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L’homme et l’habitat

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François Valla

Conclusion. Des maisons dans les inconnues de la préhistoire

Texte intégral

1Dans les pages qui précèdent, il nous est apparu que le terme de maison s’applique assez bien à certaines des constructions du Natoufien final de Mallaha. Que ces constructions soient bien le produit d’un art de bâtir déjà élaboré est mis en évidence par la relative complexité et la récurrence de leur plan. Elles ont certainement fonctionné pendant une durée relativement prolongée, en quoi elles répondent à l’idée de lieu où on s’arrête. Selon toute apparence, elles ont servi d’abri, impliquant au moins un foyer, à un petit groupe d’individus, en quoi elles répondent à la notion de protection et remplissent une fonction sociale puisqu’elles contribuent à stabiliser les subdivisions de la société. Il ne fait aucun doute qu’elles ont servi de cadre à plusieurs tâches techniques. Leur rôle symbolique est attesté au moins par leur orientation, qui les intègre dans une reconstitution du monde, et par la présence de sépultures, sans aucun doute intégrées, elles aussi, dans cette reconstitution.

2On peut pourtant objecter qu’un art de bâtir qui n’élève pas des murs à plus de 50 cm est minimal. La durée réelle pendant laquelle ces maisons ont été habitées reste dans l’ombre. De même, la portée des divisions qu’elles impliquent dans la société demeure obscure tant qu’on ignore la nature et la durée de ces clivages, autrement dit comment le groupe était organisé. Du coup, la nature des tâches techniques, leur importance relative, leur répartition dans l’espace, et plus encore leur complémentarité sociale restent floues. Enfin, l’ignorance du système de valeur des Natoufiens interdit une véritable compréhension de l’image symbolique qu’ils projetaient sur les maisons.

  • 1 Bar-Yosef et Gopher, 1997.
  • 2 En architecture du Proche-Orient on parle d’ante pour désigner tout prolongement des murs latéraux (...)
  • 3 Molist et Stordeur, 1999.

3Il est certain que l’art de bâtir, du moins ce qu’on en connaît, n’a laissé au Natoufien final que des constructions modestes. Cet art doit cependant être apprécié dans la dynamique mise en place au début du Natoufien et qui se prolonge pendant tout le Néolithique pré-céramique et au-delà. On ne peut assez souligner la parenté du plan des maisons du Natoufien final avec celui de la construction aux calages de poteau du Natoufien ancien de Mallaha : même mur semi-circulaire, même alignement de petites structures entre les deux extrémités de celui-ci. Mais dans l’exemple du Natoufien ancien, la construction a plus de 7 m de diamètre et les pierres du mur étaient probablement empilées sur plus d’1 m de haut. Les modestes maisons du Natoufien final sont les héritières de cette construction, elle véritablement impressionnante. Si on se tourne vers le Néolithique, le rôle de jalon des maisons du Natoufien final est remarquable. Leur plan d’ensemble ovale annonce celui des constructions de Netiv Hagdud, dans la vallée du Jourdain au Néolithique pré-céramique A, elles aussi peu enterrées1. Plus surprenant peut-être, il annonce celui des plus anciennes maisons de Jerf el Ahmar, sur l’Euphrate. On trouve en effet sur ce site des maisons dites à antes2 qui évoquent tout à fait celles de Mallaha3. Une fois les murs extérieurs un peu redressés, il suffit de remplacer les petites structures alignées sur la corde par un mur pour passer des premières aux secondes : même espace antérieur opposé à un espace intérieur. Plus tard, les divisions tri- ou quadripartites rappellent aussi ce que préfiguraient les axes qui permettaient d’ordonner les petites structures dans les maisons du Natoufien final. Sans vouloir pousser trop loin les parallélismes, car aussi bien à Netiv Hagdud qu’à Jerf el Ahmar l’art de bâtir a connu des développements notables depuis l’époque de Mallaha, il n’en reste pas moins que les maisons du Natoufien final paraissent bien faire partie d’une tradition architecturale qui transmet ses repères et ses savoir-faire.

4On n’a pas les moyens, jusqu’à présent, de préciser combien de temps les maisons ont été utilisées. Au sens strict, la sédentarité des Natoufiens n’est pas démontrée. Rien n’atteste le stockage systématique qui en aurait été la condition. L’étude détaillée de la faune recueillie sur les sols ne donne aucun résultat concluant. Il reste le phénomène du commensalisme, manifeste avec la souris, probable avec le chien. Sans être décisif parce que tout n’est pas clair dans le comportement des souris non plus que dans celui des humains, l’argument ne manque pas de force. L’introduction de chiens dans les tombes traduit une relation unique et intime que souligne le parallélisme du traitement de l’homme et du chien dans les sépultures et sur le sol de Mallaha où ils apparaissent ensemble au Natoufien ancien. S’il est vrai que cette relation soit issue du commensalisme, elle procède de la permanence du village qui, comme la tombe, réunit l’un et l’autre. Le cheminement des assimilations symboliques nous échappe, mais s’il était prouvé que le chien est vraiment un commensal, l’existence d’une constellation de symboles villages sédentaires-hommes-chiens ne ferait guère de doute. Malheureusement la preuve est difficile à apporter. Il reste que la présence des Natoufiens à Mallaha pendant des séjours prolongés peut être tenue pour assurée. Il reste surtout que dans l’hypothèse où leurs occupants n’auraient pas été pleinement sédentaires, les maisons, elles, étaient faites pour durer et qu’on y revenait. Sinon leurs habitants, les maisons, au moins, étaient sédentaires.

5Dans le domaine de la division du groupe et de son organisation, l’incertitude est quasi totale. On ne dispose du plan d’aucun village natoufien. Même en imaginant une situation plus favorable, où le plan d’un ou de plusieurs villages serait accessible, comment savoir dans quelle mesure il reflèterait l’organisation de la société ? On ne sait pas interpréter la variété des constructions connues. Lorsque quelques-unes d’entre elles semblent refléter la division de la société, comme c’est le cas à Mallaha au Natoufien final, elles sont peu nombreuses et les indices qui permettraient de reconnaître les lignes de clivage entre les portions du groupe qu’elles abritent sont des plus maigres. S’agit-il de cellules familiales, comme pourrait le laisser supposer la diversité des âges des défunts enterrés, du nouveau-né à l’adulte, en relation avec telle ou telle maison ? Mais qui sont ces défunts ? Qu’entendre par « famille » à cette époque ? Il n’est pas sûr que les informations en main permettent de répondre. Tout au plus, la réoccupation systématique des maisons suggère-t-elle la stabilité du petit groupe d’individus qui y revenait. Tant qu’on ignorera tout du système des échanges, du régime matrimonial, de la stabilité des alliances, on sent bien que de larges pans du rôle des maisons demeureront hors de portée.

6De l’ignorance des fonctions sociales des maisons natoufiennes découle en partie l’imprécision, pour nous, de leurs fonctions techniques. Ne sachant quels membres du groupe elles abritaient, on peine à comprendre quelles tâches s’y accomplissaient. Qui faisait quoi, et où le faisait-on ? L’avancement de l’étude de la répartition des objets sur les sols et celle de leur utilisation amèneront, on peut l’espérer, quelques progrès. Au stade actuel, on croit savoir que le travail du silex était au moins en partie conduit dans les maisons. Que la confection des armes l’était aussi. On infère de comparaisons ethnographiques que ce sont des tâches masculines. Certains travaux de boucherie paraissent avoir été pratiqués dans les maisons. Mais beaucoup d’observations demeurent non interprétées parce que, outre l’état de la société, certains aspects de son économie, et le développement atteint par les techniques demeurent peu compris. Même les tâches alimentaires les plus simples ne peuvent faire l’objet d’estimations fiables. En admettant que le matériel de broyage présent sur les sols soit pour l’essentiel destiné à traiter les végétaux, le sens à lui attribuer dépend de questions pour l’instant sans réponse : quelle place tenaient ces nourritures dans l’alimentation et quelle était l’importance relative des différentes plantes ? Dans le domaine technique, on voit que plusieurs tâches étaient menées dans des constructions séparées. Il serait très instructif de comprendre lesquelles et pourquoi. Pour le moment les raisons qui justifiaient ces comportements nous échappent.

7Sans texte ni information orale, les préhistoriens n’ont aucun accès aux représentations que les préhistoriques se faisaient d’eux-mêmes et du monde dans lequel ils agissaient. Cependant, mieux que l’organisation sociale, la pensée est accessible à travers certaines de ses expressions, dans la mesure où celles-ci entrent dans des systèmes de signes dont le sens individuel peut prêter à discussion mais dont le choix, la façon dont ils s’expriment et l’organisation sont révélateurs. La sédentarité, en changeant la pratique du paysage a dû changer l’image qu’on s’en faisait : non plus un espace à parcourir, de station en station, mais un espace centré. Les pierres dressées trouvées à Rosh Zin et à Mallaha, l’emploi de la ronde-bosse dans l’art pourraient exprimer cette nouvelle relation. Mais ce sont des signes équivoques parce que nous ne savons pas les incorporer dans une structure où ils prendraient sens. Peut-être les maisons étaient-elles perçues comme un microcosme ? À nouveau, l’analyse interne des documents n’autorise pas à le dire. La valeur de signe des maisons se manifeste pour nous surtout à travers leur association aux sépultures. Par le biais des orientations, qui correspondent à un jeu élaboré, on peut être sûr que les maisons étaient intégrées dans un vaste système de représentations symboliques. La complexité apparente du système ne fait que confirmer que ces représentations cristallisent un discours aux implications multiples dont il n’y a pas de risque à soupçonner qu’il renvoie au moins à la place de la société dans l’univers et aux rapports des membres de la société entre eux. Ce discours demeure inconnu, mais il est certain qu’il existait et certain que les maisons, comme les tombes, en recevaient du sens.

8La pratique de la préhistoire pré-néolithique plonge le chercheur dans un monde qui lui est à la fois très étranger par la manière d’agencer les choses et curieusement proche par ces choses elles-mêmes, ou du moins par certaines d’entre elles. À cause de cette apparente proximité la tentation est forte d’ignorer l’étrangeté et de sauter à des interprétations qu’on pourrait dire « de bon sens ». Mais lorsqu’on tente, par l’analyse interne, les vérifications nécessaires on se heurte vite à l’obscurité et il n’y a pas de démonstration absolue. La sédentarité et la manière dont les constructions natoufiennes étaient utilisées font partie de ces interprétations dont la démonstration s’avère difficile. Cependant de nombreux indices suggèrent que le Natoufien correspond à des modifications importantes dans les comportements des groupes humains au Proche-Orient. Dans ce contexte la sédentarité, ou du moins une forte tendance à la sédentarité, apparaît capable de rendre compte d’observations autrement difficiles à lier. Dans la petite zone des comportements humains éclairée par les fouilles, les indices s’accordent qui montrent que certaines constructions, pas toutes, peuvent être comprises comme des maisons. On pourrait souhaiter davantage de lumière et un champ d’observation plus large. Il semble qu’on dispose déjà de présomptions suffisantes, sinon pour démontrer les hypothèses, du moins pour leur assurer une confortable probabilité. Il reste que ce que recouvre dans ce contexte le mot « maison », à la fois si précis et si vague, dépend de la façon dont était organisée la société natoufienne, ce dont nous savons fort peu de chose.

Notes

1 Bar-Yosef et Gopher, 1997.

2 En architecture du Proche-Orient on parle d’ante pour désigner tout prolongement des murs latéraux d’une construction en vue de l’aménagement d’un vestibule ou d’un porche, couvert ou non.

3 Molist et Stordeur, 1999.

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