The notion of “silences” on maps is central to any argument about the influence of their hidden political messages. It is asserted here that maps […] exert a social influence through their omissions as much as by the features they depict and emphasise. 
John Brian Harley (1988), Maps, Knowledge, and Power, In Cosgrove D. et Daniels S. (dir.), The Iconography of Landscape, Cambridge University Press, p. 290.

1La centralité des médiations opérées par l’information géographique s’observe aujourd’hui depuis notre vie quotidienne (des applications géolocalisées sur nos smartphones aux arènes participatives pour la co-construction de projets d’aménagements urbains) jusqu’aux relations géopolitiques (de la mesure par satellite de la déforestation en Amazonie à la spatialisation des risques côtiers sur le littoral). Il est donc urgent de maintenir un regard critique sur la production des représentations spatiales. L’enjeu est de fournir des clés d’interprétation des dispositifs géonumériques qui transforment nos façons de voir le Monde et in fine nous transforment. En rejetant les postures ingénues et l’enthousiasme béat pour le potentiel émancipateur des nouvelles technologies géomatiques, mais sans pour autant accorder davantage de crédit aux postures dénonçant toutes les productions cartographiques comme des formes de manipulation, l’objectif est de proposer un regard critique sur la production cartographique contemporaine qui soit à la fois informé, constructif et contextualisé. Il s’agit alors, dans le même temps, d’être soucieux de replacer les innovations technologiques dans la trajectoire de la géomatique pour sortir des louanges naïves et d’être attentif aux cas particuliers pour éviter les généralisations hors-sols. L’entrée par les blancs des cartes dans les marges territoriales, qui plus est dans un espace post-colonial comme la Guyane, semble avoir cette vertu : observer le centre, où se fabrique l’information géographique, à partir d’une de ses marges permet en effet de relativiser la faconde des techno-scientistes et d’observer finement ses effets jusque dans les confins. Dès lors, adopter une grille d’analyse dite critique vise essentiellement à être sensible aux rapports de pouvoir qui se jouent autour de l’information géographique numérique, c’est-à-dire finalement moins en cessant de se focaliser sur le produit fini pour se concentrer sur les processus sociotechniques qui participent, en amont, à sa fabrique et, en aval, à son usage. Un tel projet théorique est ambitieux, car la complexification de l’objet carte peut aujourd’hui donner le sentiment que nos cadres d’analyse sont obsolètes, que nos approches sont dépassées par le volume de données produites. Pourtant, la géonumérisation du Monde — définie, a minima, comme le processus de transcription numérique des objets, phénomènes, évènements localisés sur la surface terrestre — mérite encore aujourd’hui d’être analysée dans ses dimensions technique, sociale, culturelle et politique. Il s’agit notamment d’en révéler sa part d’arbitraire et les inégalités spatiales — et donc aussi sociales — qui en découlent. Aussi, alors que le chapitre précédent a tenté de démontrer la pertinence des blancs des cartes comme focale d’analyse de l’inégale géonumérisation du Monde, ce chapitre vise précisément à énoncer ma proposition de recherche. En remontant aux fondements de la cartographie critique et en soulignant son prolongement par les critical GIScience, je souhaite poser ici les bases théoriques de ma réflexion. Puis, j’introduirai la notion de boîte noire algorithmique pour souligner la complexification aujourd’hui à l’œuvre dans la production comme dans l’utilisation de l’information géographique à l’ère du géoweb. Ce faisant, je mettrai en exergue les enjeux tant épistémologiques que méthodologiques d’un renouvellement de la critique. L’ensemble me permettra alors de formaliser une proposition de recherche qui repose sur trois piliers (objet, théorie, méthode) et trois propositions que je défendrai tout au long de cet ouvrage : d’abord, l’inégale géonumérisation du Monde comme objet de recherche central, je propose alors d’aborder les questions de justice spatiale sous l’angle, aussi, des enjeux informationnels ; ensuite, l’ouverture théorique et disciplinaire comme condition sine qua none à une telle entreprise, je suggère donc l’intégration des approches critiques de l’information géographique aux critical data studies ; enfin, l’immersion comme posture de recherche, j’esquisse ici les méthodes multi-situées que je mettrai en pratique dans les trois cas d’étude qui suivront. Tout au long de ce chapitre, je souhaite ainsi poser les jalons d’une géographie politique apte à penser l’inégale géonumérisation du Monde.

De la critique socioculturelle au double pouvoir des cartes

2À ce stade de l’ouvrage, une précaution s’impose. Évoquant l’histoire des cartes de la conquête coloniale (chapitre 1) ou les productions cartographiques issues des systèmes d’information géographique (chapitres à venir), mon acception de la cartographie est nécessairement très réductrice puisqu’elle s’inscrit dans une tradition scientifique occidentale qui semble ignorer nombre d’activités qui peuvent être considérées comme « cartographiques », mais qui ne correspondent pas à l’idéal standardisé. Matthew Edney, grand spécialiste de l’histoire de la cartographie et de son épistémologie, suggère ainsi, dans un ouvrage récent Cartography : The Ideal and Its History (2019), que la recherche sur la cartographie est subtilement dévoyée par un ensemble de préconceptions qui forment une sorte d’idéal. Cet « idéal cartographique » serait, selon lui, un système culturel de croyances omniprésent et masqué qui considère qu’il existe une catégorie sans équivoque d’objets appelés « cartes », tous du même type. Quelles que soient leurs formes et leurs fonctions, ces objets peuvent être décrits avec le même vocabulaire et évalués selon les mêmes standards. La diversité des cartes est ramenée à une fonction unique de représentation de réalités spatiales, tout ce qui s’en éloigne étant écarté de l’appellation officielle de « carte ». Edney démontre alors que même la critique socioculturelle, si elle va dans le bon sens, reste victime de certaines des préconceptions liées à l’idéal cartographique et rate certains objets (proches, mais différents de la carte conventionnelle). Ma volonté d’ouverture (notamment disciplinaire) me conduit à essayer d’élargir mon champ d’observation¹, mais j’ai conscience d’enfermer mon objet dans un cadre encore trop restrictif. Cependant, il présente, a minima, l’intérêt de bien cerner le périmètre de mes travaux. C’est donc sur cette base que je propose ici de revenir sur les études fondatrices de la cartographie critique en prêtant une attention particulière à la figure tutélaire de Brian J. Harley. Il ne s’agit pas de dresser un historique exhaustif d’un champ de recherche foisonnant, mais bien ici de se focaliser sur la façon dont les blancs des cartes ont pu ou non alimenter ces réflexions. Le prolongement de ces premiers travaux autour des Systèmes d’information géographique (SIG) critiques est ensuite évoqué pour tenter d’envisager les effets provoqués par le tournant numérique et le géoweb en particulier. Plus que d’un effet de rupture, j’insisterai ici sur une continuité forte : l’importance que les promoteurs des systèmes étudiés accordent à l’objectivité (qu’elle soit cartographique hier, algorithmique aujourd’hui) qui conduit à une même volonté d’effacement de l’individu.

Communication, transformation, visualisation et critique : quatre paradigmes clés des travaux contemporains sur la cartographie

3La question de la production et de l’usage des cartes dans nos sociétés contemporaines connaît un regain d’intérêt. Que l’on considère le succès éditorial des atlas, la dissémination des technologies de géolocalisation, la profusion des géovisualisations, ou encore le développement de la cartographie participative ou contributive, les pratiques de cartographie se font aujourd’hui de plus en plus présentes. Ceci étant, les processus de mise en carte n’en sont pas moins anciens et la cartographie comme objet de recherche s’inscrit dans une longue tradition disciplinaire. Cette dernière connaît depuis plus d’un demi-siècle des évolutions majeures : plusieurs paradigmes se sont ainsi succédé, complétés ou concurrencés au fil du temps, contribuant à la révision des théories, des principes, des normes et des standards. On peut, a minima, identifier quatre paradigmes majeurs qui ont influencé le domaine² : la communication cartographique, la cartographie analytique, la visualisation cartographique et la critique socioculturelle. Le double tournant numérique — informatisation puis webification impactant à la fois la production des cartes et leurs usages — a influencé l’évolution de ces approches tout en s’en servant pour penser à nouveaux frais les enjeux actuels de la géonumérisation du Monde. Je reviens donc rapidement sur ces paradigmes à la fois pour clarifier les origines des ancrages théoriques qui seront mobilisés ultérieurement et pour identifier la place accordée (ou non) aux blancs des cartes dans ces réflexions.

Paradigme de la communication cartographique

4Dans son ouvrage de référence, L’empire des cartes, Christian Jacob, comme bien d’autres auteurs avant lui³, inscrit la carte dans le processus communicationnel : « Une carte se définit peut-être moins par des traits formels que par les conditions particulières de sa production et de sa réception, par son statut d’artefact et de médiation dans un processus de communication sociale »⁴. En conférant à la carte le statut d’intermédiaire entre l’émission et la réception de l’information, il ancre son propos dans la perspective proposée par Shannon en 1948 avec son Map Communication Model (MCM). Ce modèle avait alors pour but explicite de quantifier la probabilité de transmission du message et de réduire le « bruit » venant perturber la transmission de l’information. Le géographe tchèque Koláčný installera durablement ce modèle comme référence pour penser la communication par les cartes tout au long des années 1970. Le modèle de Koláčný complexifie alors le schéma initial de Shannon en démultipliant les sous-processus de communication aussi bien au niveau de l’encodage de l’information par le cartographe que du décodage par le récepteur. La nomination de Koláčný comme responsable du groupe de travail sur l’information cartographique au sein de la puissante société savante américaine International Cartographic Association a participé, sans aucun doute, à asseoir ce modèle dans une position dominante comme paradigme de la communication cartographique jusque dans les années 1980⁵. Le modèle de Koláčný, fondé sur le MCM, repose sur quatre postulats : il existe une séparation nette entre le cartographe et l’utilisateur de la carte ; la carte sert d’intermédiaire entre les deux ; la carte communique des informations du cartographe à destination de l’utilisateur ; les paramètres cognitifs et psychophysiques déterminent les capacités de l’utilisateur à comprendre, apprendre et mémoriser l’information communiquée par la carte. Le blanc des cartes est ici un impensé : le modèle analyse le cheminement de l’encodeur au décodeur de l’information, pas son absence, et toute perte entre ces deux étapes est jugée comme un biais à corriger.

5À partir des années 1980, ce modèle dominant fut l’objet de vives critiques. Par exemple, les angles morts de cette trame analytique qui fait l’impasse sur le caractère social et collectif de la communication sont dénoncés⁶ : la carte n’est pas seulement un outil visant à transmettre une information, elle fait également appel aux affects et à la conscience collective. Le développement des SIG pendant les années 1980 fait évoluer les analyses communicationnelles qui sont peu à peu délaissées au profit de nouvelles approches qui s’éloignent alors des dérives béhavioristes du MCM. Parmi ces courants de recherche, un programme alternatif s’écarte des discours sur l’efficience de la carte pour s’intéresser davantage aux procédures de transformation des données cartographiques.

Paradigme de la cartographie analytique

6Le paradigme de la cartographie analytique, émergeant dans les années 1970, se concentre alors spécifiquement sur les transformations de l’information inhérentes à la cartographie. Contrairement au paradigme de la communication, l’attention est moins portée sur le produit cartographique et sur les acteurs, et plus sur les procédures de traitement des données géographiques. Dit autrement, l’objectif est de développer et d’intégrer les théories de l’analyse quantitative et de la visualisation analytique de données au monde de la cartographie⁷. Initiées par le géographe et cartographe américano-suisse Walter Tobler (1930-2018), considéré comme un pionnier de la cartographie assistée par ordinateur, les transformations cartographiques sont devenues un axe de recherche aujourd’hui encore très actif⁸. Mondialement reconnu pour sa célèbre « première loi de la géographie », Tobler est aussi l’inventeur de plusieurs modèles d’anamorphose, ces cartogrammes pour lesquels une variable thématique, comme la population ou le produit intérieur brut, remplace la surface des territoires représentés. L’importance de l’intégration de la dimension temporelle est également au cœur des travaux qui s’inscrivent dans ce paradigme, de même que la question de la cartographie des flux et des mouvements⁹. Les méthodes mises en œuvre sont multiples et reposent sur des corpus de données structurés selon différents types de matrices : matrice d’information géographique, matrice de positions, matrice de flux ou d’interactions spatiales, matrices de distances, etc. Les blancs des cartes peuvent alors provenir de cases dont la « valeur est apparemment égales à 0 »¹⁰ dans ces tableaux de données, mais dont Françoise Bahoken rappelle qu’elles peuvent traduire des cas de figure bien différents¹¹. Les possibilités d’interactivité et de dynamisme offertes aujourd’hui par le géoweb conduisent à une reprise voire à la redécouverte de ces travaux : les géovisualisations sur les effets des transports sur l’espace géographique en sont un bon exemple¹². L’espace-temps mondial cartographié repose sur l’utilisation de la troisième dimension, pour figurer l’espace (sous forme de cônes) et les réseaux (sous forme de lignes). Les espaces vides de données sont alors souvent masqués sous des traitements mathématiques, qui, par des jeux d’interpolation, produisent des représentations continues des phénomènes étudiés.

Paradigme de la visualisation cartographique

7Le paradigme ultérieur de la visualisation cartographique a bénéficié de l’impact d’une des évolutions rapides d’un domaine connexe : l’infographie. Le développement de moyens informatiques permettant de transmettre les résultats scientifiques de manière aussi claire que possible a conduit à la conception de techniques et de théories de visualisation scientifique. Ne se limitant pas à la restitution de résultats, mais favorisant aussi l’utilisation d’interfaces pour la fouille de grand volume de données, pour explorer des corpus multidimensionnels ou encore pour tester des scénarios prospectifs, la visualisation cartographique a vu émerger des travaux multiples à l’intersection de la pensée visuelle et de la communication visuelle. À titre d’exemple, MacEachren (1994) a introduit le « cube de la cartographie » ou « (cartography) » qui permet de positionner la cartographie selon trois dimensions : (a) les niveaux d’interaction entre l’usager et la carte, (b) la variabilité de la carte dans la présentation d’informations connues et/ou la révélation de perspectives inconnues et (c) le contexte de visualisation (privé ou public). Ce cadre, adapté ou non, a servi à de nombreuses évaluations¹³. L’exposition la plus efficace de la cartographie serait alors celle où la visualisation est optimisée dans le coin du cube où l’interaction entre l’usager et la carte est la plus élevée, où la lecture de la carte se fait en privé, et où la carte est utilisée pour la révélation d’inconnues. Ces travaux ont notamment permis de souligner que la distinction entre les cartes dites « de présentation » et celles dites « d’exploration » est artificielle. Peterson affirme ainsi que toute personne qui utilise une carte s’engage dans un processus de visualisation cartographique qui, par nature, est exploratoire et analytique : toutes les cartes sont utilisées pour l’analyse, même celles qui sont censées être faites pour la présentation¹⁴. D’importants apports pour l’amélioration des interfaces de visualisation, le renforcement de l’interactivité dans l’affichage des données, l’optimisation de la manipulation graphique de gros volumes de données ou encore l’intégration de la dimension temporelle dans les rendus ont participé au développement de ce domaine, encore très actif. Mais, une fois de plus, l’accent mis, par certains travaux, sur l’objectivité des visualisations scientifiques a pu conduire à certaines approches plutôt mécanistes de la représentation. Le blanc des cartes n’est alors pas étudié, réduit le plus souvent à un peu glorieux « NC », « NA », « N/A » ou encore « NULL » qui vient rappeler timidement l’absence de données, sans plus de détail.

Paradigme de la critique socio-culturelle

8Enfin, le dernier paradigme a apporté une critique socio-culturelle à l’étude de la cartographie. Influencée par le constructivisme et le post-modernisme, cette approche remet en cause l’objectivité et l’apparente rationalité de la méthodologie scientifique qui présentent l’activité cartographique comme un moyen de fournir des objets de référence impartiaux, dans le cadre de la philosophie scientifique du positivisme¹⁵ logique. Le post-modernisme qui caractérise les travaux des précurseurs du domaine remet en question cette confiance : la logique et la raison sont alors considérées comme des artefacts historiques, subjectifs et toutes les cartes sont reconnues comme ne représentant qu’un point de vue privilégié qui mérite d’être étudié. Le développement de ce paradigme a donné lieu à de nombreuses recherches sur le rôle des cartes, leurs fonctions et leurs usages. Le propos est parfois incisif et sans nuance, au risque d’être excessif : Denis Wood, par exemple, soutient l’idée que les cartes sont toutes délibérément produites pour induire en erreur et que, ce faisant, elles n’existent principalement que pour exercer un pouvoir¹⁶. Les cartes sont dès lors perçues avant tout comme des instruments de l’État-nation pour faire la guerre, pour évaluer les taxes et pour exploiter les ressources stratégiques. Mainmise des dominants, les cartes ne chercheraient qu’à maintenir le statu quo sociétal, à stabiliser les structures de pouvoir ou à étendre leurs influences. Selon Wood, la cartographie est « principalement une forme de discours politique concerné par l’acquisition et le maintien du pouvoir¹⁷ ». L’universalité supposée de certains types de représentation cartographique n’a ainsi rien d’évident. Les formes que prend la cartographie varient suivant les cultures, les époques, les milieux sociaux, et elles résultent de choix plus ou moins explicites. C’est ce que tente de démontrer la cartographie critique, ce courant de recherche dont l’origine est bien difficile à déterminer avec certitude.

Des critiques socio-culturelles tous azimuts à la figure tutélaire de John Brian Harley

Une convergence de réflexions critiques

9L’objectivité des cartes a donc été remise en question par de nombreux travaux, ouvrant le débat sur leur manipulation, leur instrumentalisation, ou encore sur la subjectivité des cartographes ou de leurs commanditaires. La géographie, mais aussi l’histoire, l’anthropologie ou la sociologie, s’intéresse depuis plusieurs décennies aux usages sociaux des outils, du langage et des représentations cartographiques. Si ces approches semblent avoir convergé dans les années 1980-1990, autour de ce que les géographes anglophones ont appelé la « cartographie critique », de nombreux travaux antérieurs avaient déjà mis en évidence l’importance de l’analyse des contextes socio-politiques et des processus sociaux par lesquels les cartes sont produites et mobilisées, ainsi que les intérêts, souvent implicites, qui se cachent derrière ces cartes. Sans chercher à reconstituer un récit fondateur du domaine, là n’est pas l’objet de ce chapitre, quelques-unes des initiatives qui ont ouvert la voie doivent tout de même être rappelées. Ainsi, dès le premier volume de Geographisches Jahrbuch créé comme un manuel de référence par l’école allemande de géographie, August Heinrich Petermann (1822-1878), pourtant fervent défenseur de la cartographie scientifique et producteur lui-même de nombreuses cartes notamment pour les trois premières éditions de l’Atlas Stieler¹⁸, avait évoqué subrepticement les limites de son exercice de prédilection. Il exprime ainsi sa réserve au détour de sa note méthodologique : « l’information de toutes nos cartes est absolument relative¹⁹ ». Plus tard en 1908, Max Eckert est sans doute l’un des premiers à avoir tenté une critique plus frontale et englobante de la cartographie dans son article intitulé On the Nature of Maps and Map Logic publié dans le bulletin de la société de géographie américaine. Il y suggère alors que la formalisation de la cartographie en tant que science est nécessaire pour contrer les partialités inhérentes à son processus de production²⁰. Citant les travaux du mathématicien français Nicolas Auguste Tissot (1824-1907) et du géodésiste allemand Ernst Hermann Heinrich von Hammer sur les projections cartographiques, ou encore de Karl Peucker (1859-1940) sur la cartographie du relief, il démontre comment, bien avant que la cartographie critique ne devienne un domaine de recherche, la critique de la carte est inhérente à la constitution de la cartographie comme discipline scientifique. En 1950, Robert Voskuil va plus loin en soulignant que les cartographes ont toujours reconnu les enjeux de pouvoir associés à leur pratique. Les importants débouchés dans les administrations publiques (locales comme nationales) témoignent selon lui des relations étroites et sans ambivalence entre production cartographique et gouvernement des territoires²¹. L’impact d’acteur clé comme Arthur Robinson, chef de la division cartographique de l’Office of Strategic Services aux États-Unis de 1941 à 2006, a d’ailleurs été abondamment discuté²², notamment son lien avec la recherche, son souhait d’inclure l’utilisateur de la carte dans la formalisation des procédures de conception, mais aussi sa vision positiviste de la carte comme représentation fidèle de la réalité. Cherchant à autonomiser la cartographie de la géographie, il ne cessera de vouloir éliminer de la conception des cartes les choix arbitraires ou fondés sur une considération esthétique, qu’il nomme sur un ton pédant « le caprice et la fantaisie²³ » en s’appuyant sur les théories de la communication et des sciences cognitives. La remise en cause de la cartographie robinsonienne, tant par sa position institutionnelle que par sa conception de la cartographie ou par sa volonté d’autonomisation de la géographie a été vivement discutée dès les années 1950²⁴ ; elle l’est encore aujourd’hui²⁵.

10Dans son ouvrage Explanation in Geography, démonstration magistrale de la pensée géographique parue en 1969, David Harvey écrivait : « L’utilisation de la carte, comme l’utilisation de tout type de modèle, pose un certain nombre de problèmes concernant l’inférence et le contrôle. Il est donc temps que ces questions méthodologiques soient discutées de manière explicite et complète²⁶. » Il suggère que des cartographies alternatives émergent pour que les recherches en cartographie critique dépassent la critique et deviennent force de (contre-)propositions. Et, de fait, d’autres auteurs ont mis en acte leur approche critique de la cartographie en cherchant à retourner le pouvoir des cartes, c’est-à-dire à rendre visible ce qui était, jusque-là, masqué. En cartographiant les bombardements états-uniens sur les digues vietnamiennes, Yves Lacoste a, par exemple, mis en évidence la stratégie des États-Unis durant la guerre du Vietnam. La carte apparaît bien comme un outil d’analyse, révélateur de stratégies d’acteurs.

La carte, peut-être le référent central de la géographie, est, et a été, fondamentalement, un instrument de pouvoir. Une carte est une abstraction de la réalité concrète qui a été conçue et motivée par des préoccupations pratiques (politiques et militaires) ; c’est une façon de représenter l’espace qui facilite sa domination et son contrôle. Cartographier, c’est donc définir formellement l’espace selon les lignes établies dans le cadre d’une expérience épistémologique particulière ; c’est transposer un élément peu connu de la réalité concrète en une abstraction qui sert les intérêts pratiques de la machine étatique ; c’est une opération fastidieuse et coûteuse faite pour et par l’État. Yves Lacoste (1973). An illustration of geographical warfare : bombing of the dikes on the red river, north Vietnam, Antipode 5(2), p. 1.

11À la même époque, la controverse autour de la projection de Mercator, dont on a rappelé les biais au premier chapitre, est portée par l’historien Arno Peters. Inspiré par le travail réalisé par l’Écossais James Gall en 1855, il propose en 1974 la projection dite « de Gall Peters ». En restituant la surface réelle de chaque pays, au détriment des angles et des surfaces, cette projection devient l’emblème des combats décolonialistes, car elle donne à voir de manière bien différente la place qu’occupe l’Afrique ou l’Amérique du Sud dans le Monde. Avant eux, le géographe américain William Bunge avait publié, quatre ans après la révolte de la communauté noire de Detroit de 1967, Fitzgerald, un ouvrage où il analyse à partir d’un matériel iconographique varié les transformations brutales des rapports sociaux et spatiaux. La carte est là aussi au service d’un argumentaire qui permet de dévoiler d’autres réalités territoriales. Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz explorent ces géographies engagées dans leur récent ouvrage Cartographie radicale, explorations (2021). Les multiples exemples qu’ils rassemblent ne permettent pas d’identifier une origine commune et unique à ces initiatives : c’est d’ailleurs de leur foisonnement et de leur pluralité que ces approches critiques tirent leur puissance émancipatrice.

12La cartographie critique est donc moins une révolution qu’une évolution qui a conduit de manière progressive à la convergence de réflexions, jusque-là éparses, sur l’importance de la dénaturalisation des cartes. Les travaux de Brian John Harley apparaissent alors moins comme la source originelle que comme une référence pivot qui aujourd’hui encore sert de fondements théoriques et méthodologiques aux approches critiques de l’information géographique.

La figure tutélaire de John Brian Harley face aux blancs des cartes

13Géographe, cartographe, et historien, John Brian Harley (1932 — 1991) a débuté son parcours académique à l’université de Birmingham où il a fait sa thèse sur la géographie historique du Warwickshire médiéval. Sa carrière s’est brutalement achevée en 1991, victime d’une crise cardiaque alors qu’il se rendait à son bureau de l’université du Wisconsin où il s’apprêtait à rejoindre son collègue David Woodward avec qui il coordonnait History of Cartography, un projet éditorial monumental qui, en six volumes encyclopédiques encore en cours de publication, traite les cartes comme des artefacts culturels créés de la préhistoire au xx^e siècle. Dans les années 1970, il consacre une part importante de ses travaux à l’histoire de l’Ordnance Survey avant de s’intéresser davantage aux enjeux sociopolitiques et d’amorcer une réflexion critique sur la fabrique et l’usage des cartes. En 1990, il pointait ainsi une « crise de la représentation » qu’il identifiait comme liée à l’absence de dimension sociale dans la théorie cartographique et à la négation des enjeux sociaux contenus dans les cartes. Au commencement des transformations des techniques de représentation liées aux nouvelles technologies, il en appelait à la cartographie comme vecteur de connaissances géographiques démocratiques et humanistes en cherchant à s’extraire du récit moderniste et évolutionniste pour mieux intégrer les enjeux politiques et sociaux du domaine. Soulignant le rôle de médiation que jouent les cartes entre une image mentale du monde et le monde, Harley s’appuie sur les théories de Michel Foucault à propos des liens entre savoirs et pouvoirs. Il montre alors que les cartes, loin de représenter la réalité, transmettent un discours politique. Si une analyse fine des conditions de production conduit à nuancer cette thèse, elle a cependant marqué l’historiographie, incitant à réfléchir aux usages de la carte. Progressivement, c’est tout un champ d’études qui voit le jour, touchant à toutes les périodes de l’histoire²⁷.

14Dans le texte où figure l’emphase de ce chapitre, Harley prend pour exemple le plan des villes de Londres et de Westminster établi par John Rocque en 1755 : celui-ci montre la zone bâtie à l’ouest de la ville de Londres et les nouveaux aménagements de Bloomsbury tout en faisant l’impasse sur les quartiers situés au nord de Covent Garden et autour de Broad Street et de St Giles qui étaient alors en train de se transformer en bidonvilles. Le cartographe produit ainsi « une vue idéalisée de la ville qui souligne la ruralité raffinée des places principales, mais n’évoque pas la misère urbaine²⁸ ». Un peu plus loin, dans ce même texte, il évoque le cas des cartes des conquêtes coloniales des Amériques, emblématiques de ces silences cartographiques qui n’ont rien d’oublis naïfs : ces cartes « en tant que type de connaissance impersonnelle, ont tendance à “désocialiser” le territoire qu’elles représentent²⁹ ». Harley conclut ainsi sa réflexion sur les blancs des cartes : « Les silences des cartes — qui reflètent de plus en plus souvent les stéréotypes culturels — viennent ainsi entériner les prophéties auto-réalisatrices de la géographie du pouvoir³⁰. » Comme pour les silences cartographiques, il n’aura de cesse de distinguer intentionnalité et performativité qui constituent, selon lui, le double pouvoir des cartes.

Le double pouvoir des cartes

15Deconstructing the Map est le texte de référence de Harley publié en 1989, non sans difficulté³¹, dans la revue Cartographica et repris, depuis, dans plusieurs anthologies³². Il y invite les sciences sociales à « pénétrer sous la surface des cartes pour dévoiler leurs intentions cachées, leurs silences et leurs secrets³³ ». Rejetant les oppositions binaires objectif versus subjectif, et scientifique versus idéologique jusqu’alors dominantes en cartographie, Harley cherche ici à situer les cartes comme des documents sociaux qui doivent être compris dans leurs contextes historiques. Il propose, alors, de concevoir les cartes non comme des miroirs de la nature, mais plutôt comme des textes culturels dont la rhétorique peut être analysée en s’inspirant des déconstructions proposées par Jacques Derrida³⁴ et en y associant les écrits de Michel Foucault³⁵ sur les relations entre savoir et pouvoir. Cette approche critique de la cartographie s’articule en trois points principaux : d’abord, un décryptage historique des règles techniques, scientifiques et culturelles de la cartographie ; ensuite, une lecture des cartes comme des textes culturels permettant d’envisager leur déconstruction et enfin, une théorisation, d’une part, du pouvoir exercé sur ou avec les cartes (« pouvoir externe » des cartes), autrement dit, la place occupée par les cartes dans un système de pouvoir ; d’autre part, du pouvoir des cartes elles-mêmes (« pouvoir interne »), en d’autres termes, les effets politiques produits par celles-ci. En prenant de la distance à l’égard des approches fonctionnalistes et en privilégiant leur portée cognitive, la cartographie critique cherche donc à repenser les cartes comme des formes de savoir socialement construit, subjectif et idéologique³⁶. La capacité d’enrôlement de la carte, plus que du cartographe, doit en effet être interrogée, car elle enfermerait ses usagers dans une attitude passive qui relèverait « une forme d’obéissance civique³⁷ ». Comme pour les statistiques, la carte fait exister physiquement — par l’usage de métrologies plus ou moins complexes et plus ou moins opaques — des réalités culturelles et sociopolitiques qui, par définition, sont abstraites — elle les « présentifie³⁸ ». Cet effet de projection de la carte peut aller jusqu’à engendrer des composantes voire des valeurs identitaires qui participent à la personnification des lieux, en générant des prosopopées³⁹.

16Dans la continuité d’Harley, la cartographie critique affirme que le texte est une meilleure métaphore pour les cartes que le « miroir de la nature », car les cartes, tout comme les textes, sont des constructions employant un système de signes conventionnels tributaire d’un alphabet arbitraire influencé par le contexte social et politique⁴⁰. Les blancs ne sont alors pas nécessairement des oublis, mais des caractéristiques du monde que le cartographe omet, car elles ne correspondent pas à l’objectif de son discours. Si la carte est à l’image d’un texte culturel, sa déconstruction doit permettre d’en analyser la rhétorique.

Les étapes de la confection d’une carte — sélection, omission, simplification, classification, création de hiérarchies et “symbolisation” — sont toutes foncièrement rhétoriques. Dans leurs intentions et dans leurs applications, elles traduisent des finalités humaines subjectives et non les seuls mécanismes de quelque loi fondamentale de généralisation cartographique. De fait, la liberté de manœuvre rhétorique est considérable dans la cartographie : comme dans tout autre texte, le cartographe omet tout simplement les caractéristiques du monde qui sont étrangères à la finalité du discours immédiat. John Brian Harley, Deconstructing the map, Cartographica : The International Journal for Geographic Information and Geovisualization, 26/2, 1989, p. 26.

17La clé du pouvoir interne est donc le processus cartographique c’est-à-dire les modalités de façonnements de la carte : les procédures de compilation, de sélection, de catégorisation de l’information puis leur généralisation, leurs règles d’abstraction, de hiérarchisation et finalement leur option de représentation. C’est l’ensemble de ces opérations à la base du geste cartographique qui permet d’ordonner, de discipliner et de normaliser le Monde. Car les cartes et les chiffres ne se contentent pas de décrire la réalité, ils la transforment, la produisent, la détruisent parfois. Les sciences sociales insistent sur les transformations opérées par les statistiques ou la cartographie sur les réalités qu’elles étudient. Si dans le domaine de la statistique, les travaux fondateurs d’Alain Desrosières⁴¹ ont mis en exergue les enjeux politiques de la construction des statistiques publiques, de nombreuses autres recherches ont insisté davantage sur leur caractère performatif. Quelques exemples permettent de cerner les questions qui agitent ce champ de recherche sans prétendre à une quelconque exhaustivité. Par exemple, dans The Looping effect of human kinds, Ian Hacking (1994) analyse la manière dont les individus sont affectés par les classifications dont ils font l’objet, c’est ce qu’il appelle l’effet de retour des catégorisations⁴². En 2000, Lorraine Daston s’interroge à son tour sur l’effet de vérité des statistiques dans un court texte intitulé Why statistics tend not only to describ the world but to change it⁴³. Quelques années après, la même question est abordée du point de vue économique par Donald MacKenzie, Fabian Muniesa et Lucia Sue dans Do Economists Make Markets ? On the Performativity of Economics. Plus récemment, Isabelle Bruno et Emmanuel Didier ont livré une analyse sans concession du benchmarking, cette stratégie inventée par la firme américaine Xerox pour comparer et de hiérarchiser quantitativement ses objectifs managériaux, et désormais pleinement intégrée aux logiques gestionnaires de l’administration et des services publics français. Dans Benchmarking, l’État sous pression statistique, ils décrivent par le menu comment cet instrument conduit à une course effrénée aux chiffres et à la performance dans la police, à l’hôpital ou encore à l’université⁴⁴. Une abondante bibliographie et une grande diversité d’exemples sont aussi fournies par Olivier Martin dans son livre L’empire des chiffres. Au chapitre 9, il dresse un bilan des raisons qui poussent à quantifier : connaître, gouverner, se coordonner, établir la confiance… En participant à une forme d’objectivation fantasmée du monde social, la dimension éminemment politique de la quantification y est alors soulignée⁴⁵. Bien que déconnectées de ses travaux qu’elles citent peu, les recherches qui se revendiquent de la cartographie critique ont elles aussi développé une somme de travaux pour mettre en lumière la performativité des cartes. La carte y apparaît alors comme une puissance d’objectivation qui porte et produit des « schèmes organisateurs de la pensée et de la connaissance⁴⁶ ». En poussant à l’extrême, on pourrait alors reprendre les mots de Soneneberg : « Il en a toujours été ainsi pour les cartographes : depuis leurs premières griffures sur la paroi de la grotte pour montrer les schémas de migration des troupeaux, ils ont tracé des lignes et vécu à l’intérieur de celles-ci…⁴⁷. »

18Si la publication de l’article de John Brian Harley a eu une influence majeure sur les réflexions relatives au « pouvoir des cartes » jusqu’à devenir une sorte de totem⁴⁸ des chercheurs se revendiquant des approches critiques de la cartographie, les critiques de la critique ont aussi été nombreuses comme en témoigne le numéro spécial de la revue Cartographica publié en 2015 à l’occasion des 25 ans de sa sortie. Une lecture superficielle des auteurs de la French Theory, en particulier de Foucault et Derrida, est ainsi régulièrement reprochée à Harley, considérant qu’une remobilisation mieux travaillée de ces travaux aurait pu conduire à une critique plus radicale⁴⁹. Autre figure de la cartographie critique, Jeremy Crampton utilise lui aussi les travaux de Foucault mobilisant une approche du pouvoir moins monolithique, plus diffus que ce qui semble être la position de Harley. Il souligne que la conception du pouvoir de Foucault est plus subtile et met l’accent sur la politique de la connaissance. Au-delà des hiérarchies de classe, il observe comment les cartes contribuent à diffuser horizontalement le pouvoir de manière très différenciée et fragmentée. Dans la lignée de Foucault, Crampton s’intéresse aux effets répressifs du pouvoir, mais également à la possibilité de les dépasser et de résister⁵⁰. Denis Wood a lui aussi pointé les lacunes théoriques et méthodologiques des propositions de Harley et souligné sa prise en compte quelque peu restrictive des influences sociopolitiques. En effet, bien qu’Harley souligne l’importance des facteurs sociaux sur la cartographie, il la conçoit toujours en lien avec la représentation d’un monde réel. Au contraire, Wood affirme que la cartographie est un discours qui s’inscrit toujours dans des circonstances et des structures sociales particulières⁵¹. Ces critiques sont apparues en même temps que la transition numérique transformait profondément les pratiques. Même si Harley est méfiant face au développement de la géographie numérique et considère que les méthodes assistées par ordinateur de la fin des années 1980 « rendent la rhétorique scientiste des cartographes encore plus marquée⁵² », il décédera trop tôt pour les étudier. Mais, d’autres prendront le relais. Au milieu des années 1990, les approches critiques trouvent une nouvelle résonance auprès des communautés de chercheurs qui développent les GIScience aux États-Unis. L’émergence d’un courant de recherche autour des SIG critiques est alors marquée par la montée en puissance des questionnements sur les implications sociales de ces technologies.

Des SIG aux petites cartes du web : quand la critique s’empare du tournant géonumérique

GIS is a black box. It has evolved into a commercial success of stunning slickness and seeming universality. According to the popular press, data are fed in and colourful maps come out. And yet, at the very heart of the GIS enterprise, there is an uneasiness about this seeming slickness and universality. Barbara S. Poore (2003). The open black box : the role of the end-user in GIS integration, The Canadian Geographer / Le Géographe canadien, 47(1), p. 66.

SIG critiques : légitimation d’une autre approche critique de la géomatique

19La transition numérique a bouleversé la fabrique des cartes et leurs critiques. Le développement des systèmes d’information géographique s’est ainsi accompagné, tout au long des années 1990, d’intenses débats entre les défenseurs de la géographie numérique et les chercheurs qui portent un regard plus critique sur les mutations technologiques en cours. Des revues comme Progress in Human Geography, The Professional Geographer ou encore Political Geography multiplient alors la publication d’articles, de notes ou de commentaires. Les principales critiques déplorent que les travaux d’Harley soient ignorés et considèrent les SIG comme un marqueur du réveil du positivisme technocratique⁵³. Ils dénoncent un retour à l’usage militaire de la géographie à travers le rôle joué par les experts SIG, notamment pendant la guerre du Golfe⁵⁴. De leur côté, les praticiens accusent leurs pourfendeurs d’ignorer les perspectives offertes par le numérique en restant calqué sur de vieux schémas d’analyse⁵⁵. Cependant, comme Schuurman l’a bien documenté, un effort de réconciliation a abouti à une certaine reconnaissance de la validité des arguments de chacun⁵⁶. Au cours des années 1990, deux manifestations majeures ont permis d’engager le dialogue entre promoteurs et détracteurs des SIG. En 1993, Michael Goodchild, alors directeur du NCGIA (National Center for Geographic Information and Analysis), est à l’initiative de la conférence de Friday Harbor qui reste aujourd’hui encore comme un évènement marquant des chercheurs qui se revendiquent des critical GIScience. Cette conférence a, en particulier, débouché sur l’identification d’une action de recherche, permettant de mettre à l’agenda de la recherche (et des financeurs) le prolongement des questionnements d’Harley, à l’adresse cette fois des SIG. Elle a également débouché sur la publication, en 1995, d’un ouvrage collectif coordonné par John Pickles : Ground Truth.

20Comme le souligne Stacy Warren⁵⁷, l’histoire du discours critique sur les SIG commence bien souvent avec ce livre devenu, en peu de temps, un incontournable du domaine, car il offre un tour d’horizon des principaux questionnements qui structurent alors les débats académiques : des questions sur les épistémologies positivistes sur lesquelles, supposait-on, le SIG était fondé aux enjeux de l’accès intrinsèquement élitiste et géographiquement inégal au logiciel, au matériel et aux données ; des implications sociales de l’application tous azimuts des SIG à la potentielle invasion implicite de la vie privée opérée par la géolocalisation. Avec le meeting de Friday Harbor, Ground Truth a contribué à légitimer les SIG critiques comme champs de recherche à part entière comme l’explique Michael Curry : « Avant, ceux d’entre nous qui travaillaient sur ce sujet étaient des voix dans le désert ; après, nous faisions partie d’une communauté plus large⁵⁸. »

21Plusieurs travaux de recherche sont donc venus questionner la logique positiviste du SIG⁵⁹, la place des SIG dans la société⁶⁰, les effets de leur organisation et de leur mise en œuvre⁶¹. D’autres ont posé une série de jalons réflexifs autour de l’étude des interactions entre SIG, espaces et sociétés⁶² ou ont proposé l’introduction des techniques géomatiques dans des actions de démocratie participative⁶³. La nature de l’implication des habitants, citoyens, militants… dans des SIG dits « participatifs » a fait alors l’objet de controverses, les SIG pouvant être tantôt perçus comme un levier d’empowerment vers lequel tendre, tantôt dénoncés comme un idéal imposé, une fois de plus, par le Nord sur le Sud comme le relève Xavier Amelot qui souligne l’« illusion participative » des projets réalisés à Madagascar⁶⁴. Au cœur de ces réflexions, l’analyse des processus sociaux, organisationnels, territoriaux ou spatiaux associés au déploiement de la géomatique⁶⁵ occupe une place particulièrement importante. De manière complémentaire, plusieurs travaux francophones se sont intéressés aux usages des représentations spatiales (issues de ces technologies) dans les interactions entre les différents acteurs intervenant sur les territoires, en particulier dans le cadre de démarches participatives⁶⁶. Les évolutions technologiques et organisationnelles ont donné matière à plusieurs thèses, en France, au Québec ou en Suisse, s’attachant à l’exploration de fonctions ou de fonctionnalités nouvelles, telles que les infrastructures de données géographiques, les géoportails, les modélisations 3D ou les applications cartographiques « grand public⁶⁷ ».

22Tous ces travaux ne se revendiquent pas forcément des SIG critiques, mais ils tendent tous à remettre en cause l’idée, issue de la tradition formaliste de la recherche en géomatique, selon laquelle les systèmes d’information géographique seraient une boîte à outils universelle capable d’intégrer tous types de savoirs disciplinaires. Partant de ce constat, dès 1994, Peter Burrough et Andrew Frank considèrent que les principaux problèmes des SIG proviennent de l’inadéquation entre le raisonnement spatial des utilisateurs et celui des systèmes. Ils proposent alors d’ouvrir la boîte noire de l’esprit d’utilisateurs-types dont ils considèrent les opérations mentales en lien avec l’espace comme caractéristiques de diverses catégories de professionnels. Cette proposition de recherche est l’archétype des travaux sur les ontologies spatiales qui vont se développer tout au long des années 2000. Conçues comme une réponse aux problèmes posés par l’intégration des connaissances au sein des systèmes informatiques, les ontologies spatiales apparaissent comme une clé essentielle pour la manipulation automatique de l’information géographique. Entre tour de Babel et esperanto, ce champ de recherche, encore très actif aujourd’hui avec le développement du web sémantique⁶⁸, ambitionne de définir, via des schémas relationnels, l’ensemble des concepts utiles pour modéliser les connaissances dans différents domaines. Si la prise en compte des cultures métier est louable, la démarche de Burrough et Frank est cependant très réductrice : en éliminant de leur étude des utilisateurs non professionnels de l’aménagement du territoire et en identifiant des profils-types, à partir d’une enquête menée auprès d’individus masculins, ils ne vont finalement produire que des modèles de raisonnements spatiaux très spécifiques, mais qu’ils jugent universels. En s’inspirant de critiques féministes de la science telles que Donna Haraway⁶⁹ et Sandra Harding⁷⁰, les géographes féministes dénonçaient pourtant déjà, à la même époque, la construction genrée de la technologie⁷¹ en montrant comment les SIG tendent à imposer « un point de vue statistique, surplombant, désincarné et technocratique, soit le regard du dominant, seul en position de produire la donnée⁷² ». Comme je le signalais sur la base de mes travaux de thèse : « La volonté de produire des concepts partagés et partageables confère à l’approche ontologique une dimension universelle contestable⁷³. » Aussi, je rejoins Barbara Poore lorsqu’elle considère que, si le constat de départ de Burrough et Frank est pertinent, la boîte noire qu’ils cherchent à ouvrir n’est pas la bonne⁷⁴. Plutôt que de vouloir identifier des idéaux-types, Poore propose de s’intéresser aux mondes sociaux dans lesquels les technologies SIG sont utilisées. Dans son article intitulé The open black box : the role of the end-user in GIS integration, elle en appelle à des recherches empiriques qui analysent finement l’environnement socio-politique et les pratiques des utilisateurs trop souvent considérés comme des boîtes noires des recherches qui se concentrent sur le fonctionnement intrinsèque des SIG. Avec le développement du géoweb, cet appel devient un impératif.

Quand le géoweb fait émerger des « petites cartes »

23À partir des années 2000, Internet va profondément transformer la fabrique cartographique contemporaine et les usages des systèmes d’information géographique. Les mutations technologiques et les changements d’usages associés au développement du web facilitent la production et la diffusion des données géographiques et contribuent à renforcer les capacités des non-experts de la géomatique à se réapproprier le pouvoir de cartographier eux-mêmes leur territoire et de diffuser leurs propres représentations. La notion de web geospatial ou géoweb tente alors de capter conceptuellement ces évolutions en cours. Thierry Joliveau la définit comme « l’organisation par l’espace de l’information sur Internet à travers un géoréférencement direct ou indirect sur la surface terrestre⁷⁵ ». Ce mouvement est bien illustré par l’un des slogans de Google diffusé lors du lancement de son service cartographique : « Google Maps = Google in Maps⁷⁶. » L’insertion du « in » n’a rien d’anecdotique, elle traduit la volonté du moteur de recherche inventé par Larry Page et Sergey Brin d’investir la carte pour en faire une interface d’accès à tout type d’information (et pas uniquement de l’information géographique) dès lors que celle-ci est indexée spatialement (« géotaggée » dans le jargon du web 2.0). Ce processus d’indexation spatiale de tout type de contenu informationnel permet d’explorer cartographiquement le monde par le web, mais aussi d’explorer le web par l’espace à partir des technologies mobiles connectées⁷⁷. Son déploiement est rendu possible grâce à l’émergence de nouveaux contenus (information géographique volontaire⁷⁸), de méthodes inédites de collecte (crowdsourcing⁷⁹) ou de combinaison (mashups⁸⁰) de données, de l’apparition de dispositifs géotechnologiques miniaturisés (intégration de GPS dans des téléphones ou des montres) ou encore de nouvelles infrastructures planétaires de données (globe virtuel⁸¹, par exemple) permettant de consulter ou de mettre à jour les données⁸². Ainsi décrites, les « petites cartes du web⁸³ » qui émergent du géoweb embrassent une large variété d’acteurs, d’usages et de dispositifs.

24Celles-ci sont diversement appréciées pouvant être considérées comme des outils de décentralisation du pouvoir politique⁸⁴ voire de démocratisation⁸⁵. Pour beaucoup, elles évoquent une forme de « néogéographie⁸⁶ » qui soutiendrait les activités de non-experts qui découvrent la géographie⁸⁷ et offrirait même une opportunité de participation publique renouvelée⁸⁸, grâce, notamment aux « récits multimédias⁸⁹ » permettant d’associer différents médias contribuant alors à combler le fossé entre qualitatif et quantitatif⁹⁰. Certains auteurs vont jusqu’à affirmer que le géoweb est une « technologie libératoire » ayant le potentiel d’améliorer la gouvernance, d’autonomiser les communautés marginalisées, de défendre les droits de l’Homme, de promouvoir le développement économique et d’étendre les avantages sociaux⁹¹. À l’opposé de ces promesses qui semblent renouer avec certaines utopies technoscientifiques⁹², d’autres approches soulignent l’importance de maintenir un regard critique sur le géoweb qui est d’ailleurs sans doute moins une révolution qu’une réelle évolution technique et économique⁹³. S’il ne faut pas surestimer la radicalité de sa différence avec la géomatique conventionnelle, il ne faut pas non plus sous-estimer les nouvelles applications et les nouveaux marchés qu’elle va susciter et donc les transformations des pratiques et du métier de géomaticien. Aussi, si les enjeux soulevés par la cartographie critique puis les SIG critiques restent d’actualité, ces cadres d’analyse, semblent en partie, dépassés par les innovations sociales et techniques qui touchent les représentations des territoires à l’ère du géoweb. La longue focalisation de la cartographie critique sur l’objet « carte » rend désormais difficile la compréhension d’évolutions complexes, alors même que le numérique dissout cet objet ancien en une série d’artefacts informationnels. La circulation accélérée et la malléabilité renforcée des données numériques nécessitent de penser autrement ces objets. Ainsi, alors que les études de Harley sont centrées sur un décryptage de l’autorité des cartes et de leur caractère surplombant et dominant, désormais les questions d’appropriation sociale des petites cartes du web semblent centrales⁹⁴. Il s’agit alors de replacer l’individu, souvent effacé, au cœur de l’analyse de ces systèmes.

De l’objectivité cartographique à l’objectivité algorithmique : une même volonté d’effacement de l’individu

25Des origines de la cartographie moderne au géoweb qui vient d’être décrit, la carte — qu’elle soit sur un support papier ou numérique — se présente comme une des formes les plus achevées d’approche objective de la réalité, notamment parce qu’elle offre le spectacle d’une libération du point de vue incarné et situé. Elle est d’autant plus apte à symboliser l’objectivité qu’elle réalise l’idéal de la démarche scientifique moderne. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant, comme le notait Harley, que l’histoire de la cartographie ait davantage résisté à la critique du positivisme qui a fleuri dans de nombreuses disciplines voisines dans le sillage des approches critiques post-modernes. Les évolutions récentes du domaine et les discours qui les accompagnent témoignent d’une résistance aux approches critiques encore active et d’une croyance encore très prononcée en l’objectivité des cartes ou des données géographiques. Comme le souligne Henri Desbois, « la remise en cause du positivisme, du postulat d’objectivité, de la pertinence de la transposition du modèle scientifique de la physique à l’étude de la société, sont en porte-à-faux avec le projet de la géographie numérique⁹⁵ ». Je défends l’impérieuse nécessité d’une remise au centre des débats scientifiques des approches critiques, aujourd’hui marginalisées, des modalités contemporaines de fabrique et d’usage des cartes numériques et par là même, d’une remise en cause informée de l’objectivité cartographique devenue avec le tournant numérique objectivité algorithmique.

L’objectivité au cœur de l’idéal cartographique

26Les historiens des sciences Peter Galison et Lorraine Daston ont exploré, dans leur ouvrage remarquablement édité Objectivité⁹⁶, les conditions historiques qui ont amené l’objectivité scientifique à devenir une vertu épistémique fondamentale. À travers leur analyse de l’évolution des atlas des spécimens, en particulier végétaux, minéraux et anatomiques, ils montrent comment cette notion a poussé les scientifiques à ré-écrire et ré-imaginer les manuels qui classent la nature en objets fondamentaux. Car, comme ils l’évoquent dès l’entrée en matière du premier chapitre : « L’objectivité scientifique a une histoire. L’objectivité n’a pas toujours défini la science⁹⁷. » Apparue au milieu du xix^e siècle, elle est devenue en quelques décennies non seulement « une norme scientifique établie, mais aussi un ensemble de pratiques, dont fait partie la fabrication d’images destinées aux atlas scientifiques⁹⁸ ». Ainsi que le relève Henri Desbois, « il n’est d’ailleurs pas exagéré d’affirmer que les grands travaux cartographiques du xviii^e ont joué un rôle dans la formation d’un certain idéal de ce que pouvait être une approche scientifique de la réalité, détachée de toute subjectivité, et indépendante de tout facteur humain⁹⁹ ». On peut, en effet, souligner que les atlas cartographiques ont dès le xviii^e siècle un statut bien spécifique qui, au même titre que les encyclopédies, a contribué à former un certain idéal de scientificité qui préfigure l’idéal d’objectivité.

27La carte de Cassini en est un bon exemple. Première carte topographique établie sur l’ensemble du royaume de France¹⁰⁰, elle est aussi la première production cartographique à s’appuyer sur une triangulation géodésique¹⁰¹ dont l’établissement a pris plus de soixante ans. Une telle entreprise a été administrée par quatre générations de la famille des Cassini tout au long du xviii^e siècle : principalement César-François Cassini (Cassini III) et son fils Jean-Dominique Cassini (Cassini IV). Même si l’usage a consacré l’appellation de « carte de Cassini » c’est d’une œuvre collective dont il s’agit ici tant les sous-traitants (topographes, dessinateurs, graveurs, etc.) ont été nombreux. Mais pour en garantir l’objectivité, on met alors en avant le processus de production, supposé assurer la neutralité de la carte. On la présente comme une représentation indépendante du sujet individuel qui la fabrique. La précision des mesures est garante de l’exactitude de la carte comme l’illustre cette citation de Jean-Dominique Cassini :

On ne peut refuser à la France l’honneur d’avoir opéré une grande réforme dans la géographie, d’en avoir fait même une science toute nouvelle en lui associant la géométrie et l’astronomie d’une manière aussi intime.
Avant cette association, sur quelles bases s’appuyaient les géographes ?
Sur des ouï-dire, sur des souvenirs et des dessins ou des journaux de voyage, rarement d’accord entre eux ; si les récits de voyageurs sont sujets quelquefois à être dictés par la jactance, l’ignorance a parfois aussi tracé leurs itinéraires.
Jean-Dominique Cassini (1810). Mémoire pour servir à l’histoire des sciences, Paris : Bleuet.

28C’est donc bien une éthique scientifique particulière qui s’ébauche ici et qui préconise tant que possible le retrait du jugement individuel, car si cartographier c’est mesurer, le dessin ne devrait être que la traduction graphique des mesures objectives. Comme pour les atlas naturalistes, en cartographie, « être objectif, c’est aspirer à un savoir qui ne garde aucune trace de celui qui sait, un savoir vierge, débarrassé des préjugés et des acquis, des fantasmes et des jugements, des attentes et des efforts¹⁰² ».

Marginalisation des approches critiques et néo-positivisme numérique

29Si la cartographie critique, dont les principes fondateurs ont été rappelés précédemment, a permis de dénoncer les visions positivistes de la mise en cartes du Monde en dénaturalisant le geste cartographique, des relents de positivisme semblent ressurgir avec le tournant numérique. Mickael Goodchild le regrette et note ainsi que les chercheurs qui s’engagent sur la voie des approches critiques des sciences de l’information géographique sont proportionnellement bien moins nombreux aujourd’hui qu’au milieu des années 1990¹⁰³. Une revue de littérature de 2016¹⁰⁴ confirme le faible nombre de publications qui intègre à leur réflexion sur le géoweb une analyse des enjeux sociopolitiques : sur 14013 articles analysés dans des revues internationales de GIScience entre 2005 et 2014, 1190 articles (8,5 %) sont consacrés au géoweb. Sur ce corpus dédié au géoweb, seulement 36 articles (3 %) font référence à des enjeux socio-politiques. Les nouvelles promesses cartographiques associées au big data semblent donc marquées par un retour en force du positivisme ou de ce que certains appellent le « néo-positivisme numérique¹⁰⁵ ». Face au renouvellement des représentations de l’espace permis par le numérique, Michel Lussault craignait, dès 2007, « que l’on ne manque aujourd’hui d’une vigoureuse saisie critique de cette imagerie dont l’omniprésence est désormais avérée, et ce malgré l’existence de travaux remarquables, mais encore trop isolés (Pickles, 1994). Il ne faudrait pas que, sortant peu à peu de leur fascination pour la carte, les géographes tombent dans une autre sidération : celle de l’imagerie numérique des SIG¹⁰⁶ ». Ce néo-positivisme numérique est observé également par Brice Trouillet qui analyse l’usage des technologies de l’information géographique dans la planification spatiale marine et qui considère même que ce retour du positivisme marque en fait une « fausse disparition¹⁰⁷ ».

30De fait, si l’histoire récente de la cartographie est aujourd’hui moins centrée sur le récit de grandes explorations, elle reste encore profondément marquée par les progrès technologiques qui façonnent sa conception et participe, une fois de plus, à un effacement de l’individu. Ainsi, les innovations technologiques et sociales réalisées depuis la Renaissance (relevés topographiques, instruments de mesure, projections cartographiques, imprimerie) renforcées ces dernières années par l’introduction des techniques géomatiques (imagerie satellite, système d’information géographique, système de positionnement GPS, drone…) conduisent à considérer la cartographie comme une discipline scientifique en progression constante. Elle ne serait alors que le produit d’une géographie formelle, une objectivation de l’espace, de ses limites et de ses propriétés. Par l’application de modèles scientifiques normalisés, elle viserait à produire des représentations toujours plus précises de la réalité et donc, un savoir considéré comme neutre. Dans cette perspective, les géovisualisations d’aujourd’hui se doivent d’être comme les cartes d’autrefois : des images objectives du terrain et le data scientist — comme le géomaticien et avant lui le cartographe — semble pouvoir se prévaloir d’une indépendance vis-à-vis de son commanditaire.

L’effacement de la technicité du geste cartographique

31L’incrustation quasi permanente de l’imagerie satellite dans les géo-visualisations est aujourd’hui un des modes dominants de représentation du Monde, d’autant plus difficile à contester qu’il simule, bien plus que la carte, l’ubiquité d’un regard omniscient perpétuellement braqué sur une Terre sans nuage et toujours en plein jour. L’autorité cartographique n’est alors plus affirmée par la mise en avant, de la méthode et de ses fondements mathématiques (comme du temps des Cassini), mais par un effacement progressif de toute intervention humaine (peut-être encore plus marqué que du temps des Cassini). Autant la carte topographique, avec ses grilles, ses chiffres, ses repères géodésiques exhibait l’instrumentation intellectuelle et mathématique qui avait servi à la produire, autant la rhétorique photographique repose sur une autre logique : c’est l’autorité de l’image et non celle du calcul qu’on cherche désormais à mettre en avant. Dans l’habillage même de la carte, on observe un effacement de l’individu pour en renforcer l’objectivité. En effet, le phénomène de dataification, c’est-à-dire de mise en données du Monde tel qu’il a été décrit précédemment à travers notamment la « démonopolisation de la production des données territoriales¹⁰⁸ » qui accompagne de nouvelles géovisualisations, ne signifie pas la disparition de la carte, bien au contraire. Alors que la plupart des premiers logiciels SIG mettaient en avant la console de programmation pour traiter les données alphanumériques et se démarquer des logiciels de Cartographie Assistée par Ordinateur (CAO), limitant la carte à un format « timbre-poste », la place de la carte est aujourd’hui redevenue centrale¹⁰⁹. L’origine technicienne des SIG avait, en effet, profondément marqué leur design : l’appropriation des technologies SIG par les experts du domaine de la mesure (géomètres notamment) avait d’emblée orienté l’ergonomie et la conception des logiciels et des modèles de données. Les SIG dits « bureautiques » associés au développement de la micro-informatique ont progressivement modifié la donne. Ils ont imbriqué une série de fonctionnalités prémâchées dans des environnements graphiques plus conviviaux. Les cartes y ont occupé une place plus centrale, bien que toujours réduite au milieu des menus et autres boîtes à outils. Les interfaces cartographiques du géoweb ont alors amplifié ce mouvement en plongeant l’utilisateur, dès sa connexion, dans un environnement quasi exclusivement spatial où la carte se positionne comme un support pour naviguer dans un univers de données. La simplicité et l’efficacité des globes virtuels, des mashups cartographiques comme des géoportails font de la carte la brique de base des interfaces hommes-machines (IHM) du géoweb. La carte au fil du temps a donc gagné en visibilité, mais aussi en fonctionnalités, traduisant l’appétence des utilisateurs pour son attrait à la fois graphique et interactif. Les nouveaux outils dits « grand public » du géoweb ont ainsi gommé toute technicité et rendu implicites (et donc cachées) toutes les étapes de la production cartographique.

La « communauté » : une autre façon de faire disparaître l’individu-cartographe

32Une autre forme d’effacement de l’individu s’observe dans les productions collaboratives associées au géoweb qui, en ce sens, s’inscrivent bien dans la lignée du régime d’objectivité que Daston et Galisson étudient dans les atlas scientifiques du xix^e siècle. Ce mouvement est double et paradoxal : la fabrique cartographique semble en effet survaloriser l’individu comme collecteur de données et dans le même temps, la patte individuelle est sans cesse effacée, masquée derrière des traitements cartographiques qui anonymisent et/ou agrègent. Le projet OpenStreetMap (OSM) permet d’illustrer ce constat. Souvent présenté comme le « Wikipédia de la cartographie », OSM est construit autour de multiples environnements et projets collaboratifs visant à alimenter et valoriser une base de données géographique mondiale librement éditable et partagée. Les attaques des cartographes patentés ont été fréquentes au milieu des années 2010 contre le contenu jugé hétérogène de ce projet qui agrège les contributions de milliers d’individus-cartographes. Les réponses ne se sont alors pas fait attendre, justifiant la crédibilité du projet en mobilisant des arguments visant à nier la pâte individuelle : la force du projet c’est la force d’un collectif. Les contributeurs qui s’auto-modèrent sont toujours plus nombreux et c’est cette masse collective qui est la garante de l’objectif et de la neutralité du contenu. L’individu est ainsi effacé derrière un pseudo et quand il intervient publiquement, il se fond dans une « intelligence collective » et parle au nom de la « communauté ». Or, cette dernière croît de manière exponentielle : plus de 8 millions de contributeurs affiche ainsi fièrement la page de statistiques du projet¹¹⁰. Pourtant, nombre de travaux ont démontré le caractère inopérant de ces comptages dans les écosystèmes collaboratifs du web 2.0. Ainsi, la règle des 90/9/1 observée par Hill au début des années  1990 dans les discussions électroniques des grandes entreprises¹¹¹ semble toujours d’actualité. Elle est parfois rebaptisée la « longue traîne¹¹² ». Elle permet de nuancer quelque peu les chiffres avancés : dans la majorité des sites alimentés par des communautés virtuelles comme Wikipédia ou OpenStreetMap, les observations démontrent que 90 % des membres sont des observateurs muets qui n’apportent aucune contribution, 9 % des membres sont des contributeurs (très) épisodiques et 1 %, voire moins, des membres sont les auteurs de l’essentiel des contributions. Ces résultats sont confirmés par l’analyse des contributions au projet OpenStreetMap sur l’agglomération bordelaise menée en 2014¹¹³. Sur une zone d’étude qui correspond au rectangle d’emprise des 27 communes de la communauté urbaine, 310 674 contributions — ajouts ou modifications de données — ont été produites par 352 contributeurs différents¹¹⁴. Or, moins de 10 % de ces contributeurs (35 inscrits) produisent plus de 90 % de la base de données géographiques (279 541 contributions) et moins de 1 % des contributeurs (3 inscrits) fournissent plus de 50 % (157 497 contributions) de la base. De plus, parmi les 35 inscrits, plusieurs personnes physiques disposent de deux, voire trois pseudonymes (et donc inscriptions) différents. D’autre part, les techniques de contribution sont extrêmement différentes : le membre le plus actif (mides qui a produit plus de 85583 ways¹¹⁵, sur le secteur étudié) procède ainsi exclusivement par importation massive de données (bâti) existantes dans d’autres bases. L’argument du nombre de contributeurs arpentant le territoire comme symbole de « l’intelligence collective » ou encore de l’auto-modération quand trois contributeurs contrôlent à eux-seuls la moitié de la base de données sur un tel secteur, est donc à relativiser.

33Interrogé individuellement, de nombreux contributeurs adoptent d’ailleurs une posture qu’on pourrait qualifier de positiviste dès lors qu’ils refusent d’interroger les fondements épistémologiques de leur production comme nous l’avons montré dans une autre étude, qualitative cette fois, fondée sur la réalisation d’une enquête et l’organisation de focus group auprès de 300 contributeurs français¹¹⁶. Ainsi, si le périmètre de la base de données peut sembler clair puisqu’il s’agit, selon le slogan du site de « cartographier le monde, rue après rue », nos questions posées lors des focus groups sur ce qui a vocation à être « sur la carte » ont généralement été jugées triviales par les participants. La question des frontières de la carte (en termes d’objets et non d’espace) a bien souvent donné lieu à une réaction qui consistait à nier la nécessité de choisir : « c’est ouvert, on cartographie tout et tout le temps parce que ça bouge¹¹⁷ » ou encore : « on cartographie ce qu’on voit, il n’y a pas à se poser de question¹¹⁸ ». On retrouve ici le fantasme de la carte de l’empire au 1/1 évoqué par Borges ou Lewis Carroll¹¹⁹ et l’idée que la multiplicité et l’hyperactivité des contributeurs permettraient d’éviter les choix personnels (d’objets, de sémiologie, de qualification). In fine, cette orientation participe à un effacement des intentions de l’individu-cartographe.

L’agrégation comme condition de la neutralité des données

34Un autre exemple d’effacement progressif de l’individu est relatif à l’usage exponentiel des traces numériques. Le développement de la géolocalisation dans les objets du quotidien permet en effet aujourd’hui d’accéder à des données géographiques inédites tant au niveau de leur quantité qu’au niveau de leur granularité. Le potentiel heuristique prometteur de ces traces numériques conduit au développement de nombreux travaux qui, par leur exploitation, cherchent à mieux comprendre les mobilités, les pulsations urbaines, les pratiques spatiales des habitants¹²⁰. Si pendant longtemps l’analyse des traces a relevé essentiellement de l’exploitation de dispositifs ad hoc (dataloggers) ou d’applications mobiles pour smartphones¹²¹, désormais de nombreux projets mettent en œuvre des partenariats avec des opérateurs de télécommunication ou développent des protocoles de collecte pour extraire des données du web. Les travaux de Master d’Anaïs Péraud sur la cyclabilité de Bordeaux vue à travers les traces déposées dans la plateforme Strava¹²² par les coursiers¹²³ ou encore la thèse de Mélanie Mondo sur l’appréhension des pratiques spatiales de la ville touristique¹²⁴ qui a notamment exploré les métadonnées du réseau social Instagram¹²⁵, en fournissent de bons exemples. On parle ainsi de citoyens capteurs de l’environnement lorsqu’ils génèrent volontairement des traces ou de citoyens captés lorsque les traces issues de leurs activités sont involontaires. L’individu apparaît donc au cœur de cette nouvelle production de données : il devient la source des géovisualisations qui tentent de saisir autrement la ville en mouvement. Pourtant, le traitement de ces données se fait essentiellement par des approches agrégatives qui rassemblent les traces individuelles et en font émerger des patterns et autres heatmaps. L’engouement pour le big data et les approches de type data driven research survalorisent les logiques inductives d’analyse des données résumées dans cette formule volontairement provocatrice de Chris Anderson : « Avec suffisamment de données, les chiffres parlent d’eux-mêmes¹²⁶. » Avec les quantités de données¹²⁷ désormais disponibles, les hypothèses, les modèles et les tests seraient devenus obsolètes. Le physicien Pablo Jensen a dénoncé les apories de telles approches en expliquant pourquoi « la société ne se laisse pas facilement mettre en équation¹²⁸ ». Pourtant cette résurgence du déterminisme naturel semble à nouveau en plein essor avec le développement de la physique sociale¹²⁹ et des computational social science¹³⁰. S’inspirant de la pensée complexe et de l’analyse de réseaux, les présupposés des modèles et des théories aux fondements de ces recherches sont similaires ; Boris Beaude les formule ainsi : « des lois naturelles organiseraient le monde social comme tout autre monde et la quantité des données disponibles permettrait enfin de faire des sciences sociales¹³¹ ». Le contexte de production des traces numériques est alors éludé au profit d’une exploitation désincarnée, car l’agrégation de données se double d’une réduction de leur qualification. Il en résulte une dissolution du contexte qui court le risque d’un réductionnisme extrême. Le travail de thèse que Mélanie Mondo a mené avec les visiteurs de La Rochelle fournit un bon exemple de la pertinence de la contextualisation géographique pour analyser leurs traces numériques. En s’inspirant des méthodes de médiation des cultural studies¹³² et en particulier des techniques de photo elicitation interview¹³³, elle a proposé à des visiteurs de cette ville littorale, des géovisualisations interactives et dynamiques de leurs traces individuelles et les a invités à s’appuyer sur ce support pour les co-interpréter. La finesse des pratiques spatiales ainsi mise en évidence n’aurait pu être obtenue à partir de traces agrégées. Et pour cause, les techniques d’agrégation passent par des opérations de regroupement, de classement et de simplification qui appauvrissent les corpus. Le passage de données individuelles à des agrégats nécessairement arbitraires peut se faire par des méthodes multiples (spatiales, statistiques, sociales, temporelles, etc.) qui doivent alors être connues pour éviter tout risque de surinterprétation. Pourtant en alimentant le mythe du « détachement¹³⁴ », nombre de plateformes cartographiques du géoweb font preuve d’une certaine opacité en la matière. Ce faisant, elles contribuent, à leur tour, aux tentatives d’effacement de l’individu (ici à la fois celui qui capte ou est capté et celui qui traite les données) au profit d’une objectivité désormais affublée de l’adjectif algorithmique comme pour en marquer encore davantage la neutralité et donc l’autorité.

Quand l’objectivité algorithmique prend le relais

35Avec le développement des plateformes numériques, les discours positivistes sur la supposée objectivité cartographique semblent laisser la place au mythe de l’objectivité algorithmique. La caractérisation des algorithmes comme le résultat de la formalisation d’une procédure qui, une fois implémentée dans un programme informatique, peut être rejouée indéfiniment sans intervention¹³⁵ les inscrit à première vue dans un ethos d’objectivité à la fois mécanique et structurale¹³⁶. Telle que définie par Daston et Galison, l’objectivité mécanique serait le fruit d’un effacement de la subjectivité de l’individu, de son ego, de ses idiosyncrasies stylistiques en substituant un instrument « sans volonté » à l’artisan humain. À titre d’exemple, la photographie est perçue au moment de son invention comme plus objective que la peinture, car elle est tenue pour capable de représenter la nature telle qu’elle est, contrairement à un artiste qui y imprégnera son style, ses affects, ses défauts, etc. Toujours selon les deux historiens des sciences, l’objectivité structurale rejetterait quant à elle le témoignage trompeur des sens et de la variabilité de la perception, en recherchant des structures invariantes. Le mode calculatoire des algorithmes reposerait sur des fondements mathématiques (donc structuraux) sur lesquels il s’effectuerait de manière mécanique, arrivant toujours nécessairement au même résultat déterministe. L’algorithmisation de la décision publique est alors justifiée par la capacité véridictionnelle des algorithmes : la systématicité avec laquelle ils s’exécutent de manière répétée en suivant toujours les mêmes contraintes logiques est devenue l’ultime garantie de leur objectivité.

36Ces arguments font mouche auprès de l’opinion et jusque dans la sphère institutionnelle. Guidée par le principe de l’evidence-based policy (politique publique fondée sur des éléments de preuve) l’action publique¹³⁷ accorde, en effet, une importance majeure aux algorithmes. Ils sont devenus de véritables dispositifs politico-administratifs qui s’insèrent dans un nombre croissant de processus décisionnels¹³⁸. La reproductibilité devient ainsi une propriété cardinale de la fabrique cartographique contemporaine. Elle laisse à penser que les géovisualisations sont directement issues d’un processus algorithmique mécanique, quasiment autonome, qui ne laisserait aucune place à la contingence ou au jugement individuel. Je souhaiterais montrer au contraire que, si le fonctionnement d’un programme de cartographie numérique jouit d’une certaine autonomie, sa conception et son implémentation sont constituées d’une succession d’épreuves sociotechniques traversées par des choix politiques intentionnels qui méritent d’être déconstruits. La compréhension du fonctionnement de ces systèmes est un enjeu fort pour la société dans la mesure où les chercheurs, mais aussi les acteurs publics et privés à différents échelons s’interrogent toujours davantage sur l’impact de ces dispositifs en termes de gouvernance, de gestion territoriale ou encore de spatialités. Chercher à décrypter les contextes de production, d’analyse, de diffusion et d’usages des données géographiques, qui circulent entre les infrastructures numériques peut alors s’envisager en s’appuyant sur les acquis de la cartographie et des SIG critiques, sans sous-estimer les évolutions radicales qui transforment la carte, mais sans pour autant la faire disparaître.

La carte est morte, vive sa critique !

37Les géographies critiques sont construites autour d’une « remise en question des catégories analytiques classiques pour lire le monde, articulées à une volonté de peser sur les évolutions politiques et sociales¹³⁹ ». Mais comment faire quand l’objet même de cette géographie critique remet en question les cadres habituels de lecture du monde ? J’ai évoqué ces évolutions selon des perspectives complémentaires dans plusieurs chapitres rédigés pour des volumes différents de l’Encyclopédie des sciences d’ISTE-Wiley¹⁴⁰. Je reprends ici les grandes lignes de ces chapitres et insiste ensuite sur les enjeux politiques émergents de cette nouvelle donne, en particulier sur l’opacité algorithmique et l’effet boîte noire qui en résulte. Au-delà du titre provocateur de cette section, il ne s’agit pas tant de faire table rase de la cartographie que d’essayer d’être clairvoyant sur ce que le tournant numérique fait aux cartes et à leur critique politique.

Du puzzle cartographique au patchwork de données géographiques

38Le géoweb, dont les grandes lignes viennent d’être décrites, complique l’analyse de la production des représentations de l’espace dans une perspective politique. Les catégories d’analyse de la carte semblent en effet se diluer face à une information géographique qui, tout en étant omniprésente, devient diffuse, malléable et difficile à sérier : entre les globes virtuels, les traces GPS, les bases de données géographiques ou les applications de géolocalisation, la carte semble, pour paraphraser l’expression triviale écrite par Michel Audiard pour Bernard Blier (alias Raoul Volfoni) dans les Tontons flingueurs : « éparpillée par petits bouts, façon puzzle ». Face à ce nouveau puzzle cartographique, une approche critique de l’information géographique doit répondre à deux questions apparemment simples : de quoi parle-t-on ? Qui fait quoi ? Tenter d’y répondre nous conduit alors à préférer l’image du patchwork à celle du puzzle tant la cartographie contemporaine semble relever désormais de l’assemblage de composants hétérogènes.

Couturer le Monde, une nouvelle façon de concevoir les cartes

39Classiquement, la critique politique des cartes identifie le cartographe ou son commanditaire et s’interroge sur ses intentions et ses représentations. Elle analyse ensuite la façon dont ses cartes sont les vecteurs de valeurs et d’idéologies et vont interagir avec d’autres acteurs. Mais à partir du moment où les cartes sont composées sur des systèmes d’information géographique via des couches numériques produites par différents acteurs ne se connaissant pas et ayant travaillé séparément avec des objectifs distincts, on comprend que l’analyse des représentations et intentions dont les cartes sont porteuses est complexifiée : « chaque couche peut embarquer de façon implicite une représentation spécifique, qui aura des effets politiques, indépendamment des intentions de celui ou celle qui fera une carte avec celle-ci¹⁴¹ ». Un exemple simple nous est fourni par les globes virtuels, symbole du géoweb déjà évoqué au chapitre précédent. Les représentations spatiales qui en résultent sont des agrégations d’images satellites, de photographies aériennes et de bases de données d’origines diverses¹⁴². Alors que la cartographie conventionnelle pouvait s’apparenter à l’assemblage lent et progressif d’un puzzle, où des pièces de facture similaire¹⁴³ apparaissent progressivement en fonction de l’état d’avancement de l’exploration des terres ou des arpentages permettant la collecte de données, les globes virtuels et autres géovisualisations contemporaines semblent davantage relever du patchwork, c’est-à-dire, de l’assemblage de tissus cartographiques aux couleurs, formes, et textures très hétérogènes. Là où le puzzle emboîte pour mettre en ordre, le patchwork couture pour faire tenir ensemble. Or, c’est précisément dans l’observation des modalités contemporaines de couturage du Monde que la cartographie critique peut se renouveler : en prêtant attention aux coutures, c’est-à-dire aux modalités d’assemblage, de recouvrement, de montage et d’ajustement, je fais le pari qu’il est possible de mettre en exergue la diversité des pièces qui composent la carte, autrement dit de faire émerger la pluralité des gestes cartographiques qui contribuent à la géonumérisation du Monde. Se focaliser sur les coutures c’est aussi, potentiellement, s’intéresser aux bordures rapiécées que constituent les marges cartographiques et d’où peuvent surgir des blancs.

Malléabilité des données géographiques : qui fait quoi ?

40La numérisation des données géographiques complique, voire rend impossible, la constitution de corpus clairs selon les catégories conventionnelles de l’analyse politique. Tout semble indiquer que nous n’avons plus systématiquement affaire à des cartes stricto sensu dans le cadre de la transition numérique, mais à des objets plus complexes et mouvants. Les données numériques sont en effet devenues malléables, au sens où elles sont facilement modifiables par d’autres personnes que celles qui les ont créées. Associée à cette malléabilité, leur reproductibilité, devenue extrêmement facile à des coûts généralement marginaux, explique que les données puissent avoir des usages multiples. Les catégories fondatrices des recherches en information et communication, celle du producteur et de l’utilisateur, sont alors potentiellement bouleversées. Un nombre croissant d’utilisateurs de données numériques vont les modifier ou les combiner de façon à ce qu’elles correspondent mieux à leurs besoins et devenir à leur tour producteurs de ces données (d’où le mot-valise anglais de produser). « Alors qu’autrefois l’information était généralement produite dans un cadre stabilisé, puis circulait sans trop subir d’altérations, aujourd’hui, ce cadre explose et la circulation devient une des modalités de production de l’information¹⁴⁴. » Les grandes bases de données nationales et mondiales sont donc en partie constituées de données collectées par des individus non affiliés à une institution publique, ce qui leur confère un statut différent des bases conventionnelles, constituées uniquement de données rassemblées par des spécialistes. Certaines de ces bases de données ne sont d’ailleurs plus administrées par des entités publiques, mais par des collectifs qui ont à cœur de faire vivre ces communs numériques au-delà des cadres institutionnels.

41Le projet OpenStreetMap, déjà évoqué précédemment, en fournit un bon exemple. Dans certaines régions du globe, OSM est devenu avec le temps une donnée de référence qui alimente de nombreux fonds de plan cartographique, dont certains institutionnels¹⁴⁵. Pourtant ce système collaboratif, ouvert à toutes et à tous, a longtemps été perçu comme une cartographie d’amateurs. Ce terme, dans sa connotation péjorative, a ainsi pu servir à décrédibiliser le projet en soulignant la diversité des contributeurs et l’hétérogénéité des données qui ne permettraient d’en envisager qu’un usage anecdotique. En face, l’expertise des géomaticiens et la rigueur normée des protocoles de production seraient les seules garantes de la crédibilité des données officielles. Cette dichotomie a été largement mise à mal ces dernières années tant les profils des contributeurs invitent à sortir de cette vision binaire. Ainsi, la communauté OSM ressemble de moins en moins à un petit groupe d’avant-gardistes. Les conférences annuelles State of the Map sont fréquentées aussi bien par des militants que par des professionnels (institutionnels, universitaires, entreprises privées), les deux pouvant aller de pair. L’enquête réalisée en 2016 auprès de 300 contributeurs actifs en France a également permis de mettre en évidence leur profil¹⁴⁶. Loin de constituer un bloc monolithique, les réponses obtenues dressent, tout de même, le « portrait-robot » des contributeurs d’OSM en France. Le profil-type est ainsi celui d’un homme (88 % des répondants), presque quadra (38 ans en moyenne), d’un niveau de qualification élevé (58 % ont au moins un niveau Master) occupant un poste d’ingénieur dans le privé (31 %) ou dans la fonction publique (14 %)¹⁴⁷. Surtout, cette enquête met en évidence que près d’un tiers des participants actifs sont diplômés en géomatique et intègre cette activité dans leur cadre professionnel. « Je travaille pour l’IGN le jour et contribue à OpenStreetMap la nuit », confiait ainsi un contributeur à Rennes¹⁴⁸. La carte d’OpenStreetMap qui s’affiche sous nos yeux n’est donc que la face visible de l’iceberg : elle met en forme une base de données géographiques qui embarque ou hérite de biais politiques implicites venus d’horizons variés qui s’additionnent ou se contredisent.

42En aval, le partage de données sur Internet, lorsqu’il est en accès libre, questionne aussi l’identité du récepteur, potentiellement étendu à toute personne munie d’un moyen d’accès. Le fait que des personnes puissent se saisir de cette information alors même qu’elles n’étaient pas visées par sa mise en forme bouleverse alors en profondeur les analyses de sa réception.

Interopérabilité : de quoi parle-t-on ?

43L’assemblage de pièces cartographiques éparses s’est amplifié ces dernières années par l’effet du développement de l’interopérabilité des systèmes d’information. Fonction informatique de plus en plus présente dans les systèmes de gestion des bases de données géographiques, l’interopérabilité permet, à partir d’une interface, de consulter, visualiser et souvent télécharger des données situées sur d’autres serveurs et créées par d’autres institutions. Fruit d’un long travail de recherche et de négociation pour arriver à définir des standards communs, l’interopérabilité est, en une dizaine d’années, devenue une réalité s’intégrant pleinement dans le quotidien des cartographes et autres géomaticiens. Elle permet, par exemple, à des plateformes web de moissonner¹⁴⁹ des bases distantes, et ainsi d’agréger des données d’origines diverses. Des infrastructures de données géographiques (IDG) locales, régionales, nationales, voire continentales, s’interconnectent ainsi depuis une vingtaine d’années¹⁵⁰, pour offrir des portes d’entrée multiples vers les données géographiques institutionnelles. L’interopérabilité questionne alors les contours de chaque base de données géographiques diffusée dans ces infrastructures, puisque celles-ci peuvent varier en fonction des requêtes formulées par l’usager à son interface de moissonnage.

44Au-delà des infrastructures institutionnelles, le projet collaboratif OpenStreetMap fournit, une nouvelle fois, un bon exemple des effets d’hybridation des données qui résultent des efforts d’interopérabilité de ces dernières années. L’analyse des pratiques de contribution déclarées lors de l’enquête de 2016 permet de souligner que 19 % des enquêtés intègrent OSM dans leur environnement professionnel. De plus, les discours promotionnels autour du projet qui tendent à valoriser le travail de terrain des « fourmis cartographes » arpentant sans cesse le territoire ont été largement nuancés¹⁵¹. Les modes de contribution sont multiples et une bonne part d’entre-elles — 30 % d’après l’enquête de 2016 — se fait à distance par un travail de photo-interprétation : on parle aussi de armchair mapping. Malgré les controverses autour de ces pratiques pouvant être considérées comme problématique dès lors que les relevés de terrain sont secondaires, voire inexistants, cette cartographie à distance s’est considérablement développée sous l’effet de la mise à disposition de services web. Ces derniers ont permis de connecter les outils de saisie d’OSM à des serveurs de données institutionnelles et de mettre ainsi à disposition des orthophotographies plus précises ou actualisées plus fréquemment que l’imagerie Bing de Microsoft habituellement utilisée. Ce fut le cas notamment en 2016 lorsque l’IGN et OSM-France ont signé une convention autorisant les contributeurs d’OpenStreetMap à utiliser les images aériennes de l’IGN (BD ORTHO®). Des services web directement accessibles depuis JOSM¹⁵² et ID¹⁵³ ont ainsi été mis en place pour faciliter l’affichage de cette couverture photographique dans ces éditeurs cartographiques. L’interopérabilité des systèmes d’information permet donc à des cartographes « amateurs » de produire à partir de supports « professionnels » : quel statut attribuer alors au contenu qui en découle ?

Pourquoi prendre au sérieux un objet qui échappe aux géographes ? Enjeux politiques des données géographiques à l’ère de la post-souveraineté cartographique

45Dès lors que l’information géographique se dilue au sein de systèmes d’information, que le géographe n’a plus le monopole de la carte et que la spatialisation des données va bien au-delà ou en-deçà d’approches uniquement centrées sur les territoires, à quoi bon maintenir une attention pour ces artefacts informationnels qui semblent insaisissables ? Pourquoi prendre au sérieux des outils « grand public » qui remettent en cause voire invisibilisent l’expertise cartographique des géographes ? Précisément parce que ces artefacts informationnels ont une dimension politique qui, une fois révélée, peut permettre de souligner des inégalités socio-spatiales. En prolongeant le propos visionnaire de Gilbert Simondon¹⁵⁴, on pourrait ainsi considérer que ces artefacts souffrent d’un manque de reconnaissance dans le monde des significations, et donc d’un manque d’analyses et de connaissances. Dès lors, pour redonner de la consistance aux analyses sur ces technologies diffuses, il me semble justement impératif d’interroger leur dimension politique, de redonner un statut politique à ces formes de représentations du Monde devenues banales, en particulier pour envisager les inégalités spatiales qu’elles sous-tendent et qui semblent se réduire pour l’instant à un « impensé ». Pour sortir du « somnambulisme technologique¹⁵⁵ » qui caractérise la société moderne, il convient d’étudier comment ces objets techniques peuvent servir à encapsuler des visions du Monde, à matérialiser des choix politiques, et, in fine, à véhiculer parfois implicitement des valeurs et des idéologies potentiellement différentes entre leur conception et leurs usages. Quelques-uns de ces enjeux politiques sont présentés ici.

Données géographiques et souveraineté cartographique

46De nombreux travaux d’historiens ont souligné les liens étroits entre cartographie et souveraineté territoriale. Jordan Branch retrace, par exemple, l’histoire de la cartographie moderne en lien avec l’évolution des relations internationales¹⁵⁶. En s’appuyant notamment sur l’analyse des traités de paix, il expose la façon dont les développements des cartes et de la souveraineté politique sont liés de manière cruciale. La thèse de Branch est double. D’une part, il défend l’idée que la représentation d’espaces délimités et nommés sur les premières cartes modernes a précédé la pratique politique moderne fondée sur ces limites et sur ces noms. D’autre part, il explique comment la relation entre la cartographie et le développement des territoires modernes façonne notre compréhension de la politique internationale aujourd’hui. Dans The Sovereign Map, traduction américaine de L’empire des cartes, Christian Jacob souligne ce dernier point en examinant le rôle du spectateur dans le décodage de la signification d’une carte et le rôle de la société dans la définition du pouvoir des cartes en tant que représentations de l’espace faisant autorité. La souveraineté cartographique peut se définir comme le privilège exclusif des États à fournir leur propre représentation du territoire national. Les choix techniques divergents des cartographies nationales, jusque dans les systèmes géodésiques ou les unités utilisées en sont le reflet. Ces choix et par extension cette souveraineté sont cependant de plus en plus remis en cause.

Souveraineté numérique et datasphère

47Avec le tournant numérique, la notion de souveraineté revient sur le devant de la scène médiatique. En particulier l’expression « souveraineté numérique » connaît un intérêt croissant depuis 2013 et les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de masse opérée par les États-Unis. En réaction à ces révélations et face à la domination sans partage du duopole sino-américain sur le monde numérique, de nombreux États européens ont appelé à garantir la souveraineté technologique de l’Europe. La question des données, de leur collecte au contrôle de leur diffusion en passant par leur traitement, est devenue un enjeu stratégique clé. Des plateformes transfrontalières, dont la plus-value repose sur leur capacité d’intermédiation informationnelle¹⁵⁷, s’imposent sur la scène internationale et sont, peu à peu, un défi supplémentaire à la souveraineté numérique des États. Ces grandes plateformes numériques façonnent en effet les contenus informationnels qui circulent sur Internet en sélectionnant les données, en hiérarchisant les résultats, en orientant les flux, en ouvrant ou en fermant la circulation des données¹⁵⁸. L’espace informationnel et la maîtrise des données qui circulent sur Internet ne sont donc plus sous le contrôle unique des États¹⁵⁹.

48La notion de datasphère, sur laquelle reposent les travaux de géopolitique du numérique menés par l’équipe du projet GEODE¹⁶⁰, permet de souligner l’interdépendance croissante aux données et aux technologies numériques. D’abord théorisée dans le cadre conceptuel de l’anthropocène, la sphère des données a été définie en analogie avec l’hydrosphère pour mieux appréhender l’entremêlement entre le monde physique et les données, sa fluidité et son ubiquité. Les enjeux juridiques et territoriaux sous-jacents à ces « nouveaux territoires¹⁶¹ » sont alors soulignés. La datasphère pourrait, selon eux, être appréhendée comme une forme de représentation d’une mise en données du monde qui posséderait sa propre géographie, ses propres zones d’influences nationales et transnationales et ses propres rivalités de pouvoir et conflits géopolitiques. La souveraineté numérique pourrait dès lors s’analyser « comme une démarche de territorialisation de la datasphère qui nécessiterait de déterminer et cartographier les caractéristiques susceptibles de définir et délimiter cet ensemble spatial que les acteurs se représentent comme leur territoire souverain¹⁶² ». Cette géographie politique met en évidence les technologies critiques sur lesquelles repose l’espace numérique souverain. Trois enjeux sont identifiés autour de l’intelligence artificielle (qui bousculerait les processus de prise de décision), l’informatique quantique (qui remettrait en cause les systèmes de chiffrement utilisés par les forces armées) ou encore la 5G (ou 5^e génération de standards dans la téléphonie mobile qui bouleversera, à terme, les moyens de communication jusque sur les champs de bataille)¹⁶³. Malgré des discours volontaristes sur la souveraineté numérique, la crédibilité des initiatives étatiques est alors largement remise en question¹⁶⁴ par les spécialistes de géopolitique¹⁶⁵. L’échec du programme Quaero est un contre-exemple aux promesses d’un espace numérique européen qui voit dans le changement d’échelle la seule solution pour éviter les approches nationales balkanisées qui ne peuvent faire face aux géants du numérique. Lancé en 2004 pour contrer Google, Quaero devait permettre aux acteurs européens de garder le contrôle sur les technologies de recherche d’information. Malgré le volontarisme politique affiché, deux ans après sa création l’alliance européenne s’est délitée¹⁶⁶.

Vers des données géographiques souveraines ?

49Dans le champ de la cartographie, les préoccupations politiques sont les mêmes, en témoigne le courrier officiel envoyé le 5 février 2018 à la députée Valéria Faure-Muntian, par le Premier Ministre du gouvernement français Édouard Philippe. Il y expose les motivations de la mission qu’il lui confie : « La donnée d’information géographique demeure plus que jamais un vecteur de l’action éclairée de l’État et un enjeu de souveraineté ». L’adjectif « souveraines » revient ensuite six fois dans cette lettre de trois pages qui détaille les attendus de cette étude sur la gouvernance des données géographiques en France. Celle-ci aboutira, quelques mois plus tard, à la remise au gouvernement d’un rapport intitulé « Les données géographiques souveraines¹⁶⁷ ». Le rôle de l’IGN y est âprement discuté. Comme l’évoque Kévin McDougall¹⁶⁸ : « La place des agences gouvernementales, en particulier des agences nationales de cartographie, a considérablement changé au cours des 10 à 15 dernières années. Les agences fondées sur la fourniture de services de biens publics ont été réduites et leurs opérations ont été sous-traitées à des entreprises privées. » Les instituts nationaux de cartographie cherchent désormais à collaborer avec des collectifs de la société civile pour envisager de nouvelles formes de gouvernance des données géographiques. En Angleterre, l’Ordnance Survey a été l’une des premières agences nationales à s’ouvrir au crowdsourcing et en France le nouveau directeur de l’IGN en appelle désormais à la constitution de « géo-communs¹⁶⁹ ». Les données cartographiques illustrent donc parfaitement les enjeux de gouvernance informationnelle des territoires. Le développement de la géomatique, la disponibilité croissante des données géographiques (en particulier de l’imagerie satellite), l’implication grandissante des multinationales du numérique puis l’essor fulgurant de la cartographie sur Internet ont considérablement transformé les liens entre souveraineté des États et production cartographique. Aussi, malgré les discours volontaristes de l’État pour réhabiliter une forme d’autorité cartographique, l’évolution du paysage de l’information géographique conduit depuis une dizaine d’années à l’émergence d’une forme de post-souveraineté cartographique. Comme l’évoque Henri Desbois, jusqu’à l’apparition de l’imagerie satellite, la souveraineté des États s’exerçait dans la maitrise des données qu’ils divulguaient sur leur territoire : « Le fait que la cartographie soit la plupart du temps l’affaire d’instituts nationaux, souvent liée à l’armée, est révélateur de cette volonté de maitrise¹⁷⁰. » Un double jeu de dérégulation perturbe aujourd’hui cette mécanique.

Un double jeu de dérégulation cartographique

50Le développement des données géographiques, tous azimuts, peut apparaître à la fois comme le symptôme et comme l’agent de la crise des États-nations confrontés à la mondialisation. Une double dérégulation s’observe désormais : par le haut lorsque l’État est concurrencé par des plateformes planétaires, par le bas lorsqu’il est contourné par les acteurs locaux.

Dérégulation cartographique par le haut : les États face aux géants du (géo)web

51L’investissement massif des multinationales du numérique (Apple, Microsoft) et du web (Amazon, Google, Facebook) dans les technologies géospatiales a conduit, depuis le milieu des années 2000, à une reconfiguration majeure des modes de production et de visualisation des cartes numériques. L’émergence de nouvelles interfaces cartographiques, comme les globes virtuels, a rencontré une réponse enthousiaste tant du public que des créateurs de sites Internet et de services mobiles. La facilité de réutilisation des outils a conduit à une dissémination rapide de quelques plateformes planétaires qui sont rapidement devenues des incontournables comme Google Maps ou Bing de Microsoft. Au-delà des nouvelles interfaces de visualisation, les géants du web ont également investi la production de données géographiques en créant leurs propres référentiels cartographiques. Déployant d’impressionnantes infrastructures de collecte (des Google Cars qui lèvent les réseaux routiers tout en photographiant les paysages aux projets de constellation de satellites), ces multinationales ne gèrent pas simplement les tuyaux dans lesquels circule l’information, elles contrôlent aussi le contenu qui y circule. Ce contrôle s’opère selon deux modalités distinctes : d’une part, en produisant leur propre base de données géographiques, elles supplantent les référentiels cartographiques des États en diffusant des fonds de cartes (souvent issus d’images satellites) planétaires. Ainsi, les controverses entre États et géants du web se sont multipliées, notamment à cause de la mise à disposition sur des globes virtuels d’images à haute résolution de leur territoire. D’autre part, pour compléter leurs propres données, ces plateformes agrègent des sources multiples. Ce faisant, elles sélectionnent et hiérarchisent l’information. Ainsi, comme le note Jack Nicas dans le New York Times¹⁷¹, à San Francisco, une opération de marketing territorial a conduit des centres commerciaux à rebaptiser sur Google Maps, sans aucune concertation avec les autorités locales, certains secteurs de la ville ayant mauvaise réputation. Cette odonymie virtuelle s’est rapidement propagée dans le monde numérique (des centrales de réservation hôtelière aux sites de rencontre, de la plateforme de livraison Uber aux agences immobilières) puis au monde physique avec l’apparition de panneaux publicitaires. Ces changements subreptices de dénomination illustrent la façon dont Google est devenu le principal arbitre des noms de lieux. Les décisions prises par quelques cartographes de la firme de Mountain View peuvent remodeler l’identité d’une ville, d’un village ou d’un quartier, sans validation des autorités publiques. Ce constat à l’échelle locale est valable au niveau national ou international. Les noms des pays et des mers comme le tracé des frontières font régulièrement l’objet de polémiques. Au mépris des arbitrages internationaux, Google adapte en effet le tracé des frontières et le nom des pays/régions en fonction de la localisation de l’utilisateur qui consulte ses cartes. Cette dérégulation par le haut qui donne à quelques rares acteurs dominants le géoweb, une capacité inédite de contourner la cartographie des États en imposant leur propre vision du Monde se double d’une dérégulation par le bas, moins spectaculaire, mais tout aussi performative.

Dérégulation cartographique par le bas : l’État face à l’information géographique volontaire

52L’investissement des géants du numérique a conduit à un essor inédit des technologies de géolocalisation et a pu aussi contribuer à une forme de démocratisation des outils cartographiques : les SIG réservés aux géomaticiens cohabitent désormais avec la cartographie en ligne, les globes virtuels et autres géoportails dont la prise en main s’est grandement simplifiée. Cette facilité de production et de diffusion des données géographiques sur le web contribue aussi à renforcer les capacités des non-experts de la cartographie à se réapproprier le pouvoir de cartographier eux-mêmes leur territoire. Jusqu’alors exclusivement top down puisqu’attribut du pouvoir, la production de carte devient aussi progressivement une production bottom up. De multiples acteurs traditionnellement exclus du processus de production cartographique — les habitants de quartiers, peuples autochtones, mouvements écologistes, etc. — se sont ainsi approprié les outils et modes de représentation de la cartographie pour faire pression sur les politiques publiques. Si dans le prolongement de la cartographie participative, les SIG participatifs ont permis d’introduire les techniques géomatiques dans des actions de démocratie participative depuis les années 1990, l’essor du web tend à amplifier ce type d’initiative¹⁷². La production cartographique de l’État a longtemps été considérée comme une source incontournable de l’autorité cartographique par sa capacité à maitriser la collecte, la représentation, mais aussi la diffusion des cartes officielles. Le géoweb provoque aujourd’hui un ébranlement des géographies numériques souveraines en démultipliant les sources potentielles, mais aussi les canaux de diffusion. Les cartes officielles sont complétées, contournées, voire concurrencées par des cartes alternatives, et l’autorité cartographique est remise en cause. De Cotonou au Bénin¹⁷³ à Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane française¹⁷⁴, nombreux sont les exemples de cartographies participatives qui mobilisent OpenStreetMap pour rendre visibles des quartiers (informels, marginaux, spontanés…) qui n’apparaissent pas sur les cartes « officielles ».

Invisibilisation des rationalités politiques à l’ère de la post-souveraineté cartographique

53La double dérégulation informationnelle — et plus spécifiquement cartographique — qui vient d’être décrite semble donc ouvrir la voie à un nouveau régime de production de représentations spatiales des territoires : celui de la post-souveraineté cartographique. Son caractère inédit, de même que la distinction entre dérégulation par le bas et dérégulation par le haut méritent cependant d’être nuancés. En effet, les acteurs non étatiques existent depuis longtemps en cartographie. Le projet des Cassini, moins financé par le Roi que par les travaux topographiques à façon et la souscription aux cartes avant la publication, permet par exemple de relativiser la toute-puissance des autorités publiques. Plus tard, le rôle des acteurs privés dans la cartographie automobile, comme le Touring club de France et surtout Michelin, ne doit pas non plus être sous-estimé. Par ailleurs, l’entremêlement entre différents registres de production est parfois de mise. Ainsi, lorsque Facebook annonce l’achat, en juin 2020, de Mapillary — système de partage de photos géolocalisées sur le modèle de Google Street View —, il brouille encore un peu plus les cartes en devenant le propriétaire privé de ce qui, pour nombre de contributeurs, constituait pourtant un commun numérique. Une guerre de la cartographie se joue donc aujourd’hui avec des configurations qui peuvent être multiples, mais conservent une constante : la puissance publique y est systématiquement écartée. Les enjeux politiques de l’information géographique doivent être analysés à l’aune de cette transition vers la post-souveraineté cartographique, certainement plus sourde et complexe que les ruptures annoncées par les promesses technoscientifiques.

54On peut en effet relever que l’essor du géoweb et la double dérégulation cartographique qui l’accompagne sont porteurs d’une promesse paradoxale : ils offrent l’accès à une diversité de représentations de l’espace tout en mettant en avant, par divers dispositifs de contrôle et de hiérarchisation des flux informationnels, des contenus aux contours opaques. Tout en participant à une massification des usages de l’information géographique, les nouveaux outils du géoweb ont, en effet, gommé toute technicité en simplifiant les interfaces graphiques. Gommer cette technicité pour diffuser les usages de l’information géographique, a eu pour effet collatéral d’invisibiliser les rationalités politiques à l’œuvre derrière chaque opération cartographique qu’il devient désormais bien délicat de déconstruire ou plus simplement même d’identifier. En effet, dès lors que l’information géographique se dilue, comment identifier les rationalités et stratégies politiques qui orientent la conception, la construction et la diffusion de flux informationnels aux contours flous ? Quelles perceptions de l’espace, physique et social, sont sous-jacentes à ces rationalités multiples, complémentaires, concurrentes, divergentes ? Comment les acteurs sociaux problématisent-ils les différentes échelles de représentations spatiales quand le zoom-dézoom est continu ? Et finalement, comment ces rationalités politiques varient-elles en fonction des lieux et désormais aussi en fonction des algorithmes utilisés ?

L’opacité algorithmique en question et le double effet boîte noire

55Depuis la formule « code is law » du juriste Lawrence Lessig¹⁷⁵, de nombreux auteurs ont avancé que le traitement automatisé des données gouvernait les pratiques et que les algorithmes se substituaient progressivement au droit et à la politique¹⁷⁶. Dans le débat public, l’algorithmie donne forme à de multiples inquiétudes concernant la captation de données personnelles¹⁷⁷, les risques de biais et de discrimination¹⁷⁸ ou encore l’autonomisation d’un certain nombre de décisions¹⁷⁹. L’ouvrage Weapons of Math Destruction de la mathématicienne et data scientist Cathy O’Neil, paru en France en 2018 sous le titre Algorithmes : la bombe à retardement, fournit une synthèse des reproches adressés aux algorithmes qu’elle appelle des armes de destruction mathématique (ADM). Tout au long de ce brûlot, elle montre comment ces outils puissants et coercitifs s’immiscent dans tous les domaines (justice, éducation, accès à l’emploi ou au crédit, commerce, etc.) et constituent une idéologie en soi, celle de la quantification de l’existence, propagée tant par les pouvoirs publics que par les industriels ou les géants de l’Internet. Or, ces algorithmes ne sont rien d’autre que des choix éminemment subjectifs, des opinions, voire des préjugés insérés dans des équations mathématiques¹⁸⁰.

56Les rationalités politiques des mises en données du Monde seraient désormais à aller chercher du côté des algorithmes. Mais comment définir un algorithme ? Quel est le point commun entre un moteur de recommandation sur un site web marchant et un optimisateur d’itinéraire sur une application de cartographie en ligne, entre une classification automatisée de l’occupation des sols depuis une image satellite et la détection des zones les plus densément peuplées, entre une prédiction des risques d’inondation et la planification des horaires de travail. Bien qu’il n’existe pas de définition universellement acceptée, une définition courante provient d’un manuel de 1971 écrit par l’informaticien Harold Stone, qui considère les algorithmes comme un ensemble de règles qui régissent précisément une séquence d’opérations¹⁸¹. L’analogie avec la recette de cuisine — constituée d’ingrédients et d’une suite d’instructions pour les assembler et obtenir un résultat — est régulièrement convoquée. Souvent appréhendés comme une méthode destinée à résoudre un problème, les algorithmes se caractériseraient alors par la mobilisation d’étapes suffisamment univoques, finies et systématiques pour être suivies tout au long de la résolution du problème. Dans The Art of Computer Programming, Donald Knuth avance que les algorithmes visent à transformer des données en résultats, en transformant des quantités d’entrées (inputs) en quantités de sorties (outputs). Le caractère reproductible de l’algorithme lui attribue un fonctionnement mécanique et une forme d’autonomie et semble ne laisser aucune place à un certain degré de contingence ou de jugement individuel. L’enquête de terrain mené récemment par Florian Jaton conduit à souligner les insuffisances d’une telle conception. Aux confins de l’ethnographie, de l’histoire de l’informatique et de la philosophie des sciences, son travail¹⁸² se détourne des algorithmes de la Silicon Valley pour s’immerger dans une petite équipe informatique de Lausanne, spécialisée dans le domaine de l’analyse automatique de la saillance visuelle, branche visant à produire des systèmes de traitement d’image sur le modèle de la vision humaine. À la façon dont Bruno Latour s’est plongé dans la vie des laboratoires, son observation met en exergue les multiples assemblages, guidés par des croyances, des désirs, des contraintes, qui sont au fondement de la conception d’un algorithme remettant alors en cause la définition devenue standard de Knuth pour souligner la dimension politique des algorithmes. On peut préciser que le terme d’algorithme n’a pas nécessairement la même acceptation dans le langage courant et dans le vocabulaire des informaticiens. Ces derniers distinguent algorithme et programme : un algorithme est une entité mathématique décrivant une procédure ; le programme est une entité technique, qui implémente un algorithme dans un langage de programmation donné. Dans le débat public, les termes sont interchangeables et la notion d’algorithme semble même avoir pris : « une signification culturelle spécifique qui désigne paradoxalement tout dispositif de manipulation d’information d’une part, et d’autre part, quelques systèmes bien connus de hiérarchisation, de recommandation ou de catégorisation développés par certains éditeurs de sites web¹⁸³ ». Sans rentrer dans des débats sur le périmètre précis de ce qu’on appelle un algorithme ou un programme, je fais le choix ici d’adopter une perspective volontairement très inclusive, en considérant qu’étudier les algorithmes c’est étudier l’ensemble des chainons sociotechniques des systèmes métrologiques qui mettent en données le Monde et non uniquement, le code informatique à l’origine des transformations observées¹⁸⁴. De sa conception à son implémentation, ces systèmes sont constitués « d’une succession de moments de choix dans un espace de possibles qui laisse la capacité d’action humaine au cœur du processus¹⁸⁵ ». Mais la complexité de ces espaces de possible leur confère parfois une forme d’opacité contre laquelle s’érigent les tenants de la transparence algorithmique.

Dépasser l’évidence algorithmique

57Les algorithmes entretiennent une certaine économie du mystère, ce qui explique qu’on les associe souvent à l’idée de boîte noire. La genèse de cette expression revient à Bruno Latour qui l’explicite dès les premières pages de son livre La science en action. Cette métaphore lui permet de souligner l’aspect paradoxal des rapports entre le contexte de production de la science avec ses controverses, ses incertitudes, ses tâtonnements, ses décisions qui ne relèvent pas systématiquement d’une pertinence sur le plan scientifique, mais aussi parfois d’une compétition — ce que Bruno Latour appelle la science en train de se faire — et les postulats inébranlables qu’elle produit — la science faite. Et Bruno Latour de préciser : « L’expression boîte noire est utilisée par les cybernéticiens pour désigner un appareil ou une série d’instructions d’une grande complexité. Ils dessinent une petite boîte dont ils n’ont rien besoin de connaître d’autre que ce qui y entre et ce qui en sort¹⁸⁶. » Quelques lignes plus loin, il poursuit : « Autrement dit, peu importent les controverses qui ont jalonné leur développement, ou la complexité de leurs rouages internes, seules comptent pour eux [lui] aujourd’hui leurs entrées et leurs sorties […]. Ces choix-là relèvent désormais de la routine¹⁸⁷. » La boîte noire ne laisse donc pas entrevoir ses rouages et son fonctionnement devient impénétrable, ce qu’elle produit tend à devenir une évidence.

58Appliquées au monde computationnel, les boîtes noires algorithmiques semblent présenter quelques analogies avec la boîte de Pandore : elle ne doit pas être ouverte au risque de dévoiler les incertitudes, les bricolages, les ajustements, mais aussi les choix, les prises de position, les stratégies qui ont prévalu à sa constitution. Autant d’éléments susceptibles de fragiliser les produits (cartographiques) qui en résultent en questionnant la pertinence des processus sur lesquels ils s’édifient. Autant de facteurs de désordre qui sont pourtant essentiels pour qui s’intéresse aux intentionnalités qui président à leur déploiement. Jenna Burell¹⁸⁸ identifie trois raisons qui justifient la nature de plus en plus opaque des algorithmes : le secret industriel ou gouvernemental qui incite les constructeurs à ne rien dévoiler, l’ignorance technique qui rend le code incompréhensible en dehors des développeurs qui l’ont conçu et, enfin, la structuration même du système que ce soit en termes de taille, volume et hétérogénéité des données manipulées, d’automatisation de certaines tâches ou encore d’implications multiples d’acteurs aux profils variés qui rendent les étapes intermédiaires entre input et output difficiles voire impossibles à exprimer selon les catégories du monde social. Le prix à payer du déploiement tous azimuts de plateformes algorithmiques semble alors être l’irrémédiable « construction de boîtes noires (ou de machines trop intelligentes pour être intelligibles)¹⁸⁹ ». Dès lors, la notion de « transparence des algorithmes » a récemment pris une grande importance à la fois dans le débat public et dans le débat scientifique. Maël Mégny et Issam Ibnouhsein distinguent deux familles d’usages fondamentaux du concept : une famille descriptive portant sur des propriétés épistémiques intrinsèques des programmes, au premier rang desquels l’intelligibilité et l’exploitabilité, et une famille prescriptive portant sur des propriétés normatives de leurs usages, au premier rang desquels la loyauté et l’équité (tableau).

59Parce qu’il faut comprendre un algorithme pour en déceler les rationalités politiques, la notion d’explicabilité est au cœur de mon approche. Sans cette dimension, il est impossible de fournir la justification des orientations retenues, la prise de décision reposant sur les résultats de tels algorithmes deviendrait alors une pure boîte noire impossible à contester. Frank Pasquale a dénoncé les affres d’une « société boîte noire¹⁹⁰ » démontrant que la complexité des algorithmes constitue le versant technique d’une opacité plus globale. Il souligne alors que la logique algorithmique cache la part de choix inhérente à toute décision derrière le paravent du résultat chiffré. En prêtant attention aux blancs des cartes, mon objectif est d’aborder les boîtes noires algorithmiques jusque dans la logique de leurs omissions.

Quand les blancs deviennent opaques : ouvrir les boîtes-noires algorithmiques

60Historiquement, combler les blancs des cartes, c’était d’abord construire une carte à partir de rien. Désormais pour le cartographe contemporain, les blancs des cartes semblent être une exception. Face aux données massives, on peut se demander si l’exercice n’est pas inversé : le casse-tête cartographique est aujourd’hui de faire le tri dans les données pour ne retenir que l’information utile. Celle-ci permet alors de générer des aplats de couleurs qui viennent draper de surfaces continues les cartes d’aujourd’hui : le vide y est alors un impensé. François Regourd¹⁹¹ fait le constat que les sources qui soutiennent traditionnellement le travail des historiens de la cartographie se montrent peu bavardes dès lors qu’il s’agit d’évoquer frontalement la question du blanc des cartes. Si l’erreur donne lieu à de nombreuses argumentations, le blanc ne semble pas être un problème que l’on formule. Ce constat est identique de nos jours, les travaux sur la qualité des données géographiques accordent une large place aux différents types d’erreurs (géométriques, sémantiques, graphiques), mais ignorent superbement les vides. Alors que se multiplient les recherches sur la spatialisation des traces numériques, la multiplication des cartes de chaleurs (heatmap) pour visualiser des zones de concentration (hotspots) en tout genre (des tweets aux manifestations des gilets jaunes en passant par les cas de Covid) saturent l’espace médiatique du web quand leur négatif, les coldspots, les vides, les déserts de données, en un mot les blancs semblent durablement ignorés et finalement jamais vraiment discutés.

61Les stratagèmes d’habillage des blancs de la carte sont aujourd’hui facilités : identification de quelques points dominants, extrapolation graphique, répétition de formes stéréotypées, etc. Ces procédés rendent les blancs des cartes opaques. Ils sont le fruit d’opérations cartographiques, c’est-à-dire d’une suite de transformations — plus ou moins silencieuses — qui se succèdent dans leur élaboration. Pour sortir de la transparence apparente de l’objet cartographique fini, il est, dès lors, nécessaire « de lui restituer ses épaisseurs, ses complexités, ses tensions internes, ses dispersions, ses fluctuations, ses diversités, ses histoires¹⁹² ». À l’ère de l’information géographique numérique, se plonger dans l’acte cartographique c’est donc chercher à démythifier l’apparente stabilité des data pour tenter de saisir l’ensemble des gestes qui les traversent. Il s’agit de mettre en lumière les différentes étapes du « travail invisible des données¹⁹³ ». Un tel objectif est ambitieux tant la carte porte en elle l’effet boîte-noire : « La carte, scène totalisante, où des éléments d’origine disparate sont rassemblés pour former le tableau d’un “état” du savoir géographique, rejette dans son avant ou son après, comme dans des coulisses, les opérations dont elle est l’effet ou la possibilité¹⁹⁴. » Lever le voile sur ces coulisses nécessite de se plonger non seulement dans les modalités de traitement qui permettent de combler mathématiquement les blancs des cartes, mais aussi dans les données sources dont le patchwork tend à masquer tant l’hétérogénéité que les potentielles lacunes.

62Les éditeurs de logiciels ont eux-mêmes pris conscience du caractère opaque de certaines des procédures qu’ils proposent par défaut. C’est ainsi que la suite logicielle Orfeo Toolbox, librairie de traitement d’images satellites initiée par le Centre national d’études spatiales (CNES) en 2006 puis largement amendée et enrichie par la communauté open source, clame sur le bandeau de sa page d’accueil : « Orfeo ToolBox is not a black box¹⁹⁵. » Mais que cherche-t-on au juste à expliquer ? Par exemple, il n’est pas compliqué d’expliquer ce que fait l’algorithme d’apprentissage dit « des k plus proche voisin » : à partir d’une base de données d’apprentissage constituée de N couples « entrée-sortie », il s’agit d’estimer la sortie associée à une nouvelle entrée x ; l’algorithme des k plus proches voisins consiste alors à prendre en compte de façon identique les k échantillons d’apprentissage dont l’entrée est la plus proche de la nouvelle entrée x, selon une distance à définir. Cet algorithme est donc simple à expliquer mais ce qui est important, ce sont les données qui vont générer les prévisions. Ouvrir la boîte-noire algorithmique, c’est donc être en mesure à la fois d’expliciter les traitements mais aussi de remonter à la source des données. Ainsi, comme le souligne Laurent Couderchet¹⁹⁶, lorsque les traitements sont accessibles, ce sont parfois les données qui les alimentent qui peuvent apparaître comme opaques citant le travail de Clément Battista¹⁹⁷. Ce dernier a cherché à reconnaitre par télédétection les landes humides pour le Conservatoire botanique national sud atlantique. Pour ce faire, il a mobilisé de très nombreuses images du satellite Sentinel-2 et des zonages Natura 2000 pour l’entraînement de l’algorithme de classification de la suite logicielle qui permet de tester plusieurs scénarii, sans grand investissement théorique ou matériel¹⁹⁸. Il en conclut alors que : « la boîte à outils s’est éclaircie, mais les capacités de traitements sont démultipliées, la suite logicielle interroge une base d’imagerie et non plus une image unique, la donnée était transparente, elle s’est opacifiée ». En parodiant Roland Barthes, on pourrait ainsi considérer que les cartes perdent en elles le souvenir de leur fabrication¹⁹⁹. À l’ère du numérique retrouver ce souvenir c’est donc tenter de remettre la main tant sur les données que sur les traitements qui gomment les blancs des cartes.

Explorer l’épaisseur sociotechnique des boîtes noires

63Tenter d’ouvrir les boîtes algorithmiques, c’est donc à la fois se focaliser sur les logiques de traitement et de diffusion des données, mais c’est aussi s’intéresser à leur fabrique, de la collecte à la commensuration pour, comme l’explique Pauline Chasseray-Peraldi à propos de Google Street View, rendre visible les « opérations de lissage qui tendent à mettre à distance les effets de sens et, a fortiori, le pouvoir contenus dans ces images²⁰⁰ ». Pour dépasser l’effet d’opacité des algorithmes et comprendre la façon dont ils sont conçus, le chercheur en sciences sociales doit dépasser la croyance en l’existence de données « brutes », non biaisées, non manipulées qui ne seraient, comme Harley le disait déjà avec les cartes, que le miroir de la nature. Il s’agit alors de mettre l’accent sur les suites d’opérations concrètes qui sont autant d’épreuves. Décryptées une à une, elles mettent en lumière l’épaisseur sociotechnique des données géographiques, une épaisseur qui reste dans l’angle mort des travaux qui s’en tiennent à une analyse des cartes et des données au repos, sans s’intéresser aux conditions concrètes de leur production²⁰¹ et aux frictions que celles-ci engendrent²⁰².

64Dans Patents and Cartographic Inventions. A New Perspective for Map History, Mark Monmonier explore une littérature parallèle, celle des brevets déposés aux États-Unis entre 1840 et 2012, dans le domaine de la cartographie. Ce faisant, il retrace une autre histoire de la cartographie faite d’innovations qui rendent l’aventure cartographique d’aujourd’hui possible²⁰³. Son analyse de plus de trois cents brevets permet, en effet, de nuancer, une nouvelle fois, l’impression de rupture ou le caractère révolutionnaire couramment associé au tournant numérique. Les nouvelles pratiques d’indexation cartographique, d’assistance à la navigation ou encore de géolocalisation s’inscrivent ici dans une succession de petites inventions dont certaines trouvent leur origine bien avant l’existence des dispositifs numériques et dont les assemblages multiples rendent l’attribution d’une paternité particulièrement complexe. Le système d’horloge proposé en 1915 par John Plato pour fournir un adressage aux habitants des zones rurales serait ainsi à l’origine (partielle) de l’indexation spatiale en arbre (de type quadtree²⁰⁴) utilisée dans les systèmes d’information géographique. Le 4^e chapitre de cet ouvrage est consacré aux techniques de pliage des cartes qui ont, manifestement, fait phosphorer nombre de scientifiques et d’inventeurs avec 92 brevets déposés aux USA entre 1927 et 2000. Monmonier cite même un livre dédié au sujet et qui remonte au xviii^e siècle pour recenser 498 techniques de pliage de cartes ! En me focalisant sur des dispositifs numériques de production cartographique, je souhaite souligner que l’un des enjeux est aujourd’hui dans la recherche d’innovations méthodologique, théorique et technique, non pour plier, mais bien pour déplier les infrastructures de données pour, en reprenant la formule de Delphine Gardey dans la préface du livre de Jérôme Denis : « rendre compte de ce dont elles sont faites et de ce qu’elles font²⁰⁵ ». Déplier ces infrastructures de données c’est ainsi tenter de mettre à plat les boîtes noires algorithmiques qui opacifient la technicité, et in fine les rationalités politiques, des gestes cartographiques contemporains.

Pour une géographie politique de l’inégale géonumérisation du Monde

65La position de recherche que je souhaite défendre ici repose sur quatre propositions relatives aux objets à étudier, aux ancrages théoriques à mobiliser, aux méthodes à explorer et aux terrains où les appliquer. D’abord, je défends l’inégale géonumérisation du Monde comme un objet de recherche à part entière. Ce faisant, je propose d’aborder les questions de justice spatiale sous l’angle, aussi, des enjeux informationnels. Ensuite, je préconise l’ouverture théorique et disciplinaire comme une condition essentielle à l’étude de l’inégale géonumérisation du Monde. Face à la complexité des dispositifs sociotechniques aujourd’hui à l’œuvre, devant leur opacité et la multiplicité des acteurs qui y sont impliquées, les critical data studies apparaissent comme une démarche interdisciplinaire prometteuse. Pour l’expérimenter, je propose de mener des enquêtes multi-situées qui permettent de suivre au plus près les objets étudiés : de l’acquisition des données sur le terrain à leurs traitements à distance, de leurs mises en circulation à leurs extraction et réutilisation complète ou partielle, suivre l’information géographique, de sa collecte à son usage, c’est finalement multiplier les contextes d’observation pour tenter de déceler les intentionnalités et performativités en prêtant attention pour chacune de ces étapes aux enjeux politiques qui peuvent les conditionner. Les travailler dans des grands espaces comme la Guyane nécessite alors de penser ces enjeux politiques en contexte post-colonial. À travers ce quadruple cadrage, cette dernière partie pose les jalons d’une géographie politique apte à penser l’inégale géonumérisation du Monde. Je l’expérimenterai par le biais de trois études de cas dans les trois prochains chapitres.

Penser l’inégale géonumérisation du Monde en géographe

66En reprenant la typologie de James Ash, Rob Kitchin et Agnieszka Leszczynski, on peut identifier trois formes de relations que la géographie et le numérique entretiennent depuis plusieurs années : la géographie du numérique, la géographie produite à travers le numérique et la géographie produite par le numérique²⁰⁶. La géographie du numérique étudie le numérique — généralement Internet — comme un espace géographique à part entière, avec ses propres logiques et structures. La géographie produite à travers le numérique renvoie aux méthodes numériques, dont la géomatique, mobilisée pour tenter d’appréhender le Monde. Enfin, la géographie produite par le numérique s’intéresse aux nouvelles organisations de l’espace produites par le tournant numérique. Mon travail sur l’inégale géonumérisation se positionne au carrefour de ces deux dernières approches. Il s’agit en effet de comprendre le fonctionnement d’une forme spécifique de géographie produite à travers le numérique (que j’appelle la géonumérisation du Monde) et sa performativité c’est-à-dire les différentes modalités de façonnement de la géographie par le numérique. Par ce positionnement, ce travail s’inscrit dans la lignée des recherches qui s’intéressent au numérique comme un facteur de différenciation territoriale et par extension comme un potentiel vecteur d’inégalités sociales. Or, les travaux qui cherchent à faire le lien entre justice spatiale et tournant numérique réduisent bien souvent leurs analyses à des questions d’infrastructures (pour souligner les inégalités d’accès aux réseaux informatiques en explorant notamment les zones blanches) ou de compétences (pour évoquer les inégales capacités à comprendre et utiliser les technologies autour notamment de la notion de littératie numérique). Si ces éléments sont essentiels, il me semble pouvoir être complétés par une approche centrée sur le capital informationnel des territoires. En effet, malgré les discours sur le déluge de données et autres exaflood²⁰⁷, des fractures numériques d’ordre informationnel demeurent. L’illusion d’un déluge de données qui effacerait tous les blancs sur la carte ne résiste pas à l’analyse, comme nous avons pu l’expliciter précédemment. Les fractures numériques peuvent ainsi renforcer les déséquilibres de couverture cartographique entre des zones connectées et cartographiées et leurs marges territoriales déconnectées et négligées par les géomaticiens contemporains. Mais au-delà de cette dichotomie simpliste, une série de médiations socio-techniques sont exercées par des plateformes institutionnelles, commerciales ou communautaires qui méritent d’être analysées dans la perspective d’une géographie soucieuse de travailler « le rapport entre espace géographique et politique, dans l’acceptation large du mot politique, c’est-à-dire recouvrant l’ensemble des phénomènes qui ressortissent à l’organisation de la gestion et de la régulation collective de la société²⁰⁸ ». Il ne s’agit pas dès lors de se contenter de travailler à la géographie politique de l’information géographique produite par ou pour les États-nations, mais bien d’observer les enjeux de régulation de l’information géographique (de sa production à son usage) en prenant en compte toutes les autres formes de pouvoir²⁰⁹. Comme le souligne Lionel Laslaz, la géographie politique « a le mérite de réaffirmer le rôle des acteurs, les entrées par leurs pratiques, leurs stratégies et lieux emblématiques²¹⁰ ». Il ne s’agit pas non plus de porter des jugements de valeurs sur telle ou telle politique mais de proposer un outil scientifique de compréhension de l’inégale géonumérisation du Monde fondées sur une prise de conscience de la complexité et des enjeux politiques des actions sur l’espace.

67Les plateformes cartographiques que j’étudie peuvent ainsi être considérées comme des technologies politiques. En mobilisant cette expression, je cherche à suggérer « une approche qui accorde une grande attention aux mécanismes réels par lesquels des autorités de toutes sortes cherchent à façonner, normaliser et instrumentaliser la conduite, la pensée, les décisions et les aspirations d’autrui²¹¹ ». Il s’agit alors d’analyser à la fois les rationalités politiques qui président à la construction de ces systèmes, leurs techniques de gouvernement et leurs effets d’objectivation. Je m’interrogerai ainsi sur les stratégies politiques qui orientent la conception, la fabrication, la mise en circulation et l’usage des données étudiées. En particulier, quelles perceptions de l’espace sont sous-jacentes à ces stratégies et rationalités ? Mais aussi quelles résistances « infra-politiques²¹² » c’est-à-dire quelles « tactiques²¹³ » tentent de renverser le double pouvoir de l’information géographique numérique ?

68Investie en sciences sociales, prioritairement par les sciences politiques ou la sociologie, l’analyse des dispositifs socio-techniques de production numérique de métrologies se prête pourtant bien aux approches géographiques, qui peuvent en éclairer de façon originale certaines de ses dimensions, en particulier le lien entre formes d’appropriation de l’espace, genèse des savoirs sur les territoires, et rapports de pouvoirs. La nature géographique des données de ces systèmes d’information exige que soient développées des méthodes de formalisation de leur contenu afin de mieux comprendre la portée spatiale des initiatives. Les recompositions des rapports entre acteurs agissant à des niveaux territoriaux différents supposent elles aussi des analyses géographiques. Par ailleurs, il apparait de plus en plus comme nécessaire de différencier les modalités de mise en place de ce type d’initiatives et leurs effets potentiels selon les contextes géographiques, notamment selon les trajectoires nationales de développement. Il peut être utile, par exemple, de relativiser en fonction des contextes nationaux les préventions de certaines approches foucaldiennes des systèmes d’information, qui y voient avant tout des dispositifs de contrôle social par le biais de la normalisation des connaissances et par leur centralisation. Plusieurs auteurs proposent ainsi de développer une géographie politique de la dataification du monde²¹⁴ qui intègre « les nouvelles formes d’organisation, de gestion et de régulation qui découlent de l’usage des technologies informationnelles de plus en plus automatisées et connectées²¹⁵ ». Ils y intègrent, par exemple, les enjeux territoriaux des traces numériques²¹⁶, la question de la gouvernance territoriale²¹⁷, la sécurité des espaces publics²¹⁸, les conflits frontaliers²¹⁹ ou encore les infrastructures de mobilité²²⁰. Les géographes de l’institut internet de l’université d’Oxford (IIO) démontrent le potentiel d’amplification des inégalités spatiales préexistantes et de création de nouvelles fractures liées à l’information géographique²²¹.

69Dans une perspective complémentaire, ces géographes expliquent aussi comment les données et les algorithmes façonnent la façon dont nous percevons et nous nous déplaçons dans l’espace. Déjà, Rob Kitchin et Martin Dodge avaient bien mis en évidence les modalités par lesquelles le code informatique peut modeler la manière dont les espaces sont amenés à exister²²². Plus récemment, dans Geographies of Digital Exclusion : Data and Inequality, Mark Graham et Martin Dittus démontrent l’influence des inégalités d’accès aux données numériques sur nos géographies vécues. Leur livre explore les inégalités et exclusions associées à deux des médias numériques les plus puissants au monde : Google et Wikipédia. Ils démontrent à la fois la façon dont ces plateformes reflètent inégalement le monde, mais aussi le pouvoir qu’elles ont de recréer le monde à leur image : selon ces auteurs, elles créent des géographies de l’exclusion numérique²²³.

70J’inscris résolument mon travail sur l’inégale géonumérisation du Monde dans la perspective de ces réflexions en y apportant, deux spécificités liées aux terrains que j’étudie : d’abord, plutôt que de me focaliser sur des environnements urbains numériquement très denses, je m’intéresse aux grands espaces, ces marges territoriales, pour lesquelles j’ai pu montrer au chapitre 1, qu’une forme de marginalité cartographique (Terra nullius, mythes cartographiques, etc.) participait amplement aux imaginaires géographiques qu’on leur associe ; ensuite, en regardant à la fois du côté des systèmes géonumériques globaux et du côté des services décentralisés des gouvernements, des représentations locales des ONG ou encore des collectifs autochtones formels ou informels qui se forment sur le terrain, je souhaite porter mon attention aussi bien sur les agents de la dérégulation informationnelle par le haut que sur des agents de dérégulations plus discrets qui, par le bas, agissent avec et sur les plateformes planétaires. Il s’agit alors, dans une perspective multiscalaire, d’appréhender la géonumérisation du Monde aussi bien par ses micro-géographies (par exemple, les pratiques de mobilité engendrées par l’usage ou l’évitement des technologies de géolocalisation) que par ses méso-géographies (les combats de cartes et contre-cartes qui alimentent les conflits frontaliers) ou ses macro-géographies (comme les satellites d’observation terrestre qui participent à la surveillance transnationale). En somme, l’objectif est de conceptualiser la géonumérisation du Monde comme un ensemble hétérogène de techniques et de pratiques de régulation et de pouvoir susceptibles de générer des inégalités spatiales et donc sociales. En revanche, il ne s’agit pas de considérer que l’information géographique a un pouvoir intrinsèque autre que celui de la représentation, mais plutôt qu’elle s’impose, dans la société géonumérique contemporaine, comme un puissant outil permettant aux groupes et aux individus d’agir sur le réel, et donc de construire, d’exercer ou de résister à la domination. En somme, ce n’est pas tant l’information géographique qui a du pouvoir, que des groupes et des individus qui expriment le leur par le truchement de l’information géographique. Pour étudier ce truchement, des alliances disciplinaires sont à envisager.

Théoriser l’inégale géonumérisation du Monde en interdisciplinarité

71En dirigeant l’ouvrage collectif The Politics of Maps paru en 2022, Bernard Debarbieux et Irène Hirt, accompagnés d’une douzaine d’autrices et d’auteurs, rendent compte de la variété des analyses politiques de la cartographie et de l’information géographique et de la diversité de leurs références théoriques ou méthodologiques. Les dix chapitres de ce livre témoignent à la fois de l’importance de la cartographie critique comme cadre théorique mais aussi de son prolongement voire de son dépassement par nombre de géographes qui vont puiser leur référence dans bien d’autres horizons disciplinaires et élargir également leur spectre d’analyse : « une série de transformations sociales et techniques […] obligent à sortir de l’équivalence implicite entre cartographie, pouvoir et État. Outre le fait que l’analyse politique des sociétés s’est, dans l’ensemble, détachée d’une vision centrée sur l’État, des transformations sociales fondamentales ont eu lieu au cours des dernières décennies dans la production et l’utilisation des cartes et de l’information géographique²²⁴ ». Or ce sont précisément ces transformations qui nous invitent à penser l’inégale géonumérisation du Monde en interdisciplinarité. Ma volonté d’embrasser la complexité des systèmes métrologiques dans un confins, de leur production à distance ou par arpentage à leurs effets territoriaux, en passant par leurs mises en circulation à différentes échelles, implique justement de diversifier les référents théoriques, les méthodologies et les sources. Je rejoins les sociologues Jérôme Denis et Samuel Goëta qui montrent qu’une donnée numérique « est toujours déjà socialisée²²⁵ » et que, par conséquent, elle peut être considérée avant tout comme un artefact relationnel et interactionnel qui doit être étudié comme tel. La théorie de l’acteur réseau (ANT) et la réflexion qu’elle propose sur l’épaisseur sociale d’acteurs non-humains²²⁶, et sur les traductions que ces acteurs opèrent dans la stabilisation d’un réseau socio-technique²²⁷ apparaissent alors comme fondateurs pour ce type de réflexion. Ainsi, récemment (2018), deux géographes français, Pierre Gautreau et Brice Trouillet ont soutenu leur habilitation à diriger des recherches en associant à leur problématique — la politique environnementale en Amérique du Sud pour le premier et la planification spatiale marine pour le second — une réflexion sur les enjeux informationnels et sur la façon dont les agencements socio-techniques des dispositifs étudiés façonnent les rapports de pouvoir dans leurs différents terrains. Bien que de factures très différentes, ces deux volumes inédits d’HDR présentent comme autres points communs d’associer cartographie critique et science & technology studies pour bâtir l’ossature théorique et méthodologique de leur raisonnement. Brice Trouillet s’intéresse en particulier à des dispositifs géo-technologiques variés (données, documents de planification, cartes, etc.) qui participent à l’entremêlement des relations de pouvoir et des différentes formes de savoirs dans le cadre de processus de planification spatiale et plus particulièrement de la planification spatiale marine. Ses travaux analysent les artefacts fabriqués par les technologies de l’information géographie, les « inscriptions » dans le vocabulaire des théories de l’acteur-réseau²²⁸, qui constitueraient la face émergée d’un iceberg²²⁹ dont la face immergée correspondrait à la « boîte noire²³⁰ » constituée des données et de leurs traitements souvent invisibilisés et qui échappent donc aux analyses critiques. Il démontre, dès lors, la capacité de ces boîtes noires à stabiliser des rapports de domination en alignant les normes de représentation spatiale sur les intérêts dominants, notamment par l’usage généralisé du zonage. De son côté, Pierre Gautreau démontre que les dispositifs nécessaires à la production et à la circulation de cette information environnementale, dans les terrains d’Amérique du Sud qu’il arpente (Brésil, Argentine, Bolivie), induisent des modifications des rapports sociaux « à la fois à l’intérieur de la chaîne de traitement de l’information — des individus qui la collectent à ceux qui la mettent en forme ou la diffusent — et entre les différents acteurs du champ environnemental, comme les États et les mouvements sociaux²³¹ ». Mais en géographe, il souligne surtout comment ces dispositifs produisent des effets contradictoires de visibilisation et d’omission des différentes dimensions de l’environnement, en valorisant certains écosystèmes au détriment d’autres, en occultant certaines responsabilités ou au contraire, en focalisant l’attention sur des groupes particuliers.

72Je m’inscris moi aussi dans cette même veine tout en proposant ici plusieurs déplacements conceptuels jugés utiles pour aborder les boîtes noires algorithmiques que j’analyse. Il me semble en particulier important de distinguer les discours associés aux déploiements des systèmes d’information qui seront analysés, des données concrètement manipulées et des usages effectivement observés. Aussi, je souhaite m’inspirer de l’ethnographie des algorithmes qui décrypte les boîtes noires informationnelles, non par une unique analyse du code informatique, mais par la prise en compte de l’ensemble de l’écosystème dans lequel elles évoluent. Prises dans des enjeux techniques, scientifiques, juridiques, économiques et politiques, « les données ne sont ni muettes, ni immatérielles, ni immobiles²³² ». Partant de ce constat il est possible d’envisager en produire des récits biographiques, et de transposer l’idée d’une vie sociale et observable des objets²³³ à ce type d’artefacts numériques. Procéder par l’approche biographique de cet actant pour tenter d’en faire un récit de vie doit permettre d’interroger en premier lieu les procédés de son identification, de son extraction ou de son instauration en élément intelligible, et les infrastructures qui permettent de le produire, de le stocker, qui l’autorisent à bouger d’un lieu à un autre ou à se donner à voir.

73Il s’agit alors de « pister la façon dont les données sont produites, conservées, et comment elles irriguent et exercent le pouvoir²³⁴ ». Considéré comme un « champ transdisciplinaire²³⁵ », les critical data studies ont émergé de la mise en débat du Big data tout au long des années 2010. L’article fondateur de danah michele boyd²³⁶ et Kate Crawford a mis en exergue des questions critiques à l’encontre de la propagation croissante des imaginaires socio-techniques liés au big data ; des imaginaires associés à une nouvelle « capacité à rechercher, agréger et croiser de grands ensembles de données²³⁷ ». Dans cet article, les autrices ont attiré l’attention sur la manière dont ces nouvelles mannes de données modifient notre compréhension de la connaissance, sur la manière dont des conceptions trompeuses de l’objectivité peuvent en être propagées, sur les problèmes de qualité que peuvent poser les big data et sur la raison pour laquelle négliger le contexte entourant ces données peut avoir des conséquences critiques. Deux ans plus tard, dans leur article en ligne « What Does a Critical Data Studies Look Like, and Why Do We Care ? », Craig Dalton et Jim Thatcher sont les premiers à utiliser le vocable critical data studies²³⁸. Celui-ci a été rapidement repris la même année par Rob Kitchin et Tracey Lauriault, entre autres, qui ont ajouté des arguments importants à l’appel proclamatoire initial en faveur d’une perspective critique sur les big data. En particulier, ils ont demandé un meilleur ancrage théorique et une meilleure assise empirique du champ des études critiques des données : « Plutôt que de produire une liste exhaustive de questions, nous voulons conclure en appelant à un travail conceptuel et à une recherche empirique plus importants pour étayer et étoffer les études critiques des données²³⁹. » Quelques mois après, Linnet Taylor a répondu à l’appel initial de Dalton et Thatcher en insistant sur la nature géographique de la plupart des données numériques, nature qui nécessiterait alors de prendre en considération les conditions territoriales de leur production et de leurs usages.²⁴⁰

74Les critical data studies appelleraient « à un travail ethnographique et discursif, à la description épaisse des données et des cultures qui les entourent, tout autant qu’elles s’appuient sur l’analyse algorithmique²⁴¹ ». Dès leur première publication sur le sujet, Craig Dalton et Jim Thatcher, plaident pour des méthodes mixtes dans lesquelles approches qualitatives et quantitatives s’entremêlent, pour que small et big data soient « utilisées de concert²⁴² ». Il ne s’agit pas de positionner différentes méthodes les unes contre les autres mais plutôt de réfléchir de manière intégrative sur les méthodes qui peuvent contribuer à une meilleure compréhension critique de la construction des données numériques. Dans un ouvrage collectif récent intitulé New Perspectives in Critical data studies. The Ambivalence of Data Power, Andreas Hepp, Juliane Jarke et Leif Kramp expliquent qu’avec des infrastructures numériques de plus en plus globalisées et une économie politique numérique mondiale, nous sommes confrontés à de nouvelles concentrations de pouvoir, qui entraînent de nouvelles inégalités et insécurités en matière de propriété des données mais aussi de géographie des données. Ils soulignent alors qu’il ne s’agit pas seulement d’une concentration de pouvoir par quelques entreprises, mais aussi d’une concentration de la disponibilité en données dans des régions particulières du globe ce qui génèrent des exercices du pouvoir différenciés²⁴³. L’ensemble du cycle de vie des données mérite d’être analysés pour révéler les inégalités socio-spatiales qui s’opèrent à chacune de ces étapes. Cependant, les auteurs soulignent aussi les ambivalences associées au développement des infrastructures de données qui dans un même mouvement peuvent être perçues comme source d’empowerment ou de domination. Ils en appellent alors à des études empiriques précises et détaillées qui dépassent les grands récits théoriques et souvent hors-sol. C’est en ce sens que les approches multi-situées me semblent particulièrement propices pour atteindre cette ambition.

Enquêter sur l’inégale géonumérisation du Monde en immersion

75Si l’attrait pour les grandes explorations de mondes inconnus concentrent moins d’attention aujourd’hui, perdure tout de même une fascination pour le sublime technologique²⁴⁴ de grands projets : l’objectif de noircir quelques blancs de la carte est remplacé par l’ambition d’une couverture cartographique planétaire. Mon travail d’analyse de l’inégale géonumérisation propose alors de développer une perspective interdisciplinaire et muti-située qui explore les interfaces cartographiques en pratiquant une forme d’archéologie de leurs algorithmes pour remonter jusqu’aux données sources tout en s’immergeant auprès les collectifs qui les alimentent ou les utilisent. Le terme d’enquête correspond alors parfaitement à la démarche engagée puisqu’il s’agit d’opérer un « va-et-vient entre théorie et empirie, entre fabrication des données et fabrication des hypothèses, entre vérification des données et vérification des hypothèses²⁴⁵ ». Mes enquêtes se veulent multi-situées car elles visent à comprendre les contextes locaux de fabrique des dispositifs utilisés, les conditions de leur mobilisation, les agencements sociotechniques auxquels ils donnent forme et les tensions socio-spatiales qu’ils peuvent engendrer. Depuis les années 1990, face à l’émergence d’un Système Monde, des voix se sont faites entendre dans le monde académique afin de repenser l’appareillage méthodologique des sciences sociales, dont celle de George Marcus qui proposa de développer des recherches ethnographique multi-situées pour suivre les marchandises ou les personnes afin de saisir les échelles et les discontinuités de processus que l’on peut observer dans un lieu précis mais qui se déploient généralement entre plusieurs sites : « Les stratégies consistant à suivre littéralement les connexions, les associations et les relations présumées sont donc au cœur même de la conception d’une recherche ethnographique multi-sites²⁴⁶. » Une telle approche se distingue des démarches comparatives car, alors que la comparaison juxtapose des espaces ou des situations distincts pour en démêler les traits communs et les spécificités, la démarche multi-située implique l’analyse des liens existant entre les lieux, les objets ou les acteurs, plaçant ainsi le relationnel au centre.

76Les méthodologies multi-situées sont souvent caractérisées par le recours à des suivis de parcours, de liens, de trajectoires, entre plusieurs lieux. Il s’agit de suivre les objets et processus étudiés sur le terrain, celui-ci est situé en plusieurs lieux. Une pluralité de méthodes et de sources sont alors nécessaires pour rendre compte de leur plurivocité, mais aussi de leur complexité. Pour « éviter que la donnée fasse écran à l’observation²⁴⁷ » et se prémunir ainsi de toute « fétichisation des données²⁴⁸ » ou de tout risque de surinterprétation²⁴⁹, l’approche multi-située me semble pouvoir permettre d’envisager plusieurs angles d’observations — ce que Potier appelle des contrechamps. Cette pluralité est particulièrement utile pour contextualiser la fabrique et les usages potentiellement différenciés des données. En cherchant à suivre le cycle de vie des données, elle permet à la fois d’observer la conception des systèmes (la fabrique des données et les intentionnalités qui y sont associées), leur mise en réseau (la circulation des données et les logiques de normalisation, d’imposition ou d’omission qui peuvent alors s’opérer) et leurs usages (ou non-usages) qui participent à leur performativité. Dès lors qu’on s’intéresse à la fabrique, à la circulation et à l’usage de l’information géographique numérique, la dimension réticulaire des configurations étudiées par les approches multi-situées, invite à une réflexion critique sur les constructions territoriales. L’impossibilité de saisir désormais la géonumérisation du Monde en restant ancré en un seul lieu ou à partir d’une seule position fonde donc cette proposition.

77Dans une perspective proche des software studies²⁵⁰, il s’agit notamment d’explorer comment « les logiciels et les codes relient les personnes, les choses, les systèmes, les lieux et les événements en un tissu omniprésent et sinueux²⁵¹ ». Sans réduire les questions de codages à des problématiques strictement techniques, l’objectif est alors de rendre visible un objet souvent délaissé car difficilement saisissable²⁵². La mise en invisibilité du code informatique peut d’ailleurs être appréhendée comme la marque même d’un acte politique dans un monde de plus en plus composé de machines codées et codantes. Comme Harley l’a proposé avec les cartes, le code informatique est comparé par de nombreux auteurs en sciences sociales à une forme d’écriture²⁵³. Avec son manifeste Critical Code Studies, Mark Marino plaide, par exemple, pour une étude critique des langages de programmation²⁵⁴. Dans la même veine, Stéphane Couture considère que le code source peut être considéré comme un artefact d’écriture²⁵⁵ et Cécile Méadel et Guillaume Sire voient dans les programmes informatiques « un dire et un faire sociotechnique²⁵⁶ » qui reposent sur une écriture dont ils nous invitent à analyser le caractère performatif en analogie aux travaux de Judith Butler sur la performativité du langage²⁵⁷. Au-delà de la collecte, l’analyse et la visualisation de données géographiques passent par des algorithmes qui peuvent reposer non seulement sur des calculs mathématiques (pour des mesures d’accessibilité, par exemple), mais aussi des opérations de géotraitement qui exploitent la dimension spatiale des données (par exemple, simplification des lignes, interpolation spatiale, analyse topologique, géocodage, etc.). Analyse et visualisation de données géographiques s’opèrent donc selon Mei-Po Kaw quasi exclusivement par l’intermédiaire d’une « médiation algorithmique de la production des savoirs géographiques²⁵⁸ » qu’il nous invite à interroger. Sa démonstration vise notamment à souligner qu’une des caractéristiques de ces dispositifs est d’engendrer dans ses résultats des marges d’incertitude importantes liées aux modalités de paramétrages des algorithmes. Il fait alors le constat que ces derniers apparaissent bien souvent comme des impensés des analyses car ils sont totalement invisibilisés sous l’interface (carto-)graphique. C’est pourquoi je considère comme indispensable d’ouvrir ces boîtes noires algorithmiques, considérant que ces incertitudes résultent de choix qui ne sont en rien apolitiques. Kaw lui-même invite d’ailleurs les géographes à rester attentifs aux omissions, aux exclusions et au pouvoir de marginalisation de ce qu’il appelle une « géographie algorithmique²⁵⁹ ». Cependant, par la promotion de cette notion, il déplace exagérément le curseur, de mon point de vue, du côté des seules procédures de traitement des données. Il n’interroge ainsi ni les données qui alimentent ces procédures, ni les acteurs (concepteurs ou utilisateurs) qui les manipulent. Or, en s’inspirant des travaux des historiens sur les blancs des cartes (cf. chap. 1), la thèse que je défends dans ce travail vise précisément à souligner l’importance de remonter dans la généalogie des algorithmes pour identifier les conditions de distribution spatiale des données qui les alimentent et l’importance de s’immerger auprès des acteurs qui assurent « le travail invisible des données ^»260 pour mieux en comprendre les contextes sociopolitiques de fabrique comme d’usage. Ce faisant c’est bien l’inégale géonumérisation du Monde qu’on cherche ici à rendre visible pour notamment mettre en évidence le pouvoir de marginalisation ou de relégation informationnelle que certaines boîtes noires engendrent sur certains territoires.

Révéler l’inégale géonumérisation du Monde en contexte post-colonial

78Comme le souligne Virginie Baby-Collin et Geneviève Cortes, la recherche multi-située renvoie également à une posture : « suivre des objets ou des acteurs en mouvement, pour mettre au jour leur champ socio-spatial relationnel, c’est aussi se frotter à la multi-positionnalité dans le temps et dans l’espace, non seulement des acteurs mais également du chercheur²⁶¹ ». De fait, en incitant à décentrer le regard sur un objet pour en multiplier les points de vue, « la multi-situation renvoie par là même à la manière dont les chercheurs se positionnent sur leur terrain de recherche²⁶² ». Anne-Laure Pailloux revendique ainsi une recherche «  multi-positionnée  » dans laquelle il importe de savoir négocier une place sur le terrain dans des situations d’interaction qui peuvent être très différentes. Autant de positionnements qui impliquent alors une réflexivité quant aux conditions de production du savoir, et à la dimension éthique de la position de recherche sur le terrain. La variation des postures pourrait entraîner un sentiment de tromperie chez les acteurs enquêtés, voire une perte de confiance et une fermeture du terrain. Ce constat est d’autant plus vrai lorsqu’on travaille sur le Bouclier des Guyanes où le déploiement des savoirs et des représentations géographiques ou cosmographiques européens est accompagné d’une « cosmopolitique d’ensemble » selon l’expression de Claude Blanckaert²⁶³, produisant indéniablement une forme de violence épistémique. Cette violence est parfois redoublée par l’absence de données, le manque de représentation ou encore l’omission de couverture cartographique qui continue de faire de ces territoires des exceptions²⁶⁴. Aussi, en s’inspirant du tournant culturel de la géographie²⁶⁵, différentes approches (féministes, postmodernes, postcolonial, etc.) pourront aussi alimenter la réflexion pour contribuer à déconstruire les savoirs et leur mode de production et mettre en débat la positionnalité de celles et ceux qui les produisent.

79La Guyane française, présentée comme un exemple type de grand espace au chapitre précédent peut aussi s’apparenter à un terrain à boîte noire. J’emprunte ici cette expression à Laurent Dénizeau qui l’utilise dans un contexte bien différent puisqu’il s’en sert dans son étude anthropologique pour qualifier les terrains monastiques²⁶⁶. Les points communs y sont pourtant nombreux. Ainsi, Denizeau explique qu’en préservant une certaine inaccessibilité, les terrains boîtes noires sont propices à la production souvent à distance, d’énoncés délestés de leur contexte d’élaboration. Leurs rouages sont alors d’une trop grande complexité : pour agir, l’acteur n’a rien besoin de connaître d’autre que ce qui sort de cette boîte noire monastique, autrement dit ce qu’elle produit et qui est indéniable. Le mystère préserve l’action car il ne la remet pas en doute. L’autorité de l’énoncé traditionnel vient donc de ce que la boîte noire est incontestable parce qu’elle est refermée. Ce qui donne pour les acteurs que l’anthropologue rencontre toute sa légitimité à leur action se revendiquant de la tradition. L’ouverture d’une telle boîte noire s’avère alors une opération lente et délicate.

80En Guyane aussi, l’ouverture de la boîte noire des savoirs géographiques constitués sur cet espace s’avère lente et délicate, car le territoire lui-même est marqué par une histoire cartographique faites de stratégies d’occultation, comme les exemples du premier chapitre l’ont abondamment illustré. Les trois études de cas qui vont être exposées désormais sont donc le fruit de plus d’une décennie de terrain, d’observations et d’entretiens répétés combinés à l’exploration de plateformes cartographiques locales et mondiales. Malgré cet investissement mes recherches restent cantonnées aux représentations cartographiques dites « modernes ». Sur cet espace que « la pulsion colonisatrice n’a cessé de vouloir couper, enserrer, territorialiser depuis la découverte du Nouveau Monde²⁶⁷ », ces cartographies « modernes » ne traduisent qu’une vision partiale et partielle de l’histoire et de la géographie. Tenter de les déconstruire c’est donc d’emblée accorder une place centrale dans l’analyse à « l’idéal cartographique²⁶⁸ » occidental. Je légitime ce choix délibéré par ma volonté de travailler sur des enjeux politiques qui me conduisent à fréquenter des arènes ou à travailler sur des projets où ce type de cartographie est dominant pour ne pas dire exclusif. Mais que le lecteur ne s’y trompe pas, d’autres géographies politiques de la cartographie des Guyanes sont possibles car d’autres formes de savoirs cartographiques y circulent. Comme le souligne Béatrice Collignon, « si l’on veut véritablement tenter de construire un savoir géographique “universel”, il faut commencer par cesser d’encadrer ce savoir dans la pensée scientifique occidentale²⁶⁹ ». Sans s’y référer explicitement, mon approche critique de l’information géographique par l’analyse de l’inégale géonumérisation du Monde me semble, tout de même, pouvoir nourrir les approches postcoloniales voire décoloniales que d’autres mobilisent.

Conclusion du chapitre 2 : cultiver le trouble, les critical data studies au service d’une analyse politique de l’inégale géonumérisation du Monde

81L’information géographique contemporaine est désormais produite par des plateformes web qui, sur bien des aspects, s’apparentent à de véritables boîtes noires algorithmiques. Elles nous délivrent aussi bien des géovisualisations planétaires qui font autorité tant elles semblent résulter de prouesses technologiques, qu’une myriade de « petites cartes du web²⁷⁰ » produites par des non-spécialistes et qui restent encore largement inexplorées²⁷¹. Derrière cette démultiplication d’artefacts informationnels se cachent des suites d’opérations qui ne sont pas exemptes de choix politiques. Les mettre en lumière remet en cause l’objectivité cartographique, devenue objectivité algorithmique. Ce faisant, j’entendais ici poser les jalons d’une géographie politique apte à penser l’inégale géonumérisation du Monde. Dès lors, la cartographie puis les SIG critiques peuvent permettre de déconstruire les dispositifs géonumériques contemporains pour en révéler les logiques de savoir-pouvoir. Mais, face à la complexité des boîtes-noires algorithmiques, je suggère de convoquer d’autres ancrages disciplinaires. Le rapprochement de la cartographie critique avec la sociologie des sciences et techniques et avec l’ethnographie des algorithmes ouvre des perspectives stimulantes. En s’insérant au sein des critical data studies, il s’agit de penser et d’agir avec les autres pour dépasser les limites des approches critiques des sciences de l’information géographique. Inspiré par Donna Haraway, une telle approche vise à enjamber les silos disciplinaires afin d’examiner la complexité des systèmes contemporains sans hésiter à envisager de nouvelles alliances et de nouvelles questions qui pourraient susciter de nouveaux troubles. Car, comme l’écrit Haraway, « pour rester dans le trouble, il faut faire de l’étrange, c’est-à-dire que nous avons besoin les uns des autres dans des collaborations et des combinaisons inattendues… Seuls, dans nos différents types d’expertise et d’expérience, nous en savons à la fois trop et trop peu, et nous succombons alors au désespoir ou à l’espoir, ce qui n’est pas une attitude raisonnable²⁷² ». Les enquêtes multi-situées à suivre, qui vont nous amener à naviguer d’algorithmes issus de plateformes mondiales à des gestes cartographiques opérés sur un terrain post-colonial amazonien, visent donc aussi à cultiver une forme de trouble.