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Les chercheurs du passé 1798-1945

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Ève Gran-Aymerich

Naissance de l’archéologie moderne

Introduction. Archéologie et historiographie

Texte intégral

1Qu’ils se soient consacrés à l’Antiquité classique, au Proche-Orient, à l’Égypte, ou qu’ils aient contribué à la reconnaissance pleine et entière de la Préhistoire en France et dans tout le bassin méditerranéen, les voyageurs, diplomates, amateurs ou savants sont autant de témoins d’une évolution qui, des collectionneurs et antiquaires de la fin du xviiie siècle, conduit aux chercheurs d’aujourd’hui.

  • 1 Cette histoire de l’archéologie française en Méditerranée et au Proche-Orient a été entreprise en 1 (...)
  • 2 O. Motte, Camille Jullian: les années de formation, Paris-Rome, École française de Rome, 1990 avant (...)
  • 3 È. et J. Gran-Aymerich, Jane Dieulafoy, une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991.
  • 4 J. Bottéro, « Essor recherche historique », dans L’Histoire et ses méthodes, C. Samaran (dir.), Gal (...)
  • 5 C. Charle, Les Professeurs de la faculté des lettres de Paris, dictionnaire biographique, vol. 1: 1 (...)

2En effet, alors même qu’au xixe siècle s’élaborent la méthode historique et la critique en philologie, et que l’archéologie se définit progressivement comme science, on assiste à la mise en place des institutions qui, en France et à l’étranger, animeront la recherche. Les biographies d’archéologues1, en dégageant l’apport spécifique de chacun, fournissent les linéaments d’une histoire de la science et contribuent à la reconstitution d’un milieu intellectuel et social : ainsi, la biographie de Camille Jullian en ses années de jeunesse permet-elle à Olivier Motte de retrouver, « de l’intérieur [...], la genèse d’une pensée savante », et de saisir le processus de « translation du savoir au sein des groupes de savants2 ». La biographie de Jane Dieulafoy, collaboratrice de son mari dans l’exploration de la Perse et les fouilles à Suse, donne une image de l’archéologie de terrain avant qu’elle ne devienne le domaine exclusif des professionnels3. On peut certes envisager la rédaction d’un dictionnaire biographique des représentants de la « science archéologique »4, semblable à ceux que Christophe Charle et Eva Telkès ont consacrés aux professeurs de la faculté des lettres de Paris ou du Collège de France5, mais le répertoire n’aurait pas un intérêt sociologique aussi grand car il ne s’agit pas de faire l’histoire d’une institution, mais d’une science représentée dans des instances multiples.

3Pour être du domaine de l’historiographie, l’histoire de l’archéologie n’en appartient pas moins à l’épistémologie et suppose donc la diversité des angles sous lesquels l’aborder : il s’agit de reconstituer les étapes suivies par la « science archéologique » dans son élaboration et son évolution.

  • 6 P. Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique », dans Les Lieux de mémoire. I, La Républiq (...)

4Comme le remarque Pierre Nora6, on assiste depuis quelques années à « l’éveil d’une conscience historiographique » qui privilégie les « lieux de mémoire », au premier rang desquels figurent les sites archéologiques, et qui tend à substituer « l’histoire-critique » à « l’histoire-mémoire ».

  • 7 C.-O. Carbonell, Histoire et historiens en France, Toulouse, Privat, 1976.
  • 8 C. Charle, « Rapport sur l’état présent de l’histoire de l’historiographie », dans Colloque de défi (...)
  • 9 Revue Storia della Storiografia-Histoire de l’Historiographie, Milan, deux numéros par an depuis 19 (...)
  • 10 Glyn Daniel en rend compte dans Towards a History of Archaeology, Londres, 1981 ; O. Klindt Jensen (...)
  • 11 V. La Rosa (éd.), L’Archeologia italiana nel Mediterraneo fino alla seconda guerra mondiale, Catane (...)
  • 12 Historiografía de la arqueología y de la historia antigüa en España, coordonné par J. Arce et R. Ol (...)
  • 13 G. Daniel, Archaeology and the History of Art, leçon inaugurale de l’université de Hull, 21 janvier (...)

5Alors qu’en 1976 paraissait en France la première thèse d’« histoire de l’historiographie7 », et que cette « sous-discipline8 » se dotait d’institutions – la Commission d’histoire de l’historiographie, fondée à Bucarest en 1980, et la revue internationale Storia della storiografia9 –, l’histoire de l’archéologie fournissait en 1978 le thème exclusif d’un premier colloque organisé à Aarhus au Danemark par Ole Klindt Jensen10 ; à Catane, se réunissait en 1985 un congrès où était envisagée l’archéologie italienne en Méditerranée11 à Madrid, CSIC (l’équivalent de notre CNRS) prenait l’initiative d’une réunion internationale à propos de l’« historiographie de l’archéologie » en Espagne12. En France, la réflexion sur l’histoire des sciences sociales et humaines suscitait en 1986 la tenue d’un colloque de définition organisé par le CNRS, où l’archéologie fit l’objet d’un rapport, et qui aboutit à la fondation, en 1987, de la Société française d’histoire des sciences de l’homme. C’est d’ailleurs à cette dernière que l’on doit le colloque sur l’histoire de la préhistoire organisé en 1991 à Paris et à Saint-Germain-en-Laye, en collaboration avec la Société préhistorique française. Enfin, en septembre 1992, le Centre de recherches A. Piganiol (université de Tours) a réuni à Bourg-en-Bresse son colloque annuel, dont le thème, « Les archéologues et l’archéologie » atteste l’intérêt grandissant que l’on porte dans notre pays au « passé du passé », selon l’expression de Glyn Daniel13.

  • 14 G. Perrot, Mémoires d’archéologie, d’épigraphie et d’histoire, Paris, 1875 ; cf. la notice biograph (...)

6Historiographie, histoire de l’historiographie, histoire des sciences, épistémologie, toutes ces « disciplines » s’appliquent à l’archéologie dans la mesure où, comme le disait Georges Perrot14, elle est de l’histoire mais aussi liée au réel, celui des productions humaines, dont la révélation progressive modifie le regard de l’historien.

  • 15 E. Renan, L’Avenir de la science. Pensées de 1848, Paris, 1890, dans l’éd. complète de H. Psichari (...)
  • 16 Ibid., p. 832.

7L’archéologie se désigne elle-même comme science, mais ce statut ne lui a pas été accordé d’emblée, et le débat sur ses relations avec l’histoire ou la philologie n’est pas clos. « Science du passé », l’archéologie se définit par son objet, ses principes théoriques, ses méthodes et ses résultats. Elle s’applique à toute œuvre humaine, au même titre que la philologie telle que la définit Ernest Renan, « science de l’homme », qui consiste en « l’expérimentation universelle de la vie humaine et par conséquent en l’étude de tous les produits de son activité15 ». L’identité archéologie-philologie, déduite de ces propositions, résulte de la conversion que Renan exige du philologue : celui-ci, après la découverte des documents épigraphiques de l’Orient ancien, doit se faire « à la fois linguiste, historien, archéologue, artiste, philosophe16 ».

  • 17 J. Bottéro, « Essor de la recherche historique », op. cit., p. 143. A. Schnapp mène une réflexion s (...)

8L’« invention » et la définition de l’objet archéologique imposent la notion de culture matérielle et introduisent des types nouveaux de témoignages du passé ; le champ de l’histoire s’en trouve élargi au-delà de ses limites mêmes, augmenté des temps pour lesquels les vestiges matériels d’une activité humaine tiennent lieu de documents historiques. La science archéologique », en étendant « la matière dont l’historien tire ses connaissances », a contribué « à l’énorme enrichissement de la connaissance du passé, au renouvellement de l’histoire17 ».

9Étant donné la diversité des domaines auxquels s’applique l’archéologie, on ne peut entreprendre son histoire sans définir le cadre que l’on se fixe. Nous avons choisi d’envisager l’archéologie française en Méditerranée occidentale et orientale, en Italie, en Espagne, mais aussi Afrique du Nord et Égypte, Grèce et Orient hellénique, côtes du Proche-Orient, en poussant jusqu’en Mésopotamie, Anatolie et Perse. Régions très diverses qui ont suscité des archéologies, classique, orientale ou encore préhistorique, constituées simultanément ou successivement au long du siècle dernier, dans des relations de concurrence dont témoignent encore aujourd’hui les institutions nées entre 1830 et 1945, et la plus récente d’entre elles, le CNRS où, dès l’origine, s’établit un rapport inégal entre d’une part archéologie classique et orientale et, d’autre part, archéologie préhistorique et métropolitaine. Clivages hérités de l’histoire même de la discipline, de cette période 1830-1945 qui voit la mise en place d’institutions multiples et parfois rivales, aux intérêts souvent contradictoires.

  • 18 En 1834 : Comité des travaux historiques et scientifiques ; 1837: Comité des arts et des monuments. (...)
  • 19 Bernard de Montfaucon (1655-1741), bénédictin de l’ordre de Saint-Maur, L’Antiquité expliquée et re (...)
  • 20 Comte Anne Claude de Tubières de Caylus (1692-1765), Recueil d’antiquités égyptiennes, grecques, ét (...)

10Si, pour l’archéologie, 1830 semble bien correspondre à un moment privilégié où naît l’intérêt de l’État pour le patrimoine monumental national et où sont constitués les comités de François Guizot18, il est clair que, dans notre tentative de saisir la formation de la « science archéologique » et d’en restituer les différentes étapes, il faut chercher jusque dans le xviiie siècle, dans l’œuvre d’un Bernard de Montfaucon19 ou d’un comte de Caylus20, les notions et les principes fondateurs.

  • 21 Description de l’Égypte, 9 vol. de texte et 14 vol. de planches, Paris, 1809-1828.
  • 22 Le corps expéditionnaire français de 1829, accompagné d’une commission scientifique, est chargé de (...)
  • 23 E. Renan, Mission de Phénicie, Paris, 1861.

11Comment d’autre part nier que l’Expédition d’Égypte permet la naissance d’une discipline nouvelle en lui donnant un cadre officiel et institutionnel ? Non seulement des savants, dont Dominique Vivant Denon, participent à la mission, mais l’Institut d’Égypte est immédiatement créé et une commission réunie pour élaborer la fameuse Description21. De plus, Denon assumera la direction du Musée du Louvre, le musée complétant l’éventail des institutions vouées à l’archéologie. L’Expédition d’Égypte, qui, pour la première fois, conjugue les intérêts militaires et les intérêts scientifiques, et plus particulièrement archéologiques, servira de modèle à la mission de Morée22, à l’expédition scientifique d’Algérie ou encore à la mission de Phénicie d’Ernest Renan23.

  • 24 E. Renan, L’Avenir de la science, op. cit., p. 926.

12Quant à la date de 1945, elle apparaît comme le terme de cette longue période qui culmine et s’achève par la création de la « grande organisation scientifique » réclamée par E. Renan dès 184824, sous la forme du CNRS et par la réglementation de l’archéologie sur le territoire national. Cette date correspond aussi à l’ouverture d’une ère nouvelle pour l’archéologie, non seulement en France, mais dans le monde, caractérisée à la fois par la généralisation de méthodes nouvelles et par les transformations historiques et politiques.

1. Les savants de l’Expédition d’Égypte prennent les mesures d’une main de colosse, Description de l’Égypte. Antiquités, tome V, pl. 12. Bibliothèque des Lettres de l’École normale supérieure.

2. Thèbes, Medinet Abou, Description de l’Égypte. Antiquités, tome II, pl. 14. Bibliothèque des Lettres de l’École normale supérieure.

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13Dans ce cadre ainsi défini, l’histoire de l’archéologie est-elle possible ? Ne risque-t-on pas de la voir s’éparpiller en histoires juxtaposées, qui certes s’attachent toutes au même objet, le passé de l’homme, mais prennent des formes et adoptent des méthodes différentes ? Faut-il par conséquent envisager séparément l’histoire de la préhistoire, celle de l’archéologie classique, de l’archéologie orientale ou encore celle de l’archéologie métropolitaine ? On peut d’ailleurs fractionner encore chacun des domaines et entreprendre l’histoire de l’égyptologie, de l’assyriologie, de l’étruscologie, etc. L’unité de la «science archéologique » serait-elle donc un leurre, et son histoire inaccessible ?

  • 25 Recueil de rapports sur les progrès des lettres et des sciences en France, Paris, 1867-1868, rédigé (...)
  • 26 Cf. « Alexandre Bertrand », Archéologia, 227, en sept. 1987 ; titre de son cours à l'École du Louvr (...)

14Or, la fin du xixe siècle échappe à cette aporie. Assurément, les différentes disciplines archéologiques se sont élaborées et développées à la fois et séparément. Si 1867 – année qui réunit deux événements majeurs, la présentation de la préhistoire à l’Exposition universelle de Paris et l’inauguration du musée des Antiquités nationales à Saint-Germain-en-Laye – est bien celle de la reconnaissance de la préhistoire, cependant les Rapports sur les progrès des lettres et des sciences25, présentés à la même date, quand ils abordent l’archéologie, n’y comprennent pas la préhistoire. Aucun autre rapport de ce Recueil ne la concerne explicitement, même s’il en est question à propos des progrès de l’anthropologie et de la paléontologie. Situation « marginale » de la préhistoire, dont la place dans l’archéologie n’est pas encore acquise ; mais situation provisoire, car l’inauguration du musée de Saint-Germain-en-Laye marque un tournant décisif pour le statut de la préhistoire et l’avènement d’une « science archéologique » unifiée. Alexandre Bertrand, qui est l’instigateur du musée des Antiquités nationales et son premier directeur, est aussi le premier helléniste à se consacrer à l’archéologie préromaine en Gaule, et inaugure l’enseignement de la préhistoire à l’École du Louvre26. L’intégration de la préhistoire à l’histoire, qui s’amorce alors, est accélérée par les découvertes extraordinaires d’Heinrich Schliemann à Troie, Mycènes et Tirynthe : on prend conscience que le « miracle grec n’est pas le fruit de la génération spontanée, qu’il n’a pas surgi du néant, mais qu’il plonge de profondes racines dans la préhistoire de l’Orient hellénique.

  • 27 Tello-Lagash découverte en 1877, par E. de Sarzec, vice-consul de France à Bassora, révéla les Sumé (...)
  • 28 Suse, fouillée d’abord par Jane et Marcel Dieulafoy (1884-1886), puis par J. de Morgan à la tête de (...)

15Lorsque, à l’extrême fin du xixe siècle, l’on aura admis la préhistoire de l’Égypte et de la Palestine, et que Tello27 et Suse28 révéleront des civilisations dont l’histoire n’avait conservé aucune trace, la continuité de la préhistoire et de l’histoire apparaîtra dans toute son évidence.

  • 29 R. P. Teilhardde Chardin, Le Phénomène humain, 1955.

16La preuve de la validité de la démarche strictement archéologique est désormais faite par l’archéologie préhistorique, qui interprète tout vestige de production humaine comme un « fait culturel » utile à la compréhension du « phénomène humain29 ». La conception de l’histoire s’en trouve alors profondément modifiée, la notion de document s’étendant largement au-delà des archives écrites ; l’archéologie fournit les « archives du sol » qui contribuent à reconstituer l’histoire humaine dans toutes ses manifestations depuis les origines de l’espèce.

  • 30 C. Jullian, « Conférences du Collège de France entre 1918 et 1921 », dans Au seuil de notre histoir (...)

17On prend conscience, au tournant des xixe et xxe siècles, que l’histoire de l’humanité outrepasse le champ que les seuls vestiges écrits assignent à l’histoire entendue comme discipline intellectuelle. Au xviiie siècle déjà, Montfaucon et Caylus avaient élevé les objets au statut de documents témoignant de l’activité humaine et de son évolution dans l’histoire ; Camille Jullian, quant à lui, ne peut se résoudre à réduire l’histoire de la Gaule à la seule période pour laquelle nous soient parvenus des textes, celle où le pays était soumis à l’influence romaine. Pour restituer l’histoire de la Gaule, il ressent la nécessité impérieuse de faire appel à toutes les disciplines qui explorent « tous les domaines de l’homme30 » ; l’archéologie préhistorique, que l’on rangeait jusque-là dans les sciences naturelles, entre alors dans la sphère des sciences historiques.

  • 31 C. Jullian, « Plaidoyer pour la préhistoire », leçon inaugurale au Collège de France, 4 décembre 19 (...)
  • 32 C. Jullian, ibid., cité par A. Grenier, Camille Jullian…, op. cit., p. 292.

18En prononçant son « Plaidoyer pour la préhistoire31 », Camille Jullian revendique le « droit à l'histoire [...] pour l'étude des silex et des bronzes, monuments d’avant les textes », et affirme « la préhistoire c’est de l’histoire32 ».

19Le monde ancien, tel que l’archéologie le révèle en Grèce, en Égypte, au Proche-Orient et en Asie antérieure, manifeste une profonde cohésion, une étroite solidarité des sociétés qui le composent. En même temps que le clivage préhistoire-histoire s’efface, les diverses archéologies, définies jusque-là par les domaines auxquels elles s’appliquent, découvrent leur unité fondamentale, toutes concourant à élucider les rapports entretenus par les civilisations qui se sont succédé autour du bassin méditerranéen. Des archéologues « classiques », généralement hellénistes – ainsi Léon Heuzey, Salomon Reinach ou Edmond Pottier – portent leurs regards sur l’Orient le plus ancien, témoignant en leur personne et en leur œuvre de la réduction des cloisonnements qui maintenaient la science archéologique dans la division.

20La période comprise entre 1880 et 1940 correspond à un moment d’équilibre idéal et fragile où l’archéologie est parvenue à l’unité, et où il semble encore possible à certains archéologues d’embrasser dans son ensemble le passé de l’humanité. Après la Seconde Guerre mondiale, les progrès des méthodes appliquées en archéologie, l’intervention d’un nombre sans cesse croissant de sciences dans son exercice, et la spécialisation de plus en plus grande qui en résulte, ont favorisé l’éclatement de la science archéologique que le xixe siècle nous avait transmise.

211945 est tout à la fois une borne, un point d’aboutissement, une date qui marque une rupture et un nouveau départ. L’archéologie française en Méditerranée et au Proche-Orient, élaborée tout au long du xixe siècle, s’épanouit de l’Espagne à l’Iran jusqu’en 1939, dominée par le sentiment exaltant que les découvertes exceptionnelles, qui se succèdent en Orient entre les deux guerres mondiales, fournissent la clef d’un passé désormais reconstitué. C’est de cette archéologie d’avant la perte des illusions que nous nous proposons de faire l’histoire.

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22Histoire des découvertes, des institutions spécifiquement archéologiques, mais sans oublier que l’histoire d’une science ne peut se concevoir hors du contexte politique, économique, social, idéologique, dans lequel elle s’est développée. Ainsi ne peut-on envisager l’archéologie française sans tenir compte des autres archéologies européennes, et de celle des États-Unis, à la même époque. Il est clair que, tout au long de la période envisagée par notre étude, et dans les régions où l’archéologie s’exerce alors, en Grèce, en Italie, comme au Proche-Orient, en Égypte, ou encore en Espagne, la concurrence des grandes puissances, France, Grande-Bretagne et Allemagne en tête, reflète la rivalité politique pour l’hégémonie dans ces régions.

23Une évaluation de l’archéologie française exigera donc la comparaison avec celle de ces pays concurrents, non seulement du strict point de vue de la présence sur le terrain (missions, expéditions, fouilles), mais aussi en examinant l’organisation et le fonctionnement de cette science dans les différents pays. La spécificité française n’en apparaîtra que plus clairement, et sa compréhension en sera facilitée.

24On considère généralement que l’archéologie française a connu, entre le début du xixe siècle et 1939, un véritable « âge d’or », pendant lequel se sont multipliés les expéditions d’exploration lointaines, les grands chantiers en Grèce, au Proche-Orient ou encore en Iran, cependant que l’on procédait à la mise en valeur systématique des sites d’Afrique du Nord.

25Cet essor ne s’explique que si l’on tient compte de la politique d’expansion menée par les différents régimes, ses aléas traduisant les fluctuations des contraintes ou des choix généraux. Ainsi, par exemple, les fouilles de Khorsabad subissent-elles le contre-coup de la répression qui suit les événements de 1848, puisque Paul-Émile Botta est arraché à son poste diplomatique de Mossoul. Dans le même ordre d’idées, il faut se demander pourquoi, alors que l’archéologie métropolitaine est négligée jusque-là, elle connaît une période faste sous le Second Empire. L’histoire de l’archéologie est donc étroitement liée à l’histoire politique.

  • 33 P. Nora, « À l’école du patrimoine », dans Les Jeunes et le Patrimoine architectural, colloque orga (...)

26Cette mise en perspective suscite la réflexion sur l’état présent de l’archéologie en France : effet depuis renouvellement profond et à l’essor spectaculaire de l’archéologie métropolitaine, à « l’explosion de l’emprise du national », et l’on peut appliquer à ce phénomène l’analyse que fait P. Nora de « l’avènement de la notion de patrimoine au centre de la conscience publique et pédagogique », en le liant à « la conscience industrielle, la décolonisation et le passage du sentiment de la grande puissance au sentiment de la puissance moyenne33 ».

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  • 34 « Le mirage oriental » de S. Reinach, dans Chroniques d’Orient, t. 2, Paris, 1890, appendice 1, p. (...)
  • 35 Gustaf Kosinna (1858-1931), philologue devenu préhistorien, nommé en 1902 professeur de préhistoire (...)
  • 36 G. Daniel, The Ida of Prehistory, Londres, C. A. Watts & Co. Ltd., 1962, chap. VI; A. Schnapp, « Ar (...)

27L’histoire de l’archéologie sera aussi celle des idées et des grands débats qui l’ont traversée. Par exemple, la « question d'Orient » et de l'origine de la civilisation, qui agite et divise les archéologues, de Salomon Reinach ou Oscar Montelius à Vere Gordon Childe34. Les arguments employés pour mettre en garde contre le « mirage oriental » et établir l’Europe dans un rapport d’échanges équilibrés avec l’Orient seront détournés par des préhistoriens allemands, dont G. Kosinna35 est le plus influent, et qui s’emploieront à faire de leur pays l’épicentre de toutes les découvertes fondatrices des sociétés humaines et le foyer d’où elles auraient irradié sur le reste de l’Europe et jusqu’en Orient36.

28Enfin, cette histoire de la « science archéologique » sera celle de son élaboration, dans son objet, ses principes, ses méthodes, ses résultats et ses rapports aux autres sciences, en particulier philologie et histoire.

29On suivra les étapes de la définition du document archéologique, des objets de collection organisés en catalogues par Bernard de Montfaucon et le comte de Caylus, aux tessons, outils de pierre ou d’os, vestiges de toute nature de l’« industrie » humaine. On verra se substituer au « pillage » des villes antiques leur dégagement systématique, et, à la quête avide et désordonnée d’« antiquités », succéder les efforts pour restituer les lieux de la vie quotidienne par la fouille organisée et le travail de relevé des bâtiments, des couches stratigraphiques et des objets. On s’attachera à reconnaître les échanges entre différents domaines de l’archéologie ; ainsi la notion de stratigraphie, empruntée par la préhistoire à la géologie et appliquée ensuite dans les grands chantiers de Grèce et d’Orient, ou la céramologie, conçue et mise au point pour l’étude des vases grecs, consacrée sur les chantiers du Proche-Orient, et dont l’« action en retour » s’exerce sur la préhistoire métropolitaine en attirant l’attention sur la céramique de l’époque néolithique, négligée jusqu’alors.

30Comme l’archéologie elle-même, son histoire sera multiforme, respectera la diversité de la science, cherchera à manifester sa cohérence interne pour mieux comprendre son organisation et les problèmes qu’elle rencontre. À l’heure où notre société subit de profondes transformations, réclamant de chacun de nous un considérable effort d’adaptation, l’archéologie a un rôle non négligeable à jouer dans la définition et le maintien d’une identité culturelle, et son histoire atteste sa capacité à l’assumer. Le caractère universel de son objet et de sa démarche peut être un facteur d’intégration et de cohésion sociales.

  • 37 R. R. M. Wheeler, « What matters in archaeology », Antiquity, 24, 1950, p. 128.

31Pourvu que les archéologues ne se contentent pas « de creuser le sol pour trouver des objets » et ne se préoccupent pas exclusivement des méthodes qu’ils appliquent, en oubliant leur « but premier, qui est de trouver des hommes », selon la belle formule de Sir Mortimer Wheeler37, l’archéologie, consciente d’elle-même, après avoir fait le détour de son histoire, peut envisager encore un long avenir.

Notes

1 Cette histoire de l’archéologie française en Méditerranée et au Proche-Orient a été entreprise en 1983 et préalablement abordée sous l’angle biographique. Voir en particulier les articles intitulés « Les grands archéologues » parus dans Archéologia de 1983 à 1987.

2 O. Motte, Camille Jullian: les années de formation, Paris-Rome, École française de Rome, 1990 avant-propos, p. 1 sq.

3 È. et J. Gran-Aymerich, Jane Dieulafoy, une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991.

4 J. Bottéro, « Essor recherche historique », dans L’Histoire et ses méthodes, C. Samaran (dir.), Gallimard, 1961.

5 C. Charle, Les Professeurs de la faculté des lettres de Paris, dictionnaire biographique, vol. 1: 1809-1908, vol. 2 : 1909-1939, Paris, Éditions du CNRS-INRP, 1985-1986. E. Telkès, Les Professeurs du Collège de France. Dictionnaire biographique. 1901-1939, Paris, Éditions du CNRS-INRP, 1988.

6 P. Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique », dans Les Lieux de mémoire. I, La République, Paris, Gallimard, 1984.

7 C.-O. Carbonell, Histoire et historiens en France, Toulouse, Privat, 1976.

8 C. Charle, « Rapport sur l’état présent de l’histoire de l’historiographie », dans Colloque de définition sur l’histoire des sciences sociales et humaines, Paris, CNRS, 1986, p. 2.

9 Revue Storia della Storiografia-Histoire de l’Historiographie, Milan, deux numéros par an depuis 1982.

10 Glyn Daniel en rend compte dans Towards a History of Archaeology, Londres, 1981 ; O. Klindt Jensen est l’auteur d’une histoire de l’archéologie scandinave, A History of Scandinavian Archaeology, Londres, Thames & Hudson, 1975.

11 V. La Rosa (éd.), L’Archeologia italiana nel Mediterraneo fino alla seconda guerra mondiale, Catane, Centro di studi per l’archeologia greca CNR, 1986.

12 Historiografía de la arqueología y de la historia antigüa en España, coordonné par J. Arce et R. Olmos, Madrid, Ministerio de Cultura, 1991.

13 G. Daniel, Archaeology and the History of Art, leçon inaugurale de l’université de Hull, 21 janvier 1969, Hull, 1970, p. 13.

14 G. Perrot, Mémoires d’archéologie, d’épigraphie et d’histoire, Paris, 1875 ; cf. la notice biographique parue dans Archéologia, 216, sept. 1986, p. 73-79.

15 E. Renan, L’Avenir de la science. Pensées de 1848, Paris, 1890, dans l’éd. complète de H. Psichari (1947-1961), t. 3, p. 939.

16 Ibid., p. 832.

17 J. Bottéro, « Essor de la recherche historique », op. cit., p. 143. A. Schnapp mène une réflexion sur « l’archéologie et la présence du passé » dans l’introduction à son ouvrage La Conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, Paris, Éditions Carré, 1993.

18 En 1834 : Comité des travaux historiques et scientifiques ; 1837: Comité des arts et des monuments. Cf. X. Charmes, Le Comité des travaux historiques et scientifiques, Paris, 1886.

19 Bernard de Montfaucon (1655-1741), bénédictin de l’ordre de Saint-Maur, L’Antiquité expliquée et représentée en figures par les monuments, Paris, 1719-1724.

20 Comte Anne Claude de Tubières de Caylus (1692-1765), Recueil d’antiquités égyptiennes, grecques, étrusques et romaines, 7 vol., Paris, 1752-1767.

21 Description de l’Égypte, 9 vol. de texte et 14 vol. de planches, Paris, 1809-1828.

22 Le corps expéditionnaire français de 1829, accompagné d’une commission scientifique, est chargé de chasser les Turcs du Péloponnèse : A. Blouet, A. Ravoisié, A. Poirot, F. Trézel, F. de Gournay, Expédition scientifique de Morée, Paris, 1831-1838.

23 E. Renan, Mission de Phénicie, Paris, 1861.

24 E. Renan, L’Avenir de la science, op. cit., p. 926.

25 Recueil de rapports sur les progrès des lettres et des sciences en France, Paris, 1867-1868, rédigés dans le cadre de l’Exposition universelle de 1867, sur le modèle de ceux présentés en 1810 par les différentes classes de l’Institut à Napoléon Ier.

26 Cf. « Alexandre Bertrand », Archéologia, 227, en sept. 1987 ; titre de son cours à l'École du Louvre en 1882-1883 : « La Gaule avant les Gaulois ».

27 Tello-Lagash découverte en 1877, par E. de Sarzec, vice-consul de France à Bassora, révéla les Sumériens.

28 Suse, fouillée d’abord par Jane et Marcel Dieulafoy (1884-1886), puis par J. de Morgan à la tête de la Délégation archéologique française en Perse de 1897 à 1912.

29 R. P. Teilhardde Chardin, Le Phénomène humain, 1955.

30 C. Jullian, « Conférences du Collège de France entre 1918 et 1921 », dans Au seuil de notre histoire, t. 2, Paris, 1930, et cité par A. Grenier, Camille Jullian, un demi-siècle de science historique et de progrès français (1880-1930), Paris, 1944, 292.

31 C. Jullian, « Plaidoyer pour la préhistoire », leçon inaugurale au Collège de France, 4 décembre 1907, dans Au seuil de notre histoire, t. 2, Paris, 1930.

32 C. Jullian, ibid., cité par A. Grenier, Camille Jullian…, op. cit., p. 292.

33 P. Nora, « À l’école du patrimoine », dans Les Jeunes et le Patrimoine architectural, colloque organisé à l’Unesco, Paris, 1989, par Jeunesse et Patrimoine international, Liège, 1990, p. 21.

34 « Le mirage oriental » de S. Reinach, dans Chroniques d’Orient, t. 2, Paris, 1890, appendice 1, p. 509-565 ; id., « Les déesses nues », Revue archéologique, 1895 ; O. Montelius, Der Orient und Europa, 1899 ; V. Gordon-Childe, « The Orient and Europe », American Journal of Archaeology, 1939, p. 10-26.

35 Gustaf Kosinna (1858-1931), philologue devenu préhistorien, nommé en 1902 professeur de préhistoire allemande à l’université de Berlin où il exercera jusqu’à sa mort.

36 G. Daniel, The Ida of Prehistory, Londres, C. A. Watts & Co. Ltd., 1962, chap. VI; A. Schnapp, « Archéologie et nazisme », Quaderni di Storia, 5, 1977, p. 1-26 ; A. Schnapp, « Archéologie, archéologues et nazisme », dans L. M. Olender éd., Mélanges Léon Poliakov. Le racisme mythes et sciences, Bruxelles, 1981.

37 R. R. M. Wheeler, « What matters in archaeology », Antiquity, 24, 1950, p. 128.

Table des illustrations

Légende 1. Les savants de l’Expédition d’Égypte prennent les mesures d’une main de colosse, Description de l’Égypte. Antiquités, tome V, pl. 12. Bibliothèque des Lettres de l’École normale supérieure.
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/7689/img-1.jpg
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Légende 2. Thèbes, Medinet Abou, Description de l’Égypte. Antiquités, tome II, pl. 14. Bibliothèque des Lettres de l’École normale supérieure.
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/7689/img-2.jpg
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