, Paris : La Documentation Française – Bruylant.
7 Wade, Robert : « What strategies are viable for developing countries today ? The World Trade Organization and the shrinking of “development space” », Review of International Political Economy, 10 (4). 2003, pp. 621-644, ou encore Saskia Sassen. The Global City, Princeton University Press, 1991.
8 Dans le cas de l’Inde, voir Corbridge, S. & J. Harriss : Reinventing India : Liberalization, Hindu Nationalism and Popular Democracy, Polity Press, Cambridge, 2000, ou Banerjee-Guha, Swapna : Post-Modernism, Post-Fordism and Flexibilized Metropolis : Dialectical Images of Mumbai, in Saraswati Raju, Satish Kumar & Stuart Corbridge (eds) : Colonial and Post-Colonial Geographies of India, Sage Publications, New Delhi, 2006.
9 Catégorie développée par Peter Hall and David Soskice, Varieties of Capitalism : The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford : Oxford University Press, 2001 et par Bruno Amable : The Diversity of Modern Capitalism, Oxford : Oxford University Press, 2001. Ces travaux font en partie suite à ceux de Bruno Amable, Rémi Barré et Robert Boyer : Les systèmes d’innovation à l’ère de la globalisation, Paris, Economica, 1997. Mais ces auteurs n’intègrent ni l’Inde ni la Chine comme des variétés du capitalisme.
10 Pensons au lien entre préservation du capital naturel et développement d’un capital humain, ainsi qu’à la complexité des débats historiques sur les formes et impacts du colonialisme. Voir par exemple, dans des versions « grand public » mais rigoureuses, Jared Diamond : Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006, sur le premier point, et Mike Davies : Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sous-développement, Paris, La Découverte, 2003, sur le second.
11 Les ressources en eau per capita disponibles dans le nord de la Chine sont estimées à 1/12e de la moyenne mondiale. Le Fleuve Jaune, troisième fleuve de la planète, s’assèche sur près de 300 kilomètres de deux à trois mois par an. Le coût de dépollution de la rivière Huai – pollution d’origine urbaine, industrielle et domestique – représenterait 20 % du PIB chinois. En Inde, on estime que 25 % de la population sera menacée de pénuries d’eau en 2020. La pollution d’origine domestique est hors de contrôle (moins de 20 % d’assainissement dans les plus grandes villes). Les taux de pertes électriques y sont de 45 % environ (chiffres officiels : autour de 30 %).
12 Alagh, Y.K. (2000), Sustainable Development and Policies for Developing Countries, keynote address, UNU/IAS-OECD Conference on Sustainable Development, United Nations University, Tokyo.
13 Voir Nicholas Stern (2006), p xxvi., « Stern Review on the Economics of Climate Change », www. hmtreasury.gov.uk/independent_reviews/stern_review_economics_climate_change/stern_review_report.cfm
14 Cf. Ruet (2006a), Cost-Effectiveness of Alternative Investment Strategies for the Power Sector in India : A Retrospective Account of the Period 1997-2002, Utilities Policy, Volume 14, issue 2, pp. 114-125 June 2006.
15 Sans qu’il s’agisse nécessairement du « calcul coût-bénéfice normatif du « temps homogène du capitalisme » stigmatisé par Partha Chatterjee dans son ouvrage : The Politics of the Governed : Reflections on Popular Politics in Most of the World, Delhi, Permanent Black, 2004, ou des ressorts de « l’expertisme » – tels que démontés par Timothy Mitchell dans : Rule of Experts : Egypt, Techno-Politics, Modernity, Berkeley : University of California Press, 2002. Dans toute société ayant développé une forme de modernité, la contestation politique informée passe par la mesure économique. C’est ce que le soviétisme avait, a contrario, compris.
16 Ruet, Privatising Power Cuts ? Ownership and Organisational Reform of State Electricity Boards in India, Academic Foundation, 2005, New Delhi.
17 Harriss, John : Depoliticizing Development : The World Bank and Social Capital. Londres : Leftword/Anthem/Stylus, 2001.
18 Si cette idée d’une Chine fédérale promue par Chen Jongming, allié puis opposé à Sun Yat Sen, fut longtemps battue en brèche par le Parti communiste chinois, la réalité contemporaine semble pourtant s’en rapprocher. Barry Weingast & Yingyi Qian soutiennent que les marges de manœuvres des provinces sont essentielles pour comprendre l’origine de l’essor du pays depuis les années 1980 : Federalism, Chinese Style : The Political Basis for Economic Success in China, World Politics – Volume 48, Number 1, October 1995, pp. 50-81.
19 Dans le cas des métropoles de l’Inde, il s’agit d’une décentralisation qui se méfie de la démocratisation, d’une ouverture faite par l’État à la société civile, mais sans que celle-ci n’ait de véritable représentativité dans un contexte où le pouvoir tente de la dépolitiser, et enfin de l’entrée en force de réseaux directs partis-entrepreneurs dans la gouvernance publique. Voir Joël Ruet & Stéphanie Tawa-Lama Rewal, dirs. The Changing Governance of India Metropolises in the 2000s. A Comparative, Sector-Based Study, Routledge India, New Delhi, 2009.
20 Ruet : « La mondialisation limitée du secteur électrique : de la prééminence des États au retour relatif du Centre », dans Basudev Chaudhuri et Frédéric Landy (dirs.), De la mondialisation au développement local de l’Inde. Questions d’échelles, Editions du CNRS, Paris, 2002, pp. 79-98.
21 Ces évolutions ne sont pas neutres, si l’on suit l’idée que les formes organisationnelles sur-déterminent les choix et les politiques publiques (travaux de Herbert Simon & James March), et que dans cette optique l’État développementaliste indien est partiellement le résultat de « mono-techniques centralisées » (Ruet, 2005).
22 Cf. Montek Singh Ahluwalia, « Economic Performance of States in Post-Reforms Period », Economic and Political Weekly, 6 May 2000, pp. 1637-48, Sanjoy Chakravorty « How Does Structural Reform Affect Regional Development ? Resolving Contradictory Theory with Evidence from India », Economic Geography, 76(4), 2000, pp. 367-394, ou encore les travaux en cours du sociologue Dipankar Gupta. Voir pour la Chine : Thomas Rawski, « Les réformes chinoises : vers un nouveau tournant ? » Perspectives Chinoises, 67, 2001, pp. 31-39 ou encore Huang Yasheng, Selling China : The Institutional Foundation of Foreign Direct Investment During the Reform Era. New York, Cambridge University Press, 2002.
23 Ruet : Une libéralisation sans privatisation : réformes et nouvelle économie politique de l’Inde, Critique Internationale, no 32, pp. 189-207, 2006, Paris.
24 Par exemple, outils de flexibilisation des systèmes d’eau et de potentielle optimisation de la ressource – recyclage et réutilisation des eaux, boucles d’eau, économies d’énergie par minimisation du transport de l’eau – avec un effet structurant à long terme sur la redéfinition des systèmes d’eau et énergétiques urbains.
25 Il faut ici souligner la dette intellectuelle contractée à l’égard de P.N. Giraud (L’inégalité du monde, op cit), qui définit une croissance dans une séquence temporelle délimitée et pour un territoire donné comme le « tressage » des actions des acteurs économiques sédentaires (ceux qui n’opèrent que dans ce territoire) et nomades (ceux qui opèrent également dans au moins un autre territoire) sur ce territoire.
26 Au sens de la théorie des systèmes d’Henri Mintzberg.
27 Nous distinguons ce système de l’économie mixte, avec laquelle il possède la dimension commune de relation forte entre États et industrie, du fait du caractère fortement « processuel » de la bureaucratie indienne. Cf. Ruet, 2005, op. cit.
28 Définis comme l’articulation spécifique des technologies, système de production-conception, modes de financement et types de marchés.
29 Quelques exemples de cette tendance générale en sont la réorganisation régionale pour certaines pièces ou produits, la relocalisation des fournisseurs, les plateformes d’assemblage et de réexportation, des opportunités de croissance rapide (expansion sur l’ensemble des marchés émergents via une « filiale émergente » ou, en symétrique, entrée sur des marchés mûrs par des actifs de marque), la mise en commun ou bien l’outsourcing d’une partie de la recherche-développement ou des tests, la capacité de capter commercialement des segments de « niche » par la spécification commerciale permise par une recherche-développement à plus faible coût, etc.
30 Il convient de replacer cette question dans la série d’analyses exigeantes de cette incessante modernisation, qu’il s’agisse des travaux de Milton Singer, When a Great Tradition Modernises : An Anthropological Approach to Indian Civilization, London : Pall Mall, 1972, de Stuart Corbridge & John Harriss, op cit., de Rob Jenkins, Democratic Politics and Economic Reform in India, Cambridge, Cambridge University Press. 1999, ou de Sunil Khilnani, L’idée de l’Inde, Fayard, 2005, traduit de l’anglais, 1996.
31 Nous distinguons la phase d’« économie mixte » de 1947 à 1971, celle de « socialisme mixte » de 1971 à 1984, et celle, présente, des « réformes tempérées » (1984 à nos jours, avec des accélérations et confirmations en 1991 et en 1995-1996), cf. Ruet 2006.
32 Cf. Giraud, Maria, Lefevre & Ruet (2006). Le financement des services essentiels dans les villes pauvres, Revue d’Économie Financière, pp. 285-308.
33 Voir le cadre fertile d’analyse proposé par S. J. Benjamin : Urban Land Transformation for Pro-poor Economies, in Sophie Oldfield (ed.) : special issue « Differentiation in South Africa and Indian Cities », Geoforum, Volume 35, Issue 2, 2004, pp. 177-187.
34 Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler le fonctionnement de 2000 à 2004 de la Bangalore Agenda Task Force, groupe réunissant les administrations et la grande industrie de l’État du Karnataka, ou encore le plan Vision Mumbai développé par le « Club de Bombay » et repris par le gouvernement du Maharashtra, ou enfin la nouvelle alliance entre industrie et parti communiste à Calcutta et plus généralement au Bengale Occidental. Ces exemples se retrouvent au niveau fédéral, avec le rôle croissant de la Confederation of Indian Industry dans le débat public sur les réformes économiques.
35 Op. cit.
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L’empire de l’intelligence
Politiques scientifiques et technologiques du Japon depuis 1945
Jean-François Sabouret (dir.)
2007