1Il peut paraître paradoxal de s’intéresser aux espaces faiblement peuplés quand la planète a largement dépassé les sept milliards d’êtres humains et quand les diverses projections annoncent neuf milliards entre 2050 et 2100. Pourtant, la croissance démographique se double d’un phénomène de concentration dans les villes et les métropoles. Dès lors, même si le monde compte de plus en plus d’habitantes et d’habitants, les espaces faiblement peuplés restent extrêmement vastes. Mieux, dans de nombreuses régions, ils s’accroissent au fur et à mesure des exodes ruraux et de l’essor des métropoles.

2Les espaces avec une densité démographique inférieure à 2 personnes/km2 représentent ainsi presque 62 % des terres émergées et ils sont très importants sur tous les continents, de l’Europe (environ 45 % de sa surface) à l’Australie (environ 88 %). En plus des enjeux de conservation de la biodiversité et de mitigation du changement climatique qui accompagnent une telle étendue, ces espaces peu peuplés font aussi l’objet de rapports de gouvernance spécifiques qu’il est important d’interroger.

3L’évolution des grands espaces a souvent été associée au paradigme de la « frontière » développé par Frederick Jackson Turner à la fin du xix^e siècle pour l’ouest des États-Unis. Celui-ci voit les espaces peu peuplés comme des zones d’expansion d’une civilisation dense qui trouve dans les ressources naturelles, et dans le « vide » supposé des aires concernées, un exutoire naturel et un carburant économique qui attirent des flux d’immigrants qui, peu à peu, vont les « civiliser ». Cette vision turnerienne est à la fois laudative – car c’est pour lui dans le processus qui a lieu sur la frontière que l’Amérique se dé-européanise et devient véritablement elle-même, et nostalgique, puisque Turner parle d’une frontière passée. Quand il prononce sa célèbre communication en 1893, l’âge d’or des cow-boys et des caravanes de pionniers est déjà passé et l’Ouest n’est (déjà) plus ce qu’il était.

4La théorie de Turner a ensuite été appliquée à d’autres espaces qui semblaient suivre la même trajectoire. C’est principalement le cas de certains pays en développement durant la seconde partie du xx^e siècle comme l’Indonésie mais aussi, et surtout, le Brésil. Dans ce pays, les efforts du gouvernement pour entraîner en Amazonie des centaines de milliers de petits paysans sans terre ressemblaient beaucoup à la ruée vers l’ouest et le climat de violence ainsi créé se comparaît assez bien à ce que l’on imagine quand on évoque le concept de Far West. Et, là encore, les espaces « vides » semblaient se remplir d’une coulée continue d’hommes et de civilisation.

5Ce paradigme de la frontière a cependant masqué plusieurs réalités. La première est que les espaces « conquis » ou « civilisés » n’ont, en fait, jamais été vides ! Ils étaient peuplés, le plus souvent par des populations autochtones, dont le mode de vie, souvent semi-nomade, allié à l’absence quasi généralisée de propriété privée de la terre, les rendait invisibles aux yeux (qui avaient intérêt à ne pas les voir) des « colons ». Comme en témoignent les découvertes archéologiques récentes en Amazonie, ces espaces étaient même souvent très habités avant le contact avec les nouveaux envahisseurs, ou tout au moins n’étaient-ils pas forcément moins densément peuplés à la même époque que, par exemple, les montagnes européennes, que personne ne considérait comme désertes. La seconde réalité qui échappe au paradigme de la frontière est que le passage de la vague de colonisation laisse toujours de très larges vides. Les nouveaux venus s’emparent des terres les plus fertiles ou des nœuds de communication les plus évidents, mais se fixent rarement dans les zones les plus éloignées ou les plus difficiles à cultiver. Aux États-Unis, tout l’intérieur des Rocheuses est ainsi encore très faiblement peuplé de nos jours, et c’est aussi le cas d’une grande partie de l’Amazonie, de la Sibérie, du bush australien, etc.

6Si la « frontière » a laissé des espaces peu peuplés, ceux-ci deviennent aussi plus nombreux aujourd’hui par la désertification de régions autrefois assez peuplées. C’est par exemple le cas de nombre de massifs montagneux en Europe. En Espagne, en France ou au Royaume-Uni, la moyenne montagne a enregistré une fuite massive d’habitants que ne compensent pas les arrivées de résidents secondaires ou de nouveaux ruraux, qui se concentrent en effet dans les zones disposant d’aménités environnementales ou techniques (comme un accès fiable et rapide à Internet) plus évidentes. Cela laisse de côté de nombreuses zones qui se voient précipitées dans un cercle vicieux : disposant de peu d’habitants, le coût des services (publics ou privés) y est plus élevé, ce qui en retour entraîne davantage de désertification.

7Il est important de souligner que les conditions naturelles n’expliquent toujours qu’en partie la présence d’espaces faiblement peuplés ou l’abandon de certaines zones. Les montagnes sont ainsi considérées comme un environnement hostile, mais qui a été bien plus peuplé en Europe dans les siècles précédents et qui peut s’avérer parfaitement habitable à très haute altitude aujourd’hui dans le cadre de stations de ski huppées. Des groupes humains ont par ailleurs pu se maintenir dans le Grand Nord comme au Sahara. La difficulté associée à l’environnement est relative aux techniques et aux capacités d’adaptation des candidats à leur peuplement…

8Dans un ouvrage fondateur, James Holmes et ses collègues ont démontré que les espaces faiblement peuplés n’étaient pas l’apanage des nations en développement mais qu’on les trouvait aussi au nord de l’Europe, aux États-Unis et en Australie, et que tous partageaient des caractéristiques communes. Reprenant ces travaux et ceux réalisés sur la « frontière » dans de nombreux pays, on peut définir quatre caractéristiques dont la présence en conjonction avec les autres (à des degrés plus ou moins élevés car chaque cas particulier a sa personnalité) définit les grands espaces contemporains :

• Une population faible en valeur absolue et dispersée ; c’est la disproportion entre le faible nombre des humains et la grande surface qui définit les « grands espaces ».

• Un accès difficile ; c’est parce qu’ils sont situés dans des zones où les communications sont plus difficiles (soit parce que le terrain est plus rugueux, soit parce qu’elles sont très éloignées) que les grands espaces ont une personnalité différente.

• Un contrôle incomplet : la difficulté d’accès se reflète dans un contrôle partiel des États et des administrations, qui permettent l’existence ou la survie d’activités clandestines (contrebande, exploitation illégale des ressources, etc.).

• Des styles de vie distincts : l’éloignement des grands espaces en a souvent fait des espaces refuges pour des populations autochtones et/ou persécutées (des Amérindiens aux Mormons en passant par les Aborigènes).

9Par ces caractéristiques, les grands espaces sont associés à certains dangers (du fait de l’éloignement, du fait de possibles rencontres hostiles) et à un certain exotisme. On retrouve ces notions dans des noms spécifiques les désignant : bled, outback, bush, sertão, selva, etc.

10Si les grands espaces ont toujours existé et s’ils se maintiennent en dépit du paradigme de la frontière, leur gouvernance a considérablement changé depuis le xix^e siècle. Aujourd’hui, les États recouvrent toute la surface émergée des continents. Les grands espaces ont donc été, volens nolens, incorporés dans les États-nations qui les ont capturés ou colonisés. Ceci entraîne ce que l’on peut voir comme une cinquième caractéristique commune : ils sont tous inclus dans une unité étatique dont le centre de gravité démographique se trouve en dehors d’eux.

11Mieux, ils occupent toujours (par la faiblesse de leur population mais aussi de par leur accès difficile, etc.) une position de périphérie et souvent d’ultrapériphérie au sein de ces unités. Les statuts peuvent varier considérablement en autonomie formelle, entre par exemple la Guyane française qui est une collectivité territoriale d’Outremer soumise à l’essentiel des lois et règlements de la métropole, les États fédérés situés en Amazonie ou dans l’ouest des États-Unis et les républiques indépendantes qui existent en Russie.

12Pour autant, dans tous les cas, la situation périphérique et le déséquilibre démographique se transcrivent en une asymétrie de pouvoir. Ce sont les grandes métropoles, centres de pouvoir politique et économique, qui fixent les normes et objectifs qui régissent les grands espaces et non pas l’inverse, même si des contre-pouvoirs existent aussi, comme la composition du Sénat aux États-Unis ou au Brésil.

13Longtemps, le paradigme dominant de l’usage des grands espaces a été l’exploitation des ressources naturelles au profit des métropoles dans lesquelles elles sont transformées ou consommées. De la chasse des peaux dans le Grand Nord à l’exploitation des hydrocarbures, des minerais, de l’uranium, en passant par la collecte du latex en Amazonie, les grands espaces sont pourvoyeurs de ressources qui leur sont spécifiques, dans une relation commerciale souvent défavorable, particulièrement si l’on prend en compte les externalités environnementales.

14Plus récemment, avec la montée en puissance du paradigme de l’écologie et de la conservation dans le débat international et les politiques publiques, les grands espaces se sont trouvés convoqués pour assurer une fonction de préservation de l’environnement et de mitigation du changement climatique. Mises en réserve et impositions de règlements environnementaux se sont multipliées, le plus souvent sans consultation des populations locales et parfois à leur détriment puisque des pans entiers de leur économie se sont subitement trouvés hors la loi. Des concepts comme celui de colonialisme interne ou de colonialisme vert explorent des phénomènes proches de ces dynamiques, mais les auteurs qui les manient mettent peu souvent en relief la place spécifique des grands espaces.

15Pour cela, nous préférons parler d’une « gouvernance à distance » (ou télégouvernance), qui serait spécifique à ces régions, et qui capture ce qui advient quand les décisions sont prises à Brasília plutôt qu’en Amazonie, à Paris plutôt qu’en Guyane, à Camberra plutôt que dans les Territoires du Nord, etc., et par des gouvernants qui n’ont le plus souvent qu’une notion très vague des zones en question, et rarement une expérience de leur réalité autre que les quelques voyages officiels qu’ils y réalisent en période d’élection.

16Face à ces impositions, qu’elles aillent dans le sens de l’exploitation ou de la préservation, les populations locales utilisent quand elles le peuvent leur éloignement et leur invisibilité pour maintenir leurs façons de faire. De plus en plus, aujourd’hui, elles essayent de faire reconnaître leur légitimité à peser sur la destinée de ces grands espaces qu’elles connaissent, habitent et, souvent, respectent.