Introduction à la deuxième partie
p. 61-64
Texte intégral
1Herbert Spencer en Angleterre, comme, en Allemagne, Ernst Haeckel, contribue à installer dans le paysage intellectuel une représentation nouvelle de l’enfant en même temps qu’un nouveau concept : l’enfant est fait de mémoire biologique, de conservation d’un passé lointain. Conjointement, il recèle une espérance telle que la met en scène la machine à explorer le temps de H.G.Wells, l’espérance de connaître le passé et même l’avenir1. Le philosophe Théodule Ribot est en France le relais de ce point de vue. Comme H. Spencer2, il esquisse la psychologie de l’enfant dans son œuvre, même s’il appartient à d’autres de donner son essor définitif à cette nouvelle discipline.
2On trouve par exemple en 1888 dans la Psychologie de l’attention, de T. Ribot, un raisonnement analogue à celui de H. Spencer ; le développement individuel y est considéré comme le résumé du développement de la nature humaine dans son évolution à travers les civilisations. L’évolutionnisme ne fait en somme que compléter son entreprise de lier le psychologique à l’organique, sa psychologie physiologique3, dont les éléments sont puisés également chez A. Bain ou dans la psycho-physiologie allemande. Il lui permet en effet d’argumenter sa critique de la subjectivité consciente : l’enjeu est d’en finir avec une conception de l’âme individuelle métaphysiquement distincte du corps. Si l’âme résulte du développement évolutif, si elle n’est qu’une amélioration de l’adaptation vitale, l’individu psychologique est alors la forme provisoire de cette adaptation. Il est constitué d’états de conscience soudés et de leur stratification. L’individu est une étape d’un processus qui le dépasse, d’expériences ancestrales, et qui comprend dans son psychisme une part d’indéterminé, de nébuleux, d’inconscient, toile de fond sur laquelle apparaissent progressivement des formes élaborées de pensée et la conscience de soi. Si donc, à l’instar de H. Spencer, T. Ribot s’engage dans cette réflexion sans en explorer toutes les conséquences concernant l’enfant, il permet, par le canal de la Revue philosophique, au point de vue – l’ontogenèse du psychisme – de se faire jour.
3Fondée en 1876, la Revue philosophique est au départ un instrument de promotion de la psychologie expérimentale, T. Ribot étant convaincu que la France devait suivre dans ce domaine l’exemple de l’Allemagne ou de l’Angleterre, où s’épanouissait la « nouvelle psychologie ». Les idées évolutionnistes, avec leurs conséquences matérialistes, ne pouvaient que lui fournir des arguments supplémentaires en faveur de son approche de l’esprit humain. C’est dans ce contexte que se situe la publication de la première « monographie » consacrée à l’observation psychologique d’un jeune enfant. Due à Hippolyte Taine, dont la postérité a retenu la mémoire pour de tout autres raisons, elle paraît, symboliquement, dans le premier numéro de la Revue philosophique4. Le texte sera plus tard ajouté, ainsi que d’autres « notes », à De l’intelligence, dans sa troisième édition (1878), sous le titre De l’acquisition du langage chez les enfants et dans l’espèce humaine5. La Revue philosophique inaugure ainsi la longue série d’écrits monographiques sur l’enfant qui jalonnent la fin du xixe siècle.
4Malgré leurs différences, ces écrits partagent une problématique commune : À partir du moment où l’on voit dans la reconstitution du passé, et en particulier du passé psychologique, un enjeu, où l’on y cherche la preuve de l’évolution, ce qui se produit à partir des débats soulevés au sein de la linguistique, se construit un intérêt « archéologique » pour l’enfant, l’enfant en tant qu’origine de l’homme. Désigné comme source de connaissance possible parce qu’il exemplifie le développement de la « race », l’enfant sera véritablement observé dans le contexte d’une querelle autour de ce que G.J. Romanes, le disciple de Darwin, nomme excellemment un Rubicon cérébral : la nature humaine, par l’hypothèse du développement, se laisse-t-elle réduire à une nature animale ? Le développement psychologique de l’enfant prouve-t-il que l’homme n’est pas une créature divine, mais naturelle ?
Notes de bas de page
1 H.G.Wells était l’ami du darwinien Thomas Huxley, mais donne dans son œuvre une interprétation pessimiste de l’évolution.
2 T. Ribot est avec Alfred Espinas le traducteur des Principes de psychologie de H. Spencer.
3 M. Gauchet, L’Inconscient cérébral, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 93.
4 H. Taine, « Note sur l’acquisition du langage chez l’enfant et dans l’espèce humaine », Revue philosophique, t. I, janvier-juin 1876, p. 5-23.
5 H. Taine, De l’intelligence (1870), Paris, Hachette, 9e édition, 1900, p. 357-395.
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