Les zones de guerre
p. 232-235
Texte intégral
1En Ukraine, en Syrie et ailleurs dans le monde, des zones sont en proie à des conflits, à des violences et à la guerre. Des territoires ont été détruits et d’autres sont menacés de l’être. La guerre est certes le lot de l’homme, mais elle est aussi une réalité empirique complexe, multiple, fluctuante et qui semble avoir disparu des horizons d’attente de nos sociétés occidentales. Les voies d’analyse sont variées : la guerre est un thème classique des disciplines telles que les sciences politiques, l’anthropologie, l’histoire, la géographie ou la philosophie politique. Des recherches, favorisées par des échanges transdisciplinaires et des lectures comparatives, s’intéressent aux expériences des sociétés dans les zones de guerre.
2L’entrée en guerre emporte dans son mouvement brutal et dissonant des vies, des collectifs, et également des lieux habités, des territoires et des espaces naturels. Elle est un moment qui bouscule le quotidien de chacun et la compréhension du monde commun. Quels types d’espaces sont en proie à la guerre ? De quelles manières les relations entre les hommes et avec les territoires et les milieux naturels se (re)composent-elles avec ces réalités ? Ces problématiques, complexes, prises en charge et débattues par un ensemble hétérogène de communautés dans les sociétés vivant la guerre, constituent des enjeux majeurs pour la recherche et ses applications pratiques en termes d’aménagement et d’aide internationale aux territoires sinistrés.
3Des recherches explorent la pluralité des expériences des guerres actuelles et passées. Différents types de guerre et savoirs guerriers se mêlent, des plus visibles aux plus subtils : guerre conventionnelle, guerre asymétrique, guerre coloniale, guerre civile, opération dite de sécurité, terreur, cyberguerre, etc. Leurs histoires sont globales et connectées : les techniques de violence et de pouvoir qui sont déployés dans les situations de violence circulent internationalement.
4La réalité de la guerre est feuilletée et complexe, à la croisée de plusieurs territoires et mondes sociaux. La guerre engage des individus, des acteurs militaires, des groupes d’aide et de support et des populations civiles. Elle comprend un ensemble de pratiques, de réseaux et de temporalités. Elle correspond à une recomposition et à un élargissement de la sphère et du répertoire de l’action politique. Elle va de pair avec un certain nombre de repositionnements politiques, identitaires et culturels chez les agents et les formations étatiques, les acteurs militaires, les civils, le secteur associatif et militant, différents groupes secteurs professionnels, et en fonction du genre, de l’âge et de la localisation des personnes.
5Les significations des événements, des situations et des transformations, autrement dit de ce qui arrive, ne sont pas fixées. Elles sont élaborées et peuvent s’aménager, s’accroître et s’organiser dans les transactions entre les personnes, les autres et leurs environnements, au fil des événements. Pour comprendre ces phénomènes complexes, il est utile de faire varier les échelles d’analyse, de contextualiser et de comparer les cas.
6L’expérience de la guerre s’inscrit dans un continuum d’expériences personnelles et de configurations collectives. Il s’agit d’identifier la diversité des formes de violences sur le front et à l’arrière (bombardements, massacres, assassinats, violences de genre, violences des discours, violences symboliques, etc.) et de les considérer dans un continuum de la violence. Se pose dès lors la question des rapports entre violences en temps de guerre et violences en temps de paix. Chaque histoire de violence a un contexte singulier, où s’intriquent du social et de l’individuel et plusieurs contextes, passés ou actuels. Contextualiser ici, c’est aussi comprendre les rouages et les motifs du basculement dans la guerre à ces différents niveaux.
7Les personnes doivent trouver les moyens de réorganiser la vie en temps de guerre et après celle-ci. La guerre peut consolider ou au contraire remettre en question les espaces de socialisation (famille, école, voisinage, travail, etc.) investis avant le conflit. Elle crée aussi de nouveaux espaces de socialisation collective et publique (notamment dans l’entraide). Selon les parcours, les rencontres, les ressources et les possibilités de chacun de s’adapter aux changements rapides du contexte, des personnes vont vivre des situations fortes d’engagement, d’inclusion (en devenant soldat ou bénévole humanitaire par exemple) ou être victimes de désaffiliation. L’expérience de la guerre est susceptible d’occasionner une révision de croyances, de rapports au monde et d’habitudes chez les personnes. L’expérience de la violence est parfois trop difficile à encaisser. Elle produit du silence. Les horreurs de la guerre confrontent à des traumatismes multiples déployés dans toutes leurs formes individuelles, familiales et communautaires.
8Des personnes voient dans l’exil une possibilité d’échapper aux violences de la guerre. Là encore se déploie une diversité d’expériences et d’épreuves, selon les situations, les lieux et les parcours existentiels. Enfin, les violences qui ont lieu dans les zones de guerre produisent des séquelles, transmettent des traces, plus ou moins visibles, font l’objet de processus de mémorialisation (par exemple sur les sites de terreur) et s’inscrivent dans des espaces complexes et multicouches, à la fois politiques et intimes.
9La guerre comporte une dimension spatiale forte. Elle vise souvent à conquérir et dominer des territoires. Elle prend aujourd’hui largement pour cible la ville, alors que cette dernière a été pendant longtemps considérée par les armées comme inadaptée aux affrontements. Les villes sont attaquées, car elles présentent un intérêt stratégique, matériel et symbolique. Les conséquences sont lourdes, les bombardements aériens et terrestres détruisent des maisons et des immeubles, des jardins, des quartiers, des villes et des éléments du patrimoine historique et culturel. Elle frappe également à degré variable des infrastructures, d’énergie, d’eau et de santé, de transport et de communication. L’assaillant tente ainsi d’exercer une violence sur des populations, mais également d’anéantir des paysages urbains, briser des temporalités et des mobilités, défaire des territorialités, supprimer des espaces publics, des fonctions urbaines, des socialités, des ambiances et des formes de vie urbaines spécifiques. Pour décrire ces processus, les études urbaines sur la guerre utilisent le terme d’« urbicide », devenu populaire pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995. Ces attaques conduisent à des résistances et à des contournements chez les populations qui tentent de défendre et protéger des monuments, des musées et des œuvres d’art. Ces expériences ouvrent, au moment de la guerre et après, un vaste chantier de réflexion, de débat et d’intervention politique dans les pays concernés pour répondre aux besoins de reconstruction et de logement.
10À l’heure d’une sensibilité accrue aux bouleversements écologiques majeurs, la guerre est également étudiée à travers ses impacts sur la santé et l’environnement à court, moyen et long terme. La dégradation des espaces naturels est une violence supplémentaire qui se superpose à celles déjà subies. L’utilisation et la destruction d’armes conventionnelles et chimiques détruisent des espaces naturels et ruraux ainsi que des terres agricoles et sylvicoles. Elles bouleversent les sols, contaminent les eaux, éprouvent les peuplements végétaux et animaux et dévastent des régions entières. Le terme d’écocide est alors employé : il a été utilisé pour la première fois à propos de l’agent orange utilisé par l’armée américaine lors de la guerre du Vietnam. Les déchets de guerre constituent un héritage toxique pour les populations et les générations à venir.
11Tous ces bouleversements, expériences et transformations rapides et intenses des sociétés et des espaces en contexte de guerre posent des défis méthodologiques et épistémologiques particuliers aux chercheurs, à une époque où, d’une part, les guerres provoquent une profusion difficilement saisissable d’images, de discours, de récits et de rumeurs, reçus et partagés à l’aide des réseaux sociaux numériques, et où, d’autre part, les chercheurs doivent souvent se contenter d’observer les expériences de violence à distance, car ils sont de moins en moins autorisés à accéder aux pays qui comportent des zones en guerre.
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Perrine Poupin est sociologue, chargée de recherche au CNRS au laboratoire Ambiances Architectures Urbanités (UMR 1563, CNRS-ENSAG-Université Grenoble Alpes).
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