La civilisation, une notion en question
p. 236-239
Texte intégral
1Le terme de civilisation apparaît en français au xviiie siècle, désignant le passage de certains types de procès du droit pénal (avec emploi de la torture et des châtiments physiques) au droit civil (sans torture et avec des peines d’amende ou de prison) ; cette « civilisation » judiciaire fut considérée comme un progrès. Par extension aux relations politiques et sociales et humaines on parla après 1750 de l’état de civilisation comme étant le stade idéal d’une société, caractérisé par des mœurs policées et le respect des libertés individuelles des citoyens. À partir de la fin du xviiie siècle, les Occidentaux pensèrent qu’ils étaient plus civilisés, politiquement, socialement et moralement, que les autres peuples, « sauvages » aux sociétés moins complexes ou « barbares » soumis à des pouvoirs jugés « despotiques ». Ce discours sur la supériorité de la Civilisation (libérale) a ensuite perduré contre le nazisme ou le communisme, et parfois aujourd’hui contre l’islamisme. Mais cette exigence de civilisation a pu être dénoncée comme aliénante car jugée bourgeoise.
2L’autre signification principale du terme « civilisation » est culturelle, et inclut des aspects matériels et de mentalités (Braudel). Après 1830, on a parlé de civilisations au pluriel, désignant ainsi certaines sociétés disparues (la civilisation grecque) ou contemporaines (la civilisation indienne). On distingua quelques dizaines de civilisations des centaines de cultures tribales « primitives » que l’ethnologie occidentale commença à étudier vers 1850. La supériorité des civilisations (en allemand Hochkulturen) était fondée sur la présence de l’État, de la ville et souvent de l’écriture. L’origine de la civilisation, comprise ici comme un processus de complexification (sociale et politique) et d’accumulation de richesses et des savoirs, fut attribuée à divers foyers dans le monde. Depuis 1850, on a pu penser que la civilisation occidentale industrielle était la finalité de l’histoire humaine et qu’elle absorberait toutes les autres cultures, ou au contraire que les civilisations perduraient de manière parallèle.
3La question est de savoir si l’on peut utiliser le terme de civilisation pour des époques antérieures au xviiie siècle et hors d’Europe, ou si cette notion est entachée d’un européocentrisme daté qui condamnerait son emploi. En fait, il faut distinguer divers types de jugements de valeurs. Partout dans le monde, de très nombreux peuples se sont définis de manière valorisante face à leurs voisins dans un schéma Nous/Eux, et on ne peut rien conclure de ces prétentions subjectives de supériorité. Ensuite, des historiens, archéologues et ethnologues ont classé les cultures selon des critères (structures sociales et politiques, quantité de richesses produites ou d’énergie disponible), supposés objectifs et scientifiques, qui permettaient de fonder la distinction entre cultures et civilisations, voire de proposer des schémas évolutionnistes (européocentriques). Mais on pourrait avec Lévi-Strauss choisir d’autres critères amenant à privilégier des peuples amazoniens pour leur adaptation à l’environnement, ou australiens pour la complexité de leurs liens de parenté. Toutefois, la distinction entre cultures et civilisations peut être reformulée à partir de la distinction du xixe siècle allemand entre Kultur (créative) et Zivilisation (répétitive). Chaque culture serait originale (ce qui exclut les jugements de valeurs a priori) mais, pour Marcel Mauss, certaines, en se diffusant dans des sociétés plus vastes ou plus nombreuses (constat de fait), deviendraient des cultures plus complexes, des civilisations. Dans ce cas, les prétentions des Grecs, des Romains ou des Chinois de l’Antiquité face aux « barbares », celle des musulmans médiévaux face à certains « infidèles », celle des Aztèques face aux « Chichimèques » seraient davantage fondées que d’autres au vu d’éléments (démographiques, politico-militaires, socio-économiques) mesurables. L’utilisation du terme de civilisation comme renvoyant à une supériorité reconnue par d’autres, car reposant sur des critères communs partagés à une époque donnée, n’est alors ni anachronique ni européocentrique.
4La définition des civilisations est aujourd’hui obscurcie par les discussions sur les identités, d’où parfois le rejet de la notion. Mais si les identités individuelles existent, ce n’est pas le cas des identités collectives. Les appartenances collectives (dont la somme et l’intersection définissent les identités individuelles) sont multiples et en valoriser une (civilisation, nation, religion, classe, ethnicité…) en la qualifiant d’essentielle est toujours un sophisme ou une prise de position idéologique. Néanmoins, les identifications collectives existent et certaines, par diffusion, peuvent avoir une valeur civilisationnelle, c’est-à-dire être le plus haut degré de définition des personnes et des groupes en dehors du fait d’être humain : elles s’expriment alors par des valeurs supra-ethniques culturelles (hellénisme, confucianisme), juridiques et politiques (citoyenneté romaine), religieuses (christianisme et islam médiévaux et modernes, bouddhisme et hindouisme) ou de mode de vie (civilisation capitaliste contemporaine).
5Les valeurs civilisationnelles ont pu être favorisées voire imposées par des pouvoirs locaux, impériaux ou coloniaux qu’elles justifiaient. Mais leur diffusion s’explique surtout par leur acceptation par réappropriation, à cause des bénéfices sociaux – réels et symboliques – escomptés dans le cadre de relations asymétriques au sein de certains empires (romain, chinois, musulman, coloniaux européens) ou de certaines zones d’échanges (le bouddhisme, l’hindouisme et l’islam se sont diffusés par le commerce maritime en Asie du Sud-Est). Cependant, il n’y a pas de lien nécessaire entre conquêtes, empires, réseaux commerciaux et religieux d’une part et civilisations de l’autre : certains empires (perse achéménide, mongol) et certains cultes ethniques (zoroastrisme, judaïsme) n’offraient guère de valeurs communes à partager. Un autre point est que l’origine des valeurs de référence est moins importante que leur diffusion ou le fait qu’elles soient acceptées par les élites (le christianisme judéen devint ainsi romain). Ces références civilisationnelles sont des éléments idéologiques ou matériels dont le prestige s’impose, car en lien avec de nouveaux dirigeants, des puissances extérieures admirées, de traditions jugées vénérables ou de nouvelles jugées attractives. Une civilisation est donc un champ de significations valorisantes permettant une identification collective ultime. Elle peut varier selon les générations : des éléments nomades d’Asie centrale et le bouddhisme indien redéfinirent la civilisation chinoise après la disparition de l’empire des Han. Ceci amène à douter de la persistance des civilisations sur une trop longue durée et à rejeter les constructions idéologiques qui, du xixe à aujourd’hui, les ont définies de manière identitaires pour conclure faussement aux conflits de civilisations.
6La contradiction est historiquement évidente entre la proclamation des valeurs européennes des droits des personnes et des peuples et leur négation lors des guerres mondiales, coloniales et néocoloniales, ou leur utilisation actuelle à des fins politiques. Mais la question subsiste de savoir si la notion de Civilisation (identifiée aux droits de l’individu) a ou non une valeur supérieure face à d’autres définitions fondées sur des valeurs traditionnelles privilégiant la personne en collectivité (comme le ren confucéen, la compassion bouddhiste ou la charité monothéiste) ou face aux pouvoirs nationaux renforcés par des moyens de surveillance sans précédents.
7La notion de civilisation comme culture supérieure supraethnique est attestée dans divers contextes historiques depuis l’Antiquité et ne fut pas toujours impériale ou impérialiste. La justification des empires coloniaux européens au nom de la Civilisation libérale ne condamne pas forcément le terme puisque leur critique se faisait également au nom de ses principes. Et les valeurs individuelles (mais pas forcément individualistes) peuvent être utilisées aujourd’hui pour tenter de construire un monde commun plus civilisé contre les violences internationales ou sociétales.
8En revanche, la pluralité des civilisations ne correspond plus à la situation contemporaine d’un monde global défini, malgré l’existence de différences culturelles, par un même idéal de mode de vie consumériste et urbain. Aussi, l’usage actuel de cette notion est-il aujourd’hui idéologique, contre l’Autre, aussi bien en Occident (contre les étrangers) qu’en dehors (contre les valeurs de l’Occident, en Chine, dans le djihadisme…). En revanche, elle conserve sa pertinence pour analyser certaines situations historiques passées, également concernées par des phénomènes migratoires ou de métissage, mais moins marquées par des crispations faussement identitaires, car antérieures aux nations.
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Avlami C. et Remaud O. (dirs), « Civilisations. Retour sur le mot et les idées », Revue de Synthèse, 2007, 128 (3-4), p. 1-8.
10.1007/s11873-007-0032-1 :Binoche B. (dir.), Les Équivoques de la civilisation, Paris, Champ Vallon, 2005.
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10.3917/puf.ingle.2005.01 :Auteur
Hervé Inglebert est historien, professeur à l’université Paris Nanterre et membre de l’équipe de recherche Textes, Histoire et Monuments de l’Antiquité au Moyen Âge (THEMAM), équipe Archéologie et Sciences de l’Antiquité (UMR 7041, ArScAn).
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