Les inégalités éducatives
p. 258-261
Texte intégral
1L’école est traversée par de profondes inégalités sociales qui trouvent leur origine en dehors de cette institution ; mais elle en produit d’autres qui lui sont propres, qui jouent un rôle important et qui sont liées à sa logique et son organisation. C’est bien le cumul des deux que l’analyse des inégalités éducatives doit prendre en compte, et qui fait de l’égalité des chances un objectif à la fois nécessaire et particulièrement difficile à atteindre.
2Selon leur milieu social, et donc leur contexte de socialisation, les élèves arrivent à l’école avec des dispositions inégales quant aux compétences nécessaires à la réussite scolaire. Les notions d’habitus et de capital culturel forgées par Pierre Bourdieu visent précisément à saisir à la fois les mécanismes de transmission et d’incorporation des façons de faire, de se comporter, de parler liés au milieu social ; mais aussi comment les modes les plus légitimes sont reconnus et valorisés dans la sphère scolaire, et convertis en titres scolaires distinctifs. Ce capital culturel est d’autant plus important pour saisir la dynamique des inégalités éducatives que sa transmission progressive s’opère de façon précoce, au quotidien, en dehors de l’école, principalement dans la sphère familiale et intime, à travers les interactions les plus banales. Par ailleurs, il n’est jamais aussi efficace que lorsque les modes de pensée, les codes de conduite, d’expression, d’interactions du milieu social d’origine rejoignent ceux de l’école.
3C’est sans doute dans le langage que l’on repère le mieux ce processus, qui prend entre autres la forme d’un apprentissage durable et « indolore » de la complexité, des subtilités et des richesses de la langue. Mais il se manifeste aussi à travers la nature des échanges entre les parents et les enfants. Des études récentes ont montré par exemple l’impact de la lecture partagée avec les parents sur la scolarité des enfants, ou l’importance de l’organisation et du contenu du temps périscolaire. Mais d’autres dimensions matérielles liées directement au revenu des parents sont tout aussi cruciales, comme le fait de disposer d’une chambre et/ou d’un espace et des équipements propices au travail scolaire à la maison.
4Les trajectoires et les titres scolaires des parents constituent un élément central de ce capital culturel et se traduisent par une connaissance plus ou moins précise d’un système scolaire français particulièrement complexe. Or, on sait le rôle majeur que peuvent jouer les parents les plus diplômés dans les moments cruciaux de l’orientation scolaire de leurs enfants et sur leur capacité à les accompagner, voire à les conforter dans des choix sélectifs.
5Mais paradoxalement, alors que la rhétorique de l’égalité des chances y est très présente, la France est l’un des pays de l’OCDE où le destin scolaire des élèves reste très lié à leur origine sociale (enquête PISA), ce qui révèle la difficulté du système scolaire français à corriger ces inégalités de départ malgré la mise en place d’une politique d’éducation prioritaire depuis plusieurs décennies.
6Ces inégalités structurelles fondamentales ne constituent qu’un pan de la dynamique des inégalités éducatives. D’autres éléments propres au système scolaire y contribuent également : procédures d’évaluation, de classement, et d’affectation des élèves, modèles pédagogiques, contenu et calendrier des programmes, modalités de recrutement, d’évaluation et de mobilité des enseignants, management des établissements et organisation du temps scolaire, carte scolaire, hiérarchie et principes d’orientation entre filières, rapport public/privé, etc.
7Parmi tous ces éléments, les modalités d’affectation des élèves dans les établissements scolaires jouent un rôle essentiel. Définies en France en fonction du lieu de résidence des parents, et étant donné la ségrégation socio-résidentielle qui caractérise les métropoles, il en découle une ségrégation scolaire. La forte concentration d’élèves défavorisés dans certains collèges, et d’élèves très favorisés dans d’autres, se traduit par des résultats scolaires à la fois très inégaux entre les établissements et très corrélés à leur profil social, mais aussi par d’autres effets pervers.
8Le principal renvoie à la stigmatisation croissante des établissements les plus défavorisés dont les performances scolaires moindres sont associées à la présence des catégories populaires et issues de l’immigration, et vont donner naissance à la politique d’éducation prioritaire. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays (États-Unis, Pays-Bas), cette politique n’a jamais véritablement consisté à lutter contre la ségrégation scolaire, mais plutôt à répondre aux besoins spécifiques de cette population défavorisée concentrée dans des « zones d’éducation prioritaire ». Si ces établissements ont bénéficié d’une pédagogie spécifique et, de façon modérée, de moyens supplémentaires, ils ont aussi souffert de cet étiquetage qui renforce leur spécialisation sociale avec trois conséquences majeures. La première se traduit par des différences significatives entre établissements dans le profil des enseignants, les programmes, les exigences et les climats scolaires, les rythmes d’apprentissage, et in fine les aspirations et donc les trajectoires scolaires des élèves. La deuxième se traduit par un évitement scolaire plus important qui renforce par là même la ségrégation scolaire. Enfin, la troisième conséquence est d’associer durablement les désordres scolaires aux élèves d’origine populaire et issus de l’immigration.
9Si cette politique d’éducation prioritaire a sans aucun doute contribué à réduire des inégalités éducatives, elle montre aussi ses limites, particulièrement visibles à travers les comparaisons internationales. La logique spatiale de la sectorisation scolaire montre à quel point les inégalités urbaines et les inégalités scolaires sont indissociables. Comment l’école pourrait-elle dès lors répondre à des enjeux de nature urbaine (socio-résidentielle) sans une articulation plus prononcée avec une politique du logement axée sur la déségrégation ?
10Alors que la mixité est constamment invoquée comme une valeur républicaine au cœur du pacte social français et reste une référence majeure de nombreuses politiques publiques, cela ne s’est jamais réellement concrétisé par un rapprochement entre les politiques scolaires et les politiques urbaines. Si des expérimentations récentes tentent d’apporter des réponses, non seulement elles ne sont pas articulées à des politiques du logement, mais elles continuent à se heurter à la présence d’un secteur privé de l’éducation non soumis à la sectorisation. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de la situation française que de chercher vainement à réduire la ségrégation scolaire tout en continuant à financer sur fonds publics une école privée dont le recrutement reste « libre ».
11Les nombreuses initiatives consistant à favoriser l’ouverture sociale des établissements d’enseignement supérieur les plus sélectifs n’échappent pas à cette logique. Tous partent du constat d’une forte différenciation sociale (et ethnique) entre les collèges et les lycées, qui les conduit à proposer des préparations et/ou des voies spécifiques d’admission sur la base d’une discrimination positive territoriale. L’objectif n’est donc pas de réduire les inégalités entre les établissements mais bien d’accompagner vers des filières sélectives, voire de recruter, un nombre limité d’élèves « méritants » issus de lycées déclassés. Cette conception de la diversification des élites, reposant sur des programmes « d’ouverture sociale » des grandes écoles, consiste donc à corriger l’entre-soi sélectif de ces institutions en allant chercher des élèves à l’autre extrémité de l’espace social et urbain, et repose sur une vision très polarisée du champ de l’enseignement. Non seulement elle ne modifie pas une stratification sociale, ethnique, territoriale et scolaire bien établie, mais elle laisse dans l’ombre les lycées « ordinaires », dans lesquels les classes moyennes et les classes populaires sont fortement représentées.
12Ces processus ne sont pas sans effet sur la cohésion sociale. Les catégories défavorisées les plus ségréguées dans l’espace urbain et scolaire finissent par vivre et interpréter cette relégation comme une discrimination, c’est-à-dire comme une mise à l’écart intentionnelle sur la base de leur appartenance sociale, ethnique et territoriale. À l’autre extrémité de l’échelle sociale, les ménages les plus favorisés développent des stratégies résidentielles et scolaires tournées vers un entre-soi censé garantir les meilleurs environnements scolaires. Dans le même temps, la frange inférieure des classes moyennes dont les enfants fréquentent des lycées « ordinaires » peu ou pas concernés par les programmes d’ouverture sociale éprouve un profond ressentiment. Alors que les dimensions raciales ont un impact important sur ces processus, la faible présence de statistiques ethniques en France n’en permet qu’une mesure partielle.
13De façon générale, le rapport à l’école se tend et donne lieu à une véritable crispation scolaire qui caractérise tout particulièrement la société française. L’école tend à être moins perçue comme une instance de socialisation collective reflétant la diversité de la société et remplissant une fonction de formation des citoyens mais apparaît de plus en plus comme une sphère compétitive pour l’obtention de titres scolaires indispensables à la réussite sociale. La ségrégation est la source d’un profond mécanisme de dépréciation/stigmatisation collective et personnelle, qui consolide une vision de la vie sociale en termes de discrimination. Lorsque ce mécanisme s’étend au milieu scolaire, le principe de méritocratie est fragilisé, et par extension la cohésion sociale aussi, et pas seulement dans les zones les plus pauvres.
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Boterman W. et al., « Special issue: School segregation in contemporary cities: Socio-spatial dynamics and urban outcomes », Urban Studies, vol. 56, issue 15, 2019.
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Marco Oberti est sociologue, professeur à Sciences Po – Centre de recherche sur les inégalités sociales.
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