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L’homme et la mort

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Anne-Marie Tillier

Chapitre 2. L’anthropologie de la mort passée

Texte intégral

1Le développement de la Préhistoire et de la Paléontologie Humaine, dans la seconde moitié du xixe siècle, correspond à une période fertile en découvertes en Europe occidentale et centrale. Ces deux disciplines s’interrogeaient surtout sur la place de l’homme préhistorique par rapport à l’homme contemporain. L’attention était focalisée sur la récupération et l’étude des vestiges osseux et les observations de terrain étaient peu fréquentes et le plus souvent lacunaires. Les rares découvertes étaient généralement fortuites, à l’occasion de travaux de terrassement. Elles doivent être replacées dans le contexte historique de l’époque, qui voyait deux courants de pensée s’affronter, l’un influencé par des présupposés religieux, l’autre porté par un matérialisme extrême. La perception de nos lointains ancêtres restait intimement liée à des préjugés idéologiques. Une conception répandue, dont le préhistorien Gabriel de Mortillet fut l’un des plus virulents défenseurs, consistait à nier à l’homme préhistorique tout psychisme et conscience élevés.

2À la fin du xixe siècle, la découverte de toute une série de squelettes dans des grottes ou des abris-sous-roche, et leur association avec de nombreux os d’animaux et des outils en pierre taillée a contribué à alimenter le débat. Les sites concernés dataient du Paléolithique, une période correspondant à la plus grande partie de l’ère quaternaire et caractérisée par des outillages en pierre taillée. La mise au jour de squelettes assez complets, comme à l’abri de Cro-Magnon en France (1868), à Barma Grande en Italie (1884), à Spy en Belgique (1886), ou bien encore à La Chapelle-aux-Saints en Corrèze (1908), a suscité de nouvelles interrogations.

  • 1 Un nouvel examen des documents rassemblés par Léon Henri-Martin a conduit Christine Verna (2004) à (...)

3Cependant, étranger à notre culture, l’homme préhistorique était perçu comme un être sauvage, à l’intelligence limitée et donc dénué de tout système de pensée. Ce préjugé se trouvait renforcé par les différences anatomiques entre ces fossiles humains et les Européens du xixe siècle que l’on considérait comme la référence absolue. L’enfouissement de ces restes humains était considéré comme résultant de phénomènes naturels et on accordait donc le plus souvent que peu d’intérêt à leurs conditions de dépôt. C’est ainsi que les deux squelettes partiels mis au jour dans la province de Namur à Spy en Belgique furent considérés par leurs inventeurs Max Lohest et Jules Fraipont comme les restes de deux individus « qui ont dû mourir de mort violente, sous un éboulis qui aurait préservé les cadavres contre les bêtes féroces ». La même explication fut avancée par Léon Henri-Martin lors de la découverte, en 1911, d’un squelette adulte à La Quina, au sud-est d’Angoulême en Charente1.

  • 2 Bouyssonie et al. 1908.
  • 3 Boule 1911-1913.
  • 4 À la suite de la réforme de l’orthographe allemande au début du xxe siècle, il a été proposé de mod (...)

4En revanche, l’homme de La Chapelle-aux-Saints, trouvé en 1906 dans la grotte de la Bouffia-Bonneval en Corrèze par deux jeunes abbés corréziens, les frères Jean et Amédée Bouyssonie et l’abbé Louis Bardon, fut d’emblée considéré par ces derniers comme « intentionnellement enseveli » dans une fosse bien visible2. Cette interprétation fut cependant rejetée par Marcellin Boule, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, venu visiter le site. Une nouvelle fois, le squelette fut trop rapidement exhumé, peut-être par crainte de visites inopportunes, et les informations largement publiées par les trois inventeurs concernant la situation du dépôt dans la grotte et la disposition du squelette lui-même ne firent qu’alimenter le débat sans permettre de conclure. La monographie que Marcellin Boule consacra au squelette3 fit longtemps autorité et servit d’ouvrage de référence pour les Néandertaliens dont le site éponyme est en Allemagne4. Ces derniers, à cause des différences anatomiques qu’ils présentaient par rapport à l’homme actuel, furent tout naturellement considérés comme dénués de toute forme d’intelligence.

  • 5 Capitan et Peyrony 1909.
  • 6 Un huitième squelette incomplet a été mis au jour en 1973 lors de fouilles ponctuelles conduites pa (...)

5Lorsque du matériel archéologique – objets manufacturés, os animaux et coquillages – fut trouvé à proximité de squelettes, quelques préhistoriens leur accordèrent une valeur symbolique, s’engageant à reconnaître à l’homme préhistorique une aptitude à la conceptualisation et un certain degré de spiritualité. À titre d’exemple, on peut rappeler les conditions d’exploitation des données recueillies sur le site de La Ferrassie, à Sauvignac-de-Miremont en Dordogne, entre 1909 et 1921. Dès la première découverte en 19095 d’un squelette adulte nommé La Ferrassie 1, un aréopage de personnalités scientifiques de l’époque, dont l’abbé Henri Breuil, fut convoqué par les inventeurs, Denis Peyrony et Joseph-Louis Capitan. C’est grâce à cette réunion que nous disposons aujourd’hui d’une photographie du squelette in situ et d’un croquis annoté de Breuil, faisant état de trois pierres plates placées respectivement, en arrière du crâne, de l’avant-bras gauche et de la cuisse droite ; mais une documentation photographique doublée d’un dessin reste exceptionnelle pour l’époque. En 1912, on retrouve Henri Breuil pour les troisième et quatrième découvertes de La Ferrassie ; cette fois pourtant, le croquis qu’il réalise des fosses creusées n’est pas tout à fait conforme à la description faite par les fouilleurs eux-mêmes. Au total pas moins de sept individus furent identifiés à La Ferrassie6, adultes et enfants.

6Durant le premier tiers du xxe siècle, le fouilleur reste seul maître à bord et les opérations sont orchestrées selon son bon vouloir. Les indices permettant d’établir l’aménagement d’un dépôt intentionnel sont ainsi parfois occultés et les vestiges osseux eux-mêmes souvent altérés, faute de spécialistes au moment de leur exhumation. Il faut dire que le spécialiste en question, qui se consacrait à l’étude de l’anatomie humaine, ne se rendait pas sur le terrain et attendait sagement dans son laboratoire, qu’on lui apporte son objet d’étude. Il y eut bien sûr quelques exceptions qui virent, dès le stade de la fouille, des spécialistes de plusieurs champs disciplinaires réunis, ce qui permit de concilier l’approche biologique avec l’étude du contexte culturel. Ce pas fut du reste franchi plus tôt à l’étranger.

  • 7 Garrod et Bate 1937, McCown et Keith 1939.

7La conduite de fouilles préhistoriques en Palestine, entre 1931 et 1934, illustre bien ce changement de stratégie. Les recherches réalisées au mont Carmel, dans le Wadi el Mugharatt, sur les sites de Skhul et Tabun, au sud de la ville de Haïfa, résultèrent de la collaboration d’une préhistorienne, Dorothy E. Garrod et d’une archéozoologue britanniques, Dorothy Bate, avec un anthropologue nord-américain, Theodore D. McCown. Sur une courte période de fouilles, dix individus furent mis au jour à Skhul, ce qui à l’époque incita Theodore McCown à parler de cimetière préhistorique. Cette collaboration s’avéra fructueuse puisqu’elle permit de réaliser un relevé des observations sur le terrain lors du dégagement des squelettes et des études en laboratoire, le tout aboutissant à la publication rapide de deux monographies dans les années qui suivirent l’arrêt des fouilles7. Il fallut ensuite attendre plusieurs dizaines d’années avant qu’une telle transdisciplinarité ne se mette en place dès le terrain, dans des équipes nationales travaillant sur des sites paléolithiques.

  • 8 Tillier et al. 1988.
  • 9 Suzuki et Takai 1971.

8La multiplication des découvertes finit par semer le doute sur le recours systématique à l’hypothèse de morts accidentelles pour expliquer les dépôts de squelettes paléolithiques. Mais une certaine défiance perdurait en particulier vis-à-vis des hommes fossiles vieux de plus de 40 000 ans, c’est-à-dire antérieurs au Paléolithique supérieur. Cette attitude n’était pas étrangère au fait que, au cours de la seconde moitié du xxe siècle, les découvertes de squelettes datés du Paléolithique moyen furent plus abondantes dans des régions lointaines, comme en Israël (Amud, Qafzeh) et en Iraq (Shanidar), qu’en Europe occidentale. Ainsi au début des années 1960, le site d’Amud livra, entre autres, un squelette d’adulte dont les conditions de préservation ne pouvaient s’expliquer que par un dépôt intentionnel8. Or cet élément pourtant remarquable ne fut pas traité à l’époque de la publication de la monographie9 et il resta méconnu pendant longtemps. On peut y voir le reflet d’une attitude de prudence liée au climat de méfiance alors instauré. Il faut en effet souligner que les vestiges datés des périodes anciennes faisaient l’objet d’une suspicion systématique et que leur réalité était plus difficile à faire admettre, alors que ceux attribués au Paléolithique supérieur ne posaient pas de problème d’interprétation puisqu’ils étaient supposés refléter un comportement humain moderne.

  • 10 Le Néolithique correspond à la période de mutation pendant laquelle l’homme développa un nouveau mo (...)
  • 11 Duday et Masset 1987.

9Un tournant majeur s’est opéré en France dans le domaine de l’archéologie funéraire avec la multiplication d’opérations de fouille sur de grands ensembles – sépultures collectives, nécropoles, cimetières – couvrant des périodes allant du Néolithique10, autour du VIIIe millénaire avant notre ère aux périodes historiques. Ces opérations ont permis la mise au point de techniques de fouilles plus fines avec le décapage minutieux des ossements et l’enregistrement précis des coordonnées spatiales de chaque élément osseux. Elles ont aussi concouru au développement d’une réflexion spécifique sur l’agencement des dépôts funéraires. Cette avancée s’est concrétisée par la tenue en 1982 à Toulouse, à l’initiative de Claude Masset et Henri Duday, du premier colloque portant sur le renouvellement des méthodes d’étude des sépultures et leur caractère résolument transdisciplinaire11.

10La mise en place d’une véritable archéologie funéraire des sites plus récents a eu des retombées pour les périodes plus anciennes de la Préhistoire et la question de la reconnaissance de l’intentionnalité d’un dépôt funéraire a été clairement posée pour la première fois. La réflexion touchant au comportement des êtres ayant vécu à une période préhistorique a évolué et a conduit à se former une nouvelle image de nos ancêtres paléolithiques.

  • 12 Lors du IXe Congrès International des Sciences pré- et protohistoriques à Nice en 1976, s’est tenu (...)
  • 13 Queschon 1976, Vandermeersch 1976, Defleur 1993.
  • 14 May 1986.

11De premières tentatives de synthèse touchant aux pratiques funéraires au Paléolithique12 ont vu le jour, soit ciblées sur une période donnée13, soit transculturelle14. On formula alors certaines règles destinées à établir la réalité d’une sépulture. La reconnaissance d’une sépulture doit se fonder sur le maintien des connexions anatomiques du squelette qui n’a pu être possible que si l’enfouissement a été rapide après la mort, sur la position du corps elle-même, sur la présence d’une fosse et sur l’existence éventuelle d’un mobilier funéraire.

12La participation, dès le stade du terrain, de fouilleurs formés à l’anatomie du squelette humain, qu’ils soient anthropologues biologistes ou archéologues de formation, a entraîné une réévaluation de la place du cadavre et donc du squelette dans l’interprétation d’un dépôt. Cette évolution vers une problématique enrichie par les données du terrain a contribué au renouveau de la paléoanthropologie funéraire, qui dépasse aujourd’hui la simple reconnaissance d’une fosse et de la conservation des connexions anatomiques du squelette.

Notes

1 Un nouvel examen des documents rassemblés par Léon Henri-Martin a conduit Christine Verna (2004) à proposer une interprétation plus nuancée du dépôt de La Quina 5, n’excluant pas l’hypothèse d’une action anthropique.

2 Bouyssonie et al. 1908.

3 Boule 1911-1913.

4 À la suite de la réforme de l’orthographe allemande au début du xxe siècle, il a été proposé de modifier le nom du site éponyme « Neanderthal » en « Neandertal ». W.W. Howells (1975), respectueux du Code de nomenclature zoologique international (qui exclut toute modification de nom d’espèce ou de sous-espèce), a recommandé de conserver l’orthographe originale. L’auteur s’aligne sur cette position ; ce n’est que par uniformisation avec la Collection que la modification est apportée par l’éditeur.

5 Capitan et Peyrony 1909.

6 Un huitième squelette incomplet a été mis au jour en 1973 lors de fouilles ponctuelles conduites par Henri Delporte.

7 Garrod et Bate 1937, McCown et Keith 1939.

8 Tillier et al. 1988.

9 Suzuki et Takai 1971.

10 Le Néolithique correspond à la période de mutation pendant laquelle l’homme développa un nouveau mode de vie, délaissant progressivement ses activités de prédateur pour produire sa nourriture avec l’agriculture et l’élevage.

11 Duday et Masset 1987.

12 Lors du IXe Congrès International des Sciences pré- et protohistoriques à Nice en 1976, s’est tenu un symposium sur les sépultures néandertaliennes, placé sous la direction de Bernard Vandermeersch. Il regroupait pour la première fois plusieurs interventions sur les sites majeurs d’Eurasie, mais il est malheureusement resté inédit.

13 Queschon 1976, Vandermeersch 1976, Defleur 1993.

14 May 1986.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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