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Carl Menger entre Aristote et Hayek

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Gilles Campagnolo

Conclusion. Au-delà des « Écoles autrichiennes »

Texte intégral

1Une difficulté majeure et récurrente de l’étude de l’histoire de la pensée, quel que soit le domaine, consiste à établir ce qu’on appelle d’un terme trop vague l’« influence » exercée par un auteur sur un autre, la « réception productive » du plus ancien par le plus récent. Il est certes parfois possible de connaître les relations effectives qu’ont entretenues des penseurs, directement ou au travers de leurs échanges, de correspondance, par exemple. Certains reconnaissent également leurs dettes intellectuelles au long de la production même de leur œuvre, et il est intuitivement très tentant de relever une influence éventuelle plausible entre deux auteurs ayant vécu à des époques différentes : entre Say et Menger, par exemple. Si ces auteurs ne peuvent certes ni s’être rencontrés, ni avoir échangé de lettres, le commentateur, s’il est assez avisé pour remarquer combien leurs points de vue furent proches sur certaines questions, pourra souligner que les œuvres du plus ancien se trouvaient dans la bibliothèque du plus jeune, voire que ce dernier les a abondamment annotées... Cet indice ne suffira pourtant pas à prouver la chose car, si le second a bien lu les ouvrages du premier, comme les notes le prouvent, l’a-t-il fait avant ou après l’élaboration de sa propre œuvre ? S’il est possible de dater les notes et de répondre là encore, l’auteur a-t-il pour autant trouvé chez celui que la postérité nommera son « prédécesseur » son inspiration, ou seulement la confirmation d’intuitions déjà nées indépendamment ?

2Toutefois, si la quête des origines est indéfinie (n’y a-t-il pas toujours encore d’autres sources envisageables ?) et si elle n’obtient jamais pleinement les assurances souhaitées, le besoin de tracer de telles généalogies ressurgit régulièrement pour de bonnes raisons, tant il est improbable qu’une même idée germe sans rapport aucun dans une même discipline. La révolution marginaliste qui mit en scène concomitamment Menger, Walras et Jevons, sans qu’ils n’aient élaboré ensemble leurs versions du raisonnement marginal, dessine une configuration véritablement nouvelle de la pensée, et présente des traits communs, ainsi que des différences essentielles. Si, selon le sociologue Merton, il y eut dans la révolution qu’ils annoncèrent un phénomène sui generis, le changement de paradigme se dessina dans les trois mondes de ces auteurs, le germanique, le français et le britannique sur le fond d’une insatisfaction commune face aux échecs répétés des classiques à rendre compte du réel, et face aux ratiocinations empiriques d’historicistes compilateurs dépourvus de théorie solide et incapables de réformer la science.

  • 1 Plutôt que de rappeler dans cette conclusion ce qui a été relevé dans les pages qui précèdent, inci (...)

3S’il est prouvé que deux auteurs ont partagé les mêmes vues, cela ne permet certes jamais de conclure de manière définitive à l’étendue de l’« influence » entre des auteurs – sauf cas de reconnaissance explicite et précise – une telle indication s’avère précieuse quant à l’importance heuristique de son repérage. Il est alors légitime, les archives fournissant des preuves, d’affiner les notions d’« école », d’« engagement de groupe » (le group commitment de l’épistémologie sociale contemporaine des sciences) à l’aide d’outils conceptuels plus précis. Le travail d’exploration de « première main » conduit à infirmer ou à confirmer les thèses éparses disséminées dans la littérature. L’exégète vient ici au secours du commentateur et la collecte des archives prouve, ou non, le bien-fondé de l’intuition – par exemple, la justesse du rapport établi entre Aristote et Menger, mais l’extrapolation excessive entre Say et Menger1.

4La spéculation des commentateurs peut certes clarifier les points de vue des auteurs, mais le rapprochement de pensées ne suffit pas à prouver leur parenté. Il est primordial de faire la démonstration de la manière dont est née une tradition, voire une école (si un certain nombre de caractéristiques sont réunies), à partir d’une œuvre, mais aussi de l’action parfois consciente de son fondateur. Dans le cas de Menger et de l’École autrichienne, Menger était, nous l’avons vu, pleinement conscient de l’importance historique de sa tâche : il avait sollicité l’aide des instances gouvernementales, qu’il connaissait bien en tant qu’expert, pour garantir la poursuite de l’œuvre entamée dans son enseignement et dans le Privatseminar qu’il tenait dans sa bibliothèque personnelle. Comment des générations successives qui se sont reconnues dans ce dernier ont ensuite nourri ce qui a fini par constituer un corpus, voilà alors un élément essentiel à questionner pour appréhender la fidélité ou les écarts entre la pensée fondatrice et ses développements originaux postérieurs.

5Encore faut-il que l’œuvre de référence initiale soit suffisamment connue et assurée. Aussi, la prudence – de bon aloi pour qui étudie un auteur qui prisait tant Aristote – a présidé à la présentation que nous avons donnée de Menger. Nous avons porté à la connaissance du public ce qui provient d’un travail « de première main » sur des textes dont une partie demeure encore aujourd’hui inédite, non seulement en français mais même dans leur texte original allemand – sans parler de l’anglais qui est pourtant devenu la langue de l’école « austro-américaine » contemporaine.

6Carl Menger réalisa le dépassement de la théorie classique, tout autant qu’il convainquit les chercheurs d’une classification nouvelle des sciences économiques où la théorie prenait sa place authentique. Imaginerait-on prétendre parler d’économie sans connaître les préceptes délivrés par Adam Smith, alors même que les concepts dont relève la division du travail, la théorie des avantages dans l’échange international, par exemple, renvoient aujourd’hui encore à lui et aux révisions de sa doctrine par Ricardo – respectivement sur le rôle des machines (capital technique) ou de la distinction entre avantages absolus et « avantages comparatifs » ?

7Menger doit être jugé à la même aune, car encore plus que Smith, il est un père de l’économie telle qu’on la pratique aujourd’hui. Avec Walras et Jevons, la trilogie de l’économie moderne a un peu plus d’un siècle. Il faut le reconnaître : en un sens différent, et sans volonté révolutionnaire dans le champ politique, Menger fit ce dont Marx s’était donné l’ambition dans son Capital, à savoir critiquer radicalement l’économie politique. Que ses propres héritiers n’aient cessé au siècle suivant de se confronter à l’école marxiste, cela devait aller de soi – la révolution (dans la théorie ici) ne pouvait passer par les deux chemins à la fois.

8Cependant la perspective ultérieure de Hayek ou de Mises, ne témoigne pas à elle seule de la révolution marginaliste. L’héritage de Menger était plus complexe que l’image qu’ils en donnèrent, et les continuateurs assez nombreux, qui explorèrent des domaines neufs, comme l’ethnologie économique (Karl Polanyi), lui durent certaines intuitions innovantes. La pensée économique avait changé à un niveau plus profond que le seul renouveau d’une conception dépassant l’antinomie du classicisme manchestérien libre-échangiste et de l’historicisme socialisant étatique. Dans la large perspective ouverte par Menger, nous avons voulu faire ressortir le philosophe de la science, économiste, pédagogue et chercheur (au sens nouveau qu’il donna à ce dernier terme en sciences humaines) : le héraut d’une science libérée de ses concepts illusoires comme de toute autre cause qu’il faille défendre autre que celle de la vérité. Au terme de la présentation de sa vie et de son œuvre, de ses sources et de sa postérité, des raisonnements centraux de sa théorie et de ses recherches méthodologiques, le lecteur, tant soit peu frotté du discours économique devenu omniprésent dans le monde contemporain, ne peut manquer de comprendre qu’il est absolument impossible de pratiquer aujourd’hui la science qui traite des échanges matériels entre les hommes sans user des concepts que la révolution mengérienne engendra.

9En cela, Menger fut économiste et philosophe. La « vision du monde » qu’il proposait partait du simple mécanisme individuel, elle se refusait même au « système » (à la différence de Hayek, plus tard), mais se voulait exploratoire. Cependant, elle marquait non seulement un tournant de la théorie économique, mais l’émancipation de la pratique de la recherche pour toutes les sciences sociales – Max Weber, qui s’en inspira, en témoigne assez. Le « conseil » ne fut plus la vocation de la science, mais l’un de ses (estimables) sous-produits. Libre au scientifique de parler au politique ; interdit à lui de le servir et de complaire à qui paie le conseil. L’infraction à cette règle se paie de la radiation de la communauté internationale des « bons esprits » car la compromission de la connaissance trahit le savoir. On dira peut-être que l’attitude de Menger tient du donquichottisme. Pour autant, elle n’échoua pas. Épistémologue avant la lettre, il contribua à forger la nouvelle configuration du savoir et à en modeler les pratiques de recherche, il anticipa le développement d’une sociologie économique et d’une ethnologie avant la lettre, purifia une discipline dont les enjeux (nature du capitalisme, de la modernité, de l’initiative et de l’organisation économiques) étaient alors, au tournant de 1900, encore plus discutés qu’ils ne le sont aujourd’hui – alors que le délitement du positivisme économétrique rend progressivement justice à nombre d’arguments « autrichiens ».

10Si l’école dite « autrichienne » demeure attachée à un paradigme particulier, elle le doit autant aux spécificités de la pensée de son fondateur qu’à la stratégie présente de ses représentants, dont nous avons suggéré au terme de notre parcours, combien elle recèle de thèses extrêmes, voire auto-proclamées « extrémistes ». Face aux défaillances des représentants du marxisme et de la social-démocratie, parmi les sources les plus radicales et les plus influentes de ce qu’on nomme parfois « ultra-libéralisme », l’École « autrichienne » devenue « austro-américaine » s’est trouvée infléchie par les « anti-thèses » qu’elle a nourries. Son « libéralisme », comme celui de Menger, relève alors d’un autre débat, de philosophie morale et de sciences politiques, où la référence à la « liberté » des libéraux et des libertariens est à expliciter, un débat qui ne concerne plus Menger. Celui-ci revendiquait la pureté du savoir en renvoyant dos à dos les partisans des causes socio-politiques, ceux en qui il voyait des avocats encombrant une science qui ne devait jamais être réduite au rôle de servante. De la Vienne d’avant la Première Guerre mondiale et d’avant le déclin de l’Europe, Menger adresse encore cette pensée comme un avertissement à ceux qui entendent se réclamer de lui pour le xxie siècle.

Notes

1 Plutôt que de rappeler dans cette conclusion ce qui a été relevé dans les pages qui précèdent, incitons le lecteur à poursuivre lui-même la découverte à travers les lectures. Comme exemple de bien-fondé de l’intuition, citons d’une part, Smith B., Aristotle, Menger and Mises : an Essay in the Metaphysics of Economics, History of Political Economy, 1990, n° 22, supplément annuel : Caldwell B. (dir.), Carl Menger and his Legacy in Economics, p. 263-288, et la confirmation philologique qu’on en peut donner (voir notre article « Une source philosophique de la pensée économique de Carl Menger : l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, Revue de philosophie économique, De Bœck, 2002, n° 6, p. 5-35). Ce rapport de Menger au Stagirite est encore à lire dans la stratégie rhétorique mise en place par Oscar Kraus dès 1905, dans son article (qu’il adressa à Menger) : « Die aristotelische Werttheorie in ihren Beziehungen zu den Lehren der moderner Psychologenschule », Zeitsschrift für die gesamte Staatswissenschaft, Tübingen, Laupp. Comme manifestation d’excès de confiance dans un rapprochement rétrospectif, voir Sanders K, A Note on Jean-Baptiste Say and Carl Menger regarding Value, Review of Austrian Economics, 1999, vol. 7, n° 1, p. 141-143 et d’autre part, pour les nuances à apporter (à paraître) notre « Origins of Menger’s Thought in French Liberal Economists », Review of Austrian Economics.

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