1À la fin des années 1980, les enseignants qui devaient parler d’Asie en cours, notamment dans l’enseignement secondaire, étaient fort démunis. En terminale, le programme de géographie comprenait un chapitre sur le Japon, dont la montée en puissance fascinait. Les ouvrages de Jean-François Sabouret permettaient de mettre de la chair derrière des statistiques, la description formatée d’un modèle, et des cartes. Il n’existait pas l’équivalent pour les « NPI », notamment la Corée du Sud et Taiwan, la première étant très mal connue au moment des Jeux olympiques de Séoul en 1988. Néanmoins, une génération de sinologues s’en prenait à la maolâtrie, et décrivait les transformations du pays, en l’inscrivant dans l’histoire du xx^e siècle et dans la région Asie (Marie-Claire Bergère, Yves Chevrier, Jean-Luc Domenach, François Godement…). Comme Pierre Journoud le rappelle, bien peu était écrit sur les relations internationales dans la région, sinon par François Joyaux, bientôt influencé par la « mode » géopolitique, avant de se consacrer aux roses puis de revenir à sa spécialité indochinoise. L’Asie du Sud-Est, justement, intéressait peu. L’histoire du Vietnam semblait s’être arrêtée en 1976 avec l’unification sous la férule communiste, puis avec la tragédie des boat people. Les pratiques génocidaires au Cambodge et les guerres entre pays communistes d’Asie gênaient les enthousiasmes procommunistes des années 1965-1975.

2L’Asie du Sud-Est a été plusieurs fois au programme de géographie. Jamais, ce qui est incroyable, l’Asie n’a été au programme de l’agrégation d’histoire, sauf un peu noyée dans les problématiques coloniales. Ni la Chine, malgré l’arrivée d’une nouvelle génération de sinologues (David Serfass, Victor Louzon…), ni le reste de l’Asie. Et l’histoire des relations internationales ayant aussi disparu des programmes, il n’y a guère d’impulsion pour réfléchir à l’Asie dans les relations internationales, ou aux relations internationales en Asie. Pourtant, comme en témoignent les articles de vulgarisation de cet ouvrage, des chercheuses et des chercheurs travaillent sur l’Asie, dans des disciplines diverses. Le GIS Asie permet de les mettre en contact de faire connaître leurs travaux. Regrouper dix ans de publications est donc une louable initiative. Qu’il me soit permis de remercier Jean-François Sabouret, tragiquement décédé au Vietnam l’année dernière, d’avoir été sans relâche un aiguillon de cette recherche et de sa vulgarisation, outre sa propre œuvre.

3Les relations internationales sont, d’une manière ou d’une autre, bien présentes dans ce volume. Les rivalités entre empires ont pesé lourd. Franck Michelin, rappelle comment le Japon s’est tourné vers l’Indochine, son sujet de prédilection, et vers le Pacifique. Ces rivalités se jouaient dans des marges, et ont contribué (et contribuent encore) à consolider les souverainetés ­d’États-Empires. Ainsi du Japon à Hokkaïdô, avec la re-découverte de la « question » des Aïnous, (Lucien-Laurent Clercq) ; des îles de Mer de Chine du Sud (dénomination contestée par des États riverains), où la Chine a lancé à partir de 2012 une politique de « poldérisation » (Sébastien Colin) ; du Pacifique Sud, qui connaît de nouveau la compétition entre grandes puissances (et de plus en plus), après les années 1980 où l’on craignait les ambitions de l’URSS ou de la Libye (Sarah Mohamed-Gaillard) ; ou bien d’une sorte de Grand Jeu autour du Kirghizistan (David Gauzère), La « poldérisation » est pour la Chine un « moyen de renforcer par le biais de la matérialisation ses revendications territoriales et ainsi de concrétiser un projet géopolitique ancien que le pouvoir communiste a hérité de la Chine républicaine », et qui résulte aussi de la compétition entre empires au tournant des xix^e-xx^e siècle. Ces marges, que la Chine affirme être siennes et qui furent objets de convoitises de grandes puissances à l’ère des impérialismes, sont aussi terrestres : et la Chine s’efforce de les assimiler, que ce soit au Xinjiang (Rémi Castets), très étudié depuis la parution de cet article de 2016, ou au Tibet (Nicolas Tournadre et Katia Buffetrille), qui intéresse nombre de diplomaties et de militants depuis plus longtemps.

4La Route de la Soie s’analyse aussi en tenant compte des enjeux de l’ouest de la Chine. Elle marque un tournant vers la priorité donnée à la sécurité sur le développement (Juliette Genevaz), qui est de plus en plus affirmée. Le soutien chinois à la Corée du Nord a permis à celle-ci de faire face aux sanctions, mais avec la nouvelle donne d’un rapprochement entre la Russie et la Corée du Nord (Patrick Marus, 2015), qui prend une ampleur étonnante depuis 2023. Pyongyang peut jouer à la fois sur Moscou et sur Pékin, comme durant la guerre froide. L’Inde ici est plutôt traitée dans ses dimensions internes, mais Raphaëlle Khahn rappelle à juste titre l’ancienneté de ses choix diplomatiques, bien au-delà de sa propre sous-région et de ses relations avec le Pakistan et la Chine.

5Le « tournant transnational », que Pierre Brocheux évoque, mais sans en avoir toujours pris la mesure dans son travail sur le Vietnam, amène à insister sur les connexions et reconnexions, à travers cette marqueterie étatique toujours consolidée. Ainsi de celle du Pacifique Sud français avec sa région environnante (Jeremy Ellero), qui s’est accentuée là aussi, comme l’analyste et diplomate Christian Lechervy l’a montré. En Asie du Sud-Est, traitée ici à travers les coopérations tripartites autour des mers de Sula et Sulawesi (François-Xavier Bonnet), on se rappelle des triangles de croissance vantés dans les années 1990, mais la dimension sécuritaire est désormais capitale dans la multitude d’accords bi ou plurilatéraux dans la région. Des essais rappellent les influences en Occident du judo (Michel Brousse), du toyotisme (Stéphane Heim), ou du bouddhisme. L’intérêt de Clemenceau pour le Japon lie art, réflexion sur l’histoire et les civilisations, anticolonialisme, et stratégie au service de la France pour isoler diplomatiquement puis combattre l’Allemagne (Matthieu Séguéla).

6Toutefois, la marqueterie étatique est aussi interrogée. Non qu’elle soit seulement un produit du capitalisme. Ho Hai Quan rappelle qu’au contraire l’État a facilité le capitalisme dans le sud du Vietnam après la Première Guerre mondiale, notamment pour les plantations d’hévéas qui demandaient une importante main-d’œuvre. Mais le social, qui a toujours été lié au mondial, complexifie le rapport à l’État territorial. Ainsi, au Vietnam, du fascinant caodaïsme (Jeremy Jammes), ou de la présence de Chinois dans le quartier de Chợ Lớn, en plusieurs vagues (Laurent Gédéon), Les spécialistes montrent qu’au-delà des choix de Pékin, il y a des ressortissants chinois avec leurs propres logiques, en interaction avec les sociétés d’Asie du Sud-Est : cela explique l’essaimage problématique de casinos, notamment au Cambodge et au Laos (Danielle Tan), Les enjeux sociaux pèsent sur la stabilité des États, qu’il s’agisse de la crise de nombreuses villes secondaires au Japon (Sophie Buhnik) et du changement du sens du travail dans le pays (Vincent Mirza), de l’urbanisation galopante en Chine et au Vietnam (Yves Duchère) avec un afflux de population (Cinzia Lozavio), et le défi des ruraux sans retraites (Justine Rochot), et surtout de la lutte anti-corruption (Marie-Claire Bergère) qui est devenue un moyen de faire de la politique au sommet. Toutefois, l’agitation sociale a eu davantage de conséquences sur le jeu politique à Taiwan qu’en Chine (malgré les espoirs de Stéphane Corcuff).

7Alors directeur de l’IRSEM, et désormais ambassadeur à Vanuatu, Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer montrait en 2017 que la guerre redevenait un vrai sujet. Nous en sommes encore plus certain aujourd’hui, même si l’Asie orientale ne connaît plus de grandes guerres entre États depuis 1979. Les lieux de tensions y sont pourtant nombreux, par exemple la Corée du Nord dont plusieurs auteurs regrettent qu’elle soit considérée comme un paria (Théo Clément, Frédéric Ojardias, Philippe Pons). On peut imaginer que la prochaine livraison tiendra compte de cette nouvelle ambiance, qui pèse même sur les choix économiques, sans trop avoir de conséquences encore sur les sociétés. À l’heure où nombre de pays ont des stratégies Indo-Pacifique (en réalité, le cadre géographique de cet ouvrage), une connaissance pointue de l’histoire et des sociétés actuelles de la région est encore plus indispensable. Souhaitons que la recherche ait les moyens de fournir ces analyses.