Les villes
p. 88-91
Texte intégral
1L’accélération de l’urbanisation, qui concentre aujourd’hui, selon les définitions choisies et les outils de mesure, entre 57 et 76 % de la population mondiale, dessine un monde inédit. La condition urbaine est non seulement majoritaire mais implique aussi une pression très forte sur les ressources planétaires qui aboutit à une mise en dépendance du monde pour satisfaire les besoins des villes. L’expérience commune de la ville ne signifie pas une homogénéisation de la vie citadine. Les mondes urbains sont éminemment pluriels, en termes de peuplement, d’héritages matériels et culturels, de représentations et de configurations politiques. L’histoire récente de cette accélération urbaine, sur les deux derniers siècles, s’accompagne de nombreuses incertitudes, vulnérabilités et tensions sociales, politiques et écologiques qui questionnent la possibilité d’édifier un monde en commun. À l’heure de l’anthropocène, il convient dès lors de se pencher sur quelques tentatives de construction du commun dans les espaces urbains, de reconnaître les menaces qui pèsent sur eux et les mobilisations des villes, tout au long du dernier siècle jusqu’à aujourd’hui, pour construire un monde commun.
2L’accélération urbaine des deux derniers siècles, en lien d’abord avec la révolution industrielle puis avec ce que l’on nomme parfois la transition urbaine, constitue une transformation inédite de l’organisation du peuplement sur la planète. Le renversement de l’équilibre démographique au détriment des campagnes s’est accompagné de mutations sans précédent des rapports de pouvoir, des modes de vie, de l’organisation économique et sociale et du rapport au milieu naturel. Les nouveaux espaces urbains eux-mêmes sont les lieux d’invention de nouvelles expériences de vie, d’organisation collective, de création culturelle et de progrès collectif. Mais les dynamiques sociales, économiques et politiques peuvent faire de la ville une instance de fragilisation voire de destruction du monde commun, hérité ou vécu, sous l’impact des inégalités, des ségrégations, des vulnérabilités, de la confiscation des biens communs, sources de violences et de désordre.
3Néanmoins, face à la menace toujours présente de la déstabilisation, face à la crise urbaine, c’est le rôle des politiques publiques que de tenter de gouverner la ville dans le sens de l’intérêt collectif et de la préservation d’un monde en commun. La ville haussmanienne est par excellence l’incarnation de la ville ségréguée et inégalitaire. Elle a donné naissance aux banlieues ouvrières et populaires, épicentres de nouvelles cultures de classe et de radicalités. Dans le Grand Paris des xixe et xxe siècles, tout oppose les villes « prolétariennes » aux villes résidentielles et bourgeoises.
4Le patriotisme municipal et l’entre-soi de ces mondes urbains antagonistes n’ont pas pour autant empêché la métropole de devenir un laboratoire des politiques urbaines intercommunales. En dépit des ségrégations et des rivalités, capitale et villes de banlieues ont édifié dans la première moitié du xxe siècle des réseaux mutualisés de commodités urbaines essentiels à la vie métropolitaine : électricité, eau, transports en commun, assainissement, traitement des déchets, pompes funèbres et cimetières, etc. Ses services urbains partagés, nés de la volonté d’élus de toutes les sensibilités partisanes, ont ainsi permis d’imposer des cahiers des charges et une tarification unique à de grands groupes industriels et financiers qui exerçaient un monopole et délaissaient les territoires suburbains les plus éloignés et les moins densément peuplés. Des leçons peuvent être tirées de l’histoire de la fondation de ces réseaux de service public du Grand Paris : la première tient à l’importance, face à la puissance économique, de la délibération politique et démocratique, incarnée par des élus légitimés par leur pratique et leur connaissance des territoires qu’ils gouvernent ; la seconde souligne l’importance des politiques de péréquation et de redistribution qui contraignent l’État et les villes riches à financer les services publics et le désenclavement des communes les plus pauvres, afin de mettre en réseau les infrastructures de la ville en commun.
5Si la guerre n’est pas nouvelle dans l’histoire humaine, force est de constater que l’urbanisation a elle aussi placé la ville au centre des logiques belliqueuses de destruction. La notion d’urbicide, au cœur des enjeux géopolitiques dans l’Europe des Balkans comme au Proche-Orient depuis une cinquantaine d’années (Yougoslavie, Liban, Palestine, Irak, Syrie, Yémen) mais aussi dans certains pays africains ou en Asie, qualifie le recours à une violence militaire ciblant spécifiquement la ville. En tant qu’espaces de diversité et de coexistence sociale et culturelle, les villes peuvent constituer des lieux de résistance face à des projets politiques hégémoniques. Les politiques qualifiées d’urbicide visent à réduire ces résistances en détruisant les lieux même, dans leur matérialité mais aussi dans leur dimension symbolique, qui font de l’espace urbain le support de cette diversité. Dans cette perspective la ville peut apparaître comme l’incarnation d’un commun possible, né de mobilisations et de résistance, mais un commun rejeté par certains groupes et courants politiques.
6Les exemples de Homs et d’Alep, en Syrie, incarnent ces mobilisations révolutionnaires des villes contre un régime despotique et responsable d’une aggravation des inégalités. En écho avec les mobilisations des soulèvements arabes, en 2011, des mouvements populaires massifs ont contesté l’ordre politique et tenté, notamment dans le cas d’Alep, de construire des institutions alternatives, non sans fragilité et contestations internes. La répression du régime de Bachar Al Assad, appuyé après 2015 par les forces militaires russes, a conduit à des destructions massives des tissus urbains. Les espaces de vie ordinaires ainsi que des monuments et des lieux exprimant l’identité urbaine dans la longue durée, notamment des mosquées ou des souks, ont été pillés, saccagés, bombardés et démolis. De nombreux combattants mais aussi des habitants ordinaires ont été tués, tandis que l’environnement pollué et les infrastrucures détruites dégradent durablement la santé de ceux qui continuent de vivre dans la ville.
7Ces expériences tragiques et hélas répétées font ressortir plusieurs enseignements. D’abord, les villes sont des lieux de coexistence de groupes aux histoires et aux aspirations parfois partagées mais aussi souvent en conflit. Ensuite, au nom même de leurs richesses et du symbole que constituent leur diversité et leurs héritages, elles sont des lieux convoités et que les forces adverses veulent dominer. Enfin, l’expérience des urbicides renvoit aussi à la domination parfois mortifère que les États modernes entendent le plus souvent exercer sur les villes et les projets d’autonomisation qui s’y structurent, au risque de ruiner les tentatives d’y construire, avec toutes les difficultés que cela implique, du commun.
8Face aux défis auxquels elles sont confrontées, les villes ne se contentent pas d’agir à leur échelle. Depuis plus d’un siècle, elles se mobilisent collectivement en formant des réseaux de plaidoyer et de partage d’expériences qui sont devenus des institutions essentielles de la construction d’un monde commun. L’Union internationale des villes, née en 1913, a placé les questions du logement, des réseaux de services publics et d’urbanisme parmi ses priorités. Tout au long du xxe siècle, les associations de villes se sont mobilisées pour accroître leurs champs de compétences en promouvant la décentralisation ; elles se sont efforcées d’étendre leur action de l’Europe occidentale et des États-Unis vers l’Amérique latine ou l’Afrique décolonisée, dans une logique de solidarité et d’échange d’expérience. Les villes se tournent aussi vers les organisations internationales et leurs outils de financement. L’Union européenne s’appuie aussi sur elles. À partir des années 1990-2000, les villes en réseau se mobilisent fortement autour des enjeux environnementaux plus climatiques, visant à accélérer les décisions et les politiques face à des États perçus comme moins engagés. Ces initiatives bénéficient des apports des mouvements sociaux structurés à l’échelle des villes, qui leur fournissent des thèmes et des modes d’action ainsi que de nombreux cadres, souvent issus des mouvances sociales-démocrates et réformistes puis à partir des années 1990, des mouvements écologistes.
9Ainsi, durant l’entre-deux-guerres, en banlieue parisienne, le maire de Suresnes, Henri Sellier, figure emblématique du socialisme municipal et du logement social, incarne un municipalisme réalisateur et fédérateur qui finit par transcender les frontières nationales et préfigurer la fondation d’une internationale des villes et des métropoles. Un siècle plus tard, en 2000, le maire écologiste de Bogota Enrique Peñalosa incarne la même volonté réformatrice et transformatrice des villes en défendant le projet Transmillenio, un système de bus à haut niveau de service, qu’il contribue à promouvoir sur tous les continents. Cet édile illustre, à partir d’une ville du Sud, la force de cette logique d’expérimentation et de diffusion. Ces mobilisations transnationales sont aussi le fait de collectifs d’habitants luttant pour leur droit à la ville. Fondé en Afrique du Sud en 1996 et regroupant des militants d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, Shack/Slum Dwellers International est un réseau de collectifs d’habitants de quartiers populaires résistant aux projets de démolition de leurs quartiers portés par des gouvernements nationaux et locaux. Ils échangent expériences et savoir-faire et plaident leur cause dans les arènes urbaines et internationales. Par ce biais, les villes et leurs divers représentants entendent donc peser sur la définition d’un monde commun où elles constituent une majorité démographique à la représentation politique souvent tronquée, et alors que les transformations du monde capitaliste et liées aux crises écologiques les placent, avec leurs populations, dans une situation de grande vulnérabilité.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Adisson F. et al. (dirs), Pour la recherche urbaine, Paris, CNRS Éditions, 2020.
10.4000/books.editionscnrs.36903 :Bellanger E., « Contrôler et pacifier la métropole pour mieux la gouverner », in Le Galès P. (dir.), Gouverner la métropole parisienne. État, conflits, institutions, réseaux, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2020, p. 43-63.
Saunier P.-Y. et Ewen Sh. (dirs), Another global city: historical explorations into the transnational municipal moment, 1850-2000, New York, Palgrave Macmillan, 2008.
10.1057/9780230613812 :Verdeil É. et Atelier cartographique de Sciences Po, Atlas des mondes urbains, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2020.
Auteurs
-
Éric Verdeil
Éric Verdeil est professeur de géographie et études urbaines à Sciences Po, école urbaine, et chercheur au Centre de recherche internationale (CERI).
-
Emmanuel Bellanger
Emmanuel Bellanger est historien, directeur de recherche au CNRS, Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (UMR 8058) de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et du CNRS.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007