Pollution : histoire d’un accommodement
p. 138-141
Texte intégral
1Aujourd’hui, nulle part sur Terre l’eau de pluie n’est plus propre à la consommation humaine. Préoccupation devenue omniprésente, l’ampleur et la diversité des pollutions qui ont envahi notre planète suscitent beaucoup de discours, quelques mobilisations, un indubitable déni et, pour tout dire, une certaine sidération devant l’accélération du désastre. Pour la première fois, en 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a désigné la pollution de l’air et le changement climatique, deux phénomènes intrinsèquement liés, comme des risques majeurs pour la santé mondiale. Dans le même temps, elle reconnaissait que 99 % de la population humaine vit aujourd’hui dans des espaces où les seuils préconisés pour la qualité de l’air ne sont pas respectés. Si la notion d’anthropocène a fait débat, il est désormais avéré que l’accroissement phénoménal de la population et des activités humaines depuis deux siècles est devenu le principal moteur des changements qui affectent la Terre et qu’ils sont à l’origine d’un désordre mondial inédit.
2Pour historiciser la pollution, c’est d’abord un changement d’échelle qu’il faut considérer : depuis le début de l’ère industrielle, les pollutions, autrefois limitées aux nuisances locales liées à des activités circonscrites (effluves, déversements, etc.) sont devenues globales, incluant des circulations transnationales de produits toxiques (plastiques, pesticides, déchets, etc.). Le réchauffement climatique est l’incarnation la plus évidente du caractère global du phénomène, puisque les conséquences d’activités humaines géographiquement situées affectent diversement l’ensemble des écosystèmes terrestres, parfois à des milliers de kilomètres de leur origine : sécheresse, désertification, survenue de phénomènes climatiques extrêmes, effondrement général de la biodiversité.
3C’est aussi un changement de nature. Les nuisances ont longtemps été majoritairement d’origine organique, liées à la putréfaction des corps et des végétaux ou à leur transformation industrielle : l’hygiène publique, destinée à promouvoir un environnement sain pour les populations, s’est d’abord intéressée aux eaux croupissantes, aux excreta humains et animaux, à l’évacuation des déchets, sources de nuisances environnementales. En France, le décret de 1810, qui tente de réguler la cohabitation entre l’industrie et les populations urbaines, classe au rang des établissements insalubres, dangereux et incommodes, boyauderies et abattoirs, fabriques d’huile de pied de bœuf, entrepôts de chiffonniers, usines de suif, de noir animal et de poudrette, rouissage du chanvre. Avec l’entrée dans l’âge des machines et la révolution de la chimie industrielle, les pollutions sont de plus en plus d’origine chimique au cours des xixe et xxe siècles : au plomb et au mercure, éléments naturels reconnus depuis des siècles comme utiles quoique dangereux pour la santé humaine, aux fabriques de soude et d’ammoniaque, présentes dès l’Ancien Régime parmi les sources de pollution faisant l’objet d’une régulation, viennent s’ajouter la diversité et la multiplicité des substances synthétiques considérées comme potentiellement toxiques pour la santé humaine et animale, comme pour l’environnement. Le règlement REACH, institué à l’échelle européenne en 2007 pour encadrer la fabrication et les usages des substances soupçonnées d’être nocives, recense aujourd’hui plus de 20 000 produits chimiques à risque pour la santé et l’environnement, sans prétendre en cela à l’exhaustivité.
4C’est, enfin, un changement de temporalité. Conséquence des deux transformations précédentes, la pollution est passée d’un phénomène circonscrit, éphémère ou transitoire, à une réalité pérenne : dans le cas des éléments radioactifs liés à l’activité nucléaire ou aux accidents comme celui de Tchernobyl (1986), de la pollution par les métaux lourds autour de sites métallurgiques à grande échelle – pensons au complexe de Metaleurop, dans le nord de la France, fermé en 2003 mais pollué pour des millénaires par le plomb, le cadmium et l’indium –, ou encore de la dégradation des écosystèmes comme celui des barrières de corail ou des mangroves tropicales, la destruction de l’environnement et la perte de la biodiversité sont, bien souvent, irrémédiables à l’échelle historique. L’expression « polluants éternels » qui désigne, en raison de leur résistance extrême et de leur forte toxicité, les substances per- et polyfluoroakylées (PFAS) présentes en nombre dans les emballages, les shampooings et les cosmétiques, est témoin de cette nouvelle temporalité.
5Ainsi, la charge polluante qui pèse sur les individus (humains, animaux, végétaux) a profondément changé de nature, d’ampleur et de temporalité depuis l’entrée dans l’anthropocène. À chaque époque, les contemporains n’ont pourtant pas assisté à la dégradation de leur environnement sans protester : pétitions contre les soudières marseillaises au début du xixe siècle, mobilisations contre l’amiante à Jussieu depuis 1975, revendications de reconnaissance en maladie professionnelle de la silice inhalée par les mineurs de charbon ou des dangers du chlordécone dans les bananeraies, manifestations populaires des années 1900 face au désastre écologique autour des mines d’Ashio (Japon) ou collectifs de riverains face aux risques des incinérateurs d’ordures ménagères dans les villes occidentales depuis la fin du xxe siècle, l’histoire montre combien les populations sont, de longue date, lucides et mobilisées face aux nuisances environnementales auxquelles elles sont exposées. Depuis un demi-siècle, en particulier, la lutte contre les pollutions a fait l’objet de nombreuses rencontres et manifestations publiques. En 1962, la publication du livre-manifeste de Rachel Carson, Printemps silencieux (Silent Spring), sonnait comme un sinistre présage de la disparition des oiseaux dans un monde aveugle aux dégâts des pesticides de l’agriculture productiviste. En 1972, le premier Sommet de la Terre à Stockholm alertait sur l’urgence d’une action commune et inventait la notion d’« écocide », entendue comme une entreprise d’altération irrémédiable ou de destruction, volontaire ou non, d’un environnement naturel, de sa faune et de sa flore, par une action anthropique. Depuis lors – et en particulier après chaque catastrophe –, les acteurs ne cessent de proclamer l’avènement d’une « prise de conscience » collective de la fragilité de notre planète, ignorant un passé de vigilance et de mobilisations. Rien de mieux que l’affirmation de ce sursaut salutaire pour se dédouaner de la prétendue cécité du passé : désormais, le changement serait en marche.
6Comment mesurer la toxicité croissante du monde dans lequel nous vivons ? Les pollutions – qu’elles concernent l’environnement général ou l’espace de travail – et leurs conséquences sanitaires sur ceux et celles qui y sont exposés ont fait l’objet d’une accumulation massive de savoirs dont beaucoup ont abouti à des consensus scientifiques établis. Question fondamentale pour une histoire et une sociologie des savoirs : que faire de ces savoirs accumulés ? Si l’on connaît bien les pathologies environnementales liées à certaines émanations industrielles, à la circulation automobile, au chauffage urbain ou à l’usage des pesticides dans l’agriculture, on saisit difficilement l’effet « cocktail » de la coexistence de ces risques, suspecté d’être dramatique. Paradoxe, l’accumulation de ces savoirs scientifiques, médicaux et épidémiologiques n’est pas exclusive d’une ignorance parfois fabriquée, souvent partagée, ni d’un processus de fragmentation/segmentation qui aboutit, in fine, à ignorer ce que l’on sait.
7Ainsi, depuis deux siècles et, de manière accélérée depuis quelques décennies, se sont fait jour à différentes échelles (individuelle, locale, nationale ou continentale) des modifications des comportements et des politiques publiques parfois ambitieuses, pourtant à l’évidence insuffisantes pour enrayer le cours de la contamination globale. Pire, les tentatives de régulation des nuisances industrielles cherchant à combiner ordre public, croissance économique et santé des populations ont très largement abouti, sur le long terme, à un accommodement des sociétés aux risques environnementaux. En mêlant dans une même causalité l’ensemble des environnements délétères auxquels sont exposés les individus (travail, logement, alimentation, etc.), l’hygiénisme du xixe siècle a eu pour héritage de diluer la responsabilité des toxiques à proprement parler dans l’accroissement des inégalités environnementales et sanitaires. À l’échelle d’une ville, d’une nation, d’un continent ou à l’échelle globale, l’inégale répartition des ressources et des contraintes, les migrations forcées des réfugiés climatiques, les circulations des mains d’œuvre comme celles des déchets toxiques produisent des disparités qui sont désormais envisagées au prisme de la justice environnementale, comme l’ont montré des drames tels que celui de la pollution massive de l’eau potable dans la ville majoritairement afro-américaine de Flint, aux États-Unis (2014).
8L’histoire de la pollution est donc celle d’un accommodement à la toxicité du monde. L’eau, les sols, l’air extérieur et intérieur – le premier désormais plus pollué dans de nombreux points du globe que le second, par les colles, vernis et peintures qui peuplent notre quotidien –, l’alimentation ou encore les emballages sont devenus les ingrédients de la cuisine des poisons légaux qui constitue notre environnement.
Bibliographie
Boudia S. et Jas N., Gouverner un monde toxique, Versailles, Quae, 2019.
Jarrige Fr. et Le Roux Th., La Contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Le Seuil, 2017.
Massard-Guilbaud G., Histoire de la pollution industrielle en France, 1789-1914, Paris, EHESS, 2010.
Rainhorn J., Blanc de plomb. Histoire d’un poison légal, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
Auteur
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Judith Rainhorn
Judith Rainhorn est historienne, professeure à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (UMR 8508).
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