1Si nous avons la chance en France de vivre dans un pays où la vérité scientifique sur l’origine humaine du changement climatique ne fait plus débat, il n’en reste pas moins vrai que nous continuons à nous disputer violemment sur les actions qui devraient être mises en œuvre, aux niveaux des consommateurs, des producteurs et des institutions publiques ou financières, pour affronter nos responsabilités envers la nature et les générations futures. Qui devrait faire quoi, quand et comment ? Qui doit payer ?

2Un océan sépare les « techno-optimistes » des « décroissantistes », ceux qui ne se sentent pas concernés de ceux qui manifestent de plus en plus fréquemment pour le climat. Pour ceux qui prônent une réduction conséquente de notre pouvoir d’achat et un retour à la nature, l’idée est insupportable de tenter de poursuivre notre croissance tout en comptant sur des innovations technologiques vertes pour organiser une transition heureuse.

3La transition écologique est absolument indispensable et urgente si nous voulons offrir aux générations futures les mêmes chances d’épanouissement qui ont été les nôtres. Si l’ennemi est clairement identifié (nos émissions de gaz à effet de serre), le plan de bataille est inexistant, et les experts en stratégie climatique sont ignorés. Pour preuve, nos troupes se sont enlisées dans une course de lenteur depuis 30 ans que cette guerre mondiale a été déclarée (les émissions mondiales ont augmenté de 50 % durant cette période). La radicalité des changements de mode de vie et de production à venir d’ici la fin de la décennie appelle à plus de clarté dans la marche à suivre, notamment au niveau de chacun d’entre nous.

4Il y a bien des façons d’améliorer le sort de la prochaine génération. Par exemple, on peut accepter de réduire un peu plus en 2022 notre endettement public. Le coût de notre dette publique à 30 ans est de 1 % par an. Cela veut dire que chaque euro public économisé aujourd’hui permet de réduire le fardeau du remboursement de la dette en 2050 de 1,33 euro.

5On peut aussi décider d’accélérer nos efforts de réduction des émissions de CO₂. Pour un budget carbone donné compatible avec l’objectif de 2 °C, réduire d’une tonne nos émissions de CO₂ aujourd’hui permet de réduire l’effort de réduction des émissions d’une tonne en 2050. Cela aussi représente une amélioration du sort de la prochaine génération. Les modèles utilisés dans les ministères pour mesurer les coûts d’abattement de gaz carbonique suggèrent qu’un euro d’effort d’abattement dépensé aujourd’hui permet d’économiser environ 9 euros de coût d’abattement en 2050. En d’autres termes, investir pour le climat a un « rendement » de 8 % par an. Nous pouvons espérer que les progrès technologiques dans le véhicule électrique, le stockage de l’électricité, le solaire et éolien ou l’hydrogène par exemple seront importants. Mais ce chiffre suggère qu’ils ne seront pas suffisants pour compenser le fait que nous devrons aller chercher « avec les dents » les réductions d’émission dans des secteurs particulièrement complexes à décarboner, comme l’aérien et l’alimentation.

6Reprenons. Pour le même euro dépensé soit dans la réduction de la dette soit dans la réduction des émissions, le premier permet d’offrir un supplément de pouvoir d’achat en 2050 de 1,33 euro tandis que le second engendre 9 euros à la même date. Il n’y a donc pas à hésiter ! Il faut massivement investir dans la décarbonation de notre économie. Pas demain, pas après-demain, mais aujourd’hui, quitte à laisser filer la dette si c’est pour la noble cause de la lutte contre le changement climatique.

7Ce raisonnement « d’arbitrage » entre deux stratégies pour améliorer notre avenir n’est néanmoins pas complètement pur intellectuellement. En effet, sauf à penser que la France pourrait faire défaut, réduire la dette a un rendement certain de 1 %. Mais il faut reconnaître que les vrais coûts de la décarbonation complète de notre économie en 2050 sont hautement incertains. Quels seront par exemple les coûts d’un mix électrique complètement décarboné en 2050 dans une économie où tous les secteurs auront été eux-mêmes électrifiés ?

8Certains, comme mon collègue Philippe Quirion du CIRED à Paris, pensent que le kWh ne sera pas plus onéreux alors qu’il ne l’est aujourd’hui. Le rapport RTE publié en octobre 2021 suggère, lui, un surcoût de 20 %. D’autres encore supposent que la décarbonation complète de ce mix sera soit techniquement impossible, soit extrêmement cher.

9Dans un article récent, j’ai montré que le profil de risque des bénéfices en 2050 de nos efforts de décarbonation ressemble à celui d’un investissement dans notre mix économique français, dont le rendement moyen sur le siècle écoulé a été d’environ 4 % par an. Un euro investi aujourd’hui donnerait donc en espérance un bénéfice de 3,11 euros en 2050 s’il est investi dans le capital productif de notre économie, et 9 euros s’il était investi dans la décarbonation. La conclusion reste donc la même, même si la puissance de l’argument en faveur d’actions climatiques immédiates s’en trouve un peu amoindrie.

10Cette analyse suggère qu’il faut imposer un prix du carbone en France qui soit bien plus élevé que celui qui prévaut aujourd’hui. Un prix autour de 160 euros par tonne de CO₂ aujourd’hui, grimpant chaque année de 4 % jusqu’à atteindre environ 500 euros en espérance en 2050, paraît justifié. Ces chiffres donnent une idée des défis considérables associés à notre ambition climatique en France et en Europe.

11Chaque énergie a ses défauts. Les énergies fossiles engendrent, entre autres, le changement climatique. Les biocarburants accaparent des terres anciennement utilisées pour produire des aliments, ce qui en augmente le prix chez nous et pourrait entraîner des famines ailleurs. Le nucléaire engendre des déchets de haute activité et à vie longue, et l’on n’a pas aujourd’hui de solution permettant d’éviter de transmettre ce fardeau aux générations futures. Les pompes à chaleur sont bruyantes, en plus d’avoir une esthétique discutable. Les éoliennes en mer perturbent les migrations d’araignées de mer en Baie de Saint-Brieuc. Les turbines éoliennes terrestres abîment nos paysages.

12Vivre, c’est choisir. Et l’art de faire des choix, individuels ou collectifs, nous oblige à comparer les différents impacts, positifs et négatifs, que ces choix engendrent. Mais comment comparer des impacts aussi hétérogènes que sur la biodiversité, la santé, le bruit, la beauté d’un paysage, le climat des générations futures ou le pouvoir d’achat de nos concitoyens ? Ces choix imposent des arbitrages, qui ne sont rationalisables qu’à travers l’explicitation de la valeur de ces choses. Que suis-je prêt à sacrifier pour vivre dans un environnement plus sain, pour bénéficier d’un paysage plus harmonieux, ou pour réduire mes émissions de CO₂ ? Si ces sacrifices s’expriment par une perte de pouvoir d’achat, la réponse à ces questions nous donne une valeur monétaire à ces impacts protéiformes, ce qui n’a d’autre intérêt que celui de les comparer en termes de mérite ou démérite à produire du bonheur. Ces valeurs permettent d’objectiver nos choix, mais elles constituent aussi un outil d’aide à la décision pour produire un plus grand bien-être à partir de nos ressources limitées. Si, entre deux habitations à toutes choses égales par ailleurs, je préfère celle qui a un beau paysage mais qui coûte 10 000 euros de plus, c’est que j’accorde au moins une telle valeur à ce paysage. Tout pouvoir souverain poursuivant le bonheur de son peuple devrait tenir compte de cette valeur sociétale dans l’évaluation de toute politique affectant le paysage. Si cette politique engendre des impacts dont la valeur sociétale nette est positive, alors elle devrait être entreprise.

13Les économistes ont développé des méthodes pour essayer d’estimer ces valeurs, notamment pour valoriser des biens non marchands, comme la santé et l’environnement. Par exemple, un article récent sur des données britanniques montre que l’installation d’une éolienne à moins d’un kilomètre engendre une perte de valeurs des biens immobiliers de 5 %, mesure de la perte de bien-être pour nos concitoyens exposés. Ce n’est pas mince. L’intégration d’une telle donnée dans la comparaison des coûts (économique, paysage, bruit, biodiversité, intermittence) et des bénéfices (valeur du CO₂ non émis) sociétaux devrait éclairer la décision publique relative aux investissements éoliens. Elle justifie d’éloigner les éoliennes des zones fortement urbanisées. Elle devrait aussi obliger la puissance publique à renforcer les compensations aux zones rurales qui vont devoir subir cette perte de bien-être au profit de l’ensemble de la communauté. Cette analyse des coûts et des bénéfices devrait être généralisée à l’ensemble de nos actions vertes. Pour confronter les politiques et leurs électeurs à leurs propres contradictions, donnons une valeur aux choses qui nous sont chères, pour conduire une action publique qui va dans le sens de l’intérêt général plutôt que de celui de certains intérêts particuliers capables de crier plus forts que les autres.