L’expression des subjectivités
p. 322-325
Texte intégral
1Dans le monde de demain qui a commencé hier, les subjectivités et l’extrême variabilité de leurs expressions ont déjà pris une place conséquente ; si le fait n’est pas nouveau, il est appelé à exercer une influence de plus en plus affirmée, selon une légitimité acquise qui sera inédite. Cette variabilité des expressions subjectives est en somme le symptôme d’une pluralité des mondes émergents, le signe d’un futur qui ne supporte déjà plus le singulier et qui rend compte de la complexité des manières dont les hommes, les femmes, et plus encore, habitent désormais ces mondes pluriels. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Qu’est-ce qu’une subjectivité ? Qu’est-ce qu’un sujet ? Comment les appréhender et comprendre les enjeux dont ils témoignent, ainsi que les défis auxquels ils confrontent les sociétés contemporaines et leurs sciences ?
2Les concepts de sujet, subjectivité et subjectivation sont aujourd’hui abondamment employés, dans le langage des sciences sociales comme dans les propos qui circulent au sein des sociétés civiles, par exemple dans les médias ou les argumentaires des réseaux sociaux. De manière générale, on use de ces termes pour signifier ce qui serait propre à chacun, les associant dès lors aux notions d’autonomie, de libre arbitre, d’affirmation des désirs et, dès lors, en les opposant aussi aux notions de contraintes, d’assignations et de déterminismes.
3Ainsi, l’acception générale de ce qui serait subjectif est-elle généralement associée à une célébration de la liberté inaliénable de l’individu. Selon cette idée, il y aurait donc du « subjectif » quand serait déployée l’expression de qualités et de pensées singulières à un seul sujet, entendu comme équivalent d’agent ou d’acteur ; le sujet serait en somme celui qui sait qui il est, et ce qu’il fait… Bien sûr, on admet qu’il y a aussi des subjectivités forcées, mais ce serait une perspective dépréciée, celle de la contrainte (sociale, politique, psychique…), conçue comme « non naturelle » car ne permettant pas au sujet de se libérer normalement en se révélant à lui-même ; certains parlent en ce cas d’un « anti-sujet ».
4Pourtant, cette appréhension très agentielle du sujet est toute relative. Elle est apparue variablement selon les sociétés, issue d’histoires culturelles multiples. Pour la région que l’on nomme Occident, son histoire est ancienne mais a été affirmée au travers d’une certaine lecture de l’idéalisme cartésien, ayant échafaudé un sujet en ego, intentionnel, agentif, acteur et libre de lui-même. Ce sujet égologique n’est cependant pas une spécificité occidentale ; dans toutes les sociétés humaines on le retrouve, sous la forme d’un souci d’être soi. Mais dans aucune d’elles il n’est asséné comme une vérité ou une évidence naturelle, à l’exception peut-être dudit Occident. La plupart du temps – sinon toujours et partout – « être soi » n’est jamais garanti, pas davantage que penser ou agir de soi-même ; plus encore, cela n’est pas non plus nécessaire ni normal. L’anthropologie nous permet d’en prendre la mesure ; dans de très nombreuses sociétés on pense différemment ce que peut être un sujet et, en l’occurrence, on conçoit la possibilité de ne pas être soi mais d’être agi, en actes et en pensées, par de l’altérité. En première lecture, pour un « esprit occidental », cette hypothèse paraît contre-intuitive voire complètement aberrante. Comment se pourrait-il qu’un sujet soit autre que lui-même et que sa subjectivité soit l’expression d’une altérité ? Mais en regardant avec plus d’attention, on s’aperçoit que l’hypothèse non seulement n’est pas sotte mais qu’elle est au fondement de toute pensée relationniste, et finalement assez sociologique.
5Aujourd’hui, parmi les expressions contemporaines des subjectivités, on peine en Occident à admettre que certaines puissent souhaiter échapper au cadre agentiel et idéal d’ego, en faisant un usage surprenant du discernement, en désirant la soumission. On pense en priorité aux conversions qui, de plus en plus, ressemblent à des renoncements ascétiques consistant à confier sa gouvernance au divin. Il n’est plus inhabituel, en effet, d’entendre dire que « c’est Dieu qui guide », que « c’est lui qui sait » et « use du fidèle comme son instrument pour accomplir son œuvre selon sa volonté propre ». Ces propos, récurrents par exemple dans les conversions aux formes modernes de l’islam ou du protestantisme, affirment sans la moindre ambiguïté un mode performatif de « l’être agi ». Pourtant, les sciences sociales – en accord avec les valeurs morales des sociétés modernes libérales – sont sourdes à de tels arguments et peinent à penser ces attitudes autrement que sur un mode soustractif, celui précisément de la négation du sujet ; ou bien, tout à l’inverse, elles appréhendent la conversion comme un acte totalement agentif par lequel le sujet se libère dans l’expérience mystique de la découverte du divin en lui-même. En tous les cas, elles refusent d’entendre la revendication de substitution qui est explicitement proclamée par des fidèles affirmant que leurs expressions subjectives ne sont plus les leurs mais celle de Dieu. La raison du rejet est qu’elles ne parviennent pas à dissocier la subjectivité d’un côté et l’agent d’un autre, associant consubstantiellement l’une et l’autre dans un unique « soi » (ou self). Dès lors, si un sujet proclame – ou pire, revendique ! – être agi par de l’altérité, comme dans ces cas de conversions mysticistes, cela est soit inévitablement faux, soit l’expression négative d’un anti-sujet. Le paradoxe est que c’est donc au sein des sociétés dites libérales que la volonté d’être autre se trouve être interdite, ou impensable ; car une fois encore, n’oublions pas que ce choix est aisément pensé ailleurs, dans de nombreuses autres sociétés. Par voie de conséquence, dans ces sociétés libérales d’Occident, les sciences – qu’elles soient sociales, médicales, biologiques – sont souvent mises au service d’une entreprise de « re-con-substantialisation » du « sujet » en « soi ».
6Les subjectivités exprimées dans les transformations de corps ou les métamorphoses de genres en sont de bons exemples. De quoi s’agit-il en effet ? A-t-on affaire dans ces cas à des individus qui revendiquent être autres ou bien, à l’inverse, pleinement eux-mêmes ? Souvent le point n’est pas clair ; au Brésil, par exemple, où coexistent un nombre remarquable de religions dites de possession, il est plus aisé de penser la dissociation entre le sujet et l’agent : le « je » parlant, agissant et pensant, peut ainsi devenir le support d’un agent totalement autre, ce qui est en somme la définition de la médiumnité. Or, dans les changements de genre aussi, la possibilité d’une totale substitution subjective, afin de devenir pleinement autre, n’est nullement écartée comme un impensable. Voilà sans nul doute une conception fort différente de celle qui domine par exemple en France, où la transformation de genre est conçue comme une technologie devant permettre de revalider le sujet en soi, au travers de leur re-con-substantialisation. Car dans les procédés de ratification des demandes de transformation par les institutions d’État, il est attendu des experts – médecins, psychologues, etc. – qu’ils attestent du fait que le changement consistera bien à faire coïncider la subjectivité réclamée (de genre, de corps…) avec le « soi » supposé authentique, vrai et original. L’ambition est donc toute différente de celle d’une substitution puisqu’il s’agit ici de rétablir du même.
7Il n’est pas de notre propos de juger les faits exposés, de dire s’ils sont justes ou des erreurs de jugements, si cela est bien ou pas. En matière de choses sociales, il s’agit d’abord d’observer ce qu’il y a. Or, les sociétés contemporaines sont traversées d’importantes innovations subjectives qu’il importe de comprendre, car elles affectent pleinement des personnes. Les exemples des conversions religieuses, comme des transformations genrées, témoignent de contextes qui ne peuvent pas toujours être seulement saisis et compris avec des acceptions trop égologiques des notions de sujet, subjectivité, subjectivation. Il convient, en certaines occasions, d’envisager d’autres modalités, qui puissent accorder au sujet la possibilité de se dissocier d’un « soi/self » et devenir le support d’une autre agence. Si penser cela devient aujourd’hui une nécessité, c’est parce que le monde globalisé reste malgré tout pluriel, et que plusieurs expressions subjectives non égologiques ne peuvent plus être niées, même si elles contraignent à penser ce qui longtemps paraissait comme contre-intuitif.
8D’ici peu, il faudra s’interroger sur les manières de penser les expressions subjectives des intelligences artificielles, et d’ores et déjà le droit et les contingences de l’époque nous enjoignent de penser celles d’existants non humains : des animaux bien sûr, mais aussi des entités comme des dieux ou des esprits, puis d’autres nouvellement dotées d’intentions comme Gaïa la Terre, El Niño ou des agents pathogènes comme des virus… Au demeurant, au pays de l’Occident libéral, nombre de traits qui paraissaient « aller de soi » comme des choses normales, intuitives, vraies et inhérentes à ce qu’est un sujet, deviennent des options de choix, des points de vue et des valeurs à défendre, à mesure que s’impose l’évidence de leur non-représentativité statistique à l’échelle globale. Il en va ainsi de la liberté, de l’égalité, de la justice, de la parité, et sans doute aussi désormais de l’agentivité du sujet.
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10.4000/jda.10689 :Auteur
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Christophe Pons
Christophe Pons est anthropologue, directeur de recherche au CNRS à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Idemec, UMR 7307).
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