1À l’heure où la question des migrations occupe une grande place du débat public, il n’est pas inutile de replacer ce phénomène typiquement humain sur le très long terme. Pour les sociétés anciennes qui ne nous ont pas laissées de textes, l’archéologie est alors notre principal outil d’étude, aidé maintenant de la génétique. La diffusion dans l’espace d’une culture matérielle caractéristique permet d’établir une migration, que des analyses génétiques pourront confirmer – tout en se gardant d’assimiler culture et biologie. Mais même pour des périodes plus récentes, la confrontation entre les textes et l’archéologie peut être éclairante.

2On a pu définir les humains comme de grands singes migrateurs, à la différence des autres primates. Certes, un certain nombre d’animaux migrent – oiseaux, saumons, tortues, cétacés, etc. – mais la plupart du temps lors de migrations saisonnières liées au climat et à la reproduction. De telles migrations sont attestées aussi chez certaines sociétés humaines, liées en général au pastoralisme et à la transhumance, mais restent très minoritaires ; de même qu’il existe des sociétés en partie nomades, comme les Tsiganes ou Roms, en général mal perçues par les sédentaires, et en voie de sédentarisation.

3Les premières migrations connues sont celles dites de la sortie d’Afrique, successivement par les Homo erectus il y a environ deux millions d’années, puis par leurs descendants Homo sapiens (c’est-à-dire nous-même), il y a environ 150 000 ans – dans l’état actuel de nos connaissances. Il ne faut cependant pas imaginer des déplacements en rangs serrés, mais plutôt, à chaque génération, un élargissement du territoire habituellement parcouru par ces petits groupes de chasseurs-cueilleurs, compte tenu aussi de l’immense distance temporelle : il aura fallu des milliers, sinon des dizaines de milliers, d’années pour que les humains « sortis » d’Afrique, ou plutôt leurs descendants, atteignent les rives du Pacifique. Dans la mesure où l’Afrique est un continent immense aux ressources abondantes, ce n’est sans doute pas la pénurie qui aura poussé certains individus à s’aventurer à chaque fois un peu plus loin : on est obligé, faute de mieux, d’invoquer alors la curiosité, une des caractéristiques de notre espèce.

4Quant aux Erectus, ils poursuivirent leur évolution dans les différentes régions de l’Eurasie où ils s’étaient installés. Ainsi, il y a 300 000 ans, émergèrent en Europe et au Proche-Orient les Néandertaliens, en Asie les Denisoviens, ainsi que deux espèces de plus petite taille, Homo floresiensis dans l’île indonésienne de Florès et Homo luzonensis dans l’île de Luçon aux Philippines – dans l’état actuel des connaissances. Les Erectus restés en Afrique débouchèrent de même sur les Homo sapiens. Certains de ces derniers s’aventurèrent à leur tour hors d’Afrique et se croisèrent occasionnellement avec des Néandertaliens et des Denisoviens. Ils parviennent dès – 60 000 en Australie, ou plutôt dans le continent appelé Sahul, qui réunissait alors Australie et Nouvelle-Guinée avant la remontée des océans consécutive à la fin de la dernière glaciation, il y a 12 000 ans. Ils ne se dirigent que plus tard vers l’Europe, où ils se répandent à partir de 40 000 ans, même si de petites incursions, néanmoins sans lendemain, auraient pu avoir lieu plus tôt, comme semblent le suggérer les découvertes récentes de la grotte Mandrin dans la Drôme. Ils sont signalés à partir de 25 000 ans dans le nord de l’Amérique, qu’ils atteignent par le détroit de Béring, alors émergé.

5Néanmoins, au début de l’actuelle période interglaciaire, il y a donc 12 000 ans, ne vivent encore sur l’ensemble de la planète qu’environ deux millions d’Homo sapiens. Une invention, l’agriculture sédentaire, que l’on appelle « révolution néolithique », allait radicalement transformer leur histoire et en faire la plus redoutable espèce invasive qu’ait connue la planète. Elle eut lieu de manière indépendante en plusieurs régions, au Proche-Orient, en Chine, en Nouvelle-Guinée, dans les Andes, en Mésoamérique, en Afrique, et est issue des nouvelles conditions environnementales de l’interglaciaire, associées à une complexité croissante du cerveau des Sapiens – ce n’est qu’à partir de 40 000 ans qu’ils commencent à dessiner sur les parois des grottes. Alors que les chasseuses-cueilleuses n’ont un enfant que tous les trois ou quatre ans, les agricultrices des sociétés traditionnelles, et jusque dans l’Europe des débuts du xx^e siècle, en ont un chaque année, même si beaucoup meurent en bas âge. Ainsi, en dix mille ans, c’est-à-dire à peine 4 % de la durée d’Homo sapiens, l’humanité passa de deux millions à près de huit milliards.

6Ainsi apparut un nouveau type de migrations, celles dues à une démographie excessive, du moins par rapport aux possibilités de l’environnement immédiat (ce que l’on appelle la « capacité de charge), mais aussi par rapport aux règles sociales et politiques du moment. Ainsi, alors que l’Europe est vaste et riche en ressources, lorsque quelques milliers de colons agriculteurs venus du Proche-Orient y pénètrent à partir de la fin du VII^e millénaire avant notre ère, ils ne mettront que deux mille ans à peine pour s’étendre jusqu’aux rives de l’Atlantique – où ils resteront d’ailleurs bloqués jusqu’au xvi^e siècle de notre ère. En effet, constate l’archéologie, dès qu’un village atteint un effectif d’entre cent à deux cents habitants, il se scinde et une partie part fonder un autre village un peu plus loin, comme si la gestion d’un nombre plus grand n’était pas envisageable. De fait, une fois l’Atlantique atteint et la pression démographique continuant, apparaissent des tensions sociales plus fortes, aussi bien entre communautés, comme le montre l’édification de fortifications autour des villages jusque-là ouverts, mais également à l’intérieur des communautés, avec des différences sociales croissantes entre individus, comme l’indiquent les objets retrouvés dans les cimetières.

7Ces grandes migrations agricoles ont été particulièrement bien étudiées pour l’Europe, qui dispose de la plus forte concentration d’archéologues. Mais on peut les suivre également en Asie orientale, à partir des deux bassins du Fleuve Jaune et du Yangzi, du nord vers le sud. En Océanie, les étonnantes navigations polynésiennes, à partir de Taïwan, coloniseront d’île en île, en trois mille ans à peine, le plus grand océan du monde, apportant l’agriculture (et un type de céramique dit Lapita, que pistent les archéologues) dans des archipels encore vides d’humains, grâce à des explorations qui partaient à l’aventure sur des pirogues à balancier sans connaître leur point d’arrivée – quitte à revenir en arrière une fois la moitié de leurs provisions épuisées. En Afrique, les migrations des agriculteurs bantous, issues des régions centrales du continent, en colonisent peu à peu toute la moitié méridionale, au détriment des chasseurs-cueilleurs Pygmées et Khoisans. L’expansion de l’agriculture dans les Amériques n’est pas encore complètement documentée dans ses détails.

8La croissance continue de la démographie humaine provoque l’émergence des premiers États à partir de la fin du IV^e millénaire, d’abord en Égypte et en Mésopotamie, puis rapidement en Iran, dans la vallée de l’Indus et en Chine, mais aussi au Pérou avec le site de Caral, puis en Mésoamérique. Avec les États, régimes la plupart du temps autoritaires, monarchiques ou oligarchiques mais aussi guerriers, d’autres formes migratoires sont inventées, principalement violentes. Les États tendent en effet à s’accroître indéfiniment aux dépens de leurs voisins – sauf si ces voisins résistent ou même leur rendent la pareille. Une partie de ces guerres de conquête avaient d’ailleurs pour but de se procurer des esclaves, créant ainsi des migrations inversées, ce qui sera fait plus tard en gros par la traite esclavagiste arabo-musulmane puis par la traite européenne atlantique, dans les deux cas aux dépens des sociétés subsahariennes. De même, on estime que la conquête de la Gaule par les légions de Jules César engendra, outre un demi-million de morts, un autre demi-million d’esclaves emmenés en Italie.

9Les États, antiques ou modernes, inaugurèrent aussi trois autres formes de migrations. D’une part la déportation de populations entières, comme le pratiqua l’empire assyrien et d’autres, et dont finalement les génocides des Arméniens et des Juifs d’Europe ne furent que le sinistre prolongement. D’autre part l’exil, de gré ou de force, de personnes persécutées, ce qui se généralisera à partir du xix^e siècle et constitue une grande partie des flux migratoires actuels. Et enfin les exodes ruraux massifs qui, à l’époque des premières villes, ont permis leur naissance, mais qui vont évidemment exploser avec la révolution industrielle, au point qu’une grande partie de la population mondiale est désormais urbaine.

10Quant à l’empire romain, contemporain de deux autres empires comparables, la Perse et la Chine, il était censé avoir disparu sous le coup des « invasions barbares ». La collaboration étroite de l’histoire et de l’archéologie a singulièrement modifié cette image. En réalité ces « peuples barbares » n’étaient pas des entités fixes et permanentes mais des regroupements occasionnels et provisoires ; ils n’étaient pas mus par une volonté destructrice mais aspiraient au contraire à se fondre dans l’empire et leurs vestiges témoignent d’un rapide métissage culturel ; et, de surcroît, la plupart étaient déjà christianisés. De ces métissages naîtra l’Europe du Moyen Âge.

11C’est par une réécriture de l’histoire que ces temps ont été noircis par des chroniqueurs, le plus souvent postérieurs aux événements. Ce qui ne manque pas de nous rappeler une dernière caractéristique des migrations, outre leurs causes démographiques, leurs manifestations souvent violentes et les brassages et métissages permanents qu’elles engendrent : l’émigrant est rarement bienvenu, c’est le « barbare » (littéralement, en grec ancien, celui qui ne parle que par « borborygmes ») aux mœurs étranges et menaçantes, bref, le bouc émissaire idéal.