Chapitre III. Carl Menger dans la « Querelle des Méthodes »
p. 93-132
Texte intégral
Faire de l’économie science exacte
1Avec les Principes d’économie politique de 1871, Menger avait donné sa théorie économique « pure ». Il entendait commencer à constituer une « économie théorique générale » (allgemeine theoretische Wirtschaftslehre).
2Menger voulait faire de l’économie politique une science moderne au même titre que les sciences de la nature, véritablement théorique, pouvant prétendre à une portée et une validité générales par des relations typiques qu’elle rend manifestes entre les phénomènes.
3Cette volonté de réforme de la pensée économique fut le véritable enjeu du Methodenstreit, la « Querelle des méthodes ». Menger s’y trouva engagé durant deux décennies suite à la parution de ses Principes reçus peu favorablement dans l’Université allemande. Les économistes allemands de l’École historique « jeune », sous la houlette de Schmoller, parlaient, eux aussi, de « réforme ». Ils n’avaient même, ironisait Menger, que ce mot à la bouche alors qu’ils répétaient les mêmes erreurs méthodologiques que leurs pères, et les redoublaient même, en s’éloignant de la théorie. Or, refonder la science devait avoir pour but d’établir une théorie tenant compte à la fois de la réalité de la vie économique (réalisme) et ambitionnant des déductions générales (causalisme). C’est dans le cadre de cette polémique acerbe que fut composé son deuxième ouvrage majeur (1883), les Recherches sur la méthode (Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der politischen Ökonomie insbesondere). Menger s’éloignait donc moins qu’il n’y paraissait de la tâche des Grundsätze de 1871 car la présentation positive de la méthodologie de sa théorie nouvelle comme l’attaque contre les historicistes « allemands », en particulier prussiens, participaient de son projet de refondation.
4Comme en témoigne l’Avant-propos de 1871, dès la rédaction des Principes, la réflexion de Menger l’avait conduit à introduire les concepts de « types réels » (Realtypen) et de « relations typiques » de dépendance causale (Causalnexus et Causal-Zusammenhang) entre les phénomènes économiques (volkswirtschaftlichen Erscheinungen). Ces notions s’intégraient au raisonnement « à la marge ». Réformer la méthode utilisée en économie était nécessaire car ni les classiques, ni les historicistes n’avaient été en mesure d’intégrer suffisamment leurs concepts pour décrire de manière rationnelle, réaliste et causale l’activité des agents économiques. Les commentateurs de l’œuvre mengérienne présentent fréquemment, et à rebours de l’ordre chronologique de la rédaction de l’œuvre mengérienne, en premier lieu sa méthodologie, renvoyant l’examen de la théorie après l’exposition des détails de la polémique du Methodenstreit. Il nous a semblé que la démarche contraire s’imposait (présenter d’abord la théorie), car il s’agit toujours pour Menger de promouvoir cette théorie, et il n’a été contraint d’entrer dans les débats méthodologiques que du fait de l’attitude néfaste en son temps des économistes. L’ordre de la rédaction de l’œuvre est dû aux seules difficultés rencontrées dans son combat. Si l’accueil de ses Principes avait été meilleur, sans doute n’eût-il pas jugé nécessaire d’entrer dans une « querelle sur les méthodes », et il aurait alors pu donner le restant du projet initialement prévu, les Grundsätze ne devant constituer que la première partie de sa théorie. L’analyse de la méthodologie mengérienne requiert donc, comme pour la théorie, de ressaisir l’introduction des concepts à partir des considérations philosophiques du professeur viennois ; sous-jacente à la doctrine économique, la réflexion sur la science apparaîtra essentielle à la compréhension des recherches de Menger.
5Il s’agissait en effet pour Menger, face à l’hostilité de l’École allemande, de faire pièce à la domination d’une approche erronée de la science économique. D’une part, il fallait, sur le plan du savoir, justifier l’utilisation d’éléments conceptuels tels que la théorie subjectiviste de la valeur, l’explicitation du taux de substitution entre des biens désirés et le raisonnement « à la marge » comme source de l’appréhension individuelle des biens. Les classiques, voire même Walras et Jevons, pourtant marginalistes, avaient pu faire l’économie d’un combat de longue haleine sur ce point. En effet, l’opposition historiciste était faible, même si elle existait, dans les pays anglo-saxon et francophone. Menger, lui, forgea ses propres concepts économiques avant d’être contraint, par les réactions de rejet, et d’en expliciter tous les fondements. Mais il affronta un adversaire puissant et sa démarche dut s’appuyer sur des fondements, notamment philosophiques, sinon plus riches, du moins plus assurés. Plutôt que de détailler l’histoire de la virulente polémique, nous nous intéresserons au projet de Menger. Les axes forts mettront en évidence les raisons de l’hostilité de l’École.
6D’autre part, le combat contre l’historicisme dominant prenait une dimension stratégique et institutionnelle. Menger devait être reconnu comme le fondateur d’une école en tant que telle, bientôt dénommée « autrichienne » du fait de son origine, ce dont il était parfaitement conscient1. Mais la dimension principale de la pensée de Menger portait bien sur la nature, ou plus exactement l’essence (Wesen) des phénomènes économiques qui sont les objets de la science, ainsi que sur la justesse de l’approche théorique. La polémique allait durer de la réception hostile de ses Grundsätze dans le milieu universitaire allemand jusque pratiquement à la fin de sa vie, la décennie 1880 marquant le sommet de la querelle : les Untersuchungen parurent en 1883, suivies des Irrthümer des Historismus (Erreurs de l’historicisme), seize lettres ouvertes au ton acerbe sur les méthodes et les moyens méprisables de l’École historique, Menger y manifeste un véritable talent de polémiste.
7L’activité du savant était en jeu dans cette querelle : Menger défendait la légitimité et la possibilité d’étudier en toute tranquillité et intégrité les phénomènes économiques et sociaux sans chercher à orienter des politiques favorables à telle ou telle partie de la société, comme c’était le cas de l’« Union pour la politique sociale » (Verein für Sozialpolitik) fondée en 1872 par des savants allemands dont Gustav von Schmoller. Les conceptions théoriques des classiques lui semblaient aussi inadéquates que le relativisme historiciste. L’économie en tant que science exacte avait à se détacher aussi bien de la théorie de la valeur-travail que de la défense des « causes », de toutes les « meilleures intentions morales », cette prise de partie n’étant pas de son ressort.
8Prétendre situer la science des rapports matériels entre les hommes au-dessus des enjeux des intérêts et de l’heure, préserver la position de l’observateur par rapport à son objet, n’était-ce cependant pas s’illusionner ? Menger devait formuler une réponse proche de Max Weber : la « neutralité en valeur » de la science pratiquée par un savant « fils de son temps ». Menger appelait à différencier dans la science différentes sphères : les politiques économiques qui ne sont pas sans rapport avec la connaissance acquise dans la science économique, et la part théorique de la science qui n’est pas du ressort d’un savoir pratique (et encore moins des espoirs qu’elle peut soulever, chez les uns ou les autres). La stricte observation de son objet par chaque scientifique, dans la limite de la question qu’il pose, doit permettre d’éviter des confusions dommageables au projet scientifique. Aussi, malgré la violence de la querelle, il faut comprendre que ni les Grundsätze, ni même les Untersuchungen n’étaient d’emblée dirigés par Menger contre la science historique, mais contre le projet des collègues historicistes allemands qui tendaient à exclure l’orientation théorique de la science en vue d’évincer le paradigme classique.
9Pourtant, le projet de l’École historique eût pu prendre une autre orientation, comme le laissait penser le fait que le volume des Grundsätze avait été dédicacé à Wilhelm Roscher, le fondateur de l’historicisme économique dans les années 1840. Il n’y avait là ni flatterie, ni contradiction chez Menger, mais l’ambition de reprendre la réforme de la science à la base, à partir de la première contestation de la doctrine classique de la valeur-travail. Après l’échec de celle-ci, les économistes allemands devaient emprunter désormais une voie conforme à une approche théorique exacte. Paradoxalement, en rejetant la théorie, ils ne contestaient finalement plus tant le contenu conceptuel de la valeur-travail classique, qu’ils ne souhaitaient pallier les conséquences jugées funestes du libre-échangisme qu’ils refusaient. Le recours systématique à l’histoire et le rappel de la nécessité d’adapter les théorèmes classiques aux situations nationales données les amenaient donc à reconduire l’objet apparent de leur critique. Ils l’épousaient et se trompaient de cible, ne pratiquant pas dans la réalité la réforme en profondeur qu’ils prônaient ! La critique mengérienne visait à mettre en évidence l’impasse de ces économistes : ils étaient victimes d’une erreur d’appréciation fondamentale sur la nature de leur tâche, et méconnaissaient en réalité les phénomènes propres à l’économie pour adopter la vision biaisée qu’ils prétendaient combattre. Pour le comprendre, nous reviendrons sur la tradition allemande en économie, et dans la politique économique.
10La science exacte a, quant à elle, pour tâche de purifier la science économique. Elle ne s’élève pas contre les apports de la connaissance historique, mais hors de cette dernière, et contre la prétention insupportable du paradigme historiciste à valoir de manière exclusive. Une théorie véritable s’enrichira d’exemples historiques, mais ne sera pas fondée sur eux. Elle sera dotée de sa propre validité, nourrie selon Menger par le réalisme des causes et une définition, qu’il tire d’Aristote, de la science portant sur le « général ». Menger entreprit d’édifier cette science d’abord sur le plan théorique.
11De nature théorique, le projet mengérien est indissolublement analytique et génétique – ce qui est tout à fait distinct d’historique. La genèse concerne ici la quête des moyens de satisfaction des besoins de l’individu. De la sensation à la satisfaction, en fonction de ce qui est disponible, connaissable, etc., dans l’environnement, l’agent est toujours mû par sa subjectivité a priori inconnaissable par autrui. Pour acquérir les biens qu’il désire, l’agent peut modifier l’ouvrage qu’il fournit (Arbeitsleistung), échanger (depuis le troc jusqu’aux diverses formes d’échange monétaires évoluées), etc. La tâche de la science consiste à « suivre » l’action de l’agent en tenant compte des causes entre les phénomènes, et des facteurs qu’elle ne peut méconnaître sans perdre de vue son objet – c’est, selon Menger, le tort de l’équilibre général de Walras, par exemple, que de l’oublier. En effet, à partir des données dont il dispose, l’agent propose ce qu’il veut (ou ce qu’il peut) pour les choses qu’il souhaite obtenir, et de la sorte il les élève au statut de « bien économique » et forme des « prix » aptes à « payer la valeur » d’un bien, à chaque fois dans un cadre qui ne se répétera jamais parfaitement à l’identique. Le mécanisme n’opère pas du fait du seul ajustement prix-quantités conçu comme « automatique », mais prend en compte les coûts associés (au temps passé à chercher des biens, par exemple), les limitations cognitives de l’acteur, ou encore les avantages éventuels à manipuler l’information. Hayek devait d’ailleurs, la chose est connue, développer plus tard ses propres conceptions à partir de ces divers points. Inversement, ne pas prendre en compte des concepts comme la temporalité, c’est se condamner à échouer au plan de la cohérence théorique.
12Il faut alors, au seuil de cette présentation, interroger l’image d’Épinal diffusée par ses adversaires, mais peut-être aussi par nombre de ses épigones dans l’École autrichienne. Cette image d’un partisan acharné du marché ou d’un pourfendeur du socialisme en tant que tel correspond moins à l’œuvre réelle de Menger qu’au rôle que lui ont fait jouer par la suite, au cours du xxe siècle, certains de ses disciples2. Unilatérale, simpliste, et en fin de compte, erronée, cette image est, de plus, souvent de mauvaise foi. Elle sert en effet tout autant ses adversaires que ses thuriféraires, en laissant entendre qu’une motivation partisane dirigeait son œuvre et se cachait sous son apparence scientifique. Ce serait, chez les uns, évacuer à peu de frais la portée critique de cette exigence, et il serait trop facile pour les autres de se réclamer d’une autorité qui légitimerait à bon compte leurs propres vues. Menger ne fut le partisan d’aucune cause – il voulait plutôt toutes les écarter au profit de la seule recherche scientifique. Il voulait délivrer la science de ceux qu’il nommait les « Advokaten » nombreux qui l’encombraient : avocats des intérêts opposés des groupes sociaux, propriétaires et hommes d’affaires pour les libre-échangistes (Freihändler), prolétariat pour les communistes (Kommunisten), salariés de tous ordres et classes moyennes pour les socialistes de la chaire (Kathedersozialisten). « L’économie politique, écrit Menger, est une science tout à fait neutre », et des groupes de pression émergent des conceptions mal venues3, « vulgaires » en un sens identique à celui dont usait Marx en incriminant les « économistes bourgeois vulgaires ». Mais Marx prenait un parti ; Menger était un théoricien révolutionnaire sans « cause » à défendre, refusant d’embrigader la science, de dénaturer les fins la recherche pour en faire la servante d’objectifs sociaux et/ou politiques. Il pouvait certes conseiller le gouvernement impérial, mais il ne croyait pas que ce dernier dût gouverner la science. La vocation de cette dernière n’est pas ancillaire et les « avocats » ne trouvèrent jamais grâce à ses yeux. Leurs méthodes mêmes montrent leurs lacunes et les résultats biaisés auxquels ils parviennent manifestent leur insuffisance. À ce titre, l’adversaire le plus typique de Menger qu’il affronta dans la décennie 1980 fut, sans aucun doute, l’historicisme allemand.
La tradition allemande en science politique et économique
13L’École historique allemande, fondée par Roscher, développée par Knies et Hildebrand, domina la quasi-totalité de la profession économique dans les territoires germaniques sous la houlette de Schmoller, à partir des années 1870 et de la constitution de l’Empire allemand. Elle se doublait d’un bras institutionnel, le Vereinfür Sozial-politik, qui avait permis à Schmoller, son puissant chef de file, de prendre un pouvoir énorme dans l’Université allemande. Il devait le conserver jusqu’à son décès, en 1917, alors que s’effondrait, dans le premier conflit mondial, le Deuxième Reich même dont il avait été une sorte de conseiller officieux. La modernisation industrielle allemande devait beaucoup à la manière dont les économistes allemands avaient mené un impressionnant travail de terrain détaillé (statistiques) et précieux (recensements de ressources, d’activités, etc.), mais de plus en plus dénué de toute préoccupation théorique sérieuse.
14Parmi les traits saillants de cet historicisme, on compte : d’abord, l’établissement de monographies historiques et la recherche de déterminants des « couches de développement » économiques (Entwi-cklungsstufen, chez Hildebrand en particulier) ; la construction de parallèles consistant dans la description, selon des standards narratifs, et des critères laissés de fait à l’historien, de situations « analogues » à différentes époques (Parallelismenbildung de Roscher) ; enfin, le « conseil au Prince » sur le mode très ancien, dans la tradition germanique, de gestion de la Hofkammer – la « Chambre de cour », soit l’administration du pouvoir, et notamment du Trésor. Dans le capitalisme industriel, le conseiller prend la figure de l’expert (financier, commercial, etc.) et utilise les résultats parus dans les monographies savantes, par exemple celles régulièrement éditées par le Verein für Sozialpolitik4. Schmoller fut sans conteste maître dans cet exercice, mais il ne résolut pas le problème des critères permettant d’établir les « couches » ou les « parallèles » historiques. Le repérage des similarités peut-il n’être qu’une induction intuitive laissée à la libre appréciation de l’historien ? Schmoller propose une approche différentielle qui permet le repérage des variations, mais l’historien pratique toujours un art de l’interprétation – comme Dilthey le dit alors, indépendamment des économistes, dans son Introduction aux sciences de l’esprit, paru la même année (1883) que les Untersuchungen de Menger.
15La recherche économique allemande a t-elle effectué grâce à des méthodes des progrès significatifs, demande le professeur viennois ? C’est plutôt, à ses yeux, mais aussi à ceux des économistes non germanophones une impasse, voire l’impasse par excellence pour la science devenue stérile quant à la théorie. Une situation néfaste devient en quelques décennies une crise à résoudre d’urgence en réagissant vigoureusement. Il en ressort l’attaque en règle menée dans les Untersuchungen, puis dans les lettres ouvertes des Irrthümer. Engagée au bénéfice d’une seule cause, à savoir forger l’économie de la nation allemande unifiée, la science allemande n’a eu de cesse de s’enferrer plus profondément dans sa conception d’un Sonderweg prussien élargi au-delà des frontières de la Prusse pour manifester une spécificité nationale, d’où n’émerge malheureusement pas seulement de la fierté, mais aussi un aveu d’isolement scientifique grandissant. Au moment même où les Universités allemandes ont apparemment le plus de succès (les étudiants étrangers y affluent, notamment les jeunes Américains qui devaient rapporter aux États-Unis la conception institutionnaliste bien différente de l’inspiration « classique » britannique), l’obstacle dressé à toute véritable réforme de l’économie politique la condamne, à très court terme, à disparaître, telle est la conviction de Menger.
16Pourtant, chacun (ou presque) des « historicistes » ne se dit-il pas « réformateur » ? De tant de bonnes volontés devraient émerger des voies de salut. Mais chacun en reste à une discussion de mots, faute de saisir les concepts élémentaires de la science, reprenant naïvement en chœur des catégories intellectuelles devenues si évidentes qu’elles constituent une vision du monde stable. La discipline baptisée Volkswirtschaftslehre, ou encore Nationalökonomie, use alors des mêmes catégories naïvement reprises : les concepts collectifs (Kollektivbegriffe) Volk et de Nation. Sans nier leur sens politique, linguistique, culturel, Menger voit en eux autant d’illusions du point de vue économique. Revenir « aux choses mêmes » en science, pour le « réaliste causal » qu’est Menger, c’est partir de l’entité élémentaire qu’est l’agent économique réel. Qui échange ? Non pas un collectif au comportement indéterminable, ni d’ailleurs un agent représentatif sur le mode walrassien, mais un agent au raisonnement accessible à la raison.
17Pour Menger, l’École historique allemande portait la très lourde responsabilité des impasses de l’économie politique qu’elle avait égarée dans une direction « empirico-réaliste », errements d’historiographes qui avaient contaminé l’économie. Plus encore : l’orientation historiciste aboutissait à exclure de facto la théorie du savoir économique en niant la pertinence de l’analyse fondée sur le raisonnement. La querelle entre Menger et Schmoller porta sur ces enjeux de méthode, comme sur la pratique de la recherche qui en découlait et l’ontologie sous-jacente des objets de la science. La confrontation de leur théorie de la connaissance fut ainsi fondatrice, et renouvela la théorie et la pratique économiques. La théorie de la connaissance se réforme alors profondément dans divers domaines de la science (il suffit de penser à la logique de Frege). Pour comprendre ces enjeux, il nous faudra présenter historiquement les origines de la conception traditionnelle allemande, la critique de Menger sur des fondements méthodologiques neufs, et enfin, le délitement de l’historicisme au profit de la configuration nouvelle élaborée par le Viennois.
18Aux tenants de l’École historique allemande, l’œuvre de Menger apparaît comme une apologie de l’« atomisme » dans la tradition britannique. Le chapitre précédent a montré combien la confusion était fausse, puisque Menger renversait au contraire le paradigme classique objectiviste, avec ses quantités intrinsèques de valeur inhérentes aux biens (la valeur-travail en particulier). Mais la querelle sur les méthodes trouve effectivement un enjeu dans l’opposition entre atomisme et holisme et Menger prenait en fait position contre des conceptions bien ancrées.
Au début étaient les « sciences camérales »
19Les notions « collectives », comme celle de Volkswirtschaftslehre, Menger les jugeait illusoires du point de vue de la science ; une économie analytique et exacte ne peut simplement pas traiter le « peuple » alors que tout échange est fait par des personnes (physiques ou morales) et que tout groupe est constitué d’individus. L’illusion, du point de vue de la science, consiste à utiliser des notions sans les interroger ; Menger considérait leur suppression comme une mesure de salubrité scientifique. Mais cet « aveuglement historiciste » allemand s’expliquait par une tradition qu’il lui fallait affronter.
20La domination de l’historicisme dans les « sciences de l’esprit » allemandes trouve son origine dans un domaine particulier, le droit (Jurisprudenz au double sens du droit et de la jurisprudence en particulier, en français). Il est loisible de ce point de vue de tracer une ligne allant de Friedrich Karl von Savigny, le contemporain et l’ennemi de Hegel dans les années 1810, jusqu’aux analyses de l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber un siècle plus tard5. Du le paradigme s’étendit aux concepts de l’économie politique en formation dans les territoires allemands6 ; ces territoires devaient surtout connaître la Révolution industrielle dans la seconde moitié du xixe siècle – soit plus d’un siècle après l’Angleterre, mais la conscience aiguë de ce retard y joua un rôle essentiel dans la constitution de l’approche de l’économie politique tant scientifiquement qu’institutionnellement.
21L’historicisme juridique et politique répond d’une certaine façon au renversement du Saint Empire romain germanique par les troupes napoléoniennes. La Restauration dut se légitimer et Savigny conçut alors le droit à partir de la coutume en identifiant explicitement en elle l’« esprit du peuple » (Volksgeist) allemand. Si l’Allemagne n’était pas unifiée, il était toutefois selon lui faux de croire qu’elle n’était pas constituée juridiquement, puisque les droits déjà existants manifestaient son esprit, produisant des effets dont les législations existantes n’étaient qu’autant d’illustrations vénérables. Le juriste, scribe du réel, doit alors les enregistrer, mais ni les réformer, ni chercher à les refondre dans un cadre constitutionnel forgé ex nihilo. Roscher entendit adapter cette perspective à l’économie politique et transférer les règles de l’École historique de la jurisprudence à l’« économie nationale » (Nationalökonomie). Quand Menger dénonça dans l’« économie du peuple » (Volkswirtschaftslehre) un concept illusoire car inadéquat à l’analyse exacte des phénomènes, alors les bases de l’école se délitaient. Mais, en un demi-siècle, le concept « collectif » avait conquis toute l’Université. Il fallait ou bien l’accepter, ce que la plupart firent aveuglément, tant il semblait aller de soi, ou bien démontrer sa défaillance constitutive à saisir les causes des phénomènes. Menger souligna la différence entre droit et économie en fonction du type de lois qui y sont mises en œuvre (forgées par le législateur, normatives, ou conçues comme décrivant des relations positives). Roscher s’était mépris sur la nature de l’objet que la pensée économique devait comprendre, à savoir la logique des phénomènes économiques. Mais l’école historique ne limitait pas son champ à la seule science, elle se définissait au moins autant par sa contribution à la formation d’une identité politique nationale. C’est ainsi qu’un transfert s’était effectué de l’historicisme juridique à la pensée économique. Ce point, cependant, redouble la validité de la critique mengérienne.
22En effet, s’il s’agit des sources de l’identité nationale germanique quant à une approche économique, l’affrontement entre Schmoller et Menger s’ancre, au-delà de l’école de la jurisprudence, dans les origines du savoir économique, antérieures même à l’œuvre de Smith, dans les « sciences camérales ». Cette source originelle reparaît régulièrement dans les périodes de crise en terre germanique7. Les Kameral-wissenschaften étaient les savoirs formés depuis la fin du xve siècle par les conseillers de Cour – la « Chambre de cour » (Hofkammer) du Saint-Empire romain germanique, instituée par Maximilien Ier8. L’organe de gestion des finances, la gestion du « Trésor » du prince, qui se confond avec celui de la nation, se perpétua. Le « conseil au Prince » suscita des corpus techniques entiers, collationnés par ceux qui furent ainsi les premiers « économistes » avant la lettre, comme la « triade » autrichienne constituée par Becher, Hörnigk et Schröder, ou les « fiscalistes » tels Klock (De Contributionibus) ou Obrecht (Secreta Politica, qui traite de l’ « argent sacré », aerarium sanctum), ou les juristes qui forgent un droit pré-administratif, comme Justi ou Sonnenfels au milieu du xviiie siècle. Cette forme de savoir avait donc, depuis le xve siècle, formé une « science du bien commun » (bonum comune) dont l’application revenait au prince chargé de la « police » ; au vieux sens du terme, la « science de la police » (Polizeiwissenschaft) disait cette administration de la Cité9. Ce savoir se décline en autant de « sciences camérales » pour lesquelles des chaires sont créées (Universités de Göttingen, Halle – d’où opéra Leibniz –, Francfort/Oder, etc.) ; leur activité devait se prolonger bien avant dans le xixe siècle. La jeune science de l’économie politique n’était ainsi qu’une rivale nouvelle venue pour des conseillers caméralistes dont le pouvoir s’était accru avec l’absolutisme princier10. Leur fonds de connaissances pratique s’accommodait mal de la théorie, et leurs conseils manifestent des idées communes : par exemple, dans tout échange, le gain de l’un serait forcément la perte de l’autre. Le mercantilisme fonctionnait comme appel constant à l’affrontement, mais aussi à l’union – dans la guerre contre les autres nations11. Au xixe siècle, dans la même veine, les économistes historicistes considéraient comme ennemie l’Angleterre industrielle qui écoulait en masse son trop-plein de produits manufacturés sur le continent.
23À la même époque, au tournant du xixe siècle, une autre influence, l’anglaise, s’exerçait cependant contre la Révolution française et les forces napoléoniennes. Elle venait autant de la pensée contre-révolutionnaire (Burke) que de l’emprise économique. L’approche historiciste, notamment dans la jurisprudence, s’appuyait sur la reprise en main idéologique de la culture allemande par les théoriciens contre-révolutionnaires dans les principautés. En Prusse, un temps apparue comme l’État « moderne » du Saint Empire reconstitué par le traité de Vienne (1815), l’influence des ministres réformistes (le baron vom Stein, le prince Hardenberg, le ministre Struensee) cesse dès 1819, le coup d’arrêt étant marqué par les « décrets de Carlsbad » (Karlsbader Beschlüsse). La réorientation « réactionnaire » de la politique prussienne suit l’inspiration de penseurs de second rang comme Rehberg (auquel s’en prenait déjà Fichte), Gentz (que Hegel n’épargnait pas, visant à travers lui de manière transparente Savigny, Hugo et Fries) ou Ancillon12. Savigny était l’inspirateur commun des détracteurs des Lumières et de toute pensée moderne. Il vilipendait la « manie législatrice » (Gesetzmacherei), et son argumentation rejetait tout rationalisme prétendant fonder un droit « naturel » sur des bases rationnelles tirées de la pensée (philosophique). Ses séides, également inspirés par le romantisme de l’Athenäum des frères Schlegel, idéalisation mystico-lyrique des sylves originelles de Germanie, forgeaient un esprit national völkisch résistant, d’une part, aux idées modernes étrangères, d’autre part, à l’unification modernisatrice qui avait été réalisée dans les faits par les armées napoléoniennes. La « raison sans frontières » que prônait Fichte dans ses Discours à la nation allemande laissait place à une manifestation chauvine d’identité nationale reprenant les traits ancrés dans la vieille Kameralistik et légitimant comme « droit » les us et coutumes historiques (Savigny). Aujusnaturalisme qui posait la liberté « naturelle » de l’individu – ce dernier la cédant au prince par un ou plusieurs pactes –, à la constitution « en corps » républicain citoyen d’inspiration rousseauiste, à l’individualisme libéral possessif, s’opposait désormais une « coutume allemande » justifiant toutes les réactions. Savigny caricaturait sans vergogne les partisans du droit positif (romain) et les tenants d’un droit naturel rationnel en qui il voyait les défenseurs d’un normativisme rationaliste abstrait13. Le rationalisme issu des Lumières lui apparaissait l’aberration qui avait conduit aux « horreurs révolutionnaires ». Il mythifiait la « coutume germanique » manifeste dans l’« esprit du peuple » (Volksgeist) et sa « voie spécifique » (Sonderweg). Mutatis mutandis, cette stratégie rhétorique, une approche développée précédemment dans la discipline historique par Ranke et Gervinus à Göttingen, se prêtait à la transposition dans d’autres domaines : c’est ce que fit Roscher pour l’économie politique dans son Grundriss zu Vorlesungen über die Staatswirtschaft nach geschichtlicher Methode (Göttingen, 1843).
Identité nationale et économie
24De fait, l’école historique de la jurisprudence l’avait emporté à l’Université et à la Cour de Prusse dans les années 1820-1830. L’État prussien était déjà influent sur les autres États allemands, peu tentés par les réformes. Développé une dizaine d’années plus tard, l’historicisme économique gagna aussi rapidement une influence considérable dans les études supérieures de droit. L’introduction à l’économie politique dans l’enseignement passait certes par l’étude des œuvres de Smith et Ricardo. Il fut bientôt acquis que l’approfondissement dans cette science impliquait de dépasser l’approximation abstraite et « anglaise » au profit de l’étude détaillée des cas historiques « concrets ». L’économie politique ainsi conçue devait contribuer à la définition de l’identité nationale allemande. Les termes Nationalökonomie, Volkswirtschaftslehre et politische Ökonomie sont alors d’un usage systématique, et sont synonymes aux yeux des économistes germaniques xixe siècle14. Le collectif (peuple, nation) sous-tendait l’appréhension des phénomènes économiques. Jamais le terme d’« économie politique » ne fut aussi littéralement pris en ce sens, et cela se lisait d’emblée, ne serait-ce que dans le titre générique des manuels – Menger n’y dérogeait d’ailleurs pas lui-même dans son ouvrage de 1871 avant de souhaiter le modifier.
25Dans la transposition par Roscher du modèle de l’historicisme juridique au domaine économique, la méthode jurisprudentielle joue clairement un rôle d’identification identitaire et terminologique. L’usage indifférencié des deux expressions de Nation et de Volk pour désigner des concepts économiques en parallèle ne va cependant pas de soi ; la question de la science et de son objet se pose donc : il s’agit de cerner leur « économie » (Ökonomie ou Wirtschaftslehre) alors même que, par ailleurs, les divergences éclataient, les concepts, par exemple, de souveraineté nationale et de souveraineté populaire ne s’identifiant pas du tout15. Cette identification d’entités collectives conceptuellement disparates nourrissait une confusion que seule l’analyse des pratiques réelles d’échange, de production, de consommation, etc., en économie pouvait dissiper. De même que Savigny se contentait d’enregistrer les faits coutumiers en s’opposant à tout rationalisme philosophique et politique, la science, selon Roscher, devait, à l’instar du récit historique, se nourrir des faits livrés par l’enquête sur le passé. Ce « réalisme » signifie une orientation empirique fondée sur la connaissance du passé. La tâche historiciste en économie consiste alors à « édifier pour l’économie politique (für die Staatswissenschaft) quelque chose de semblable à ce qu’avait atteint la méthode de Savigny et Eichhorn pour la jurisprudence »16.
26Cette conception économique ouvre des horizons politiques : si le peuple (Volk) se définit par la « germanophonie » dans un cadre national encore politiquement indécis, les moyens d’identification du peuple à la nation peuvent stimuler la dynamique économique des populations germaniques afin de rattraper leur retard industriel sur l’Angleterre et d’adapter économie et droit (rural, urbain, activités commerciales) à l’essor économique selon une tradition proche des sciences camérales de jadis. Après l’échec politique de la révolution de 1848 et du Parlement de Francfort, cette modernisation économique fut en effet le moteur de l’unification allemande réalisée au travers d’Unions douanières (Zollvereine) successives – un processus par étapes qui établit aussi, sous la férule de Bismarck, la domination économique de la Prusse à travers ses guerres contre l’Autriche et la France visant à susciter l’adhésion des principautés encore récalcitrantes (Bade, la Bavière).
27L’École « historique » en économie politique ne se réduisait pas au refus méthodologique de limiter la compréhension de l’échange à des lois « abstraites » du comportement individuel, mais elle avait surtout une portée politique en suscitant un élan national, en retrouvant des fondements – largement mythiques, mais exaltés dans la littérature romantique – à l’épopée du peuple allemand. L’élément « scientifiquement » historique dans les sciences sociales restait encore à montrer, mais il est clair que cela ne pouvait pas provenir d’une analyse d’un « système atomistique privé d’esprit », comme Hegel avait lui-même caractérisé l’économie politique britannique (alors qu’il lui manifestait de l’admiration)17.
28Les œuvres de Smith, Say, et Ricardo avaient, dans le premier tiers du xixe siècle, conquis l’Allemagne par leur incomparable supériorité sur les recueils de « recettes » des finances ou du commerce des Caméralistes. La première génération menée par Roscher était alors souvent prête à reconnaître la supériorité théorique des classiques, à condition que ces résultats soient « adaptés » à la réalité (historique) du peuple allemand. Il serait donc erroné de poser d’emblée une incompatibilité totale entre l’« École historique de l’économie » et l’école classique. Au contraire, les recommandations allemandes visaient à freiner les excès de la société civile modernisée, mais non à remplacer des concepts fondamentaux inspirés, chez les historicistes aussi, par les classiques. Roscher se réclame de Smith, sinon de l’École libre-échangiste de Manchester que Schmoller devait honnir. Les « historicistes » furent donc aussi, au moins dans un premier temps, continuateurs, autant que contempteurs, du classicisme. Ils soulignaient, pour le cas allemand, ses insuffisances discutées mais finalement entérinées par les auteurs libéraux français (Say, Rossi, Bastiat) et britanniques (ceux que Marx devait nommer « économistes bourgeois vulgaires »). Les universitaires allemands entendaient donner une lecture différente, sans changer pourtant le texte fondamental du père fondateur écossais. Selon Roscher et dans sa « construction de parallèles » tirés de l’histoire germanique, les résultats des enquêtes collationnés et compilés doivent servir de matériau de base à l’intervention correctrice (du prince) et permettre d’adapter les théorèmes classiques au cas national. Bien entendu, la recherche de protection douanière fut soutenue par des activistes et des publicistes comme Friedrich List, mais il y a pléthore de cas antagoniques chez les historicistes.
29Dès sa Geschichte der Nationalökonomik in Deutschland, Roscher avait en effet voulu retracer toute l’évolution de la pensée économique allemande, les périodes de libre-échange incluses. Mais, des trois parties de l’ouvrage, la deuxième, consacrée aux Caméralistes, restait la mieux développée et s’appuyait sur une tradition différente. Dans les chapitres de la « Seconde époque : l’ère de la police et celle de la caméralistique (das polizeilich-kameralistische Zeitalter) de l’économie nationale allemande », sont systématiquement mises en relation écoles de pensée et monarques (par exemple Leibniz et les débuts de l’École de Halle et Leibniz et la vie politique du Hanovre). Cette Histoire de l’économie nationale fut la référence historiographique par excellence sur le caméralisme et, après Roscher, Hildebrand suivit l’intuition de « strates de développement » (Entwicklungsstufen) dont le projet originel procédait de la même volonté de redéfinir l’objet de la science économique. Concluons, avec le spécialiste du Caméralisme P. Schiera que :
Le but [de Roscher et de l’École historique] n’était pas la simple enquête sur la pensée économique – et encore moins sur le Caméralisme comme tel – mais la tentative de reconstruire l’essence même du phénomène économique, à travers l’individuation la plus exacte et circonstanciée possible de ses coordonnées historiques, aussi bien dans le champ théorique et culturel que dans le champ politique et social18.
Les positions de la « jeune École historique allemande » de Gustav Schmoller
30C’est sur le fond de la redéfinition tentée par Roscher que Schmoller, dans la génération suivante (il naquit en 1838), réorienta l’économie allemande en tant que chef de file de ce qui fut par la suite appelé la « nouvelle » ou « jeune » École historique allemande. Ce relais suivit les efforts partiellement infructueux de Knies et de Hildebrand pour fonder sur une méthode plus solide les travaux de Roscher et de ses suiveurs. Schmoller imposa sa tutelle à toute la profession économique de l’Université allemande ; il participa au Conseil d’État de la Prusse, puis de l’Empire ; il eut une influence prépondérante sur la pensée et la pratique économiques de l’Allemagne unifiée après 1871. Il avait su mettre en place le Verein für sozialpolitik auquel tout économiste dut bientôt appartenir, fût-il « libéral-national » de formation et d’opinion, comme Max Weber initialement.
31Les deux écoles historiques (« vieille » roschérienne et « jeune » schmollérienne) adoptèrent donc des positions méthodologiques et politiques différentes. Cependant, tous les membres de l’École historique (c’est pourquoi le singulier reste de mise) peuvent être dits, en des sens variables, « réformateurs ». Ils entendirent, à la place de l’antienne classique, donner un fondement commun à leur science qui s’inspirât de l’ancienne Polizeiwissenschaft en l’adaptant à la réalité économique contemporaine. Schiera souligne avec raison que Roscher « n’était pas tant intéressé par l’objet de sa recherche, que par sa fin, qui consistait dans la reconstruction d’une lignée organique et systématique qui expliquât la réalité économique de son temps »19. Or, ce désir se traduisit finalement dans la constitution du Verein für Sozialpolitik, et chez nombre d’historicistes, dans une politique « sociale », « populaire », voire par le soutien de la classe ouvrière par des mesures de protection administratives. L’objet de la recherche n’est en réalité plus tant d’identifier les limites des théorèmes libéraux de l’échange entre les agents économiques, en établissant des parallèles dans l’histoire nationale. Il s’agit plutôt d’identifier des différences par comparaison entre les cas précis singuliers dans l’histoire allemande et de gérer les rapports entre l’État et la société civile en vue d’éviter tant les « périls » de l’industrialisation (chômage, formation d’une populace, etc.) que la révolution. Si cette configuration d’économie pratique et institutionnelle est couronnée de succès, l’économiste se dira alors satisfait.
32Ce retour de l’ancienne inspiration caméraliste remonte donc bien en deçà de l’analyse classique, rejetée comme « abstraite », et promeut un état du savoir où l’interprétation expérimentée tient lieu de démonstration suffisante. La présupposition d’agents économiques individuels isolés (homo economicus, consommateur ou producteur) est vue comme une perversion des lumières de la raison, et c’est la réalité historique qui appelle l’attention du chercheur. Roscher avait entamé ce mouvement en privilégiant sa Parallelismenbildung ; Schmoller revendiqua, dans une mesure certaine – et même si ses partisans purent arguer des nuances dans ses discours – un véritable rejet de la dimension théorique jugée arrogante et, au terme de l’analyse, souvent insignifiante. Notre lecture de la position schmollérienne pourra être jugée caricaturale, mais d’une part, c’est celle que souligne l’auteur lui-même, et d’autre part, elle n’est pas si sommaire : quelle portée a une construction théorique habile quand elle échoue à décrire, ou à prédire, des phénomènes ou des événements économiques réels ? Or, cette critique portait contre les classiques, souvent très justement mais aussi contre les historicistes.
33Dans la littérature récente, des éloges de Schmoller ont refleuri20, et mettent en valeur sa volonté que la science « marchât sur ses deux jambes » (théorique et empirique). Le praticien met en doute la validité générale de la science : quelle portée a une construction théorique habile quand l’adéquation à l’observation empirique d’une « pratique généralisée » prime ? L’insatisfaction face à l’accumulation théorique sans résultat pratique explique peut-être l’intérêt pour la vision schmollérienne de la science. Mais Schmoller refusait le sens que Menger devait redonner à la « théorie ».
34L’économie politique historique n’était pas « conservatrice », au contraire de l’école historique de la jurisprudence, née du projet de Savigny clairement réactionnaire, même si elle était explicitement hostile aux menées révolutionnaires. Elle proposait une autre voie, sous l’autorité politique impériale, en faveur de l’expansion allemande. Le monarque, clef de voûte d’origine divine, assure l’harmonie de la société civile entre les classes et l’ajustement des besoins par les échanges, ainsi que la sérénité du travail de l’économiste qui en explicite les rouages. Le prince sert donc le peuple qui peut reconnaître en lui l’expression de la vérité profonde de sa législation. Le juriste retranscrit une sorte de dictée inconsciente de l’esprit du peuple, qui s’est en réalité déjà donné de tout temps à lui-même sa constitution non-écrite, sans qu’il soit besoin d’une nouvelle, sans que des lois tirées de la raison s’avèrent nécessaires sinon pour écarter les menées des révolutionnaires. Bref, la nation se reconnaît dans un prince qui incarne ce que le peuple, fidèle à son passé, a voulu de tout temps. Et il n’est d’avenir que dans la répétition de ce passé où la source exclusive du droit se lit dans l’« esprit du peuple ». L’historicisme juridique donnait ainsi une définition du peuple allemand par l’histoire et la jurisprudence. La multiplicité des variantes locales ne montrait pas, selon Savigny, l’incohérence de cet échafaudage de bric et de broc mais, au contraire, la pertinente adaptation aux circonstances diverses qui suscitait la créativité permanente du droit. Il ne faut, par conséquent, en aucune façon ni fixer, ni uniformiser ce droit21.
35L’approche historiciste de l’économie devait être, elle, en partie différente, surtout dans la jeune génération qui infléchit son discours en faveur de positions « socialisantes » – d’où le surnom de « Socialistes de la chaire » (Kathedersozialisten) accolé par ses adversaires et repris par ses membres. Certes le prince reste la clef de voûte d’origine divine – ou qui doit être considérée tout comme telle, car cela garantit la solidité de l’édifice, quoi qu’on en pense –, mais il traite également des questions économiques. Économistes et juristes doivent travailler de pair à moderniser une législation qui demeurerait sinon prisonnière de termes vieillis, peu adaptés au monde moderne. La nature du « socialisme schmollérien » n’est donc pas « révolutionnaire » ; elle reste tout à fait « princière ». Elle s’élève bien contre l’esprit « abstrait » des Lumières françaises et écossaises22, mais elle favorise la réforme économique au moyen de l’autorité impériale. Elle retrouve et magnifie la tradition du « conseil au prince » en octroyant à l’économie un le rôle pratique, fondé sur l’expérience historique : susciter le développement de la nation. La quasi-suppression du point de vue théorique est alors un souci secondaire.
36Schmoller imposa ses vues dans les débuts de l’ère bismarckienne, l’unification allemande sous la domination Hohenzollern demandant alors une pensée adaptée à l’industrialisation, entre social-démocratie marxisante embryonnaire, « libéral-nationalisme » libre-échangiste hésitant (Haym) et conservateurs qui, comme Treitschke, s’opposent à toute réforme de politique économique23. Parler d’une « affinité élective » entre un Chancelier issu des rangs les plus conservateurs et les « Socialistes de la chaire » serait par trop paradoxal. Toujours est-il que, de 1871 à la Première Guerre mondiale, l’influence du Verein für Sozialpolitik ne saurait être exagérée, et ceux qui furent nommés par dérision « Socialistes de la Chaire » (Kathedersozialisten) – n’étant ni libéraux, ni conservateurs, ni bien entendu révolutionnaires – furent très écoutés, « Conseillers du prince » dont le combat constant contre les idées dominantes des divers milieux politiques leur permit de passer outre les conflits de pouvoir, au nom de la science et de l’Empereur réunis. « Libéraux » ou « réactionnaires » furent peu à peu évincés du débat académique et les partisans de Schmoller, qui s’étaient faits historiographes des Caméralistes des xviie et xviiie siècles, exercèrent, eux, l’influence dont avaient joui ou rêvé ces derniers24.
37Les positions de la « jeune École historique allemande » de Gustav Schmoller sont donc avant tout politiques et le réformisme d’État, ou encore la « Monarchie sociale » (soziales Königtum) qu’elle prône donne sa couleur aux institutions du DeuxièmeReich : une légitimité scientifique apportée par la connaissance des règles de l’économie politique, non pas universelles mais « germaniques » ; des réformes imposées « par le haut », par le pouvoir du Chancelier puis de l’Empereur conseillé par les savants, mais qui n’a pas à « faire passer » sa politique auprès du peuple puisque l’Empire est, de facto encore plus que de droit, autoritaire ; des réformes sociales majeures (retraites, caisses mutuelles de secours, salaires presque négociés, etc.), qu’il s’agisse de « couper l’herbe sous le pied » aux éléments radicaux de la social-démocratie comme le voulait Bismarck25, ou de passer pour l’amical représentant du peuple, comme le désirait Guillaume.
38Ainsi, les rênes du pouvoir académique, mais aussi en partie celles de la politique économique furent indirectement tenues grâce au Verein ; celui-ci contribua à imprimer l’identité nationale politique à travers l’élément économique – ce qui revient à dire que Bismarck et Schmoller se complétaient, situation peut-être unique dans son extension au moins, dans l’histoire de la science économique. Mais il fallait également que les conditions de l’Empire que les économistes servaient ainsi fussent maintenues – or, si elles étaient stables, elles ne l’étaient pas de manière à éviter, ni ensuite, à résister, à la guerre mondiale, qui vit la fin de l’Empire, du Verein et de Schmoller lui-même (1917). Cependant, si les événements historiques et militaires provoquèrenet la chute inévitable, pressentie par Max Weber, la querelle de la méthode y contribua aussi à son niveau, elle qui contrecarra l’influence du Verein et devait rendre à la théorie ses lettres de noblesse dans la science, et non limiter la discipline aux ambitions de l’action politique. C’est sur la méthodologie que portait l’attaque, et que Schmoller devait voir sa légitimité faillir. Loin d’être une « vaste dépense d’énergie inutile » (Schumpeter), le Methodenstreit devait contribuer grandement à décider de la forme de la science économique moderne tout entière.
39Dans ce contexte, et avant de présenter la critique mengérienne, il reste à situer les économistes non-historicistes, fidèles à l’inspiration de Ricardo et de John Stuart Mill, qui suivaient un libre-échangisme daté. Si, à l’instar de Karl-Heinrich Rau, leurs manuels, souvent intitulés Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, furent répandus dans le monde germanique durant tout le xixe siècle (celui de Rau, le plus fameux, eut neuf rééditions !), la tradition classique ne s’entendait plus qu’en sourdine. Elle était acceptée comme une base que l’étudiant devait bien vite dépasser, et qu’il ne s’agissait plus tant d’accommoder, à la manière des « vieux » historicistes, que de refuser dès que l’étude poussée des faits conduisait à rejoindre l’école schmollérienne. Des éléments théoriques s’y conservaient néanmoins, mais si généraux et conformes au paradigme classique que Menger devait, lui aussi, balayer ces scories et reformuler les concepts fondamentaux de la science. L’affrontement de Menger avec Schmoller était inévitable, mais surtout il engageait une véritable révolution scientifique qui affecta l’économie politique classique et historiciste. Quand des historicistes adaptaient les concepts classiques, ils les adoptaient. Quand ils les refusaient, ils ne formulaient aucune proposition. Menger refusa ces deux impasses, le volume des Grundsätze de Rau lui servant en quelque sorte de brouillon pour son propre ouvrage de 1871, comme le souligna l’historien de l’utilité Kauder26 : Menger ratura, corrigea, reformula les questions de la science économique, de la même manière qu’il le fit sur son volume des Principles of Political Economy de 1848 de Mill.
La critique de l’approche historiciste de la science
Les Recherches sur la méthode
40Menger donne en 1883 son ouvrage majeur sur la méthode avec les Recherches sur la méthode des sciences sociales et de l’économie politique en particulier (Untersuchungen über die Methode der Social-wissenschaften und der politischen Ökonomie insbesondere). Après l’échec relatif de ses Principes d’économie politique douze ans plus tôt, cette parution interrompait le cours initialement prévu du projet dont les Grundsätze n’auraient dû être que le premier volume. Ce programme initial fut à jamais laissé de côté devant l’urgence des deux tâches allant de pair et consistant à sauver la théorie mise en avant dans l’ouvrage de 1871, et à corriger la méthode dominante de l’économie allemande. Réponse de Menger à l’École historique de Schmoller, l’ouvrage de 1883 devait demeurer le deuxième pilier de l’œuvre de Menger. La rectification des erreurs fondamentales des historicistes relevait de la théorie de la connaissance et préfigurait l’épistémologie en tant que discipline, dans le domaine des sciences sociales. Contre l’orientation « empirico-réaliste » exclusive de la recherche allemande, contre l’usage de « concepts collectifs » illusoires, contre l’assignation d’un rôle ancillaire à la science, pour combler la lacune – parfois revendiquée ! – d’une véritable théorie (générale) dans la pensée allemande, Menger composa un ouvrage très travaillé, en quatre parties accompagnées de neuf appendices parfaitement explicites, extrêmement utiles pour comprendre la direction neuve qu’il donna à la science27. Les parties sont intitulées :
L’économie politique (Nationalökonomie) en tant que science théorique et son rapport aux sciences historiques et pratiques de l’économie (Volkswirtschaftslehre).
Le point de vue historique dans la recherche en économie politique (in der politischen Ökonomie).
La compréhension organique des phénomènes sociaux.
Le développement de l’idée d’un traitement historique de l’économie politique.
41Et les neuf appendices :
De l’essence de l’économie (Über das Wesen der Volkswirtschaft).
Du concept d’économie politique théorique (theoretische Nationalökonomie) et de l’essence de ses lois.
Du rapport entre les sciences pratiques de l’économie et la pratique de cette dernière, et de l’économie théorique.
La terminologie et la classification des sciences économiques (Wirtschaftswissenschaften).
Qu’on peut atteindre des lois exactes (appelées « lois de la nature ») dans le domaine des phénomènes humains en faisant des hypothèses formelles, comme dans le domaine des phénomènes naturels.
Les points de départ et d’arrivée de toute l’activité économique humaine sont strictement déterminés.
De l’opinion faussement attribuée à Aristote selon laquelle l’apparition de l’État a eu lieu dès l’origine et [qu’elle est] contemporaine de l’existence des hommes.
De l’origine « organique » du droit et de sa compréhension exacte.
De l’orientation soi-disant éthique de l’économie politique.
42C’est en particulier dans l’appendice IV (sur lequel nous reviendrons) que Menger reformule la terminologie de la science économique, en remettant en cause les frontières traditionnelles en usage dans l’École historique. Menger renouvelle la classification même des branches de la discipline en assignant une approche neuve de ce qui est « scientifique » et de ce qui ne l’est pas. Dans l’appendice VII, on reconnaît la référence aristotélicienne évoquée dans notre premier chapitre : Menger y répond à l’argument d’autorité soulevé par ses adversaires contre lui, mais non pour dénoncer leur procédé (d’ailleurs alors d’usage courant) mais en vue, par une exégèse précise du texte du philosophe antique, de retourner l’argument à son bénéfice (l’autorité invoquée jouant en sa faveur dans une lecture révisée du Stagirite).
43Parmi les quatre parties (livres), la signification antagonique des orientations historique et exacte dans la recherche est explicitée, et l’affrontement avec les économistes allemands est partout patent (et pas seulement dans la quatrième partie au titre explicite). Le troisième livre semblerait se distinguer d’abord en ce qu’il traite d’une thématique un peu différente, « la compréhension organique des phénomènes sociaux ». Or, Menger ne refuse-t-il pas aux « concepts collectifs » toute validité dans la description scientifique des processus typiques des phénomènes ? Il ne faut pas se méprendre : Menger ne s’engage dans aucune ontologie, mais il aborde une facette essentielle de l’argumentaire historiciste qui permet de distinguer les cas de l’historicisme dans la jurisprudence et dans l’économie politique. Lui, Menger, suspend plutôt la question de l’ontologie des êtres sociaux en s’attachant à distinguer les sens dans lesquels l’« organicisme » a été compris et utilisé, et en soulignant, dans le cas du droit, en particulier, combien un savoir tout d’institution humaine (selon la doctrine de l’école de la jurisprudence de Savigny) peut déterminer son objet par rapport aux intentions d’après lesquelles il lit son institution consciente. S’il ne peut certes pas y avoir de peuple par décret, en revanche, les frontières, par exemple, dans le tracé qu’elles délimitent, sont décidées par des hommes et s’appliquent à des communautés. L’erreur de Roscher a été de penser (ou de suggérer) qu’il pouvait en aller de même en économie, alors que ce sont les lois décrivant les comportements humains à l’égard des biens matériels qui sont l’objet de la science économique, et que leur logique tout intérieure ne peut se décréter, mais doit se comprendre.
44Si l’économie n’était que de la législation (comme certains textes de Schmoller peuvent le laisser penser), alors peut-être pourrait-on soutenir une telle position, mais ce n’est évidemment pas le cas : c’est pourquoi il convient d’expliquer a contrario qu’il existe aussi une « origine “organique” du droit » (appendice VIII), et pourquoi il faut se méfier de « l’orientation prétendument éthique de l’économie politique » (appendice IX) et s’attacher à démontrer « qu’on peut atteindre des lois exactes (appelées “lois de la nature”) dans le domaine des phénomènes humains en faisant des hypothèses formelles, comme dans le domaine des phénomènes naturels » (appendice V). Les appendices exposent systématiquement les fondements philosophiques de la pensée de Menger. Ils aident à préciser les termes des oppositions conceptuelles, ainsi que le montre le sommaire analytique du premier livre :
« Opposition entre sciences historiques et sciences théoriques en général, et entre celles-ci dans l’économie politique en particulier pour déterminer quelles sont l’essence et les tâches des sciences historiques de l’économie politique ; l’essence et les tâches et la signification d’une théorie de l’économie politique ; l’essence et les tâches des sciences pratiques de l’économie politique et leur rapport à l’économie nationale théorique et à la pratique de l’économie politique. »
45Ces oppositions indiquent clairement l’objectif de Menger, une véritable théorie générale, lie les Recherches aux Grundsätze de 1871 : l’exposé des conceptions méthodologiques est essentiel à la réalisation de l’ambition de la véritable recherche scientifique entreprise douze ans plus tôt.
46Outre l’exposé de la différence des théories en présence, que Menger dit avoir ressenti lors de la mauvaise réception de ses Principes, Menger a encore le souci de former un savoir qui ne soit plus seulement érudition savante et conseil politique, mais la voie exacte du raisonnement causal en économie politique. La polémique ne cessant de s’envenimer, les textes polémiques ultérieurs furent plus courts et incisifs, nous allons en dire quelques mots avant de revenir au contenu des Recherches.
Le déroulement de la « querelle »
47En Autriche, l’école de Menger a essayé de faire croire, par quelques bonnes études sur la valeur, à moitié psychologiques, à moitié économiques, que l’école anglaise restait inébranlable. C’était peine perdue ! C’est en Allemagne que la révolution s’est produite avec le plus de force.
48Pour Schmoller, l’auteur de ces lignes28, Menger et ses élèves ne faisaient que défendre, en les réactivant depuis Vienne, des positions « abstraites » (et « anglaises ») devenues intenables dans le paradigme classique. L’analyse caractéristique de type « atomistique », le refus d’engager une position ontologique sur la nature du « social » et le rejet de l’idée des lois économiques fondées dans le temps et l’espace : cette orientation signait la trahison « autrichienne » d’une économie politique « allemande » fidèle à ses racines germaniques – il n’est pas trop fort de rappeler la revendication du caractère national de la science, au regard du Sonderweg revendiqué par les historicistes pour les pays germaniques, la Prusse en premier lieu, et le dépit de Schmoller face à l’attaque venue de Vienne, « sur ses arrières » en quelque sorte, alors que l’adversaire principal du Prussien était la pensée « anglaise ». Menger fut bien entendu révolté par ce qu’il regarda comme la fausseté insigne d’une accusation à la finalité purement politique, et qui réduit le domaine de la science en portant à son encontre des accusations qu’il n’entendait pas accepter. Menger défendait une science « neutre » et n’avait-il pas dédicacé ses Principes de 1871 à Roscher, indiquant clairement par là qu’il entendait achever et mener à bien le projet initial de critique par l’École historique des insuffisances des classiques anglais ? Si l’économie allemande s’était égarée hors des voies de la science en renonçant, grosso modo, à toute théorie générale de la discipline, réparer la lacune était l’objectif de Menger, sans pour autant sanctionner toute recherche existante en Allemagne. Menger concluait d’ailleurs ainsi l’Avant-Propos de ses Grundsätze de 1871 :
Puisse par conséquent cet écrit être considéré comme un hommage amical de quelqu’un qui produit ses efforts depuis l’Autriche, comme un faible écho de ces stimulations vers la science que nous, Autrichiens, avons reçues en partage de l’Allemagne, au travers de tant de savants remarquables qu’elle nous a envoyés, ainsi qu’au moyen de ses excellents écrits en quantité si abondante29.
49Ces bonnes dispositions, apparentes quoique rhétoriques, furent très mal accueillies et la recension des Principes ne répondit pas aux attentes de Menger. S’ensuivit un tel affrontement qu’aucune réconciliation n’était plus à attendre. Les Recherches de 1883 pouvaient donc ensuite se lire comme un manifeste anti-historiciste, mais comme nous l’avons dit, ce serait réduire la portée de l’ouvrage. Désormais, l’affrontement direct se poursuivit, Menger n’ayant d’autre choix que de provoquer la crise, en l’espérant salutaire. Dans ses attaques, Menger réunissait sous une même appellation, qu’il contribuait à populariser comme telle, des auteurs qui avaient en réalité entre eux bien des différends théoriques. Le procès détaillé en révision des conceptions méthodologiques historicistes met en vis-à-vis pour la postérité des adversaires réunis pourtant sur le terrain commun qui avait inspiré des projets scientifiques critiques du classicisme. Il ne faut pas croire que Menger entraînait d’ailleurs avec lui l’Université autrichienne en son entier. Au contraire, ses positions tranchaient sur les orientations contemporaines locales. Seuls les écrits de quelques professeurs viennois laissent transparaître a posteriori des intuitions prémonitoires du raisonnement marginal (Kautz et Mangoldt évoqués au chapitre précédent). La plupart des autres économistes fondaient leur savoir et leur enseignement sur de toutes autres bases. Ainsi, Lorenz von Stein30, qui avait soutenu la candidature de Menger à l’Université de Vienne, représentait le type par excellence du conseiller du prince. Son usage de catégories post-hégéliennes, comme la « personnalité » (Persönlichkeit), et les principes divers qu’il y mêlait selon une logique dialectique adaptée à l’état industriel constituaient tout ce que détestait Menger31.
50Contre Schmoller, l’importance des deux protagonistes fit enfler la querelle. Les Recherches de 1883 ne constituèrent pas les propos les plus acerbes dans la querelle. Sur un ton plus polémique, la série de seize lettres ouvertes « à un ami de l’économie théorique », publiées en 1884 sous le titre des Erreurs de l’historicisme dans l’économie allemande (Die Irrthümer des Historismus in der deutschen National-ökonomie) constituèrent une attaque passionnée et vindicative. Elles reprenaient les positions centrales des Recherches « quant aux buts et aux méthodes de la science dans le domaine de l’économie politique », mais ridiculisaient aussi les thèses de Schmoller et des membres de l’École historique. Menger incriminait en particulier « l’obscurité de l’“École historique des économistes allemands” quant aux buts et aux méthodes de la recherche dans le domaine de l’économie politique –, un défaut manifeste qui s’est amplifié en cinq décennies », et constatait :
[...] Ce qu’est la tâche la plus proche et de la plus grande urgence dans le champ de l’économie politique en Allemagne, le statut actuel de cette discipline semble l’indiquer de façon claire. Les historiens ont occupé le territoire de notre science comme des conquérants étrangers en vue d’y imposer leur langue et leurs habitudes, leur terminologie et leur méthodologie, en combattant avec intolérance toute autre direction de recherche qui ne correspondait pas à la leur. Il faut mettre un terme à une situation de ce genre. Il convient de rendre leur dignité aux problèmes et aux méthodes de la connaissance qui surgissent de la nature de notre science ; il faut libérer cette discipline de la tendance historiciste et du simplisme unilatéral de l’historicisme. C’est seulement lorsque l’économie politique allemande se sera retrouvée elle-même, aura recouvré son propre concept et ses méthodes à elle, tout en maintenant, en outre, l’esprit d’universalisme qui lui permet d’utiliser à ses propres fins les résultats de la recherche la plus large, et même ceux des autres domaines de la science – et, plus spécialement, ceux de l’histoire et de la statistique, c’est seulement alors qu’il nous sera possible de ne plus nous angoisser quant au développement à venir de notre discipline.
Les lettres sur la méthode qui suivent sont précisément dédiées à un tel but. Par elles, nous entendons soumettre à la critique ce bourbier scientifique qu’est l’historicisme dans l’économie allemande, un historicisme qui se défend par son intolérance et son inexactitude, et [au moyen de ces lettres] nous entendons présenter la réplique adéquate aux attaques les plus récentes, inqualifiables et sans motif, qui ont été son fait32.
51Menger entreprend alors de contrer une à une les thèses historicistes. Il envoya, par défi, le volume de lettres relié pour recension au Jahrbuch dirigé par Schmoller. Celui-ci répondit en publiant, dans ses pages, au lieu d’une recension, la lettre accompagnant le volume réexpédié à l’auteur :
Cher Monsieur,
J’ai reçu dans un paquet scellé votre écrit, Die Irrthümer des Historismus in der deutschen Nationalökonomie, où il est écrit “de la part de l’auteur” [...] Plusieurs échos m’étaient parvenus que votre écrit contenait, en substance, une attaque personnelle contre moi [...] Toutes ces attaques personnelles [...] je les jette, sans les lire, au feu ou à la poubelle [...] je ne voudrais toutefois pas être si peu courtois que de détruire un petit volume que vous avez si bien empaqueté de vos mains [...]33.
52Schmoller ne cherchait certes pas de la sorte à apaiser le conflit. Et sa promesse de refuser aux partisans de l’école mengérienne toute chaire disponible dans les Universités prussiennes, qu’elle fût apocryphe ou non, correspondit en grande partie à la réalité jusqu’à la mort de Schmoller en 1917. L’interdiction de la conception autrichienne se fit sentir dans l’enseignement économique en Allemagne, du fait des bouleversements ultérieurs de l’histoire politique du xxe siècle, jusque dans les années 1950 !
« Querelle » sur la science adéquate
53Sous les échanges acerbes et les luttes institutionnelles, il en allait de positions de fond. L’opposition sur la pratique de la science impliquait des choix décisifs quant à la nature du savoir scientifique valide. En premier lieu, la science doit-elle être neutre à l’égard de l’ontologie sous-jacente des objets qu’elle se donne ? Menger ne résout pas tant la question, sa propre position étant positive, qu’il ne demande surtout à ce qu’elle soit sciemment posée par le savant. Une telle approche ne considère pas comme allant de soi l’existence d’« entités collectives », telles que le « peuple », la « nation », etc., et consiste à refuser qu’une vague intuition se substitue à un énoncé clair et analytique des concepts constitutifs de base de la science pratiquée.
54Dans un premier temps, suspendre le jugement intuitif et ne pas accepter d’emblée les « concepts collectifs » vagues est donc un impératif de sagesse et de prudence de la part de l’économiste. Ensuite, quel est ce « général » dont la science traite, à en croire Aristote ? Sa définition, à laquelle Menger est de fait plus fidèle que ses adversaires, conduit à refuser que la généralité ne soit obscurcie par des développements phénoménaux toujours individualisés dans le temps et l’espace. Là encore, dans un premier temps, Menger corrige, texte à l’appui les préjugés de son temps et propose ensuite ses conceptions. Il est possible de tenter de les résumer dans les tableaux suivants, le premier classifiant les phénomènes, et le second les sciences devant les traiter :
phènomènes\point de vue | individuel | général |
SINGULIER | [un personnage historique donné] | la forme phénoménale d’un bien, de la valeur d’échange, de l’entrepreneur |
COLLECTIF | un peuple donné, un État donné, une économie concrète, une association, une communauté tels qu’étudiés par les sciences historiques | la forme phénoménale d’un agrégat donné. Or, il y a difficulté ici chez Menger et dans la postérité autrichienne |
55Tableau des phénomènes à expliquer
56Il convient d’attirer l’attention sur la terminologie : Menger nomme « individuels » (individuellen) des événements localisés dans le temps et l’espace, ils doivent être traités par l’histoire, qu’ils soient par ailleurs singuliers ou collectifs comme le montre encore le tableau ci-dessus. Il faut distinguer ce terme de l’appellation d’« individualisme méthodologique » qui devait se répandre plus tard et qui, en substance, consiste en ce que Menger et ses adversaires entendaient par « atomisme ». Le souci d’évacuer les concepts collectifs de la recherche en analyse économique et de substituer à l’approche diachronique (historique) un système articulé de concepts correspond à la division entre « singulier » et « collectif », et « général » et « individuel ». Ce qui est à la fois « singulier » et « général » est l’objet du système de concepts validés à titre de termes généraux dont se déduisent des relations exactes, par exemple les concepts de « satisfaction des besoins » (Bedürfnisbefriedigung) et de « disponibilité d’un bien » (Verfügbarkeit eines Gutes) sans recours à des savoirs situés historiquement, mais seulement à une analyse théorique générale, comme suit :
point de vue sciences(en termes contemporains) | individuel sciences historiques | général sciences théoriques |
SINGULIER | l’étude historique d’un personnage historique donné (biographies historiques) | « atomisme », science de la forme phénoménale du bien comme tel, de la valeur d’échange, de l’entrepreneur, etc. (théorie du bien, de la marchandise, etc. : chapitres des Principes– aujourd’hui : théorie du consommateur, du producteur, etc.) |
COLLECTIF | l’étude historique d’un peuple, d’un État donné, d’une économie concrète, association, communauté (histoire sociale et économique, mais aussi recueil de statistiques). | l’étude de la forme phénoménale d’un agrégat donné (une macro-économie possible ? mais surtout la statistique théorique– qui n’existe pas quand Menger écrit). |
57Tableau des sciences devant traiter ces phénomènes
58Dans la « science » déterminée selon les vœux de Menger, il n’est donc nul besoin de recourir à l’expérience du passé pour forger la théorie, ni non plus de proposer des conseils pour l’avenir quand on travaille en vue de faire la science elle-même. En revanche, il est toujours possible de s’intéresser aux phénomènes du passé, à titre d’illustrations historiques de vérités plus générales déterminées par la raison à l’œuvre dans la recherche, de même qu’il est loisible de vouloir faire de la politique, activité louable en soi, mais à définir dans la stricte indépendance par rapport à l’activité scientifique même. La science des rapports (d’échanges matériels) entre les hommes définit seule l’économie politique théorique. Le système des concepts doit garantir que le cœur de la science reste exclusivement constitué par la théorie. Menger n’exclut nullement l’intérêt de l’illustration historique des théorèmes, ni celui de leurs applications pratiques possibles, mais il rétablit l’ordre de priorité en faveur de la théorie maintenant au centre des préoccupations scientifiques.
59Des lecteurs avertis reconnaîtront, avant la lettre, la proximité avec la définition de la « vocation du savant » donnée par Weber. L’action politique était au contraire mise en avant par les historicistes. Chez Menger, elle n’est qu’une résultante éventuelle de la connaissance, ne bénéficiant d’aucune priorité. Elle ne doit pas constituer un obstacle sur le parcours de la science – à laquelle il n’appartient pas de trancher et qui ne se prononce à cet égard que, lorsque, en somme, elle n’a plus rien à enseigner sur le savoir même. Elle n’a pas non plus à manifester constamment l’urgence des besoins du pouvoir, qui est du ressort d’une autre « vocation » que celle du savant. La précaution vaut également pour toutes les causes extra-scientifiques, Menger se prononçant à la fois contre les libre-échangistes et les socialistes. Il ne prend en considération que les valeurs de conformité à l’analyse des phénomènes économiques selon la rationalité causale et la cohérence réaliste. La science ne doit servir aucun autre but que cette vérité et n’a d’autre base que la certitude de la loi générale de la cause et de l’effet, sur laquelle Menger ouvrait le volume des Grundsätze de 1871.
60On peut objecter qu’une telle conception est naïve. L’époque de Menger est aussi celle des philosophies du soupçon, de Nietzsche à Freud, et de Marx en particulier à l’égard de l’économie politique... Menger manifeste, lui, un bel enthousiasme et une honnêteté intellectuelle qui l’apparentent à un homme des « Lumières joséphiennes » de l’Autriche du xviiie siècle, plus qu’à un « penseur 1900 ». Mais, en réalité, si le relativisme qui sous-tendait le dogme historiciste faisait mine de saisir la diversité de la réalité, il prévenait toute velléité de produire une science réellement exempte des concepts fondamentaux des classiques et cependant valide à titre général, bref une théorie. Le relativisme refusait finalement de définir le savoir par la vérité de la connaissance. L’origine, proclamée par Roscher, de l’historicisme économique dans l’historicisme juridique, dévoile ici son sens profond : un irrationalisme hostile aux Lumières (chez les juristes suivant Savigny) qui ressurgit chez les « socialistes de la chaire ». Se défier de la théorie rationnelle, c’est dénier la majorité de l’esprit au peuple. Logiquement on a alors recours au Prince, dans la crainte que les luttes de clans, de classes et d’écoles ne deviennent par trop acrimonieuses. Inversement, souligner la part théorique de la science, comme le projet mengérien le proposait dès les Grundsätze de 1871, c’était se donner directement les moyens de contrer tant l’économie classique que l’École historique, de mettre effectivement à mal les deux paradigmes concurrents, mais nés d’erreurs parallèles. C’était donc aussi viser la refonte des résultats de la science, et les Untersuchungen constituèrent le pas nécessaire pour agencer à nouveaux frais les catégories scientifiques de l’économie. L’aspect critique n’y voilait pas les questions fondamentales, visant à reconfigurer la discipline tout entière.
Carl Menger et la reconfiguration champ de la science économique
61Une réforme véritable s’élabore : une terminologie neuve, adéquate à la forme exacte du savoir. À cette refonte, s’ajoute une nouvelle classification des sciences.
62La mutation de l’« économie politique » (Volkswirtschaftslehre) en « économie théorique générale » (allgemeine theoretische Wirtschaftslehre) ou « théorie économique générale » conduit à retracer les limites de la discipline et de ses sous-disciplines qui la constituent. Elle s’effectue en ébranlant les cadres existants et en reformulant les termes mêmes : political economy en anglais34 se disait alors « économie nationale » (Nationalökonomie), ou « économie du peuple » (Volkswirtschaftslehre), voire « sciences de l’État » (Staatswissenschaften) chez les auteurs allemands. Une théorie « purifiée » sur une base non classique et non historique, impliquait un travail sur la terminologie, pertinent dans le cadre de la réforme de l’économie politique :
Le problème terminologique qui nous occupe en premier lieu ici présente en outre des difficultés toutes particulières qui expliquent les recherches les plus multiples qui ont été menées jusqu’à présent, et qui ont transformé la terminologie devant désigner l’économie politique et ses parties dans un sens opposé à celui devenu dominant. La raison ultime de ces difficultés est bien souvent essentiellement à rechercher dans le fait que l’économie politique [politische Ökonomie], telle qu’on la conçoit à présent, embrasse des sciences de nature très différente dans leurs formes ; et le problème d’une désignation parfaitement pertinente de celle-ci présente par conséquent naturellement des difficultés formelles qui ne sont pas aisées à surmonter35.
63Grâce à la terminologie, Menger se donnait le moyen de changer la classification des sciences de l’économie :
La totalité des sciences relatives à l’activité économique des hommes [menschliche Wirtschaft], la science de l’économie [Wirtschaftswissenschaft] au sens le plus large du mot, se divise en trois grands groupes, correspondant aux trois grandes tâches générales que l’esprit humain peut se donner dans l’exploration des phénomènes économiques [Wirtschaftsphänomene] :
I. historiques ; II. théoriques ; III. pratiques.
64Ce nouveau partage des sciences donnait son indépendance à une théorie édifiée pour elle-même, sans requérir ni matériau historique, ni enquêtes préalables, mais sans exclure pour autant la direction « empirico-réaliste » de l’approche historique, se contentant seulement de distinguer les deux types de légitimité en économie : dans la théorie, on raisonne à partir de types-idéaux et de leurs relations (les formes phénoménales des phénomènes économiques, selon des expressions de Menger, que devait reprendre Max Weber). Grâce aux types, une description générale de l’essence des phénomènes est possible. Dans l’enquête historique, le témoignage, la collecte du matériau sont essentiels pour une description située dans l’espace et le temps. Mais cette pratique ne saurait se substituer à la théorie, ni réclamer l’exclusivité de la légitimité scientifique. Ce qui appartient par définition au passé ne permet pas de déduire ce qui est valide dans le savoir économique, mais seulement ce qui a été fréquent ; les fréquences observées, les parallèles construits ont sans doute une valeur heuristique, mais nullement démonstrative. Inversement, en aval de la théorie, le fait pratique des politiques économique n’apparaît que comme application de l’analyse générale, spécifiée sur des cas particuliers du présent. Quand le politique demande conseil à l’économiste, ce dernier ne saura jamais lui répondre qu’avec des résultats généraux tirés de ses théories et celui qui décide doit juger si l’application est pertinente dans les cas toujours particuliers auxquels il doit faire face. L’économiste, s’il agit bien en théoricien, ne dispose pour saisir le phénomène que d’instruments conceptuels universels. Le Methodenstreit est souvent réduit à l’anti-historicisme mais c’est à tort, et Menger accorde aux sciences historiques une place de choix quoique limitée :
Les sciences économiques historiques doivent explorer et exposer l’essence individuelle et la relation de dépendance individuelle des phénomènes économiques. Elles se divisent en statistique et en histoire de l’activité économique humaine, en tenant compte par conséquent du fait que la tâche qu’elles entreprennent de résoudre [est conçue] du point de vue soit de son état présent, soit de son développement. Le fait que les sciences historiques ne puissent seulement satisfaire à leur tâche d’une manière qui soit universelle que sous la condition d’une prise en considération collective des phénomènes humains, et quant aux sciences économiques historiques en particulier que sous celle d’une prise en considération collective des phénomènes économiques, cela va du reste de soi eu égard au nombre incalculable de phénomènes singuliers dans la vie des hommes36, et resp. dans l’activité économique des hommes, ainsi qu’eu égard aux exigences de la technique d’exposition scientifique.
65La nouvelle architecture générale mengérienne, triple, vaut pour toutes les sciences sociales, et pour l’économie politique en particulier– en conformité avec l’intitulé des Recherches. Que le foyer de la science se trouve pour Menger dans la partie théorique ne doit pourtant pas assurer de prééminence exclusive au théoricien, sauf à répéter l’erreur née de la prétention unilatérale des historicistes. Le savoir se nourrit des trois types de sciences, où :
II. Les sciences théoriques de l’activité économique des hommes doivent explorer et exposer l’essence générale et la relation de dépendance générale (les lois) des phénomènes économiques. Elles constituent dans leur ensemble la théorie de l’économie politique [Theorie der Volkswirtschaft] tandis qu’elles correspondent chacune aux directions diverses de la recherche théorique dans le domaine de l’économie politique. Nous avons à reconnaître et à distinguer, dans ce domaine, la direction exacte et la direction empirique de la recherche théorique, et au sein de cette dernière, de nouveau, les directions de philosophie de l’histoire, de statistique théorique, et la direction « physiologico-anatomique », etc. Et cependant, il est clair, dès le premier coup d’œil, que l’ensemble des directions légitimes de la recherche théorique dans le domaine de l’économie politique n’est là non plus en rien épuisé, [et] que le développement de notre science peut bien plutôt toujours exiger de mettre au jour de nouvelles directions de l’aspiration à la connaissance théorique. [...]
66Enfin, aux sciences historiques et théoriques s’ajoutent, en aval, parce qu’elles portent sur des champs d’application, les sciences pratiques, comprenant la politique économique et la science de la finance (sans doute la plus ancienne, car elle correspond au « fiscalisme » des gestionnaires caméralistes du Trésor princier) qui se caractérisent ainsi :
III. Les sciences économiques pratiques doivent enfin nous enseigner les principes selon lesquels les objectifs économiques des hommes peuvent être atteints de la manière la plus adéquate (certes selon les circonstances). Il s’agit de :
1. La politique économique, science des principes visant un soutien de l’« économie » [ « Volkswirtschaft » ] pertinent (selon les circonstances) de la part des pouvoirs publics.
2. La doctrine économique pratique de ce qui relève du fait singulier [die praktische Singularwirtschaftslehre], science des principes selon lesquels les objectifs économiques des activités économiques singulières peuvent être atteints de la manière la plus complète (certes en fonction des circonstances). Cette dernière se divise de nouveau en :
a) science de la finance, science des principes visant à une organisation fonctionnelle adaptée aux circonstances de la plus grande activité économique singulière d’un peuple, comme le budget du gouvernement et, de manière plus diverse, des sujets économiques détenant un pouvoir financier37 ;
b) doctrine pratique de l’économie privée [Privatwirtschaftslehre], science des principes selon lesquels (dans les conditions sociales où nous vivons actuellement !) des personnes privées peuvent orienter leur activité économique de la manière la plus pertinente (certes en fonction des circonstances)38.
67La terminologie de Menger semble présenter un caractère normatif dont les critères devraient se justifier dans le cadre d’une philosophie des sciences. Qu’est-ce qui justifie cette « redistribution des cartes » dans les sciences sociales ? L’impasse des sciences allemandes crée aux yeux de Menger une situation d’urgence. Il faut ici bien admettre qu’il opère un « coup de force » avec cette nouvelle classification. Mais, à bien y regarder, c’est fondamentalement celle-là même qui est encore en vigueur, la part des disciplines historiques ayant été laminée au-delà de ce que le penseur viennois imaginait (et plus qu’il ne le souhaitait sans doute tant le rejet présent de l’histoire de la pensée économique dans les départements de cette science est un fait acquis pour nombre d’économistes de profession). Être attaché à la pluralité des approches des objets de la science que sont les phénomènes classifiés selon les catégories « singulier/collectif » et « individuel/général », c’est en somme, qu’on le sache ou non, demeurer fidèle à l’esprit de la conception mengérienne. Cela dit, Menger explique tout au long des Recherches la double légitimité des directions « empirico-réaliste » et « exacte » de la recherche (théorique) en s’opposant à toute exclusive et tout unilatéralisme, telle celle pratiquée par les économistes historicistes.
68Impossible de suivre ici une analyse déjà trop longue. En deçà de la science même, les fondements de sa nouvelle conception sont donc ancrés dans la théorie de la connaissance. C’est pourquoi Menger devait y revenir, en 1889, dans les Fondements d’une classification des sciences économiques (Grundzüge einer Klassifikation der Wirtschaftswissenschaften), qu’il publie dans les Jahrbücher für Nationa-lökonomie und Statistik (XIX), où il distingue un quatrième type de science dans le domaine de l’économie politique, la science des fondements des autres sciences économiques, qui n’est pas censée donner des résultats « positifs » mais qui cherche à saisir l’essence (Wesen) des trois autres types de sciences, dont on attend en revanche des résultats complémentaires. Que nommer cette « méta-science », même vaguement, du terme « philosophie économique » soit rétrospectivement adéquat ou non, elle constitue, quoi qu’il en soit, selon Menger, le véritable sol (Grund) de toute réforme de la science.
69La remontée « en amont » de la science vers des fondements philosophiques pourrait alors se comprendre comme la recherche d’une certitude sur la nature ontologique des objets sociaux. Mais ce n’est pas là l’orientation de Menger, qui se refuse, au-delà de la dénonciation des « concepts collectifs », à affirmer quelque position que ce soit sur la composition des « états du monde ». À la différence de John Stuart Mill ou de Bertrand Russell, ou des Viennois de la génération de son fils, Menger ne « logicise » pas l’économie, ni ne cherche à prendre des positions philosophiques sur les questions ontologiques. Son atomisme ne se veut pas « logique » (comme celui de Russell) et sa méthode passera à la postérité sous le terme d’« individualisme méthodologique » à juste titre, en ce que l’économiste ne prend pas position à l’égard de la nature des entités ultimes. Il s’agissait de pratiquer la science économique et, pour ce faire, de restaurer un usage exact des règles et des objectifs de la recherche. Il nous reste donc à voir à l’œuvre l’application des principes théoriques et méthodologiques que nous avons tentés de caractériser jusqu’ici, dans le chapitre suivant.
Notes de bas de page
1 La lettre du 19 mars 1903 au Kultusministerium (Wiener Staatsarchiv) a été citée dans le premier chapitre.
2 Voir notre « Seuls les extrémistes sont cohérents », Murray Rothbard et l’École austro-américaine dans la querelle de l’herméneutique, Lyon, ENS-Éditions, 2006 – comprenant la traduction de : Rothbard M., « The hermeneutical invasion of philosophy in economics » (initialement publié dans Review of Austrian Economics). Toutes les théories des héritiers de Menger ne relèvent pas cependant de la même analyse, et notamment les plus proches de lui historiquement : ainsi il est bien difficile d’imaginer, au regard de certains discours « austro-américains », que Friedrich von Wieser (première génération « autrichienne »), proposait un modèle d’économie mixte (Theorie der gesellschaftlichen Wirtschaft, 1913).
3 « Dass pol[itische] Econ[omie] eine ganz neutrale Wissenschaft ist, weder Kathedersoci[alistisch] noch Freihändler, noch communistisch », note manuscrite inédite figurant sur la page blanche faisant face à l’Avant-propos, dans le volume des Grundsätze déjà mentionné.
4 Voir Erik Grimmer-Solem, The Rise of Historical Economics and Social Reform in Germany 1864-1894, Oxford University Press, 2003, pour un compte rendu historique détaillé des parutions et de l’influence éditoriale du Verein.
5 Nous ne distinguons pas ici dans l’usage « historisme » (Historismus) et « historicisme », l’une ou l’autre traduction insistant selon les auteurs sur le caractère systématique et paradigmatique de la discipline historique retenue comme modèle des autres sciences sociales.
6 Et non « en Allemagne », l’unité allemande ne survenant (en 1871) qu’au milieu d’une progression vers la modernité d’un pays encore enclavé économiquement et éclaté politiquement. Histoire du développement économique et histoire politique peuvent se lire « en parallèle » pour conduire à la « politique de puissance » (Machtpolitik) de l’homme politique « charismatique » caractérisé par Weber. Mais ce n’est point notre objet.
7 Ce sera encore le cas au terme de la période que nous envisageons, après la Première Guerre mondiale, quand l’ordre européen est de nouveau en crise. Mais c’est au-delà de notre propos.
8 Le Handwörterbuch der Sozialwissenschaften, article Kameralismus, donne 1498 comme origine du terme (voir note 29 chap. I).
9 Pour appuyer son pouvoir sur des troupes armées permanentes, plus fiables que les mercenaires, les princes avaient un besoin pressant et croissant d’argent pour les payer régulièrement. Dans toute l’Europe, les « mercantilistes » (dans la version germanique, les « caméralistes ») s’y échinent, sans qu’il soit d’ailleurs possible de définir un ensemble de croyances communes parfaitement déterminé (en France, le « colbertisme »).
10 Alors que les chaires de « Kameralwissenschaften » se développent encore en tant que telles dans les Universités anciennes, celle de Berlin, puis celles qui se rénovent sur son modèle, incluent l’économie politique (historique) à partir des années 1840 : Göttingen, Halle, Francfort-sur-l’Oder en particulier.
11 En Autriche, Becher avait propagé l’idée de coopération économique de tous les pays de langue germanique (en y incluant les Pays-Bas, de loin alors les pays plus développés économiquement) pour faire pièce à l’expansionnisme de Louis XIV et au productivisme agressif qu’est, en un sens, le colbertisme.
12 Le ministre Thaden conseillait toutefois au grand Hegel même de ne pas s’attaquer à lui « 1. parce qu’il habite sous le même toit que vous ; 2. parce qu’il a plus d’influence que vous ; 3. parce qu’il est au-dessous de toute critique », lettre de Thaden à Hegel, janvier 1820, Correspondance II, éd. Carrère, p. 213-214.
13 Savigny écrit : « la matière du droit est donnée par le passé entier de la nation, certes pas par son arbitre, en sorte qu’elle pourrait de façon contingente être telle ou telle ; elle est au contraire issue de l’essence la plus intime de la nation elle-même et de son histoire » : Savigny, « Über den Zweck dieser Zeitschrift », repris dans Thibaut und Savigny. Ihre programmatischen Schriften, éd. H. Hattenhauer, München, Vahlen, 1973, p. 264.
14 La langue allemande permet de forger des doublets, un terme de racine latine ou grecque, l’autre germanique.
15 L’échec du Parlement révolutionnaire de Francfort en 1848 à faire accepter à l’héritier Hohenzollern la couronne impériale de la part du peuple l’avait bien montré : le maître de la Prusse n’entendait tenir sa couronne que de Dieu, niait la légitimité démocratique, et la souveraineté nationale n’était en rien souveraineté populaire à ses yeux.
16 F. Hartung, Zur Entwicklung der Verfassungsgeschichtsschreibung in Deutschland, p. 443 et sq.
17 Paradoxe qui dit l’ambiguïté qu’on peut ressentir dans ces relations à facettes multiples, l’expression est de Hegel (Principes de la philosophie du droit, § 189, trad. Kervégan, 1998) ; elle ne vise pas à condamner l’économie politique, mais lui intime seulement de demeurer dans son propre « moment », à savoir celui de la « science positive » à laquelle manque la seule rationalité véritable – dialectique – de la raison spéculative.
18 Schiera, Pierangelo, Il Cameralismo e l’Assolutismo tedesco, Milan, Giuffrè, 1968, note de bas de page 166.
19 Schiera répond ici à la critique de Small, The Cameralists. The pioneers of German Social Polity, 1909, qui reproche à Roscher de mélanger tous les genres : économie politique, politique, culture, les Caméralistes et les philosophes, faute de méthode solide. Schiera P., Il Cameralismo e l’Assolutismo tedesco, p. 115.
20 Voir la bibliographie très complète donnée par Erik Grimmer-Solem, 2003, op. cit.
21 Dans Vom Beruf unserer Zeit für Gesetzgebung und Rechtswissenschaft, Savigny s’opposait à Thibaut, le grand juriste de Heidelberg, sur ce qui serait « une des plus grandes injures que l’on puisse faire à cette nation ou à cet État », à savoir lui donner un Code Civil et une constitution ! Savigny nie que ce soient là deux instruments du véritable droit : dans un camp, le rationalisme philosophique, dans l’autre, l’historicisme juridique.
22 Voir Waszek, Norbert, L’Écosse des Lumières, Paris, PUF, 2004.
23 Schmoller est en opposition ouverte à Treitschke (voir sa « Lettre ouverte à M. de Treitschke », Politique sociale et économie politique : questions fondamentales, trad. Pollack, Paris, Giard et Brière, 1902). Mais Treitschke connaissait la question, traitée dans son Habilitationsschrift de 1859 (Die Gesellschaftswissenschaft, ein kritischer Versuch). Seulement, il reproche à la modernité la prise de conscience de l’émergence de la « société » (dont il construit un concept !) que la nation allemande aurait dû écarter d’emblée selon lui. Il pose à sa manière la question de l’objectivité (de la validité universelle) des constats de la science en lui imputant un pouvoir autoréalisateur, en quoi précisément Schmoller met sa confiance : dire la science, c’est diriger la politique.
24 Notons cependant que les consommateurs eussent été oubliés par les Kathedersozialisten sans la présence (mais en Autriche) d’un socialiste non-marxiste comme Anton Menger (frère de Carl, évoqué dans le premier chapitre).
25 Sur ce point notons que, même s’il est bien connu, il n’est néanmoins souvent considéré que comme le seul fait du politique avisé qu’était Bismarck. Mais ce dernier était « avisé » en raison des avis des universitaires qui avaient appelé des réformes analogues contre l’avis de toute la classe politique représentée (la social-démocratie ne l’étant alors pas encore). En un sens, ce fut peut-être là le pivot de l’identité nationale allemande pour tenir sous le choc des transformations rapides entraînées par la révolution industrielle.
26 Kauder E., Entwurf Carl Mengers erster Entwurf zu seinem Hauptwerk “Grundsätze” geschrieben als Anmerkungen zu den “Grundsätzen der Volkswirtschaftslehre” von K.-H. Rau. Ce volume a été dactylographié par l’Université de Hitotsubashi en 1960 (sans diffusion ni traduction).
27 Aucun texte de Menger (sauf celui sur la monnaie reproduit en appendice du présent ouvrage) n’existant en français, il s’agit toujours dans ce qui suit de notre traduction (à paraître).
28 Schmoller, G., « Théories changeantes et vérités stables dans le domaine des sciences sociales et de l’économie politique allemande actuelle », trad. de Ueber einige Grundfragen der Social-Politik und der Volkswirtschaftslehre, 1897, trad. M. B. C. [sans autre précision] revue par l’auteur, p. 293-323, in Politique sociale et économie politique (questions fondamentales), in-8 relié, collection « Bibliothèque internationale d’économie politique », dir. Alfred Bonnet, Giard et Brière, Paris, 1902, p. 314. Traduction revue par nous.
29 Menger, Grundsätze, Vorrede, p. X (de notre traduction à paraître).
30 Reconnu en Allemagne (jusqu’à aujourd’hui) comme le fondateur de l’enquête sociologique, il avait consacré son enquête du Mouvement social en France aux mouvements socialistes et révolutionnaires français de 1789 à 1830 et à la révolution de 1848 (il fut député au Parlement de Francfort, avant de se réfugier à Vienne).
31 Les rapports de Menger à Stein sont complexes. Stein fut le premier à faire de l’enquête sociale (Sozialismus und Kommunismus des heutigen Frankreichs. Ein Beitrag zur Zeitgeschichte, trois éditions augmentées à partir de la première à Leipzig en 1842 ; mais aussi : Die soziale Bewegung und der Sozialismus in England, Leipzig, 1849). Il vécut parmi les milieux utopistes français et parisiens, mais après 1848, réfugié à Vienne, travailla pour les Habsbourg en donnant sa Théorie administrative (Lehrbuch der Volkswirtschaftslehre, 1858) et en acquérant, depuis son poste à l’Université, un grand prestige dans le monde germanique – et au-delà : une délégation japonaise vint le consulter. Menger lui dut en bonne partie l’obtention de son poste en 1879, et en contrepartie Menger prononça un discours nécrologique très élogieux. Pourtant, les notes manuscrites (et donc, privées) de Menger sur son exemplaire du Lehrbuch révèlent dans quel profond mépris intellectuel il le tenait.
32 Menger, Lettres sur l’historicisme, préface (notre traduction).
33 Gustav Schmoller, Jahrbuch.
34 Economics ne devait précisément remplacer que plus tard le terme alors dominant en anglais.
35 Ces citations sont tirées de l’Appendice IV des Recherches, consacré par Menger à la terminologie (Untersuchungen : GW, vol. 2, p. 249-58).
36 [note de Menger dont nous extrayons ce passage] : « Ce que l’on appelle la tâche artistique dans l’écriture de l’histoire trouve également son explication suffisante dans cette conception de l’essence de l’histoire et des circonstances de celle-ci, quant aux phénomènes singuliers de la vie humaine. L’art spécifique de l’écrivain de l’histoire [sic] (et aussi celui du statisticien !) se situe principalement dans la capacité à nous faire prendre conscience de la masse innombrable de phénomènes individuels de la vie humaine du point de vue de l’exposition collective, [et] de nous présenter un tableau collectif du développement, resp[ectivement] de l’état des phénomènes humains dans leur totalité [...] Ici se présente tout à fait clairement aussi l’opposition entre les sciences historiques et théoriques. Ces dernières n’ont rien à faire avec l’exposition de l’« individuel », mais au contraire avec celle du « général », avec les « formes phénoménales » et les « lois des phénomènes ». La tâche ne leur revient pas de nous faire prendre conscience de la masse incalculable des phénomènes individuels, mais au contraire seulement du cercle incomparablement plus étroit des formes phénoménales et de leurs relations typiques. Le point de vue collectif dans l’observation est directement inséparable de l’idée de science historique et il est superflu aux sciences théoriques, et même, parfaitement inadéquat [...] »
37 [Note de Carl Menger que nous rapportons ici] : La gestion du budget des sujets économiques détenant le pouvoir financier a des propriétés multiples qui fondent la particularité de la science pratique pour une organisation pertinente de celle-ci. Elle est toutefois, d’après son essence, une science du singulier et la science de la finance tombe donc par là, tout à la fois avec la doctrine pratique de l’économie privée, dans la catégorie générale des « doctrines de l’économie pratique de ce qui est singulier » [praktischen Singularwirtshchaftslehren].
38 Menger, Appendice IV des Untersuchungen : « De la terminologie et de la classification des sciences économiques », p. 249-258.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Lucien Lévy-Bruhl
Entre philosophie et anthropologie. Contradiction et participation
Frédéric Keck
2008
Modernité et sécularisation
Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Leo Strauss
Michaël Foessel, Jean-François Kervégan et Myriam Revault d’Allonnes (dir.)
2007
La crise de la substance et de la causalité
Des petits écarts cartésiens au grand écart occasionaliste
Véronique Le Ru
2004
La voie des idées ?
Le statut de la représentation XVIIe-XXe siècles
Kim Sang Ong-Van-Cung (dir.)
2006
Habermas et Foucault
Parcours croisés, confrontations critiques
Yves Cusset et Stéphane Haber (dir.)
2006
L’empirisme logique à la limite
Schlick, le langage et l’expérience
Jacques Bouveresse, Delphine Chapuis-Schmitz et Jean-Jacques Rosat (dir.)
2006
