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L’Armée française et les États du Levant

 | 
Maurice Albord

Chapitre V. L’échec de la France au Levant : 1945

Texte intégral

1À la fin de 1944, les positions françaises et syriennes sont figées. Les Français dont le pouvoir a repris possession de Paris semblent déterminés à rétablir la puissance française dans l’ensemble de l’Empire. Les Syriens ne veulent signer des engagements marquant une prééminence française, ce à quoi le mandat les contraint. Ils ont les pays arabes pour les soutenir dans cette attitude, avec en arrière fond l’URSS et les Etats-Unis et même la Chine. Dans une lettre de Mardam bey à Eden, il est précisé que les Syriens ont la ferme volonté « de maintenir une égalité complète dans leurs relations avec toutes les puissances étrangères. Nous ne pouvons pas tolérer que l’armée soit entre des mains étrangères et soit employée comme moyen de pression, pour obtenir une position que ni le Parlement syrien, ni le peuple syrien ne veulent concéder ».

A – MISE EN PLACE DES ANTAGONISMES

2Stanislas Ostrorog, le plénipotentiaire français itinérant, chargé des problèmes du Moyen-Orient, rencontre le 7 décembre 1944 W. Mankey, principal collaborateur de Eden et responsable du Middle Est au Foreign Office. Durant cet entretien, trois points que les Français avaient à cœur de défendre furent évoqués :

  • la convention universitaire, présentée par Bounoure, président du service des Œuvres, et Gaulmier ;
  • l’armement de la gendarmerie autochtone en armes lourdes ;
  • le transfert des troupes spéciales aux États1.

3Lors de cette conversation où le départ du général Spears du Moyen-Orient est évoqué, les interlocuteurs anglais font état de leur surprise « de la violence des réactions syriennes et libanaises » à toute proposition d’un traité avec la France. Ignorance ou feinte ? Spears avait déclaré le 8 septembre 1944, à Choukri al-Kouatli : « Vous ne trouverez pas avec d’autres, le même esprit de conciliation et d’amitié qu’avec nous, Anglais. »

4En fait, la France évitait toute discussion des problèmes militaires. Elle reprochait aux Britanniques d’avoir livré des armes, fusils et pistolets, à la gendarmerie syrienne dont les effectifs venaient d’être renforcés, passant de 5 000 à 7 000. Elle s’opposait à ce qu’on lui livre des armes automatiques et des automitrailleuses.

5L’opposition existait aussi sur la convention universitaire. Les Syriens avaient décidé que le baccalauréat syrien ouvrirait seul l’accès à la fonction publique et que le baccalauréat arabe donnerait droit à l’accès automatique à l’université syrienne ; le bac français n’étant considéré qu’en fonction d’une équivalence avec le bac syrien. Et les Syriens refusaient toutes obligations de l’enseignement obligatoire du français dans les écoles publiques, avec utilisation des mêmes livres scolaires qu’en France.

  • 2 S. Mardam bey, op. cit.

6La commémoration à Alep de la mort d’Ibrahim Hanano, cérémonie annuelle, facteur d’identité des nationalistes syriens et marque sentimentale de leur regroupement, donna lieu à un discours virulent de Saadallah Jabri, devenu à la suite de sa démission de président du Conseil, président de la Chambre : « Ni traité, ni négociation, ni accord, ni de place privilégiée, notre indépendance est une réalité. La France a deux alternatives : ou accepter notre manière de voir ou partir. Nous sommes prêts à reprendre la lutte. Le général de Gaulle a déclaré que nous sommes indépendants, à nous de répondre que nous sommes indépendants et de la France et de toute autre puissance étrangère. La France reconnaît d’un côté notre indépendance, puis elle a recours à des subterfuges pour lui donner des interprétations incompatibles avec notre souveraineté nationale2. » La reproduction de ce discours par la presse fut interdite par un gouvernement syrien, interloqué d’une pareille violence.

7Mais cette violence est-elle unilatérale ? On peut être dubitatif lorsqu’on prend connaissance du télégramme que le colonel Oliva Roget, délégué général en Syrie, adresse le 6 octobre 1944 aux délégués adjoints en Syrie, sous le n° 157/SP :

  • 3 S.H.A.T., 4 H 308, note aux délégués adjoints en Syrie (qui sont tous militaires) n° 157/SP.

« Il est possible et même probable que le gouvernement syrien actuellement très attaqué et très inquiet tourne contre nous le mécontentement et provoque lui-même des troubles dans Damas. Le prétexte en serait la question de l’armée qui fera devant la Chambre, l’objet d’un débat très animé. Le relèvement de la France permet d’espérer la réussite et commande d’entreprendre le redressement français au Levant.
Je vous prie de réagir très fermement à l’égard de l’autorité locale ou toute autre autorité, à chaque incident mettant en cause notre prestige ou touchant nos intérêts. Nous devons pouvoir soutenir et maintenir notre position prééminente même si l’action devenait brutale. Pour les milieux éclairés où la question de l’armée peut être posée à notre désavantage, il y a lieu d’expliquer quand l’occasion s’en présentera, que l’hésitation française répond à une double préoccupation :
1. Que le gouvernement actuel donne l’impression que, loin de travailler pour la liberté entière de son pays, il ne cherche qu’à remplacer les Français par d’autres.
2. Que les méthodes du gouvernement sont fascistes. Il n’y a aucune liberté, ni de penser, ni d’écrire, ni d’agir3. »

8Pour épauler pareils propos, l’état-major du commandant supérieur des troupes du Levant notifia le 20 décembre 1944 que : « L’EM du groupement de chars fera mouvement sur Damas avec la compagnie autonome de chars, le 21 décembre 1944. Signé : colonel Marmillon. » Mais ce mouvement confirmé avait été prévu dès le 14 décembre : « Pour installation à Damas de la compagnie de chars au quartier Soudois, prévoir départ de Beyrouth à 8 heures, le 14 décembre, mise en place des porte-chars. Le mouvement ne sera exécuté que si le temps permet le franchissement du col de Baidar en toute sécurité. » Ce déplacement intempestif sans raison militaire valable, même tactiquement, provoqua une lettre du général Holmes, commandant la IXe armée britannique auprès du général Humblot, commandant supérieur des troupes du Levant :

  • 4 Lettre S.A.301/3/OPS, Headquarters, IXe armée, 27 décembre 1944.

« Mon cher général,
Au cours d’une conversation entre le brigadier Frere et le colonel Marmillon, qui a eu lieu le 26 décembre, il fut question d’un déplacement récent d’une unité blindée française, effectué de Beyrouth à Damas. Le brigadier Frere a attiré l’attention sur la mauvaise impression que ce déplacement a causé dans les cercles diplomatiques et que je ne fus pas en mesure de dissiper immédiatement, n’ayant aucune connaissance de ce mouvement.
Je vous serais reconnaissant, si vous me mettiez au courant à l’avance de tout déplacement projeté d’une unité importante, car non seulement devrais-je être informé des dispositions des troupes aux États du Levant, mais ceci permettrait aussi d’éviter tout soupçon d’un manque de coopération entre nous.
Votre sincèrement. »
Signé : Holmes4
pour le général de division Humblot, commandant supérieur des troupes du levant, Grand Sérail, beyrouth.

9Des mesures militaires étaient prises à Damas afin d’assurer la protection des établissements militaires. Comme par hasard, « des automitrailleuses françaises allant manœuvrer empruntaient les rues du centre de Damas ou de certains quartiers à agitation ». Les autorités militaires intervinrent directement dans les rues de Damas pour réprimer des manifestations sans prendre l’avis des autorités syriennes.

10Du côté syrien, la gendarmerie est renforcée, ses effectifs de 5 000 hommes passant à 7 000. Le président de la République a nommé à sa tête le colonel Abdulghani Kodmani. Les Britanniques ont renforcé son armement par la livraison de 2 000 fusils, 200 révolvers, 50 motocyclettes, 14 camions et 2 ambulances.

11En ce début de 1945, le décor est planté. Tout va se jouer entre les Français dopés par la libération, prêts à bousculer les Syriens s’ils n’acceptent de traiter et les nationalistes syriens bien décidés à ne rien concéder, se sachant soutenus moralement par les Américains et matériellement par cette frange militaro-diplomatique du Colonial Office qui continue, malgré le départ de Spears, à superbement ignorer le jeu et les directives du Foreign Office et qui pensent que leur mission demeure d’empêcher les Français d’agir à leur guise.

12En fait, Français et Syriens vivent côte à côte, ne se voient plus et ne se parlent plus. Le gouvernement syrien n’a plus de rapport avec Oliva Roget, délégué de Syrie-Sud. Celui-ci s’était entêté à faire rendre les honneurs au président Al-Kouatli, par un détachement français lors d’un bal de la Croix-Rouge. Le président syrien refuse de s’y rendre. Or en ce début d’année, Mardam bey est parti pour le Caire afin d’assister à la réunion du comité préparatoire de la Ligue arabe. Il rencontre ainsi Edward Grigg, nouveau ministre résidant au Caire Noury Saïd et Maher pacha, nouveau Premier ministre d’Égypte. À chacun, il répète : « Pas de traité avec la France et récupération des troupes spéciales ».

  • 5 A.N. 457, A.I 122, fonds Bidault, lettre n° 76 du 6 mars 1944.

13Lentement mais inexorablement, les tensions dues à l’évolution du Moyen-Orient, aux changements d’acteurs prédominants à l’intérieur du Levant et surtout à ces alentours, au conflit mondial et à son règlement stratégique, vont se durcir. À l’aube de la guerre, les problèmes des États et de l’indépendance s’abordaient à trois : Français, Syriens et Libanais. Le quatrième étant en trame : l’Angleterre, soucieuse de maintenir sa propre influence dans son pré carré. L’irruption de l’Allemagne avait soudain donné une valeur stratégique à ce qui n’avait alors été que conservation d’avantages acquis. S’y étaient greffées la guerre et l’apparition de nouvelles donnes comme l’intervention américaine et l’inexorable affranchissement des Arabes. Alors les oppositions feutrées, mais néanmoins courtoises, deviennent dans cette ambiance des pugilats. Les pressions sont autres et la haine jusque-là masquée en dédain va faire son œuvre. Une lettre d’Oliva Roget au général Beynet, du 8 février 1945, en est un révélateur, du moins du côté français : « Déjà depuis un an certains leaders nationalistes nous avaient craché publiquement à la figure leurs vérités : nous voir, nous Français, vider les lieux. Ils le pensaient aussi à l’égard des Britanniques, mais n’osaient l’exprimer qu’en comité intime et après avoir réfléchi qu’ils en auraient besoin sur le plan économique. » Le 6 mars 1944, Mardam bey avait écrit à Spears : « Le gouvernement de la République syrienne est disposé à prêter toute l’aide en son pouvoir en ce qui concerne les projets, études et recherches économiques entrepris ou à entreprendre de la part des Britanniques ou de ressortissants du Royaume-Uni en Syrie, ce que ne projettent nullement les autorités françaises lors de leurs négociations5. »

  • 6 A.N. 472, A 1, Rapport du R. P. Charles, 8 février 1945.
  • 7 S.H.A.T., fonds Oliva Roget, Rapport Oliva Roget.

14« Les sociétés concessionnaires créées par la France n’ont nullement cherché à développer économiquement les États et à multiplier les investissements. Elles n’ont pensé qu’à l’accroissement de leurs dividendes6. » Les projets de Grande Syrie, que les Anglais mettent en avant en janvier 1945, traduisent cette recherche de mainmise économique sur la Syrie, la Palestine, la Jordanie et l’Irak, au grand dam des Libanais. Sont aussi pour le moins réservés les Saoudiens et leur protecteur américain qui visent à la mise en place de la Ligue arabe. Qu’écrit encore le délégué français en Syrie au général Beynet le 8 février 1945 : « D’après moi, la France n’a rien à attendre de Djémil Mardam bey. Cet homme nous hait. Il est mauvais et vindicatif jusqu’au crime. Il est ambitieux, il est vénal. Son ambition n’a plus rien à attendre de la France. Nous ne pouvons pas le faire plus qu’il n’est. Il ne peut donc être pour nous, ni par sympathie, ni par intérêt personnel. La loi sur l’enseignement a été votée, aggravée par la Chambre avec l’approbation de Mardam bey. Et maintenant, cet homme qui avait crié qu’il ne traiterait pas avec une nation vaincue accorde qu’il serait peut-être possible de s’entendre et qu’il ne refuserait pas de causer. » Il s’agit des conversations d’Ostrorog arrivé de Paris, avec Mardam bey, proposant que le gouvernement syrien examine la possibilité d’envoyer un négociateur à Paris et pensant que Mardam bey lui-même, accepte cette mission. Or justement Mardam bey a un souvenir cuisant de ces expériences de 1936-1939, où il dut subir la condescendance arrogante d’Huntziger, les duplicités de G. Bonnet et les mensonges des fonctionnaires du Quai. Il n’était psychologiquement pas désireux de se retrouver dans une pareille ambiance, par manque de confiance en la parole française et même par détestation vis-à-vis de tous ceux qui l’avaient berné7.

  • 8 S.H.A.T., H 464.

15Le président du Conseil syrien a déclaré le 6 février 1945, lors d’une séance de la Chambre syrienne : « Prendre possession de l’armée actuelle, ceci ne peut être réalisé que si les chefs militaires qui commandent cette armée, d’accord avec le haut-commandement des alliés, donnent l’ordre à leurs hommes de venir se mettre sous notre commandement, car il ne s’agit pas là d’une parcelle de terrain que nous pouvons occuper par la force, mais d’hommes vigoureux, entraînés et armés que nous ne pouvons pas forcer à faire ce qu’ils ne veulent pas accomplir, à moins qu’ils ne veuillent de leur propre initiative venir à nous, ce qui est impossible à espérer8. »

16Les rapports sur le moral des troupes spéciales établis chaque trimestre corroborent ces assertions. Du point de vue français, ces troupes sont solides, de plus en plus aguerries et commandées par des officiers autochtones même au niveau des bataillons, puisque leurs chefs de corps sont majoritairement des colonels ou lieutenants-colonels syriens ou libanais.

17De toutes les entreprises françaises, tous domaines considérés, il n’y a que celles conduites par les militaires dans leur partie qui ont réussi. Lâchée partout et par tous, la France a pour elle les troupes spéciales. C’est sur cette fidélité des contingents autochtones que reposent maintenant, pour une très grande part, les possibilités françaises. C’est donc à l’action éducatrice de ses militaires que la France doit de pouvoir maintenant résister à l’un des assauts les plus durs qu’elle ait à subir depuis qu’elle occupe les États du Levant.

18Ce ne fut que fin février 1945, que Beynet rencontra le président syrien afin de trouver une base d’entente. Mais lors de l’entretien, il avoua qu’il lui était impossible de conclure d’accord sans autorisation de son gouvernement. En fait, l’on tournait en rond. Les Syriens et les Libanais désiraient l’armée. La France ne la cédait pas parce qu’elle souhaitait la signature d’un traité permettant de conserver au Levant une prééminence militaire complétée par des accords universitaires et économiques, mais aussi avec l’espoir du départ des troupes britanniques, ce qui aurait permit d’être seul face aux États et ainsi par persuasion et force, régler le problème dans le sens désiré décrit plus haut. Ce qui explique les atermoiements d’un délégué général qui n’était pas souvent à Beyrouth, presque jamais à Damas et souvent à Paris où il paraît incapable de mettre sur pied un programme d’action. Ce n’était plus le général Catroux dont il semble que le général de Gaulle, sous prétexte de l’envoyer comme ambassadeur à Moscou, l’ait ainsi écarté de toute action sur les problèmes musulmans, aussi bien en AFN qu’au Levant.

19D’autre part, la France a fait traîner la décision d’inviter Syriens et Libanais à la conférence de San Francisco pour empêcher les Américains de s’en prévaloir. C’est la France qui transmettra l’invitation, ce qui amène le général de Gaulle à faire des remarques cinglantes sur le désir anglais de nous faire perdre la face en Syrie en tentant de s’y associer. Mardam bey avait sur ce sujet demandé l’appui du roi d’Égypte qui lui fut confirmé lors de son séjour au Caire pour la signature, le 22 mars 1945, du pacte de la Ligue arabe.

20Précédemment, toujours au Caire, le président Al-Kouatli et Mardam bey avaient rencontré Churchill et Eden qui prêchèrent la modération. Les Syriens prétendirent que la convention universitaire présentée par la France était une manière d’exercer un contrôle du système éducatif syrien et d’imposer l’étude du français. Churchill dit « qu’à son avis les Syriens pouvaient arranger quelque chose de raisonnablement satisfaisant et qu’ils ne devraient pas chasser les Français ».

21Al-Kouatli répondit « qu’il tenterait de contrôler le Parlement et l’opinion publique s’il n’y avait pas provocation ». Churchill ne put s’empêcher de lui conseiller de régler les problèmes avec la France pendant que les Britanniques étaient sur place.

22La modération était-elle dans l’esprit des militaires français couverts par le pouvoir ? L’on en doute en lisant la note du 2 avril 1945, émanant du ministère de la Guerre, direction des Troupes coloniales :

  • 9 S.H.A.T., 4 H 309, note n° 891 TC/BTO-S, Paris le 2 avril 1945, annexe 142.

« Par décision n° 618/DN/3/P/S du 7 mars 1945, le Comité de défense nationale a prescrit :
1. La mise à la disposition du GCS des troupes du Levant du III/3 BTS actuellement stationnées en Tunisie, ainsi que de deux bataillons de l’armée métropolitaine.
2. La dissolution du BM 6 après rapatriement de ses éléments.
Le GCS des troupes du Levant voudra bien en conséquence dès réception de la pré sente note, affecter au BM 6 tous les Sénégalais des BM 7 et BM 9 actuellement rapatriables. La totalité de son personnel sera dirigé sur l’AFN. Le III/3 RTS prendra à son arrivée au Levant la dénomination de BM 169. »

23Pourquoi ce renforcement, puisqu’il apparaîtra rapidement que l’effectif du BM 16 sera supérieur de 300 hommes à celui du BM 6 relevé. Et pourquoi deux bataillons métropolitains ?

  • 10 F.O. n° 371/45 560, 18 février 1945.

24Les États-Unis ont averti Paris par l’intermédiaire de leur ambassadeur Jefferson Caffery, qu’ils verraient défavorablement tout déploiement de forces militaires « soit qu’il s’agisse de troupes indigènes contrôlées par les Français ou de troupes françaises10 ».

25Le général Beynet rencontra à nouveau Mardam bey, lors d’une conversation de routine. Aux questions syriennes, il déclara qu’il lui fallait consulter le gouvernement afin de résoudre des « divergences de vues ». Cependant Mardam bey par courtoisie l’accompagna à l’aéroport de Damas, lorsqu’il reprit son avion, peut-être pour obtenir un soutien de la France à San Francisco. Un représentant diplomatique syrien, Adnam al-Atassi, venait le 5 mars d’être nommé à Paris. Lors de ses contacts avec Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, il précisa que les demandes syriennes consistaient en un transfert des troupes syriennes et dans la question de la représentation française par une ambassade.

26En Syrie, début avril, éclata une crise ministérielle. Farès el-Khouri démissionna de la présidence du Conseil, lui qui chrétien protestant, passait pour anti-Français. Mais Mardam bey intervint pour en réduire les effets et proposa qu’El-Khouri soit désigné comme représentant syrien à San Francisco, lui devenant président du Conseil par intérim, tout en gardant les portefeuilles des Affaires étrangères et de la Défense, et Sabri al-Assali, nommé ministre de l’Intérieur.

27Beynet, parti à Paris chercher des instructions ne revenait pas, ce qui inquiéta le gouvernement syrien, inquiétude exprimée le 25 avril 1945, auprès de Ostrorog, appréhension alors renforcée par les agissements des militaires français qui cherchaient à consolider la position française sur le territoire syrien, particulièrement en pays alaouite et à Damas même, où le colonel Massey tentait de recruter des agents syriens en fournissant argent et armes.

  • 11 A.N. 457 – A.P. 121, papiers Georges Bidault.
  • 12 S.H.A.T., 4 H 309, note de service n° 891 TC/BTO-3, du 2 avril 1945.
  • 13 Général de Gaulle, lettres, notes et carnets, 1943-1945 ; télégramme du 2 mai 1945, général de Gau (...)

28Or voici que le 6 mai, le poste de Radio Brazzaville annonce le retour de Beynet au Levant en ces termes : « Paris – On annonce officiellement que le général de Gaulle a reçu le général Beynet délégué général et plénipotentiaire de France au Levant. Le chef du gouvernement a précisé au représentant français à Beyrouth et à Damas, les instructions du gouvernement français pour les négociations qui devront être entreprises avec les gouvernements syrien et libanais, compte tenu de la fin imminente de l’état de guerre en Méditerranée orientale. Les négociations auront pour objet d’aboutir aux traités réglant, d’une part, les questions posées par la substitution du régime d’indépendance des États du Levant, à celui du mandat français et qui ne sont pas encore résolues et assurant, d’autre part, les intérêts culturels, économiques et stratégiques de la France. Le général Beynet regagnera son poste incessamment. » La pusillanimité de la Délégation générale fit que cette information fut diffusée au Levant en remplaçant le mot « traité » par « accords » et en supprimant l’expression « stratégique »11. Cela risquait de provoquer de vives réactions des milieux officiels orientaux, lorsqu’ils apprendraient cette supercherie tout en gênant le délégué général dans ses tractations. Or trois jours après, le 9 mai, un bataillon de tirailleurs sénégalais, le III/3 RTS débarquait du croiseur Montcalm à Beyrouth. À son arrivée, il prenait la dénomination de BM 16 comprenant 6 officiers et 813 sous-officiers et hommes. Étaient immédiatement embarqué le BM 6 ainsi que les éléments rapatriables des BM 7 et 9 qui devaient débarquer à Bizerte. L’aspirant Pesticaut du BM 9, qui participait à cette relève, raconte : « Lorsque nous accostâmes à Bizerte, nous vîmes un bataillon français FFI impeccablement rangé sur le quai du port. Bien habillée, bien équipée, cette unité composée d’hommes jeunes avait une tenue parfaite et disciplinée12. » Il s’agissait d’un bataillon métropolitain destiné en renfort au Levant. Cette unité a fait l’objet d’un télégramme du général de Gaulle : « J’ai donné l’ordre formel que le croiseur Montcalm embarque à Bizerte le détachement prévu et le transporte à Beyrouth sans escale13. » Il s’agit en fait du bataillon de marche du 9e zouave dont l’effectif est de 735 officiers, sous-officiers et hommes et l’armement très complet.

29Or, la note de service signale un déficit en officiers, sous-officiers et hommes de troupes d’environ 300 hommes : « Cette situation déficitaire s’explique par les mesures d’épuration effectuées avant le départ de France ; la direction de l’infanterie s’est déclarée impuissante à trouver les officiers nécessaires à l’encadrement du bataillon. » Une partie de cette unité fut emmenée sur le Montcalm et débarqua à Beyrouth le 17 mai, la seconde partie sur la Jeanne d’Arc avec débarquement le 21 mai 1945. Ce n’est que le 3 mai 1945, qu’il était précisé d’avertir l’armée britannique et les Syriens de l’arrivée prochaine des troupes de renfort.

30Le général Beynet rentra au Levant le 12 mai 1945 ! Appuyé par une action de force militaire, quelles étaient ses instructions ? On en trouve trace dans une lettre de Bidault à l’ambassadeur français à Londres, Massigli. Il est chargé :

  1. De résoudre au plus tôt, par voie d’accords séparés, les questions pratiques et techniques dont le règlement doit nous permettre de défendre nos intérêts particuliers au Levant. Ces accords seront paraphés au fur et à mesure de leur élaboration.
  2. D’inclure les clauses politiques et militaires, bases de nos relations avec les États, dans un pacte d’amitié ou un accord conclu dans le cadre de la sécurité collective.

31Si nous nous heurtons à ce sujet à une opposition irréductible des gouvernements libanais et syrien, le général Beynet a pour instruction de réserver le règlement de la question et d’attendre une occasion favorable. Quoi qu’il en soit des résultats des conversations, il apparaît :

  1. Qu’il était souhaitable d’aboutir dans le plus bref délai, à un règlement satisfaisant de la question des troupes spéciales. Cette affaire est une cause incessante de friction avec les États. Elle permet à certains milieux britanniques et à la propagande panarabe de jeter des doutes sur la loyauté de notre politique au Levant.
  2. Que cependant nous ne pouvions envisager d’abandonner le commandement des troupes spéciales aussi longtemps que le commandement interallié au Levant sera dévolu au commandement britannique, aussi longtemps que nous n’aurons pas stabilisé notre établissement militaire, soit par un accord avec les États, soit par le renforcement du dispositif militaire français.

32C’est pour cela qu’a été envisagé l’arrangement direct avec les États et parallèlement une entente avec la Grande-Bretagne. »

  • 14 Entretiens avec d’anciens sous-officiers et officiers du Levant (1944-1945).

33Voici donc Beynet muni d’instructions qui ne présentent ni une grande clarté, ni une détermination appuyée. La question principale et déterminante de la cession des troupes spéciales est l’occasion de tellement d’aléas du domaine des hypothèses qu’elle sous-entend, en fait, l’emploi de la force. Possibilité affirmée par l’envoi des renforts et message bien reçu par les Syriens. L’encadrement des troupes de souveraineté présentes en Syrie est léger ; une compagnie des bataillons de marche est commandée par un capitaine ou un lieutenant de la coloniale, souvent ancien de 14-18, devenu officier du fait de sa bravoure et des pertes en officiers d’active en 1914-1918 ; par la suite, vingt ans de vie de garnison en Afrique marquée par la routine, l’ennui et la boisson. Lui est adjoint un sous-lieutenant ou un aspirant provenant des volontaires de la France libre de 1940-1941 : jeune, ardent, un peu chien fou, avec une foi gaulliste à toute épreuve, mais aucune vision sur le monde en guerre, son évolution et une ignorance totale des États du Levant et de leurs aspirations14. Les derniers officiers de qualité des FFL tels Buis et Repiton-Preneuf ont quitté le Levant avec Catroux pour se battre sur le front occidental. Les cadres pensent que la seule raison des difficultés et des remous au Liban comme en Syrie est due aux Anglais : « Ils sont contre nous. » Les quelques renforts en officiers en 1945 proviennent des troupes de Djibouti qui furent vichystes, le demeurent et renforcent l’anti-britannisme. Viendront aussi quelques cadres d’AFN, c’est le cas avec le débarquement du bataillon sénégalais en provenance de Tunisie dont les officiers se figèrent « entre 1940 et 1944, au garde à vous devant Weygand, puis Giraud ». Cet amalgame est prêt à « casser de l’indigène ».

34Curieusement la marine échappe à cette ambiance. Dans une longue note de l’état-major de la Marine au Levant, il est dit :

« La population et les milieux gouvernementaux montent en épingle le débarquement des troupes des 6 et 17 mai. Les autorités françaises parlent de relève. Or le nombre des départs est inférieur de 500 aux arrivées [en fait plus de 1000]. Dans la fièvre nationaliste et francophone qui agite ces pays, ce débarquement reste psychologiquement très dangereux. Il peut même être une erreur diplomatique. S’appuyant sur la charte de l’Atlantique et leur invitation à la conférence de San Francisco, les gouvernements syriens et libanais peuvent juridiquement considérer qu’il s’agit là d’un problème d’ordre international. La méthode employée pour ce renforcement est une fois de plus une demi-mesure que les gouvernements syriens et libanais peuvent taxer de déloyauté. La France n’a pas à présenter un renforcement comme une relève, trompant la confiance des deux États pour quelques centaines d’hommes. Cette déloyauté devient déloyauté inutile. Nous avons cédé aux gouvernements les droits de souveraineté et remplis à leur égard certaines formalités. Échapper à ces formalités est une rouerie un peu naïve et nous ravale au rang de nation de second ordre. Si on objecte qu’il est peu important que l’on découvre la supercherie pourvu que les troupes soient débarquées, ce raisonnement ne tiendrait que si le contingent est assez fort pour réprimer. »

35Ce même rapport ajoute :

  • 15 A.N. 457 – A.P. 134, Marine nationale, E.M. Marine Levant 41, E.M 2, 19 mai 1945.

« Ce que devrait être la politique de la France au Levant ? D’abord unité d’action et choix entre politique de force et politique libérale. Trop souvent nous avons appliqué la première pour arriver à la seconde. D’où l’on nous taxe d’incohérence ou pire de mauvaise foi. La politique de force est actuellement impossible même par l’augmentation des effectifs, des matériels et du ravitaillement. Et même si elle était envisageable, elle amènerait la population entière à faire bloc contre nous, même ceux qui nous sont favorables. Les gouvernements s’opposeraient à toute concession, accompagnés de l’indignation des pays arabes. Il serait digne de la France nouvelle, née dans la lutte pour la liberté de se montrer loyalement libérale15. »

36Les silences de Beynet inquiètent. Or celui-ci adressait un télégramme à Paris précisant :

  • 16 A.N. 457 – A.P. 134, papiers Bidault, télégramme n° 1 279-80 de Beyrouth à Paris, Beynet à de Gaul (...)

« Je ne pense pas que l’arrivée de renfort puisse aggraver la crise. Du point de vue militaire, ils sont indispensables dans un délai minimum. Je signale que l’envoi de troupes destinées à l’Indochine, telle la brigade de la Légion, donnerait une excellente solution. La tension continue à Damas16. »

37Suit un autre télégramme :

« Le 27, agitation accrue à Damas. Convoi attaqué à Hama. Trois tués, auto-mitrailleuses brûlées. Homs tension. Je vous prie accélérer renforts dans mesure du possible. À communiquer Cabinet de Gaulle et état-major général. »

38Dès son arrivée au Levant le 12 mai, Beynet rencontre Pharaon, alors ministre des Affaires étrangères du Liban, pour une discussion dilatoire. Mardam bey contraignit Pharaon à une rencontre à Chtaura, afin d’envisager des mesures à prendre pour faire face à l’agressivité française. À cette même date, inconscience ou provocation, une fête hippique était organisée à Beyrouth avec liste d’invitations, comprenant essentiellement les personnalités de la délégation générale et la colonie française. Au même moment le parlement syrien votait une loi « pour la protection de l’indépendance » prévoyant des peines sévères pour qui, par ses agissements, menacerait l’unité nationale et pour priver de leur nationalité les Syriens, qui, sur demande de leur gouvernement ne quitteraient pas le service d’une puissance étrangère.

39Le 17 mai, alors que débarquaient les premiers éléments du 9e zouave, Beynet rencontra Mardam bey, pour une « visite de courtoisie ». À la demande de ce dernier s’il avait l’autorité de négocier ou s’il était un simple porteur de proposition, Beynet répondit qu’il serait un intermédiaire contraint d’en référer à Paris. Alors Mardam bey demanda à Pharaon d’être présent pour la rencontre prévue avec Beynet, le 18 mai 1945. Celui-ci présenta la copie d’un aide mémoire, dont le ton diffère d’avec celui présenté par Bidault à Massigli à l’usage des Britanniques. Les Syriens le reçurent comme un ultimatum :

  • 17 S.-Mardam bey, op. cit.

« C’est sans qu’aucune réserve ne soit apportée à l’indépendance, que le gouvernement français assurera la défense des intérêts essentiels que la France conserve. Ces intérêts sont culturels, économiques et stratégiques. Les positions culturelles seraient définies et garanties par une convention universitaire. Les positions économiques, par des accords divers. Quant aux positions stratégiques, elles consisteraient en bases, permettant de garantir les voies de communication de la France avec ses possessions d’outre-mer. Le gouvernement français acceptera de transférer les troupes spéciales au gouvernement local, sous réserve du maintien de ces troupes sous le haut-commandement français aussi longtemps que les circonstances ne permettent pas le plein exercice d’un commandement national17. »

40Le lendemain, le président syrien réunit le gouvernement auquel furent présentées les demandes péremptoires françaises. La rupture des négociations fut décidée. Cette attitude fut renforcée par une mise au point d’un consensus libano-syrien, lors d’une nouvelle rencontre le 19 mai à Chtaura, au cours de laquelle les Syriens firent part de leur décision de reprendre le commandement des unités syriennes.

41À cette même date une nouvelle note de la marine du Levant mentionne : « Certains parmi les responsables de la politique française au Levant pensent qu’il serait habile de susciter des troubles confessionnels, genre ancien temps, pour justifier une intervention. » Déjà à l’occasion de la cessation des hostilités, le 8 mai 1945, les militaires français avaient fêté la victoire d’une manière ostensible, avec un programme festif de quatre jours pleins. Les Syriens trouvèrent que les Britanniques, véritables vainqueurs, y mettaient plus de discrétion d’autant plus qu’ils avaient été témoins de la compromission de l’autorité civile et militaire française avec l’Allemagne en 1941. Cette réjouissance aurait pu rester française et discrète, alors que des militaires éméchés tentèrent de former des cortèges braillards, acclamant la France et de Gaulle. Les militaires autochtones d’une unité palestinienne, des troupes britanniques brandirent à leur tour, dans les rues de Beyrouth, le portrait du grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin Husseini, alors prisonnier des Français, encadré de drapeaux portant des croix gammées. En fait, il ne s’agissait pas de l’emblème nazi mais de la croix gammée aux branches plus courtes et légèrement infléchies, emblème des indépendantistes du Parti populaire syrien. D’ailleurs le mufti va bientôt être ramené au Levant par le 2e bureau, afin d’être manipulé contre les Anglais.

42Dans cette ambiance tendue, les Syriens reçoivent l’appui des Américains. Une lettre est adressée par Wadesworth, ministre plénipotentiaire du gouvernement des États-Unis au Levant, à Mardam bey :

  • 18 A.N. 457 – A.P. 122, papiers Bidault, lettre du 20 mai 1945, de Wadesworth à son Excellence le min (...)

« Conformément au désir que vous m’avez exprimé de transmettre votre demande à mon gouvernement, je suis à même après autorisation de mes supérieurs, de vous confirmer à nouveau ce qui suit :
Le gouvernement de la République des États-Unis a reconnu inconditionnellement l’indépendance de la Syrie. Il n’appuie et il n’admet même pas que la souveraineté et l’indépendance de la Syrie soient préjudiciées sous n’importe quelle forme et par qui que ce soit. »
Le ministre plénipotentiaire des États-Unis18.

  • 19 S.H.A.T., 4 H 375, lettre du 28 mai 1945 du général Beynet au général de Gaulle.

43Le général Beynet, après l’échec de sa rencontre du 19 mai, ne manifeste aucune activité diplomatique. Il ne cherche pas à reprendre la négociation. Il a reçu le 20 mai la visite de Terence Shone, le remplaçant de Spears, en compagnie du général Paget, commandant de la IXe armée. De cette conversation, les Britanniques retirèrent l’impression que les Français ne feraient rien pour éviter le conflit. D’ailleurs, lors de sa première rencontre, il a agi avec mollesse puisqu’il écrit qu’il a présenté les propositions du général de Gaulle « sous la forme la plus “digestible” parlant de suggestions de votre part pour résoudre la crise ». D’ailleurs ce rapport adressé à de Gaulle en date du 28 mai 1945, est révélateur de l’état d’esprit de l’homme à ce moment crucial. Il avoue « qu’il a traîné à Paris tâchant de gagner du temps » alors qu’il était capital d’aborder et de régler les problèmes, ce qu’aurait fait Catroux. Bien entendu « tout ceci est naturellement orchestré par nos amis anglais. Si nous avions un échec, ils seraient arbitres de la situation. C’est pourquoi, laissant le Liban plus difficile à remuer, ils ont lancé la Syrie à la bagarre ». Il avoue sa passivité : « L’attitude des Syriens est ignoble : injures, excitations de toute nature, assassinats. Il me paraît donc difficile de reprendre les négociations avec les dirigeants actuels. » Il poursuit : « C’est actuellement une épreuve de force ». En fait, il cherche la confrontation armée. Puis il échafaude un avenir politique ahurissant qui à le lire évoque le passé avec un haut-commissaire dont les idées et l’action sont la cause des difficultés actuelles : les projets et réalisations de M. Puaux. Dans cette note de Beynet on peut lire : « Seule la présence d’un souverain nous donnerait un point d’appui sérieux, s’il était bien choisi. Je me demande donc s’il ne faudrait pas revenir à l’ancienne politique qu’on a, à mon sens, mal fait d’abandonner : nous appuyer sur les Alaouites, la Djézireh et les Druzes et laisser mariner les Damascains dans leurs intrigues incessantes. Pour ma part, je ne vois rien d’autre qu’une politique de division et d’autonomie, pour les minorités qui nous sont favorables. Il faut prévoir aussi l’hostilité des Anglais et des Américains qui se prévaudront de leur garantie donnée aux États pour leur indépendance19. »

B – AFFRONTEMENT ET VIOLENCE MAÎTRISÉE PAR LA HONTE MAI-JUIN 1945

44Il va falloir aborder le récit de la période la plus contestable et critique des rapports franco-syriens. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’opposition de principes ou de point de vue sur l’évolution de ces rapports, mais bien d’une bataille avec emploi de chars, d’artillerie et d’aviation, bien entendu à l’échelle des antagonistes et de leur moyens en ce mois de mai 1945.

  • 20 Expression tirée du journal de marche de l’Ecole de pilotage de Rayak.

45La guerre avec l’Allemagne est terminée. Peut être sa fin a-t-elle été fêtée trop bruyamment par les Français. Les Britanniques ont été discrets alors qu’ils ont été ceux qui au Moyen-Orient ont subi le plus gros choc des actions militaires en Méditerranée. Ils pouvaient apparaître en vainqueurs aux yeux des populations arabes. Ce n’était pas le cas des Français. Leur exaltation d’une maigre victoire aux yeux des populations autochtones apparaissait comme une bravade adressée aux Syriens, « ces bouniouls qui veulent faire les malins20 ». À partir du 21 mai 1945, la tension ne cesse de s’accroître entre les Français, en grosse majorité militaires, et les Syriens, autorités politiques et population réunies. Chez les Syriens, l’élément combatif principal en sera la gendarmerie, encadrée et commandée par des officiers et sous-officiers autochtones et appuyée de volontaires armés possédant souvent des fusils ou des pistolets laissés par Vichy, ou de Druzes. Du côté français les positions d’Alep, Hama, Homs, Deir-ez-Zor et Damas sont tenues par les bataillons noirs BM 7 et BM 9, par des troupes spéciales 3∞, 4∞, 6∞ et 7∞ Bd L, composées surtout d’Alaouites ou d’Arméniens, par des escadrons tcherkesses ou kurdes.

46Il n’est guère possible à travers les archives ou les entretiens avec des témoins français locaux de pouvoir établir qui est à l’origine de l’agression. Les dépêches fournissant instructions ou ordres à Beynet, en provenance du général de Gaulle, ont été systématiquement mises hors circuit. Néanmoins les réponses provenant des autorités au Levant se trouvent répertoriées.

  • 21 S.-Mardam bey, op. cit.
  • 22 Charles de Gaulle, message du 6 mai 1945, Mémoires de guerre – Le Salut, op. cit.

47Sur le plan syrien, il semble que l’arrivée de renforts militaires, même si le bataillon de marche du 9e zouave, entièrement composé de Français, fut canalisé et cantonné sur Tripoli, renforça les manifestations pour une récupération des troupes spéciales. Les dirigeants syriens n’étaient pas sans savoir que le 5 mai, Churchill avait adressé à de Gaulle un message qui était en fait une mise en garde. Une division britannique en majorité composée d’unités arabes en provenance de Palestine pénétrait par le Liban pour renforcer la IXe armée britannique qui, en Syrie, était assez squelettique. L’aide-mémoire remis le 18 mai par Beyrouth à Pharaon et à Mardam bey leur apparut plus comme une sorte d’ultimatum formulant des exigences que comme une base de négociations, « ce qui devait être des propositions pour négocier n’était qu’une déclaration confirmant l’insistance de la France sur les principes de l’occupation militaire21 ». Les militaires français, et en premier Beynet, trouveraient une occasion pour mettre en pratique leurs intentions : montrer que la France n’allait plus se laisser « marcher sur les pieds » et qu’elle allait recouvrer son aura d’antan. Ceci exalté par l’attitude de De Gaulle face à Churchill déclarant : « Je crois que cette affaire aurait pu être réglée déjà si les gouvernements de Damas et de Beyrouth n’avaient pas eu la possibilité de croire qu’ils pouvaient éviter tout engagement en s’appuyant sur vous contre nous. La présence de vos troupes et l’attitude de vos agents les poussent à cette attitude malheureusement négative22. »

48Dès le 21 mai, certaines villes comme Alep, Rakka, Homs, Hama sont fermées avec des barricades, la population y est retranchée. Les familles françaises commencent à être menacées ainsi que les familles autochtones au service des Français. Le ravitaillement leur est souvent refusé. La gendarmerie syrienne est partout renforcée par des volontaires, des scouts et quelques déserteurs des troupes spéciales. Mais des éléments politiques commencent à se manifester, particulièrement le Parti populaire syrien qui lance un appel « à toutes les forces populaires et aux hommes de la milice. Actuellement, en cette occasion historique, vous voyez l’étranger tyrannique lancer sa dernière flèche pour continuer d’exercer sa domination et son influence sur votre pays. Il ressort donc que cet appel est d’une importance capitale parce qu’il va décider du sort de votre pays pour bien longtemps. Le résultat sera :

  • soit une nouvelle lutte contre les forces d’agression, de colonisation et d’esclavage ;
  • soit un nouveau pas vers l’évolution et la prospérité de votre pays. C’est sur vous que s’appuie la nation au moment de ces souffrances parce que vous avez prouvé que vous êtes des soldats d’idéal pur et d’une parfaite discipline. Depuis bien des années, vous attendiez une heure comme celle que nous vivons actuellement. L’heure est devenue proche. Préparez-vous !
  • 23 S.H.A.T., fonds Oliva Roget, tract du Parti populaire syrien distribué à Damas le 28 mai 1945.

49Le chef de la Défense23. »

50Le 23 mai, la demande des Britanniques d’éviter des attitudes provocatrices et la présence de chars dans les rues de Damas fut rejetée par le général Oliva Roget. De son côté, Mardam bey adressait à tous les membres de la Ligue arabe, aux Russes, aux Anglais et aux Américains, une note accompagnée de l’aide-mémoire français et de la réponse négative syrienne. Il se plaignait auprès des Britanniques de la présence de chars français et de nombreuses patrouilles militaires dans les rues d’Alep et de Damas.

  • 24 Chronologie du groupe d’aviation Picardie au Moyen-Orient, document personnel ; rapport du lieuten (...)

51Le 25 mai, le général Oliva Roget trouva le moyen d’adresser un communiqué destiné à toutes les forces militaires sous commandement français, les appelant à se préparer à préserver l’honneur de la France et à désarmer les Syriens. Ceux-ci eurent connaissance de ce document. Déjà, dès le 15 mai, Oliva Roget avait réunis les cadres et les navigants du groupe d’aviation Picardie installé à Mezzé pour un exposé sur « la situation de la France au Levant et nous dire que maintenant une ligne de conduite a été adoptée. Il nous a conseillé d’être très corrects, de ne pas chercher la bagarre, mais s’il y en a, il faut en sortir vainqueur24. » Dès le 19 mai, ordre fut donné à la 3e escadrille d’effectuer des vols d’intimidation sur Damas, puis sur Alep, Homs, Hama et à nouveau Damas, avec trois avions Baltimore. À partir du 25, les aviateurs français sont consignés, en alerte, et dorment à côté de leurs avions.

52Alors les vols de reconnaissance effectués sur les villes syriennes s’accompagnent de mitraillages. Quatre Baltimore, trois Potez 25 et quatre Bleheim poursuivent des vols de groupe en démonstration. Le 26 mai, le général Beynet donna l’ordre d’utiliser l’aviation de manière active, les Baltimore demeurant basés à Mezzé-Damas, les Potez à Hassetche, les Bleheim et Potez 25 envoyés à Rayak. De ces aérodromes le groupe Picardie attaque surtout Hama et Deir-ez-Zor, qui reçoit une première fois 26 bombes puis ensuite 10 bombes de gros calibre.

53Dans cette atmosphère de force, quelques Français encore sensés demandèrent et obtinrent le 19 mai 1945 une entrevue avec Beynet. Bounoure, inspecteur général des Œuvres françaises au Levant, Rodinson du service des Antiquités archéologiques et Gaulmier s’étonnèrent de ce climat délétère pour se faire rabrouer par un délégué, affirmant qu’il était le seul responsable et qu’il n’avait nullement besoin de conseils de la part d’intellectuels irresponsables.

  • 25 Témoignage sur les événements de mai 1945, sergent-chef Darasse, du groupe Picardie, document pers (...)

54Le 29 mai à 19 h 20, les armes parlent à Damas. Le rapport d’Oliva Roget prétend que le feu éclate depuis le Parlement transformé en forteresse, occupé par 80 gendarmes syriens. Mardam bey déclare qu’à 19 heures « les forces françaises levèrent le drapeau français et qu’une grenade lancée donna le signal d’un bombardement intensif ». Une vraie bataille commence. Les Français utilisent les chars, les canons de 75 et les mortiers. « Dans la soirée, pendant le dîner, l’ordre est donné de bombarder la citadelle de Damas par avion. Comme il fait presque nuit le capitaine y va avec son équipage et met ses trois bombes en plein dedans25. »

55Avant ces combats, l’excitation était à son comble ainsi que les reproches mutuels entre Français et Syriens sur leur origine. Dans le rapport d’Oliva Roget est mentionnée une note de protestation datée du 23 mai, du gouvernement syrien, sur l’agression d’une patrouille d’agents de police et de gendarmes montés par des militaires français, à la grenade : « Le gouvernement syrien ne peut que protester énergiquement contre de tels provocations et de telles attaques. Contre des forces de police syriennes chargées justement d’assurer l’ordre dans la ville excitée, d’empêcher des rencontres sanglantes et de veiller à la sécurité des établissements français. » Justement ces bâtiments français se trouvent placés face au Palais du gouvernement, à la Chambre des députés et à la résidence du président.

56Mais la bataille a débuté dès les 27-28 mai, dans les villes syriennes et en pays druze. Les insurgés armés de fusils sont appuyés par la gendarmerie syrienne qui est approvisionnée en armes par les Anglais (fusils et quelquefois fusils-mitrailleurs). On peut penser qu’il s’agit là d’une livraison tardive des armes prévues, on peut aussi penser que leur nombre fut augmenté par les soins des political officers qui « nous aiment particulièrement ».

57Si l’on se bat dans les villes, la campagne syrienne demeure calme et les postes dispersés occupés par les troupes spéciales ou les compagnies du désert ne sont nullement inquiétés, pour le moment du moins.

58À Damas, dans la nuit, l’assaut par les troupes françaises des positions syriennes se prépare. À l’aube, le Parlement est contrebattu à coups de canon, puis l’assaut est donné par les tirailleurs sénégalais qui attaquent au coupe-coupe. Le bâtiment du Parlement est « nettoyé », puis la maison de la présidence. Les députés syriens présents ont pris la fuite et se sont cachés. Puis il est tiré au canon sur la citadelle, sur le Sérail, sur l’hippodrome. Sont ensuite attaqués le bâtiment de la municipalité, la direction de la Police, la Banque de Syrie, l’immeuble de l’OCP, dégagés l’hôtel Grumayad, l’Orient Palace et la gare du Hedjaz. Puis des flammes s’élèvent dans la ville : résultat des tirs ou pillage de la population des bas-fonds !

59Le 31 mai, toute autorité syrienne a disparu, de nombreux drapeaux blancs paraissent aux fenêtres, des délégations de quartier se forment et tentent d’approcher les autorités militaires françaises. Des gendarmes syriens se rendent et sont faits prisonniers.

60Les Anglais puis les Russes demandent d’arrêter les tirs afin de permettre au patriarche orthodoxe, Alexis, de quitter Damas pour rejoindre Beyrouth. Terence Shone, le ministre plénipotentiaire britannique renouvelle la demande de trêve. C’est alors que les automitrailleuses anglaises entourant une voiture de notabilité ramènent le gouvernement syrien. Enfin à 19 heures, le consul de France, Bleuzet, communique à Oliva Roget par téléphone, une information Reuter qui est le texte de De Gaulle, lu par Churchill à la Chambre des communes. Mais pendant cette journée ce sont aussi des Français, des Sénégalais et des soldats du 7e BDL qui pillent les souks.

61Des affrontements ont eu lieu aussi sur l’Euphrate, à Dara et à Deir-ez-Zor. Malgré les interventions aériennes, les Français sont obligés de déposer les armes. À Alep, la confrontation a été modérée et chacun, Français et Syrien, conserve sa position ; à Homs et à Hama, ce fut une bataille avec appui aérien en soutien des troupes motorisées qui affrontent une gendarmerie et des volontaires syriens pugnaces. Oliva Roget écrit qu’à midi, le 31 mai, « tout était pratiquement fini et à notre avantage » sauf peut être au Djebel Druze et en Djézireh.

62Le 29 au soir, Beynet avait télégraphié à Paris : « La situation est très confuse, le Sud de la Syrie et notamment à Derea et dans le djebel sud dont je suis sans nouvelle. À 19 heures, attaque déclenchée sur tous nos postes militaires, de Damas, par la gendarmerie et les insurgés. Action en cours paraît se développer favorablement. » Ce document mentionne bien que les autorités françaises occupaient, depuis fin 1944, de nombreux bâtiments dits militaires dans Damas, dont le quartier soudois avec une unité blindée (celle qui fut amenée depuis Beyrouth, en décembre 1944). Des gardes armées françaises se tenaient à l’état-major mais aussi au cercle militaire et à la coopérative, lieux qui par définition se doivent d’être paisibles. Ces concentrations militaires se trouvaient face à des bâtiments utilisés par les autorités syriennes dont le Parlement et le Palais du gouvernement. Tout cet étalage guerrier depuis plusieurs mois dans la capitale d’un état indépendant ! Des artilleurs avaient été installés à Mezzé, d’où ils dominaient Damas et tirèrent au canon sur la citadelle et certains bâtiments de la ville.

63Le 30 mai 1945, présentation d’un nouveau bilan à 10 heures par les autorités françaises :

  • 26 A.P. 134. Papier Bidault, télégramme Beyrouth 30 mai 1945, n° 1304-0305.

« Nous sommes sans nouvelle de Syrie Sud et du Djebel Druze, où troupes autochtones ont fait sans doute défection. À Damas, hier soir, attaque générale de nos postes par émeutiers, police et gendarmerie, a été repoussée. Nous avons dû nettoyer îlot formé par gendarmerie dans bâtiment du Parlement. Ce matin calme, Syrie du Nord sans changement sauf Deir-ez-Zor. Les Alaouites et le Liban calmes. Je vous confirme mes demandes précédentes de renfort et vous prie de m’indiquer sur quoi je peux compter et date approximative d’arrivée.
Beynet26. »

64Alors dans la soirée, le colonel britannique Morgan fait connaître à Oliva Roget, de la part du général Paget, commandant en chef dans le Moyen-Orient, que la IXe armée prend à sa charge de rétablir l’ordre et notifie de faire cesser le feu. Les troupes anglaises entreront à Damas le 1er juin.

  • 27 A.N. 457 – A.P. 134, télégramme Beyrouth, 31 mai à 23h 40, n° 1 340/1 342.

65Dans cette même soirée du 31 mai, il est fait état des télégrammes nos 696 et 697 provenant peut-être du général de Gaulle, du même jour : « Nous ne pouvons qu’obéir aux ordres du gouvernement, mais je dois rendre compte à Votre Excellence que nous avions repris le contrôle de la plus grande partie du territoire syrien. Saadallah Jabri, ayant fuit Damas, a déclaré : Les Anglais nous ont poussé à la bataille27. »

66Beynet dans son télégramme n° 1 340/1 342 ajoute : « Cette humiliation sera profondément ressentie par tous ceux, Français et autochtones, qui au cours des dures journées ont résisté dans des conditions souvent difficiles, suivie par une reprise offensive qui s’avérait décisive. Le général Humblot a reçu à 20 heures, le général Pilleau, qui lui a remis l’ordre de cesser le feu. »

67Voilà sur quoi débouchait l’action française.

  • 28 A.N. 457 – A.P. 134, archives Bidault, note du capitaine Cuinat.

68Les Français qui, dans la journée du 31, avaient l’impression d’avoir mis en fuite le pouvoir syrien et liquidé les tireurs qui tenaient position dans les bâtiments publics syriens, sentaient « qu’il y a quelque chose » ne voyant plus aucune délégation se présenter au Q.G français, pour offrir la soumission de leur quartier. Le feu ayant cessé, les soldats druzes, tcherkesses, kurdes et sénégalais plongent dans le pillage. Dans une note du 24 juin 1945, le capitaine Cunat, chargé par Beynet de rendre compte de certains aspects de la crise, écrit : « C’est le commandement français qui a pris l’initiative de bombarder le Parlement. Ni sur les murs, ni sur les sacs de terre de l’immeuble français on ne relève de traces de balles. Par contre, la façade du Parlement est criblée de balles. Dans les rues de Damas près des immeubles français, sur 150 mètres à 200 mètres, les immeubles sont incendiés par les tirs de mortiers. La réduction de la résistance armée syrienne a été suivie de scènes de pillage des boutiques tant par les troupes spéciales que françaises. Le chef d’état-major a photographié le pillage. Le général Oliva Roget a fait transporter à son domicile le coffre-fort et les archives du Parlement. Les tapis du Parlement ont été enlevés par un officier français et donnés par lui à sa maîtresse. Les gendarmes syriens prisonniers ont été massacrés par les Sénégalais et enterrés dans une fosse à Mezzé qui a été ouverte par les Anglais28. »

69À l’annonce par le colonel britannique Morgan de la prise en main de l’ordre et de la sécurité par la IXe armée, Oliva Roget répondit qu’il n’obéirait qu’en en recevant l’ordre de la hiérarchie française. À 23 h 25, le 31 mai 1945, les instructions arrivèrent :

  • 29 A.N. 457 – A.P 134, archives Bidault, télégramme n° 1 172/3, 23h 35, 31 mai 1945, général commanda (...)

« Sur ordre général commandant en chef du Moyen-Orient, auquel gouvernement français nous a enjoint, ne pas nous opposer, des ordres seront donnés par vos soins pour que le feu des troupes françaises dans États du Levant cesse immédiatement, informez sans délai toutes unités sous vos ordres. Prière accuser réception.
Signé Humblot29. »

  • 30 A.N. 457 – A.P. 134, télégramme n° 2 877/2 880 de Londres reçu à 1h 10.

70Cet ordre est le résultat d’une action diplomatique franco-anglaise qui a débuté le 30 avril 1945, par une démarche de Duff Cooper, ambassadeur britannique à Paris auprès du général de Gaulle, au sujet de l’envoi par la France de renforts militaires au Levant qui se termina par une fin de non recevoir. Il s’ensuivit une note de Churchill à de Gaulle, du 5 mai : « Si vous renforcez vos troupes en ce moment, les États arabes, qui se sont attendus à des propositions de traités depuis quelque temps déjà, peuvent fort bien supposer que vous préparez un arrangement à conclure par la force. Ceci pourrait être nuisible aux relations que vous et nous avons avec les États. » À quoi le général de Gaulle avait répondu le 6 mai 1945 : « Je crois que cette affaire aurait pu être réglée, si les gouvernements de Damas et de Beyrouth n’avaient pas eu la possibilité de croire qu’ils pourraient éviter tout engagement en s’appuyant sur vous contre nous. » Ce type de dialogue où chacun n’écoute pas l’autre devait amener à la déclaration d’Eden aux Communes, du 31 mai 1945 : « La situation a continué d’empirer depuis la nuit dernière. Notre ministre à Damas informe qu’il y a des tirs d’artillerie et des fusillades pendant la nuit et que de grands incendies brûlent dans le centre de la ville. Toutes les communications téléphoniques ont été coupées entre Damas et la côte et nous ne sommes en contact que par radio. Un armistice a été arrangé avec les autorités militaires françaises et la colonie de civils américains et anglais a été évacuée de Damas. Après le centre de la ville a été soumis au bombardement le plus sévère et le plus concentré qui ait été dirigé sur elle, également bombardé par air. Nous avons reçu un appel pressant du gouvernement syrien». Or à cette même date, Massigli était convoqué : « À 20 heures, pendant le Conseil de cabinet par le Premier ministre. Il résulte devant la tournure très grave prise hier et ce matin, par les troubles de Damas d’où arrivent des rapports alarmants, que le gouvernement britannique estimait nécessaire une intervention immédiate de sa part. Sous réserve de l’assentiment du président Truman, le général Paget, allait être invité comme commandant en chef au Moyen-Orient et dans le cadre des missions générales qu’il tient de l’accord Lyttelton/de Gaulle, à prendre immédiatement des mesures nécessaires en vue du rétablissement de l’ordre30. » Ceci devait être confirmé par le message de W. Churchill au général de Gaulle, du 31 mai 1945 : « Nous avons le profond regret d’ordonner au commandant en chef en Orient, d’intervenir afin d’empêcher que le sang coule davantage. Nous le faisons dans l’intérêt de la sécurité de l’ensemble de l’Orient. Quand le feu aura cessé et que l’ordre sera rétabli, nous serons disposés à commencer des discussions tripartites à Londres. »

71En fait, Churchill avait donné instruction pour qu’Eden annonce à la Chambre des communes, la teneur de son message à de Gaulle et ses instructions au commandant en chef britannique au Moyen-Orient, avant que de Gaulle n’ait eu le temps de le recevoir.

72Bidault télégraphiait à Beyrouth :

73« La teneur du programme que le général Paget est chargé d’appliquer ne m’est pas connue. Vous vous abstiendrez de toute initiative qui en entrave l’exécution. »

74Beynet recevait le 1er juin, 3 heures du matin, un télégramme beaucoup plus explicite et exigeant de De Gaulle :

75« Je n’ai adressé aucune réponse à Churchill et ne lui en adresserai aucune. Voici mes instructions pour ce qui concerne l’attitude à prendre par les troupes françaises :

  1. Si les troupes anglaises se présentent pour patrouiller aux abords des nôtres ou occuper certaines positions que nous n’occupons pas, cela sera toléré ;
  2. Partout où cela apparaîtra avantageux les forces françaises se concentreront sur certaines positions choisies et s’y maintiendront. »

76Suivait à 15 h 30, un autre télégramme guère plus réaliste en fonction de l’action en cours sur le terrain. Il se terminait par l’annonce à Beynet :

77« Vous n’avez plus, bien entendu, aucun rapport diplomatique à avoir avec l’actuel gouvernement syrien ».

78La réalité, la voici : « L’ultimatum britannique a causé au Liban, une vive émotion en sens divers. Le général Paget, s’est rendu au Petit Sérail, accompagné de chars d’assaut, d’automitrailleuses et de soldats, la mitraillette au poing. » Un autre télégramme du même jour fait un rapide historique « d’une situation complètement rétablie en Syrie et Damas, bien en main au moment de l’ultimatum britannique. L’arrivée des Britanniques remet tout en cause, à Damas les bagarres ont recommencé, le général Oliva Roget ayant dû retirer ses troupes vers l’extérieur, conformément aux ordres qu’il avait reçus ». Les exigences de la IXe armée au 1er juin sont : Interdiction à Radio Levant et Radio Damas de faire allusion aux événements du Levant. Censure de la presse par les Britanniques. La poste militaire française ne passe que les télégrammes officiels. Les familles françaises du Djebel Druze et de Deir-ez-Zor sont évacuées. Une série de télégrammes de Beynet à Paris décrit au fur et à mesure les problèmes et les exigences anglaises : les troupes françaises ont reçu l’ordre de ne pas tirer, de se retirer dans leurs casernements avec une garde britannique ; les Anglais suppriment l’OCP pour le remplacer par un organisme à eux intitulé « Mira » ; les troupes françaises à Damas sont regroupées en-dehors de la ville, mais elles n’ont plus de ravitaillement qu’il va falloir demander aux Britanniques ; enfin, des discussions sont engagées sur le contrôle bédouin et sa survie. Dans son télégramme du 3 juin, Beynet répond à de Gaulle en tentant de lui faire comprendre que les exigences de son télégramme du 3 juin, faisant état de prétentions du général Paget, n’étaient pas réalistes, vu ce qui se passait réellement en Syrie.

79Le général Paget ne s’entretenait pas qu’avec les Français. Il avait dès le 2 juin passé un accord avec les Syriens :

80« Son Excellence Choukri al-Kouatli, président de la République syrienne et Son Excellence Sir Bernard Paget, représentant le gouvernement britannique, se sont entendus sur ce qui suit :

  1. Les troupes françaises évacueront la Syrie.
  2. Les forces syriennes armées se subsisteront à elles.

81Cette évacuation et cette substitution seront définies par des accords particuliers à intervenir entre les représentants des deux parties contractantes, dans un esprit d’entente de d’affection cordiale, suivant les possibilités.

  • 31 A.N. 457 – A.P. 134, papiers Bidault, accord du 2 juin 1945, Choukri al Kouatli, président de la R (...)

82Établi à Damas, le 2 juin 1945 et contresigné Mardam bey, président du Conseil des ministres31. »

  • 32 A.N. 457 – A.P. 134, télégramme n° 1 449, Francom Beyrouth du 6 juin 1945.

83Les Britanniques n’étaient pas très actifs dans le maintien de l’ordre, ne désirant pas contrarier les Syriens. Aussi s’empressent-ils de renforcer l’armement de la gendarmerie syrienne, et par la même occasion celle du Liban. Le 4 juin, étaient livrés aux gendarmeries syriennes : 25 automitrailleuses, 90 fusils mitrailleurs, 45 mitraillettes et des munitions ; et libanaises : 8 automitrailleuses, 28 fusils mitrailleurs, 22 mitraillettes et leurs munitions. Dans un télégramme du 6 juin, Beynet y ajoute des canons Brenn et des canons Stenn32. Cette dernière information doit être sujette à caution. Les Syriens ne savent pas se servir de canons, car ils n’ont aucun artilleur, ni officiers, ni soldats. Les troupes spéciales syriennes n’ont jamais eu d’artilleurs. Ceux-ci existent chez les Libanais qui ont une unité d’artillerie avec des officiers compétents qui se sont battus avec vigueur en 1941, à Merdjayoum. Mais les autorités britanniques étaient d’avis que les livraisons effectuées en 1944 étaient insuffisantes pour que la gendarmerie joue son rôle. Les autorités françaises ne l’ont pas compris et n’ont pas su assumer cette responsabilité et faire de l’encadrement de cette force, un allié. Dans la bataille de Damas, les gendarmes syriens ont été aidés par 200 hommes, du 16e bataillon arabe du régiment de Palestine.

84Le 1er juin, en fin de soirée, à Damas, un officier britannique avait présenté les ordres de la IXe armée :

  1. Rentrer tous les chars immédiatement dans les casernes.
  2. Si les troupes encasernées tirent, elles seront bombardées.
  3. Toutes les gardes à l’extérieur et sur les toits devront être enlevées immédiatement.
  4. Les Britanniques assureront la garde des casernes et des bâtiments français.
  5. Couvre-feu de 20 heures à 5 heures.

85Ce qui fut confirmé le même jour, par écrit, par le colonel Morgan commandant la 85e Sub. Area, à Oliva Roget, en y ajoutant deux nouvelles contraintes : « Vous n’avez actuellement plus aucune autorité sauf l’autorité disciplinaire concernant vos propres troupes dans leurs casernes. Aucun militaire français ne sortira dans la rue sans mon autorisation. »

86C’est donc bien les Anglais qui imposeront le « cessez-le-feu ». Un communiqué de la résidence du gouvernement français daté du 1er juin, fait état : « Dans un désir de détente et pour donner satisfaction à une demande du gouvernement britannique, alléguant ses inquiétudes de voir les incidents de Syrie se répercuter dans d’autres régions du Proche-Orient, le gouvernement français a donné le 30 mai, l’ordre aux forces françaises du Levant de “cesser le feu”. Cet ordre a été exécuté dans la matinée du lendemain ». Dans sa conférence de presse du 2 juin 1945, le général de Gaulle réitère cette allégation : « Cet ordre fut donné le 30 mai, à 23 heures » mais avec une nuance par rapport aux termes du communiqué du 1er juin : « Il a été exécuté le 31 mai par nos troupes en Syrie ». Mais en fait, en cette journée du 31, on tire encore à Damas et si le feu s’arrête en fin de matinée, ce n’est pas sur ordre, c’est d’abord parce qu’il n’y a plus d’adversaires à Damas et que les troupes sénégalaises et syriennes pillent.

  • 33 Rapport du 5 juin 1945 du lieutenant-colonel Meyer-Jardin, commandant de l’Air au Moyen-Orient ; e (...)

87L’aviation, elle, continue d’agir. Le groupe Picardie bombarde en deux vagues, Deir-ez-Zor33. Les aviateurs de Mezzé confirment que l’artillerie placée à Mezzé avait encore tiré le 31, puis avait « cessé le feu » dans la matinée, alors que Damas était couvert de drapeaux blancs et français, et que « nous apprenons que le “cessez-le-feu” a été ordonné le jeudi soir, 31 ». Ce n’est qu’à 19 heures que le consul de France communique à Oliva Roget, une information Reuter qu’il s’empresse de ne pas diffuser, et ce n’est qu’à 23 h 25 qu’il reçut de sa hiérarchie l’ordre de « cessez-le-feu ». Ce n’est qu’à 1 heure du matin, le 1er juin 1945, qu’il adresse aux commandants de centre de défense de Damas, le message suivant : « En suite d’une intervention britannique, les troubles doivent cesser. Il nous est demandé d’aider à l’apaisement en empêchant les tirailleries. En raison des assurances qui nous sont données, la surveillance peut être réduite. Les commandants de centres doivent prendre toute mesure pour qu’il ne soit plus tiré sans un ordre supérieur. »

88Les chars britanniques n’apparaîtront que dans l’après-midi dans Damas. À Homs, ce n’est que dans la matinée du 1er juin, que le commandant Des Essarts, délégué adjoint et commandant militaire Centre Syrie, apprend le cessez-le-feu. Les Anglais se présentent à lui à 19 h 30. Il lui est signifié :

  1. Repli des troupes françaises dans leurs casernements où elles seront consignées.
  2. Évacuation immédiate de la maison de commandement.
  3. Relève de la garde de la résidence par un détachement britannique.

89Des Essarts sera consigné à la résidence d’Homs, gardée par des soldats britanniques indigènes. Le 14 juin, il devait rejoindre Beyrouth accompagné par un officier britannique suivi d’un soldat armé d’une mitraillette.

90Ces combats à travers la Syrie ont provoqué des pertes humaines. À Alep, Hama, Esra, Deir ez Zor et Damas, les troupes françaises ont eu 34 tués et 30 blessés, les troupes spéciale, 27 tués et 31 blessés ; du côté syrien aucun chiffre réel ne fut publié, seul le chiffre de 2 000 morts fut évoqué.

91Le 5 juin à Londres, Churchill faisait une longue déclaration sur le Levant, certainement pour exposer la position anglaise après la conférence de presse du général : « Le général de Gaulle suggère que tous les troubles du Levant sont dus à l’immixtion britannique. Or, toute notre action a été employée dans une direction opposée. Le ministre de Grande-Bretagne à Beyrouth a tenté de créer une atmosphère plus calme pour favoriser les négociations franco-syriennes. Et lui-même a insisté au Caire à ce sujet, en rencontrant en février, Mardam bey. Ce sont les Français qui font allusion à l’envoi de renfort alors qu’ils mettaient du retard à faire connaître leurs propositions mises au point en février aux Syriens et aux Libanais. »

92Du côté français ce n’est pas l’unanimité sur l’action des généraux de Gaulle, Beynet et Oliva Roget. Le 7 juin, un groupe d’intellectuels et de fonctionnaires français du Levant fut reçu avec une « froideur glaciale par Beynet ». Ce groupe comprenait :

  • 34 Lettre de Jean Gaulmier du 16 mai 1945.

93Gabriel Bounoure, inspecteur général des Œuvres françaises ; Maxime Rodinson, directeur des Antiquités et de l’Archéologie ; Jean Lecerp arabisant, commandant d’artillerie ; Emile Gaignebert, directeur des Enseignements techniques au Levant ; Robin, agrégé ; Paul Lepissier, diplomate et président de la Ligue des droits de l’homme ; Thébault, ingénieur des chemins de fer et Jean Gaulmier34.

94D’ailleurs Beynet, dans un télégramme du 7 juin, fait état de cette rencontre : « J’ai reçu ce matin une délégation d’intellectuels anti-facistes français, la plupart fonctionnaires qui venaient protester contre le bombardement de Damas. J’ai tenté de la dissuader de faire une manifestation qui ne serait utile à personne. » Les personnes présentes, au nombre de sept, lui adressèrent par la suite un texte précisant leur opinion :

  • 35 Lettre de Bounoure, Rodinson, Lecerp, Gaignebert, Robin, Lepissier, Thébault, Gaulmier à Beynet du (...)

« Certes, nous connaissons les intrigues incessantes de l’impérialisme britannique. Ces intrigues ont été favorisées par l’attachement de certains de nos gouvernants à des formules périmées, par l’incompétence tranchante de bon nombre de nos fonctionnaires qui ignorent la complexité des réactions arabes, attribuent au machiavélisme britannique la création d’états d’âme que celui-ci se borne à exploiter, par l’attitude maladroite voire provocante de certains éléments militaires, trop enclins à croire encore que les orientaux n’obéissent qu’à la force. Nous voilà maintenant chassés de Syrie. Nous devons affirmer de nouveau que bien des points nous semblent encore obscurs dans le déclenchement du tir d’artillerie contre la ville de Damas. Nous persistons à craindre que le représentant de la France à Damas ait agi sous l’emprise de certains ressentiments. Nous nous demandons si nous n’aurions pas rendu plus de services à la permanence de la présence française en Orient, en nous désolidarisant avec éclat d’une politique à courte vue35. »

95Les auteurs de cette épître n’étaient pas seuls à mettre en cause la politique de Gaulle-Beynet. Le ministre de France au Caire, Jean Lescuyer, écrit le 11 juin 1945, à Chauvel, secrétaire général des Affaires étrangères :

« Voilà 15 ans, que je tourne autour de la Syrie et nous faisons toujours les mêmes erreurs. Les derniers événements étaient parfaitement inutiles. Les dégâts ne s’entendent pas seulement à la Syrie, mais dans tout le Proche-Orient. Nos agents là-bas, ne se rendent pas compte de la situation. Pour le moment, ils mangent de l’Anglais. Nous nous sommes mis en Syrie dans un mauvais pas. Le seul moyen d’en sortir serait de faire un geste libéral, d’envoyer une représentation civile. Syriens et Libanais à la vue d’un képi deviennent enragés. Il faudrait accepter tout de suite le principe de l’évacuation de nos troupes. »

96Chauvel lui écrivait, le 22 juin 1945 :

  • 36 A.N. 457, archives G. Bidault, – A.P. 122, lettre de Jean Lescuyer, ministre de France au Caire à (...)

« Les Américains qui ont pris pied en Méditerranée veulent y rester. Ils donnent une apparence de puissance immense et bien que n’ayant en Orient aucune force militaire visible, ils jouent d’une présomption de puissance. La Syrie et le Liban s’inclineront devant la décision américaine, surtout le Liban menacé dans son existence et incapable de résister dans le courant qui l’emporte. On ne comprend pas la situation à Paris ; pourquoi les mêmes arguties ; on fait figure de casuistes, de retardataires en brandissant le mandat, l’accord Lyttleton. Les peuples d’Orient veulent leur indépendance36. »

97Beynet se crut obligé de faire une déclaration le 9 juin 1945, devant les représentants de la presse étrangère à Beyrouth : il s’agit d’un plaidoyer sur sa prétendue action diplomatique et bien entendu une explication pro domo des événements récents. Le plus extraordinaire est la réponse à la dernière question sur une solution internationale du problème du Levant ; Beynet répond : « Je ne suis pas qualifié pour parler au nom du gouvernement français. » Mais n’est-il pas justement le représentant de la France au Moyen-Orient, pouvant agir et répondre dans le cadre d’instructions qu’il a forcément reçues, puisqu’il était si longtemps et si souvent présent à Paris. Il en est de même pour ses responsabilités militaires : il était commandant en chef français au Levant. Or, durant les événements de mai-juin, il ne fera jamais état d’ordres et d’instructions qu’il aurait donnés et laissera par exemple au général Humblot le soin de donner ordre du cessez-le-feu.

  • 37 A.N. 437, archives G. Bidault-A.P. 122, rapport EMA, 5e bureau, A/751, 7 juin 1945.

98L’autre conférence de presse, celle du général de Gaulle, a donné le sentiment aux Anglais que ses propos sont considérés comme « aggravant la tension franco-britannique » ; l’ordre de cessez-le-feu du 30 mai, à 23 heures, s’il a existé, n’a nullement été porté à la connaissance de Churchill37.

99D’autre part, les Britanniques justifient la prise en charge de l’OCP du fait que :

  • l’armée française aurait réquisitionné une grande partie des moyens de transport de l’OCP à partir du 19 mai ;
  • la population syrienne refusant de livrer des céréales à tout camion de l’OCP conduit par des militaires français ;
  • la substitution d’une nouvelle organisation MIRA sous contrôle britannique se justifiait par la nécessité de ravitailler les villes, afin d’éviter les émeutes ; il ne s’agissait donc pas d’un complot pour évincer la France.
  • 38 A.N. 437, archives G. Bidault – A.P. 122, procès-verbal n° 1, Damas, 28 juin 1945.

100Il n’empêche que le 28 juin 1945, à Damas, se réunirent le général Paget, le président de la République syrienne et le président du Conseil qui réalisèrent l’accord suivant : « Tous les équipements de guerre français et tous les casernements et emplacements occupés précédemment par les troupes françaises retourneront obligatoirement à l’armée syrienne. Le gouvernement syrien en disposera comme un propriétaire dispose de son bien. » Les Anglais y ajouteront la promesse de livrer des armes et des munitions pour 10 000 hommes et de concéder aux Syriens l’aérodrome de Mezzé. Bien entendu les Français n’avaient pas été consultés38.

101Le 8 juin 1945, le secrétaire général de la Ligue arabe a fait paraître un communiqué au Caire : « Après avoir entendu déclaration des représentant syriens et libanais, le Conseil a décidé :

  1. Le gouvernement français a commis une agression.
  2. La présence de troupes françaises porte atteinte à la souveraineté reconnue de la Syrie et du Liban. Elle est une menace constante de voir se répéter les événements de ces derniers jours qui ne sont pas les premiers du genre. Elle soumet à une tension, les relations entre la France et les deux républiques qui se propage aux autres États arabes39. »

102La France n’avait alors ni observateur, ni représentant auprès de la Ligue arabe.

C – LA FIN DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE EN SYRIE

103Cette série d’incidents dans cette contrée lointaine du Levant, peu connue et alors peu parcourue, n’eut qu’un écho relatif dans une presse française qui se recréait : « Je trouvais très décevants les commentaires de nos journaux. Les articles qu’ils lui accordaient, réservés, en place médiocre, faisaient voir que, pour les feuilles françaises, la cause était entendue, c’est-à-dire perdue. » Le journal Combat dans son n° 317 du 13 juin 1945 semble plus intéressé, de par ses titres, du « manque d’avenir des écoles françaises que du sort des Français évacués par avion » écrit le général de Gaulle. Le Monde exposera avec clarté et même un « sens gaullien » la réalité de la situation. Il faudra attendre le numéro du 4/5 novembre 1945, pour parler « de la décision, qu’on vient seulement de connaître à Paris, qu’a prise le gouvernement de Syrie d’empêcher les écoles françaises installées dans ce pays de rouvrir leurs portes cette année. La plupart de ces écoles ont utilement servi à l’émancipation de la Syrie. » Le général de Gaulle mentionne que « l’assemblée consultative ne m’appuya pas davantage. Georges Gorse releva le caractère inacceptable de l’intervention anglaise, mais il n’en adressa pas moins des reproches au gouvernement. Florimon Bonte, Marcel Astier et surtout Pierre Cot firent le procès de la France et le mien et obtinrent l’approbation de presque toute l’assistance. » Justement G. Gorse avait en début mai de longs entretiens avec les délégués syriens et libanais à Paris. Il avait rédigé une note :

  • 40 A.N. 457, A.P. 121. Note du 5 mai 1945, n° 1072 Goisebusson.

« Les Syriens travaillent à cristalliser le bloc arabe autour de Damas. Ils recherchent les Français pour la mise en valeur et asseoir la puissance économique, parce que nos formules de coopération leur semblent présenter des avantages. Les Libanais cherchent à s’appuyer sur nous pour acquérir une position indépendante dans le monde arabe tout en respectant les apparences. Comme les Syriens, espérance en aide économique en particulier, aménagement du port de Beyrouth et développement des communications ferroviaires. Très inquiet du problème palestinien, leur Charte est le livre blanc britannique. Ils ne veulent pas de traité mais seraient d’accord sur le livre blanc britannique. Ils ne veulent pas de traité mais seraient d’accord sur le terme Convention. »
Signé : G. Gorse40

104Beynet écrit le 25 juin 1945, au général de Gaulle : « La situation ne s’est pas améliorée. Le grignotage de nos positions continue. Tous les journaux qui nous étaient favorables sont l’objet de mesures coercitives. Les débats à la Chambre ont été pour nous catastrophiques. On les a interprétés comme un prélude au lâchage de nos positions ici. J’attends demain Ostrorog, qui m’apportera sans doute vos instructions. Elles me seront précieuses, car je ne vois pas très bien ici quelle peut être notre position internationale en ce qui concerne le Levant, tous nos moyens de défense sont détruits ou neutralisés. »

105Le 9 juillet, un certain général Gross, nouvellement nommé commandant provisoire de la région territoriale Sud Syrie, adresse un rapport aux généraux Beynet et Humblot. Il rapporte le comportement des autorités militaires britanniques. Il présente un catalogue de six mesures prises par les Anglais à rencontre des intérêts français, en y ajoutant sept attitudes des Anglais préjudiciables aux Français. Il ne dit rien du Levant, ni de l’atmosphère qui y règne, ne parle d’aucun contact qu’il aurait tenté d’établir avec Anglais ou Syriens. Il arrive d’Afrique du Nord et le ton et l’esprit de son rapport sont ceux de généraux qui entouraient Dentz.

106Ostrorog arrive au Levant et apporte les instructions du ministre des Affaires étrangères à l’intention de Beynet :

« À la lecture de vos télégrammes, il résulte de cet examen que nos positions sont en voie de liquidation rapide en Syrie. Elles semblent exposées à subir le même sort au Liban dans un délai fort bref. Il apparaît évident que le gouvernement britannique ne nous laissera pas aujourd’hui disposer librement de l’emploi de nos troupes et fera obstacle à l’envoi de renforts. Il ne fera pas non plus usage des moyens dont il dispose pour assurer la sécurité des ressortissants et des biens français. Deux voies nous sont ouvertes :
— retirer spontanément nos troupes de tout ou partie du Levant, comme il avait été envisagé dès le 31 mai, dans les instructions envoyées à notre ambassadeur à Londres par télégramme n° 3 044 ;
— essayer de rétablir le contact avec les autorités syriennes et libanaises en ayant une idée claire des termes du règlement que nous pourrions accepter ;
— L’origine des récents incidents est un différend sur les questions ultramilitaires :
— transfert des troupes spéciales ;
— attribution de bases stratégiques au Levant. »

107Suit tout un chapitre rappelant les termes de l’aide-mémoire du 19 mai 1945, et la position à cet égard des Syriens et des Libanais, entraînés par les premiers. Le texte poursuit : « Or, depuis trois semaines, les troupes spéciales s’effritent. Propose de négocier avec le Liban, remise de suite 50 % des TS, le reste après accord sur les modalités de transfert car l’armement a une valeur importante (le matériel de guerre le plus récent au Levant, date de 1938).

  • 41 A.N. 457, archives G. Bidault – A.P. 134, instructions du ministre des Affaires étrangères au géné (...)

108Actuellement ce sont les autorités locales en Syrie qui ont la responsabilité du maintien de l’ordre. Donc tenter une reprise de contact avec les dirigeants locaux, avec règlement amiable sur le transfert sur les troupes spéciales, entretenant un modus vivendi permettant le maintien des troupes françaises au Levant, tant que les forces britanniques y sont stationnées et que les mesures du maintien de la Paix au Proche-Orient ne sont pas prises sur le plan de la sécurité collective. Il appartiendra d’indiquer aux États que la question des bases touche à l’organisation de la sécurité collective. Je m’en remets de votre expérience du pays, à votre autorité et à votre sang-froid41. »

109Le 30 juin, Beynet répondait : « Accusé réception, demande le secret. »

  • 42 A.N. 457 – A.P. 134, archives Bidault, déclaration des responsables maronites.

110Ce document démontre l’incapacité de la diplomatie française à prendre ses responsabilités sur des positions claires et réalistes. Bidault repasse le « bébé » à Beynet qui vient de montrer durant ce mois de juin son apathie. Durant ces trois semaines, il n’a pratiqué aucune tentative de négocier avec les Libanais et de tenter de les séparer des Syriens en leur donnant des garanties de protection. Les Libanais se doutent bien que sur leur frontière du Sud, il va y avoir des problèmes. Les troupes britanniques ne sont plus très nombreuses au Moyen-Orient. Les divisions australiennes et indiennes ont été transférées en Asie, pour poursuivre la lutte contre le Japon. Les Juifs de Palestine commencent à s’opposer aux Britanniques et à réclamer un État hébreux. Mgr Arida, patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, chef de l’église maronite s’exprimera le 19 juillet 1945 sur l’avenir des chrétiens dans le Moyen-Orient. Son délégué, Mgr Antoine Akl, a fait une déclaration à l’AFP42. Les relations entre les troupes françaises et les unités libanaises sont à cette époque correctes et même amicales.

111Le 6 juillet, Beynet annonçait la mise au point d’une déclaration à propos des troupes spéciales. Cette déclaration était publiée à 17 h 15 après dix jours de discussions.

112Dans la nuit du 7 au 8 juillet, le communiqué suivant a été remis à la presse, en accord avec les autorités libanaises et syriennes par la délégation générale de la France au Levant :

  • 43 A.N. 457 – A.P. 122, lettre de RP Charles, 8 février 1945.

« Le gouvernement provisoire de la République française désireux de répondre à la demande formulée par les gouvernements syrien et libanais concernant la prise en charge des unités militaires de recrutement local.
Souhaitant manifester aux gouvernements syrien et libanais sa volonté de concorde en leur donnant pleine satisfaction en ce qui concerne ces unités.
Et heureux de voir la Syrie et le Liban investis de toutes les prérogatives de la souveraineté pour pouvoir jouer le rôle qui leur revient dans le concert des Nations unies.
Déclare que ces troupes sont transférées aux gouvernements syrien et libanais suivant les modalités qui seront définies dans un délai maximum de 45 jours43. »

113Cette cession aura agité les esprits et les langues. Le RP Charles avait décrit avec humour son fonctionnement interne : « Le directeur des troupes spéciales était un réserviste accommodant, le colonel Vermeulen, qui laissait le travail technique et les responsabilités aux colonels et à un état-major d’officiers autochtones. Alors que Spears était encore au Levant en 1944, il excite les masses syriennes à réclamer leur armée, assurant que l’Angleterre était disposée à avancer les fonds nécessaires pour faire face aux dépenses consécutives. La France rétorque qu’elle continuera à financer les troupes spéciales, soldes et équipements. Pourquoi ne pas les céder de bonne humeur au lieu de se les laisser arracher de force. Pourquoi n’avions-nous pas proposé aux Syriens de les aider à former une aviation ? »

114Une commission tripartite (Français, Syriens et Libanais) se réunit à Chtaura les 12, 16, 21 et 26 juillet 1945. Elle se mit d’accord sur :

  1. Les effectifs, le 1er août 1945, à 0 heure, les effectifs présents dans les limites existantes au jour du transfert sont remises aux autorités syriennes et libanaises avec le matériel de guerre correspondant à l’effectif théorique. Des matériels supplémentaires pourraient être concédés en accord entre les gouvernements intéressés.
  2. Les comptes seront arrêtés contradictoirement le 31 juillet, ainsi que l’inventaire des matériels existants.
  3. Le ravitaillement des troupes spéciales sera assuré par la France jusqu’au 15 août 1945.
  4. Au 20 juillet 1945, tous les biens immobiliers appartenant à la Syrie et au Liban dont la France avait la jouissance sont restitués aux États. L’armée libanaise aura la jouissance provisoire de certains immeubles appartenant à la France. La Syrie aura la jouissance provisoire de certains lieux appartenant à la France, comme la citadelle et la cité militaire d’Homs, l’hôpital militaire d’Alep44.

115Au moment de ces tractations, les troupes spéciales représentaient un effectif théorique, Syriens et Libanais réunis, de 417 officiers, 2 193 sous-officiers et 17 463 hommes de troupe. Du côté syrien, on pensait que 70 % des officiers et sous-officiers et 35 % des hommes de troupe avaient déserté en mai, juin et juillet. Ce n’était pas le cas dans les unités libanaises qui étaient intactes. Les unités libanaises représentaient un effectif de 3 800 hommes armés de mousquetons ou de fusils de 1916, avec une centaine de fusils mitrailleurs et 63 mitrailleuses. D’autre part, des Libanais avaient été incorporés dans des unités françaises particulièrement dans l’artillerie, les chars et l’aviation. Les compagnies légères du désert s’étaient volatilisées. La 1re basée à Palmyre et la 3e à Dmei, furent dissoutes le 10 juin 1945. De la 2e basée à Deir-ez-Zor, il n’y a pas de trace.

116Pour les troupes spéciales syriennes, il avait été décidé que les gradés et hommes de troupe pouvaient opter pour une des trois solutions suivantes :

  • démission ou mise à la retraite ;
  • maintien du statut des troupes spéciales ;
  • signature d’un contrat pour les « avenantaires » actuels et les volontaires désirant servir la France au Levant, en France ou dans le Bassin méditerranéen.

117Les avenantaires étaient donc des autochtones servant dans les troupes françaises, ayant signé un avenant par lequel ils s’engagent à suivre, s’il y a lieu, les troupes françaises en dehors du Levant. Le commandement français ne peut rompre unilatéralement ce contrat et les transférer contre leur gré au profit des unités syriennes ou libanaises. Il fut prévu que ces avenantaires seraient groupés en unités spéciales. Les membres de leurs familles seront considérés comme protégés français et réunis en zone sûre. C’est ainsi que dans les 5E BDL (Lattaquié) et 6E BDL (Damas) et ce qui restait du 8E BDL (Djézireh) au 31 juillet, la moitié des hommes optèrent pour le régime avenantaire, un tiers donnèrent leur démission et 7 % choisirent l’armée syrienne.

118À compter du 1er août 1945, fut dissoute la direction des troupes spéciales remplacée par un service liquidateur.

119Ce transfert donna lieu à une déclaration :

  • 45 Ibid.

Déclaration
En exécution de la décision prise par le gouvernement provisoire de la République française, publiée le 8 juillet 1945, le général d’armée Paul Beynet, délégué général et plénipotentiaire de France au Levant, a transféré le 1er août 1945, à 0 heure, au gouvernement de la République syrienne, qui en a pris immédiatement le commandement et la charge, les unités militaires de recrutement local syriennes, dénommées « troupes spéciales », désignées selon l’état ci-annexé.
Ce transfert a été opéré sur la base des décisions prises par la commission intergouvernementale et résumées dans le procès-verbal ci-joint en date du 30 juillet 194545.

120La présente déclaration sera régulièrement faite, revêtue de la signature des soussignés, dûment accrédités à cet effet :

  • M. le préfet Jean Binoche, secrétaire général de la DFL. signé : Binoche
  • M. le colonel breveté Marmillot, chef d’état-major du CSTL. signé : Marmillot
  • M. le colonel Vermeulen, directeur des troupes spéciales du Levant signé : Vermeulen.

121L’armée française à partir de cette date ne comprenait plus que 1 500 hommes en Syrie, à Lattaquié, Alep et aux environs de Damas, encasernés dans des camps entourés de fils de fer barbelés, gardés par des postes de garde britanniques composés souvent de troupes indigènes hindoues ou palestiniennes. Demeuraient en revanche 6 000 hommes au Liban, vivant et se déplaçant normalement. Le commandement français s’obstine à en maintenir en Syrie, puisque les troupes anglaises y demeurent toujours. Mais cela offre l’occasion de multiples supputations aux Syriens qui plus que jamais font semblant de croire que la France conserve des intentions belliqueuses à leur égard.

122Le 30 juillet, Beynet adresse une lettre à Paris au sujet des élections britanniques : « Le résultat des élections britanniques provoque une profonde émotion au Levant. On se demande avec inquiétude si le nouveau cabinet restera fidèle à la politique de Churchill. D’où mes propositions :

  1. Adaptation du dispositif français et britannique au statut de l’indépendance, comportant la suppression des officiers politiques et l’établissement d’un régime normal sur la base internationale.
  2. Engagement du gouvernement britannique de se refuser à affecter aux administrations syriennes et libanaises des fonctionnaires anglais civils et militaires pour prendre la place des français.
  3. Laisser à la France une option pour emprunt ou opération financière.
  4. Effectuer le retrait par les Anglais de certains fonctionnaires dont la présence met un obstacle insurmontable à l’apaisement (colonel Furlonge, colonel Sterling).
  • 46 AN 475, lettre de Beynet aux Affaires étrangères.

123Pourra-t-on reprendre le problème des bases46 ? »

  • 47 Télégramme n° 922/925, Beyrouth, 22 août 1945.

124À propos des bases aériennes, le général Paget a reconnu que les terrains sont français mais qu’ils sont nécessaires à l’effort de guerre en Extrême-Orient. Cette position fut discutée le 21 juillet, avec celle du maintien de troupes françaises dans quelques garnisons syriennes. Puis voilà que le 22 août 1945, Paget rend visite à Beynet, pour lui annoncer qu’il a reçu des instructions de son gouvernement pour élaborer un plan de retrait du Levant. Il propose que les Français collaborent à l’étude de la question, les évacuations devant être simultanées47.

D – LE DÉPART DU LEVANT 1945-1946

125Jean Lescuyer dans sa lettre du 11 juin 1945, avait écrit : « Il faut chercher à sauver quelques meubles et ce sera difficile. » D’autant plus que Beynet, le responsable de négociations malencontreusement menées en 1944 et 1945 et l’auteur de l’utilisation de la force et des renforts militaires pour traiter le pistolet à la main, est maintenu à son poste alors qu’il n’a plus aucun contact et rapport avec les Syriens ; ce n’est guère plus brillant avec le Liban où il réside confiné au Grand Sérail ; aux yeux de l’armée britannique, il est le symbole de l’échec et les rapports sont strictement de service. Florimond Bonte au nom du parti communiste a proposé la nomination du général Joinville, ce qui ne pouvait convenir au général de Gaulle car cette nomination ne venant pas de lui aurait eu l’air de se faire contre lui. Jusqu’à cette époque, personne n’osait s’opposer à sa politique et les critiques de Combat de L’Ordre, ou de Pierre Cot étaient marginales. Bidault avait bien une autre vision, persuadé que la France devait maintenir dans la paix, l’union avec les Britanniques et ne pas utiliser une fois encore, la même antienne de l’amitié russe, ce qui risquait d’amener diplomates et militaires russes au Moyen-Orient, ce qui va d’ailleurs se produire dix ans plus tard. « Il apparaissait évident que le gouvernement britannique ne laissera pas la France disposer librement de l’emploi de ses troupes. Il ne fera pas non plus usage des moyens dont il dispose pour assurer la sécurité des ressortissants et des liens français. »

  • 48 Rapport du lieutenant R.-M. Louisgrand, place de Palmyre 10/P.P., document personnel.

126À la fin juin, Paris entretenait encore l’illusion que la remise des troupes spéciales permette de négocier avec les États, la question de bases militaires concédées à la France dans le cadre de la sécurité collective. Et cependant les militaires anglais, lentement, circonviennent toutes les garnisons françaises. C’est ainsi que le 5 juin, le commandant britannique M. Cuinat vint annoncer au commandant du secteur de Palmyre, le lieutenant R.-M. Louis-grand, l’arrivée prochaine de troupes anglaises. Le 6 juin 1945, se présentait le 3E Hussards britannique qui occupe lentement et systématiquement et fait dissoudre la 1re compagnie légère du désert, soit 500 hommes. Puis les sous-officiers et officiers français sont évacués par avion sur le Liban48.

  • 49 Aide mémoire présenté par le commandant en chef au Moyen-Orient le 22 juillet 1945 au gouvernement (...)

127Une exception à cette attitude : le problème des aéroports. Le général Paget prévient le 20 juillet, les gouvernements syrien et libanais : « Les quatre aérodromes de Mezzé, Alep, Rayack et Beyrouth sont essentiels à l’effort de guerre allié. Les Britanniques sont responsables pour Alep et Beyrouth, les Français pour Mezzé et Rayack. C’est donc une nécessité militaire alliée que les Français continuent sans être gênés, à faire fonctionner leurs aérodromes. On ne pourra envisager le retrait des aviations alliées de ces aérodromes avant le retrait général des forces alliées49. »

128Le 10 août 1945, la guerre est finie, le Japon capitule. Les électeurs britanniques ingrats, comme tous ceux de qui on a beaucoup exigé, renvoient Churchill, Eden et Spears à leurs bureaux, afin d’écrire des mémoires. Les travaillistes arrivent au pouvoir et l’armée britannique aspire à la démobilisation. Les militaires anglais fignolent durant les derniers mois de 1945, leur petit jeu de déstabilisation de la France en Syrie, où la partie était presque gagnée, mais aussi au Liban dirigé par un président versatile. Le 20 août 1945, Riad Solh a été remplacé par Sami Solh plus modéré que son frère. Hamid Frangié, ministre des Affaires étrangères, désire négocier avec la France la récupération des services et bâtiments qu’elle détient encore et l’évacuation des troupes mais aussi coordonner l’action du Liban avec la Syrie.

  • 50 A.N. 457, archives G. Bidault – A.P. 122, note sans numéro ni indication d’origine.

129En revanche, en Syrie, pour la première fois les ténors du Bloc nationaliste sont remis en cause. Les Mardam bey, Farès Khoury, Saadallah Jabri, Choukri Kouatli connaissent une désaffection populaire. Cette nouvelle classe moyenne, que nous avons déjà évoquée, forme au Parlement un « parti des libéraux » avec 43 députés dirigés par un ancien ministre du cheikh Tageddine, sur les 124 députés existants au Parlement. La parole leur est refusée. Il n’empêche qu’un nouveau gouvernement est constitué par Farès Khoury, Mardam bey en but à une hostilité générale, certainement provoquée par les Britanniques qui voient d’un mauvais œil ses relations trop étroites avec Noury Saïd. Les deux hommes se sont secrètement entendu le 15 septembre 1944 « pour la délivrance de la Syrie du joug des colonisateurs et pour l’établissement d’un trône hachemite. Il sera après le titulaire du trône le premier homme du pays et son unique leader50. »

130Dans une lettre d’Ostrorog à Beyrouth, adressée le 1er octobre 1945, à Chauvel, secrétaire général des Affaires étrangères, il résume la situation : « anarchie dans toute l’administration syrienne, nouveau gouvernement à Damas dirigé par Saadallah Jakri, accompagné de l’exclusion de Mardam bey ; pas de contact direct des Français avec les Syriens ; leurs seuls interlocuteurs étant les Libanais. »

131Mais les Syriens craignent aussi que les Britanniques ne redéfinissent leurs relations avec la France, en s’accordant sur la question du Levant, la Palestine commençant à s’agiter. Ils contraignent les Libanais à une rencontre à Zebdani, le 13 octobre 1945 : Choukri Kouatli et Béchara el-Khoury y mettent au point un plan d’action commun à l’égard de la France :

  • 51 S.H.A.T., 1 k 230, fonds Beynet.

1. « Les gouvernements syrien et libanais revendiqueront d’un commun accord, l’évacuation de l’armée française du Liban en même temps que de la Syrie. Les ministres des Affaires étrangères fixeront dans une note conjointe la date de cette évacuation et lui assigneront un délai maximum.
En cas de refus de la France de retirer ses forces, les deux gouvernements :
— demanderont l’intervention rapide de la Ligue arabe ;
— feront appel à l’aide britannique et américaine ;
— proclameront la situation d’alarme dans les deux pays et si nécessaire pourront faire cerner les casernes françaises.
2. Les deux gouvernements se sont mis d’accord pour arracher à la France, par tous les moyens possibles, les services et attributions qu’elle conserve encore. Ils renouvellent leur résolution d’annuler la convention de la Banque de Syrie et de mettre fin à toutes les concessions octroyées à des sociétés françaises.
3. Les relations générales franco-libano-syriennes ont été définies de la sorte :
— la France est le seul danger étranger qui menace actuellement l’indépendance syro-libanaise et dont l’intérêt des deux nations exige la disparition définitive ;
— la France tente de soulever le problème de la protection des chrétiens : les deux gouvernements sont d’accord pour ne pas accepter cet affront ;
— la France désire avoir au Levant une position : les deux gouvernements s’opposent à lui en maintenir une spéciale ;
— la France s’efforce de gagner du temps dans l’espoir de trouver des circonstances qui lui soient favorables : les deux gouvernements sont résolus à prendre les devants, dans toute crise qui surviendrait, afin d’empêcher la France de l’exploiter51. »

132Les Syriens affectent une crainte exagérée de la France pour des problèmes de politique intérieure. Les « bloquistes » pensent que la France peut trouver par l’intermédiaire des opposants surtout dits « libéraux » un moyen de reprendre pied à Damas. Avec une autre personnalité que Beynet, peut-être, mais ce militaire passif est jugé responsable des événements de Damas et aucun Syrien n’osera prendre contact avec lui, même pas les communistes que l’on disait pro-Français. Mais les dirigeants actuels de la Syrie savent bien que l’indépendance acquise, le danger pour eux, après leurs exactions et prévarications, est interne. Le Parti populaire syrien veut des réformes et ses dirigeants, Aflak et Bittar, bâtissent une doctrine révolutionnaire anti-démocratique et pénètrent l’armée et les intellectuels.

133La crise financière se profile, la gestion des pouvoirs publics est désordonnée, l’argent gaspillé, alors que les impôts augmentent. L’État syrien a expressément besoin que la France cède les services qu’elle détient encore : les mines, l’hydraulique, la raffinerie, la radio, le téléphone et même les aérodromes civils. N’ayant plus aucun rapport avec la délégation claquemurée à Beyrouth, le ministre des Affaires étrangères du Liban est habilité à traiter avec les Français sur ces questions. Il faut donc au pouvoir syrien maintenir les Libanais sous sa coupe et surtout éviter qu’ils ne traitent avec la France. Or, Béchara el-Khoury sait bien qu’une partie importante de l’opinion libanaise est favorable à l’arabisme et a les yeux portés vers la Palestine, puisque les sunnites sont majoritaires. Quant au PPS syrien, c’est lui qui après la défaite militaire face aux Juifs qui provoquera à Damas en 1949 la prise du pouvoir par l’armée syrienne et le colonel Zaïm, pur produit de l’armée française et chef d’état-major des troupes spéciales.

134Au 15 novembre, la situation au Levant était analysée par le service liquidateur des troupes spéciales :

« En Syrie, la France a complètement perdu la partie. L’Angleterre dirige et contrôle ouvertement toutes les autorités du pays. Nous n’avons plus de relation diplomatique avec le gouvernement syrien. Nos biens sont saisis et nos écoles fermées.
Nous avons bien des détachements de troupes à Damas, Alep et Lattaquié. Enfermées dans des points d’appuis fortifiés, ces unités françaises sans communications libres avec l’arrière, sauf par air, vivent sous la garde de forces britanniques dont les armes demeurent braquées sur nos quartiers prétendument protégés ; toute circulation en ville ou en territoire est impossible sans escorte britannique. Nos représentants sont consignés à leur domicile, sous garde de soldats anglais et ignorés des autorités syriennes. Tout contact est rompu avec l’armée syrienne depuis septembre pour raison de graves manquements de Damas et l’attitude arrogante de certains officiers syriens. Le prestige français est atteint et nos détachements font figure de prisonniers.
Au Liban la situation est différente. Le transfert des troupes spéciales et des services s’est effectué, aussi les relations sont correctes et même assez cordiales avec les unités libanaises.
La pression des Anglais est constante mais prudente, le terrain leur est moins favorable. Une grande partie de la population nous garde sympathie et notre culture enracinée. Mais il faudrait moderniser les établissements. Peu nombreux sont ceux qui désirent notre départ mais par contre notre présence doit être plus discrète pour éviter des difficultés avec les arabes.
Les possibilités d’arrangement avec la Syrie est une illusion et une fantaisie. Surtout pas de solution de force. »

  • 52 A.N. 457, archives G. Bidault – A.P. 122, note sur la situation française en Syrie du 15 novembre (...)

135Le document est signé par le commandant Des Essarts, le colonel Vermeulen, et RP Charles52.

136Sur le plan culturel qui nous tenait tant à cœur, Bounoure et Gaulmier avaient proposé, avant les problèmes de Damas, que la France crée une université avec quatre facultés, le tout installé à Damas. Deux facultés, droit et médecine, seraient dirigées par les jésuites ; les deux autres, sciences et lettres par l’enseignement public ; les cours seraient donnés en français ; les Syriens, fortement influencés par les Américains, considérèrent que cette proposition d’enseignement était une marque d’impérialisme.

  • 53 Entretiens avec J. Gaulmier.

137En 1945, tout espoir était perdu. Seuls les Libanais acceptèrent la mise en place d’une école supérieure de lettres, rattachée à l’université de Lyon, d’où des professeurs passaient un trimestre à Beyrouth pour y dispenser un enseignement en français ; des étudiants syriens y vinrent, d’autres allèrent à la Sorbonne53.

138Le 17 décembre, après d’âpres négociations, était signé à Londres un accord Bevin-Massigli qui prévoyait :

  1. Suppression par les Britanniques, au 30 juin prochain, de la MIRA, organisme anglo-libano-syrien chargé de la répartition des céréales qui s’était substitué en mai 1945, à l’Office des céréales panifiables (OCP).
  2. Les deux parties s’engagent à réduire leurs services au Levant au statut de représentation diplomatique et consulaire.
  3. Français et Britanniques désignent des experts militaires chargés de fixer les modalités de l’évacuation qui se réuniront à Beyrouth le 21 décembre. Le chef de la délégation française est le général de Larminat, désigné le 17 décembre par le général de Gaulle. Le représentant britannique est le général Pilleau, commandant de la IXe armée britannique.

139Ces experts n’ont pu se mettre d’accord entraînant ainsi une rupture des négociations pour le motif que le gouvernement français n’admet pas le regroupement au Liban des forces anglaises évacuées de Syrie. À cette date, les forces anglaises étaient de 25 000 hommes en Syrie, alors que les Français n’étaient que 1 500. Au Liban, les Anglais étaient 1 500, les Français 6 500. D’où l’insistance des Français pour que ces éléments restent seuls au Liban, jusqu’à la mise en place du dispositif de sécurité de l’ONU. La France insiste pour une évacuation rapide de la Syrie et elle s’engage à rapatrier, dès mars 1946, deux bataillons de Sénégalais. Elle avait proposé le 14 décembre 1945 que les Britanniques se retirent de Syrie en débutant par le Djézireh et le djebel Druze, lieux qu’ils ont toujours convoités. Les Français proposent d’évacuer leurs forces sur Tripoli, même celles du Liban avec une arrière-pensée : transformer cet établissement en base militaire de caractère international. Beynet va jusqu’à envisager d’y placer un effectif de 10 000 hommes pouvant ainsi intervenir sur la Syrie. Ceci dans le cadre d’une interdépendance des politiques française et anglaise dans les pays arabes. L’objectif poursuivi est militaire mais aussi politique. Le gouvernement français ne fait aucun mystère de son désir d’être chargé, dans le cadre de l’organisation collective, du dispositif à établir sur le territoire des États du Levant. Le domaine militaire est le seul dans lequel la France demande que lui soit reconnu un privilège, appuyé par l’acceptation de la Grande-Bretagne auprès des Nations unies.

140Les craintes de la France à poursuivre cet objectif s’alimentent de la position syrienne voulant à tout prix compromettre les Libanais. La France n’ignore pas que Damas cherche l’appui américain. Beynet a alerté Paris dans un télégramme n° 2 383/89 :

141« Sollicitation par Damas d’installer des fonctionnaires américains avec accord favorable du représentant US. Envoi d’une mission militaire demandée. Damas demande un crédit de 1 800 000 dollars. La portée pratique du projet syrien peut être remis en cause par initiative Truman concernant l’entrée des Juifs en Palestine. »

142La pensée des Syriens, en cette fin de l’année 1945, correspond bien au titre du journal Al Kifah du 23 octobre : « La France n’a plus de place dans ce pays. Son intérêt lui commande de hâter l’évacuation et de partir. » L’article mentionne que

« La France a perdu à jamais sa situation dans notre pays. Notre indépendance ayant été formellement reconnue par les alliés, c’est en vain que les Français chercheront à exciper de droits sur nous. Qu’on ne nous parle plus de De Gaulle et de ses revendications utopiques. La France ne saurait prétendre à aucune position stratégique chez nous, encore moins à un rôle de protectrice. La Syrie et le Liban sont deux pays indépendants et entièrement solidaires. Aucun d’eux ne saurait accepter un arrangement que l’autre aurait repoussé. Puisque la France a évacué la Syrie, elle devra nécessairement évacuer le Liban et le quitter non moins définitivement. C’est aux Syriens et aux autres peuples arabes que la France aura à faire si elle essaye de se maintenir ou de rester dans n’importe quelle partie du Liban. Que les Français déguerpissent vite. »

143Solidarité arabe entre la Syrie et le Liban ? Peut-être grâce à une pression syrienne constante prouvée par un télégramme d’Ostrorog, du 17 décembre 1945 : « Président République syrienne avec Saadallah Jabri a rencontré le 15 décembre le président libanais, accompagné de Sami Solh et Frangié pour discuter de l’accord franco-britannique. Les deux gouvernements seraient tombés d’accord :

  1. Solidarité absolue Liban et Syrie sur le retrait des troupes.
  2. Refus de fournir des bases au titre de la sécurité internationale, à moins que les forces prévues placées sous commandement libanais ou syrien.
  3. Refus de tout accord non discuté préalablement avec Liban ou Syrie.
  4. Consultation avec Washington et Moscou.
  5. Soumission du texte des accords au Conseil de la Ligue arabe. »

144Le 18 décembre 1945, Beynet retourne à Beyrouth. Il est chargé :

  • d’assurer la direction de l’évacuation et du regroupement militaire prévu par l’accord du 13 décembre ;
  • de coordonner et mettre en place les deux missions diplomatiques créées à Beyrouth et ultérieurement à Damas ;
  • de liquider les services restant de la délégation et de rapatrier les fonctionnaires. Il a rang d’ambassadeur54.

145Le 20 janvier 1946, le général de Gaulle quitte le pouvoir en démissionnant. Alors les négociations franco-anglaises reprennent dès le 1er mars, pour aboutir trois jours après à un accord d’évacuation. Elles entérinaient une directive commune du 16 février 1946, qui mentionnait que :

  • 55 A.N. 457, archives G. Bidault – A.P. 122 – Communiqué Londres, 16 février 1946, 23h 26.

« a) Toutes les forces britanniques seront retirées de Syrie et repliées hors des États du Levant.
b) Toutes les forces françaises seront ramenées de Syrie au Liban.
c) L’évacuation totale de la Syrie par les forces françaises et britanniques sera terminée au plus tard le 30 avril 1946. Elle sera réalisée de sorte à s’achever en même temps pour les troupes françaises et britanniques.
d) Les autorités militaires britanniques aideront les autorités françaises dans leur opération de repli, en mettant à disposition toutes sortes de facilités pour l’enlèvement des approvisionnements, équipements et matériels français.
e) Au Liban, les effectifs des forces britanniques seront ramenés et maintenus au niveau des effectifs des troupes françaises sans faire entrer dans ce calcul, les forces françaises du B B, en raison des licenciements progressifs des volontaires avenantaires. Les commandements français et britanniques seront respectivement responsables de leurs propres troupes, la responsabilité du maintien de l’ordre au Liban étant du ressort des Libanais.
Signé : Massigli, le 16 février 1946, 23 h 2655. »

146Suivait le 24 février 1946 une lettre pour G. Bidault qui complétait le télégramme de Massigli : « En ce qui concerne le Liban, les Britanniques comprendront que la liquidation d’un établissement militaire de 25 ans, entraîne des opérations qui ne sauraient être exécutées sans un certain délai. Nous prenons des mesures pour évacuer dès le mois de mars, deux bataillons sénégalais, soit 20 % des troupes. Ceci dit, nous avons besoin de démobiliser les avenantaires, de grouper, de transporter et de répartir le matériel qui sera dirigé vers la France, soit vers l’Indochine, soit vers telle autre partie de l’empire français. Pour ce faire, nous aurons besoin de conserver certains effectifs comme manutentionnaires et main-d’œuvre, des services liquidateurs, d’autant plus qu’il y a pénurie de transport maritime. Il s’agit de donner aux gouvernements libanais et syrien, la conviction de notre bonne foi. » Or l’armement des troupes du Levant datait de l’entre-deux-guerres et de même tout le matériel des arsenaux, des ateliers de réparation ou des dépôts. Cela pouvait toujours servir, mais à quel prix !

147Le général de Larminat, responsable des problèmes d’évacuation, adresse une note d’orientation pour le général Borgnis-Desbordes, nommé commandant supérieur des troupes du Levant :

  • 56 A.N. 457-AP 122, notes d’orientation.

« 1. La mission d’évacuation du Liban par les troupes françaises doit s’exécuter dans les délais et échelonnements prévus.
a) La sécurité de nos troupes ne doit à aucun moment être compromise.
b) Les intérêts matériels de l’État français doivent être sauvegardés.
c) Tout doit être fait pour que cette évacuation s’effectue dans une atmosphère de cordialité et si possible d’amitié franco-libanaise.
2. Du côté libanais.
a) Un gouvernement dont l’attitude à notre égard sera commandée par des considérations qui n’ont rien à voir avec des intérêts nationaux : rivalités de clans et de personnes, pressions étrangères. Le gouvernement pourra coopérer, s’abstenir ou chicaner. Il est peu probable qu’il soit hostile, son intérêt est d’éviter les incidents avant la fin de l’évacuation.
b) Une petite armée qui nous est favorable compte tenu pour ses chefs d’être en bons termes avec le gouvernement.
c) Des communautés chrétiennes en principe amies de la France.
d) Des populations musulmanes dont une part nous est favorable, dont l’autre part réagit aux excitations du fanatisme islamique et panarabe.
3. Politique générale.
a) Le gouvernement libanais doit être traité avec beaucoup de forme. Un contact intime doit être établi avec l’état-major libanais qui sera tenu au courant de ce que nous faisons et préparons. Établir un petit état-major de liaison, éviter d’y admettre un officier britannique.
b) Multiplier les occasions de contacts amicaux : repas, réceptions, bals, manifestations sportives, etc. Recevoir, non pas l’aristocratie d’argent, mais la solide bourgeoisie libanaise de culture française, sans négliger son élément musulman qui est loin de nous être hostile. Toutes les fois possibles, faire participer largement l’élément populaire à ces manifestations. L’idéal “une journée de l’amitié franco-libanaise” à l’occasion de notre départ.
c) Il ne manquera pas de chrétiens pour exprimer au commandement français leurs craintes et pour essayer de nous inciter à rester ou à revenir. Décourager ces manœuvres. La France venue au Levant sur demande de la SDN repart sur instructions de l’ONU. Ne pas sortir de cette position56.
4. La première évacuation à faire est celle des officiers en surnombre. Environ 200 peuvent être rapatriés sans encombre d’ici le 1er mai. Rotation prévue d’un paquebot. Faire partir les officiers retraités et les fonctionnaires civils.
Il convient d’éviter que ne se reproduisent au moment de ce départ, les scandales qui ont marqué le départ de l’armée vichyste en 1941, où de trop nombreux militaires ont emporté dans leurs bagages, le fruit du pillage des coopératives et des mobiliers appartenant à l’État. Une telle conduite a gravement nui au prestige de l’armée française auprès des Libanais, elle ne doit pas se renouveler. »
Le général de Larminat, inspecteur général des troupes stationnées outremer.

148Le 7 avril 1946, paraissent des directives pour l’évacuation des effectifs des troupes du Levant concernant :

  • les militaires européens, nord-africains et indigènes coloniaux ;
  • les militaires autochtones avenantaires.

149Pour les premiers, ils sont dirigés vers la métropole ou l’AFN, entre le 1er avril et le 31 août 1946. En revanche, les unités autochtones avenantaires seront dissoutes et le personnel autochtone suivra la destination prévue selon l’option individuelle.

150Les Libanais demanderont que dans le premier semestre 1946, nous participions à la formation de leurs jeunes officiers et que nous assurions toutes les charges du génie pour la période de l’entraînement de leurs propres éléments d’un bataillon du génie et des sapeurs.

151En fait, les unités d’avenantaires seront dissoutes le 16 mars 1946, pour former un bataillon syro-libanais destiné à partir à Madagascar, ainsi qu’un groupe d’escadron de cavalerie pour la même destination. Les autres toucheront leurs indemnités de rupture de contrat et reprendront leur liberté.

152Le groupe Picardie de l’aviation française sera la dernière troupe à demeurer au Levant. Les Français étaient responsables des terrains d’aviation de Mezzé et Rayack. Le général Paget avait exigé du gouvernement syrien que les aviateurs français conservent et assurent le fonctionnement et la protection de Mezzé, sans être gênés. Les aviateurs français ont ainsi assuré la formation du personnel technique syrien et libanais pour Rayack, pour permettre aux États d’assurer le fonctionnement des bases suivant les standards minima alliés. Le groupe Picardie quitta en août-septembre 1946 les deux bases de Mezzé et de Rayack, les accords prévoyant le départ des dernières troupes, surtout au Liban, le 31 août 1946.

153Le 11 mars 1946, le ministre des Affaires étrangères à Paris a adressé à tous les agents diplomatiques la circulaire n° 5, objet : date de la fin du mandat français en Syrie et au Liban.

Circulaire n° 5
1. Date de la fin du mandat français en Syrie et au Liban.
« Le gouvernement canadien a saisi le département des deux questions suivantes :
1. Le mandat de la France en Syrie et au Liban a-t-il pris fin et à quelle date ?
2. La France considère-t-elle désormais, du point de vue douanier, la Syrie et le Liban comme pays étrangers ?

154La présente circulaire a pour objet de diffuser la teneur de la réponse française qui a en l’occurrence une valeur générale d’information :

« 1∞ – Par proclamation au nom du gouvernement français, aux dates respectives du 27 septembre 1941 pour la Syrie, et du 26 novembre 1941 pour le Liban, le général Catroux avait reconnu l’indépendance des États en question : “sous la garantie d’un traité à conclure, qui définirait des rapports réciproques franco-libanais et franco-syrie”. Mais ce traité, qui devait mettre fin au mandat n’est cependant pas intervenu. Bien que l’indépendance de la Syrie et du Liban fit l’objet, de la part de la France, d’une reconnaissance de fait, la France n’en continuait pas moins à considérer que lui incombaient encore les obligations du mandat, aussi longtemps qu’elle n’avait pas été formellement relevée de ces obligations par la Société des Nations.
Le gouvernement français a informé les autres Nations unies, le 20 mars 1945, qu’il n’avait aucune objection à présenter touchant l’admission des deux États intéressés à la conférence de San Francisco.
Faisant suite à la recommandation française la Syrie et le Liban ont été admis le 28 mars 1945 au nombre des Nations unies. Du point de vue juridique, et sur le plan international, cette décision entraînerait la reconnaissance de l’indépendance des deux États, et du même coup relevait la France des obligations afférentes au mandat, puisque la Syrie et le Liban se trouvaient posséder aux yeux des Nations unies, les mêmes privilèges et les mêmes droits qu’elles-mêmes. Par suite le gouvernement français considère comme ayant pris fin le 28 mars 1945, le mandat exercé par lui sur la Syrie et le Liban.
2∞ – Du point de vue douanier, la France considère la Syrie et le Liban comme des pays étrangers et ne voit pas d’objection à ce qu’ils concluent des traités de commerce avec les autres pays étrangers. Cependant, étant donné que la Syrie et le Liban continuent à appartenir au bloc “franc”, la fourniture en devises étrangères nécessaires à leurs transactions avec l’extérieur reste à la charge de l’État français.
3. Étant donné les conditions précédemment exposées, le gouvernement canadien est informé que le gouvernement français ne fait pas d’objection à ce que pour sa part, il retire aux deux États considérés le bénéfice des avantages envisagés dans l’accord commercial de 1933 à l’article 147.
Pour le ministre et p. o.
Le directeur d’Afrique-Levant
Signé : Bonneau »

155Le 21 avril 1946, Ostrorog, ministre plénipotentiaire, délégué général de la France au Levant p. i. écrivait à G. Bidault :

« Au nombre des discours prononcés à Damas à l’occasion des fêtes de l’évacuation, ceux d’Azzan pacha ont revêtu un intérêt particulier, car il s’agissait du secrétaire général de la Ligue arabe et d’AFN. La Ligue arabe se propose de dénoncer l’impérialisme français et de recréer en AFN les conditions qui lui ont valu au Levant un éclatant succès. »

156Il fut dit :

« Citoyens Arabes, le droit est restauré par le retrait du colonisateur de votre pays. Cependant ne nous arrêtons pas là. Rappelez-vous que vous constituez une grande nation qui doit accomplir une noble mission dans le monde en aidant vos frères encore asservis. Voici que les forces des colonisateurs battent en retraite et disparaissent devant la force de votre foi naissante dans ce concert qui est le foyer de la civilisation et de toutes les religions. Votre solidarité s’est manifestée dans votre lutte pour la Palestine blessée. Elle s’est manifestée dans votre défense de la Syrie et du Liban, lorsque les États de la Ligue ont décidé de s’entraider au maximum, pour lutter contre l’État qui a bombardé les beaux édifices de Damas, par ses canons et ses avions. »

157Le 31 décembre 1946, les derniers militaires français, officiers de liaison et techniciens auront abandonné les territoires du Levant.

Notes

1 S.H.A.T., 4 H 309, note sur l’entrevue du 6 décembre 1944, Ostrorog Baxter.

2 S. Mardam bey, op. cit.

3 S.H.A.T., 4 H 308, note aux délégués adjoints en Syrie (qui sont tous militaires) n° 157/SP.

4 Lettre S.A.301/3/OPS, Headquarters, IXe armée, 27 décembre 1944.

5 A.N. 457, A.I 122, fonds Bidault, lettre n° 76 du 6 mars 1944.

6 A.N. 472, A 1, Rapport du R. P. Charles, 8 février 1945.

7 S.H.A.T., fonds Oliva Roget, Rapport Oliva Roget.

8 S.H.A.T., H 464.

9 S.H.A.T., 4 H 309, note n° 891 TC/BTO-S, Paris le 2 avril 1945, annexe 142.

10 F.O. n° 371/45 560, 18 février 1945.

11 A.N. 457 – A.P. 121, papiers Georges Bidault.

12 S.H.A.T., 4 H 309, note de service n° 891 TC/BTO-3, du 2 avril 1945.

13 Général de Gaulle, lettres, notes et carnets, 1943-1945 ; télégramme du 2 mai 1945, général de Gaulle au général Mast à Tunis.

14 Entretiens avec d’anciens sous-officiers et officiers du Levant (1944-1945).

15 A.N. 457 – A.P. 134, Marine nationale, E.M. Marine Levant 41, E.M 2, 19 mai 1945.

16 A.N. 457 – A.P. 134, papiers Bidault, télégramme n° 1 279-80 de Beyrouth à Paris, Beynet à de Gaulle.

17 S.-Mardam bey, op. cit.

18 A.N. 457 – A.P. 122, papiers Bidault, lettre du 20 mai 1945, de Wadesworth à son Excellence le ministre des Affaires étrangères (799) F.O 371/45 467, 21 mai 1945.

19 S.H.A.T., 4 H 375, lettre du 28 mai 1945 du général Beynet au général de Gaulle.

20 Expression tirée du journal de marche de l’Ecole de pilotage de Rayak.

21 S.-Mardam bey, op. cit.

22 Charles de Gaulle, message du 6 mai 1945, Mémoires de guerre – Le Salut, op. cit.

23 S.H.A.T., fonds Oliva Roget, tract du Parti populaire syrien distribué à Damas le 28 mai 1945.

24 Chronologie du groupe d’aviation Picardie au Moyen-Orient, document personnel ; rapport du lieutenant-colonel Meyer-Jardin, commandant de l’Air au Moyen-Orient.

25 Témoignage sur les événements de mai 1945, sergent-chef Darasse, du groupe Picardie, document personnel.

26 A.P. 134. Papier Bidault, télégramme Beyrouth 30 mai 1945, n° 1304-0305.

27 A.N. 457 – A.P. 134, télégramme Beyrouth, 31 mai à 23h 40, n° 1 340/1 342.

28 A.N. 457 – A.P. 134, archives Bidault, note du capitaine Cuinat.

29 A.N. 457 – A.P 134, archives Bidault, télégramme n° 1 172/3, 23h 35, 31 mai 1945, général commandant supérieur à général commandant RTSS/RTNS.

30 A.N. 457 – A.P. 134, télégramme n° 2 877/2 880 de Londres reçu à 1h 10.

31 A.N. 457 – A.P. 134, papiers Bidault, accord du 2 juin 1945, Choukri al Kouatli, président de la République de Syrie et général Paget, commandant de la IXe armée britannique.

32 A.N. 457 – A.P. 134, télégramme n° 1 449, Francom Beyrouth du 6 juin 1945.

33 Rapport du 5 juin 1945 du lieutenant-colonel Meyer-Jardin, commandant de l’Air au Moyen-Orient ; et chronologie du groupe Picardie ; témoignage du sergent pilote P. Darasse.

34 Lettre de Jean Gaulmier du 16 mai 1945.

35 Lettre de Bounoure, Rodinson, Lecerp, Gaignebert, Robin, Lepissier, Thébault, Gaulmier à Beynet du 11 juin 1945, document personnel.

36 A.N. 457, archives G. Bidault, – A.P. 122, lettre de Jean Lescuyer, ministre de France au Caire à Chauvel, au Quai d’Orsay, 11 juin 1945. Réponse Chauvel.

37 A.N. 437, archives G. Bidault-A.P. 122, rapport EMA, 5e bureau, A/751, 7 juin 1945.

38 A.N. 437, archives G. Bidault – A.P. 122, procès-verbal n° 1, Damas, 28 juin 1945.

39 A.N. 437, archives G. Bidault – A.P. 134, télégramme n° 694/699, Le Caire, 8 juin 1945.

40 A.N. 457, A.P. 121. Note du 5 mai 1945, n° 1072 Goisebusson.

41 A.N. 457, archives G. Bidault – A.P. 134, instructions du ministre des Affaires étrangères au général Beynet, 24 juin 1945.

42 A.N. 457 – A.P. 134, archives Bidault, déclaration des responsables maronites.

43 A.N. 457 – A.P. 122, lettre de RP Charles, 8 février 1945.

44 A.N. 457 – A.P. 134 Papier Bidault FFL 3e bureau n° 3 757.

45 Ibid.

46 AN 475, lettre de Beynet aux Affaires étrangères.

47 Télégramme n° 922/925, Beyrouth, 22 août 1945.

48 Rapport du lieutenant R.-M. Louisgrand, place de Palmyre 10/P.P., document personnel.

49 Aide mémoire présenté par le commandant en chef au Moyen-Orient le 22 juillet 1945 au gouvernement syrien.

50 A.N. 457, archives G. Bidault – A.P. 122, note sans numéro ni indication d’origine.

51 S.H.A.T., 1 k 230, fonds Beynet.

52 A.N. 457, archives G. Bidault – A.P. 122, note sur la situation française en Syrie du 15 novembre 1945.

53 Entretiens avec J. Gaulmier.

54 A.N. 457-AP 122, télégramme 3054/55.

55 A.N. 457, archives G. Bidault – A.P. 122 – Communiqué Londres, 16 février 1946, 23h 26.

56 A.N. 457-AP 122, notes d’orientation.

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