La naissance de la propriété
p. 206-209
Full text
1Le droit à la propriété, aujourd’hui inscrit dans le Code civil comme liberté fondamentale héritée de la Révolution, est le résultat du long cheminement d’un concept qui n’est pas universel et probablement très récent à l’échelle de notre humanité. Hors de tout cadre juridique, la possession effective d’un bien, d’une personne, d’une terre, etc. est une notion dont la traçabilité historique n’apparaît formellement qu’à partir de la naissance de l’écriture, au IVe millénaire, et selon des codes de régulation bien différents des nôtres. En l’absence de texte, l’archéologue ne dispose plus que d’indices indirects et les contours de l’appropriation individuelle ou collective, sa nature, sa verbalisation et ses usages économiques et sociaux se brouillent au fur et à mesure qu’il remonte le fil du temps.
2Les outils du chasseur paléolithique confectionnés par ses soins, transportés à sa ceinture ou dans sa besace étaient-ils tacitement ou explicitement sa propriété ? Les communautés nomades préhistoriques s’appropriaient-elles un territoire autour de leur campement en s’octroyant un droit de chasse et de collecte exclusif ? En amont, c’est tout un système de valeur qui doit être acquis pour que la notion de propriété émerge. Ainsi, les questions précédentes impliquent déjà que l’outil n’est pas le simple prolongement de la main ou du bras, mais un objet de convoitise et que l’espace et l’environnement ne sont plus inaliénables mais divisibles et assujettis. La naissance de la propriété est le produit d’une longue évolution des rapports à la production et au travail, des rapports sociaux et d’une façon d’habiter le monde. L’essentiel n’est pas tant de savoir quand la notion d’appropriation devient familière aux hommes mais plutôt quand ce concept vient influencer les rapports humains et s’inviter dans les structures sociales.
3Le point de rupture est classiquement placé par les théoriciens au Néolithique. La naissance de l’économie agricole, avec ce qu’elle implique en termes de besoin en terres arables, de stabilité résidentielle, de nécessité de stockage, de restructuration du travail, serait à l’origine de la propriété et corollairement de la guerre, des inégalités de genres, de la hiérarchisation des sociétés. Pourtant, gravés dans la vision marxiste d’Engels, les liens de causalités évoqués peinent à être démontrés historiquement. Il est cependant attesté que le changement d’économie de subsistance qui s’opère alors aboutit à une croissance démographique sans précédent aux conséquences majeures sur les sociétés humaines dont le fonctionnement hiérarchisé est de plus en plus tangible au fil de son ancrage. Les inégalités de richesse s’imposent à l’archéologue qui en trouve les traces au cours du Néolithique dans les sépultures souvent monumentales de quelques défunts richement parés. L’autorité se matérialise ici par la propriété exclusive de biens matériels qui ont permis d’acquérir ou de consolider le pouvoir. Les tertres funéraires sont parfois constitués de terres fertiles décapées des champs alentours, imposant de surcroît une domination foncière sur la longue durée.
4Est-ce à dire que les inégalités sociales naissent avec le Néolithique ? Les préhistoriens sont partagés sur la question. Les dominations liées à l’âge ou au genre structurent les sociétés actuelles et subactuelles quel que soit leur système économique de sorte que leur existence au Paléolithique est probable. Leurs manifestations et leur degré restent cependant très difficiles à appréhender. Lorsque l’on dispose de suffisamment de restes squelettiques pour comparer les hommes et les femmes de façon représentative, on constate que leurs régimes alimentaires et leurs activités sont différenciées. On soupçonne aussi l’existence de catégories de personnes socialement valorisées grâce à des savoir-faire spécifiques. Par exemple les artistes auteur(e)s des peintures rupestres, les chamanes, les producteurs(trices) de grandes lames de silex, les chasseurs(euses) habiles, etc. dont la dextérité va encourager une certaine forme de spécialisation de laquelle dépendra l’ensemble de la communauté. Cette valorisation était-elle empreinte d’un certain pouvoir de domination et à la source d’inégalités économiques ? On ne peut l’exclure, mais celles-ci reposant sur une aptitude individuelle particulière n’était pas durable et n’était qu’en partie transmissible (par l’apprentissage).
5La naissance de la propriété place la question de l’inégalité un peu plus en aval : à partir de quand la différentiation ne se fait-elle plus seulement sur des critères biologiques ou des actions mais sur la possession de biens ? C’est-à-dire à partir de quand le glissement de valeur entre producteur et produit s’opère-t-il ? La valorisation du produit lui donne un statut économique d’usage ou d’échange qui va octroyer à son propriétaire la possibilité d’acquérir des biens fondamentaux comme les droits sur les armes, les femmes, le foncier, les troupeaux, le rachat de crime, etc. Certains chercheurs considèrent que la capacité de stockage des denrées alimentaires est un des rouages majeurs du glissement de la valeur des biens. Elle permet, en effet, de conserver des surplus dont l’appropriation, éventuellement inégalitaire, autorise le monnayage et l’enrichissement. En particulier, des ethnologues ont montré que les sociétés de chasseurs-cueilleurs stockeurs sont, dans la majorité des cas, inégalitaires. Il s’agit pour la plupart de communautés au mode de vie sédentaire, prérequis à une économie structurée autour du stockage. Or au Paléolithique, si le stockage saisonnier est attesté (indices de séchage de la viande et du poisson) et qu’une réduction de la mobilité a pu se faire ponctuellement, les communautés sont exclusivement celles de chasseurs-cueilleurs nomades non stockeurs.
6Une exception pourtant retient notre attention : celle des derniers chasseurs-cueilleurs du Proche-Orient, les Natoufiens. En effet, à la fin du Paléolithique, il y a 15 000 ans, ceux-ci adoptent un mode de vie sédentaire rendu possible grâce à un écosystème riche et diversifié. Ils bâtissent les premiers hameaux constitués de maisons circulaires ou semi-circulaires faites en pierres. Au cours de la période natoufienne qui dure 3 000 ans et qui précède immédiatement l’émergence du Néolithique, les structures de stockage semblent faire leur apparition. Il s’agit de fosses dont les parois sont chaulées mais dont le contenu n’a laissé aucune trace ; elles pourraient avoir accueilli des réserves de céréales ou de légumineuses sauvages abondamment exploitées à cette époque. Pour autant, l’existence de richesses et d’inégalités socio-économiques reste très difficile à appréhender pour cette période ancienne, de même que pour les premières sociétés agricoles qui vont lui succéder. Toutefois, on voit apparaître des éléments qui, au-delà de la question du stockage, en permettront, il nous semble, le développement.
7D’une part, on constate que la matérialité prend une place importante : nombreux sont les outils et les ustensiles manufacturés avec un grand soin qui témoignent d’une production faite pour durer et dont on a parfois le témoignage direct de réutilisation. Cette production porte les signes techniques et décoratifs d’une identité communautaire ou régionale ostentatoire. Elle fait l’objet de collecte de matériaux, parfois à très longue distance, qui témoignent de réseaux d’interactions complexes où les conflits physiques ne sont pas absents. Les maisons sont des constructions imposantes régulièrement restaurées et occupées sur plusieurs générations. Elles concrétisent une frontière de moins en moins perméable entre l’unité d’habitation et le reste du monde. D’autre part, le chien est domestiqué et accompagne parfois les défunts dans leur tombe. S’agit-il d’une appropriation effective et explicitement formulée ? Toujours est-il que cette domestication témoigne d’un rapport aux non humains en plein bouleversement qui mènera bientôt à la domination par l’élevage. Enfin, l’inhumation des morts, restée exceptionnelle pendant tout le Paléolithique, devient régulière, notamment celle des hommes, et participe à la planification du village. Leur conservation et leur mémorisation s’inscrivent désormais sur le temps long, imposant une relation de filiation effective qui augure d’une verticalisation en devenir des rapports sociaux. Ainsi, au-delà de la question de la production et de la gestion des surplus, la sédentarité a bouleversé le rapport des chasseurs-cueilleurs paléolithiques du Proche-Orient au temps, à l’espace, aux communautés voisines, aux défunts, aux ressources, aux objets et au reste du monde.
8Si la naissance de la propriété est impossible à positionner précisément dans la grande frise chronologique de notre histoire, les conditions de son développement semblent réunies à partir du moment où la transmission, la mémoire, la conservation sont inscrits dans le mode de fonctionnement des sociétés et matérialisées par des productions dont la technicité et la durée de vie s’allonge. Avec son cortège de modifications profondes des relations et des dépendances, la sédentarisation pourrait avoir été un facteur déterminant dans la façon d’user et de s’approprier un objet, un lieu, une ressource, une personne. Finalement, la croissance démographique rapide qui a accompagné cette sédentarisation puis l’adoption d’une économie agro-pastorale, ont probablement rendu la productivité prioritaire et incité à une technicité et à une spécialisation accrues, amplifiant l’appropriation privée des fruits du travail au dépens de la communauté, favorisant les dépendances individuelles et faisant de la propriété des biens un rouage de l’économie et un enjeu social majeur.
Bibliography
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Author
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Fanny Bocquentin
Fanny Bocquentin est archéologue au CNRS, directrice adjointe du laboratoire Technologie et Ethnologie des Mondes Préhistoriques (UMR 8068 TEMPS).
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