1Un monde commun. Est-ce une réalité ? Est-ce un rêve… qui peut virer au cauchemar, une idée que l’on hésite par conséquent à inscrire au rang des utopies ou des dystopies ? Est-ce une finalité partagée ? Est-ce une nécessité, une forme d’organisation qui répond, par exemple, à des besoins d’ordre économique, à des valeurs et des principes, à une aspiration esthétique, etc. ?

2De quoi un monde commun pourrait-il d’ailleurs être fait ? De mots compris de tous, d’imaginaires ou de souvenirs partagés, de connaissances transmises, de pratiques, d’usages, d’actes accomplis ensemble, d’objectifs et d’engagements poursuivis « coude à coude », dans l’union et le consensus ? Est-il d’une manière ou d’une autre associé à la conception d’une « condition humaine », voire d’une condition du vivant, marquée par la finitude ? Surgit-il de la volonté collective, qui s’est par exemple exprimée en accordant le statut de patrimoine mondial à certains lieux ?

3Un monde commun : est-ce toujours ce qui nous rapproche, nous relie ou est-ce aussi, dans certaines circonstances, ce qui nous divise et nous éloigne de certains groupes ? Peut-on réfléchir au monde commun sans penser également ce qui nous différencie, parfois nous oppose, et qui exige des médiations, des traductions, des formes d’attention, des circulations, des explorations, et peut-être aussi parfois des batailles et des formes de résistance ?

4Si tout un chacun peut sans doute associer à l’idée de monde commun une expérience inscrite dans la vie ordinaire ou liée à des épisodes clé de l’histoire humaine, elle est tout sauf une évidence. Pourtant, sa dimension politique – celle qui renvoie tant à la réunion des êtres humains dans une même société qu’aux institutions –, et plus largement relationnelle la rend incontournable. Crises, conflits, épidémies mettent l’enjeu d’un monde commun au premier plan de tous les agendas gouvernementaux, des mobilisations collectives et des réflexions politiques. Cette centralité fait du monde commun un sujet majeur pour les sciences humaines et sociales : en se consacrant à la connaissance des sociétés et des êtres humains, elles abordent le sujet de multiples manières, de façon directe ou non, quasi-obligées dans la mesure où il constitue un enjeu récurrent et crucial de leur histoire.

5Partant de ce constat, cet ouvrage est le fruit d’un désir : celui de mettre en évidence et de partager un état des connaissances et des questionnements élaborés en 2023 par les sciences humaines et sociales sur la manière dont les êtres humains ont fait, font et pourront faire monde commun, les écueils et les difficultés qu’ils rencontrent dans cette entreprise. Il est aussi issu d’un souhait : celui de proposer un ouvrage lui-même collectif, c’est-à-dire porté par une équipe, celle de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS, sur le plan de la conception et de la réalisation, et par la réunion de multiples autrices et auteurs qui, sans prétendre incarner les sciences humaines et sociales, en portent la voix ensemble.

6La chose n’est pas si courante, a fortiori dans sa visée englobante pour les sciences humaines et sociales et dans son ambition d’être lu par des lectrices et des lecteurs qui n’exercent pas le métier de chercheur. En effet, les chercheuses et chercheurs des sciences humaines et sociales, comme leurs collègues des autres sciences, ont une activité qui se traduit notamment par des publications scientifiques : articles, chapitres d’ouvrage, ouvrages, rapports, etc. Ces publications sont principalement destinées à leurs pairs ; parfois, ils se risquent à des publications pour un public extra-académique. Souvent, ils choisissent de diffuser leurs connaissances en enseignant, en devenant commissaires d’exposition, en réalisant des documentaires audiovisuels, en intervenant dans la presse écrite, télévisuelle, radiophonique, etc. Mais ils le font à titre individuel ou dans de petits collectifs réunis à l’occasion d’un projet scientifique commun. Rarement se réunissent-ils de façon large, pour créer un opus de sciences humaines et sociales à même d’être apprécié par des lecteurs parfois éloignés du monde académique.

7Des chercheuses et chercheurs des autres sciences – physique, mathématiques, informatique, chimie, biologie, écologie, ingénierie –, ont largement fait leur cette ambition pour leurs sciences et ont exploré divers formats pour y répondre : ouvrage de synthèse illustré sur la connaissance biologique contemporaine, avec Étonnant vivant - Découvertes et promesses du xxi^e siècle (CNRS Éditions, 2017) ; bande dessinée sur les sciences de l’information et des systèmes et plaidoyer pour la promotion des femmes dans ces domaines, avec Les décodeuses du numérique (CNRS Éditions, 2021) ; Tout comprendre (ou presque) sur le climat, par nos collègues des sciences de l’Univers (CNRS Éditions, 2022) ; ou encore, Abeilles. Une histoire intime avec l’humanité, un ouvrage qui choisit, parmi d’autres, un fil directeur emblématique pour embarquer son lecteur dans le sillage des sciences de l’écologie et de l’environnement (Le Cherche midi, 2019). Espérons que le présent ouvrage rejoigne ce chœur de voix scientifiques ! Espérons qu’il mette en évidence, par-delà la spécialisation des savoirs et les difficultés inhérentes à toute tentative de synthèse, l’apport des savoirs et des questions élaborés par les humanités et les sciences sociales pour agir et penser dans un monde confronté, parfois dans la violence, souvent dans des contextes d’inégalités de toutes natures, au défi de (re)créer un monde commun. Gageons que le partage de ces savoirs et de ces questionnements y contribue !

8Faire monde commun, au sens courant du terme, renvoie le plus souvent à l’idée d’un partage, qu’il s’agisse d’une perception ou d’une compréhension, entre plusieurs êtres humains : il ne s’agit pas simplement de coexister dans un même espace, mais d’habiter le même lieu, par la langue, la culture, les sentiments, les émotions, les conceptions, etc. L’expression s’entend à plusieurs échelles : la plupart du temps, on l’emploie au sujet de la pluralité des sociétés humaines sur la planète Terre, ou, au sein d’une même société, d’une pluralité de groupes sociaux. Mais elle pourrait aussi faire sens pour les membres d’une famille, ou pour l’humanité dans son rapport aux animaux et à l’ensemble du vivant. « Faire monde commun » renvoie également à une norme et, à ce titre, a constitué et constitue encore une finalité de l’action, religieuse ou politique notamment. Cette action se traduit de multiples manières, à travers des schèmes éducatifs, des organisations sociales ou encore des valeurs qui déclinent l’idée de « commun » – la solidarité, la fraternité, l’égalité, la justice, etc. Comme norme, « faire monde commun » est une finalité souvent mise à mal : les conflits armés sont l’expression exacerbée et meurtrière des multiples formes de la division sociale ; « faire monde commun » désigne bien souvent un enjeu ou une difficulté, un défi à relever, une action à entreprendre, un lien à préserver et parfois à reconstruire lorsqu’il a été fragilisé ou abimé, quelque chose qui n’a rien d’immédiat ni d’évident, sauf peut-être lors de certaines expériences humaines momentanées – un concert et plus largement une expérience artistique partagée, une réunion politique, une cérémonie religieuse, un repas, etc.

9Les sciences humaines et sociales sont à pied d’œuvre pour rendre compte la manière dont les êtres humains créent et détruisent, font et défont leur monde commun, l’imaginent, le théorisent, l’habitent, lui donnent sens et le représentent, le rejettent ou le recherchent.

10En premier lieu, elles élaborent des questions structurantes qui constituent autant de portes d’entrée dans la réflexion. Le présent ouvrage est ainsi organisé en dix grandes sections : Humanité/animalité ; Migrations et territoires ; Environnement ; Identités et différences ; En société ; Dynamique partagée et conflits ; Inégalités ; Commerce, échanges et interactions ; Communication et transmission ; Art et culture. Sans prétendre à l’exhaustivité, ces sections couvrent une large partie des problématiques associées au fait, à la norme ou l’enjeu du « monde commun », que l’on privilégie une lecture diachronique de l’histoire des sociétés humaines jusqu’à nos jours, une approche spatiale, un questionnement linguistique, une approche ethnographique ou sociologique, une réflexion en termes sensibles ou esthétiques, un prisme d’analyse économique, juridique, politique, etc.

11La première section aborde un sujet qui, d’entrée de jeu, pose la question des limites que nous assignons à cette interrogation sur le monde commun : au sein de l’humanité ou avec et au-delà des seules sociétés humaines ? Avec la section dédiée à l’environnement, elle aiguillonne notre réflexion sur l’enjeu d’un commun que seules peut-être ces sociétés sont à même de créer, d’organiser et de réguler, mais qui sont susceptibles d’impliquer d’autres entités que l’être humain. La troisième section permet de se défaire de l’illusion que le commun s’ancre seulement dans une identité partagée en explorant en quoi, notamment à travers le fait de la pluralité des langues, la diversité peut en être tout autant constitutive. L’ouvrage se consacre par ailleurs largement aux multiples formes de l’interaction entre les êtres humains, en examinant leurs circulations, qui suscitent parfois l’enjeu de la rencontre avec l’étranger, leurs manières d’habiter et de réguler leurs relations (économiques, politiques, sociales, etc.). Il explore les efforts qu’ils déploient pour créer et préserver un monde commun ou les actions qui détruisent celui-ci. Il s’intéresse enfin à tout un ensemble d’actes qui recèlent la possibilité d’un partage (de contenus cognitifs et esthétiques), aux médias et aux capacités qui sous-tendent ce partage.

12Les sciences humaines et sociales apportent par ailleurs des connaissances factuelles sur la manière dont la question du « monde commun » apparaît, est appréhendée et traitée par les groupes sociaux et les sociétés humaines. Chacune des sections recèle une série de chapitres conçus de façon homogène. Ils investissent une facette spécifique de ces questions structurantes. Ils reposent sur une approche disciplinaire singulière et, au sein de cette approche, sur le questionnement d’un auteur, qui n’entend pas « représenter » sa discipline, mais proposer au lecteur un état des grandes avancées de la connaissance en sciences humaines et sociales de ces dernières décennies à partir des intérêts scientifiques qui lui sont propres. Ils contiennent une section bibliographique pour offrir au lecteur la possibilité d’approfondir le sujet traité.

13Enfin, l’hypothèse clé de cet ouvrage est que les sciences humaines et sociales constituent elles-mêmes des ressources pour (re)créer des mondes communs ou comprendre la manière dont certains pourraient émerger, tout autant qu’elles révèlent ce qui cause la déliaison, le conflit, l’absence de sens commun – une étape sans doute indispensable pour conférer du « commun » à un monde qui ne l’est pas spontanément. De l’historien ou de l’archéologue qui révèle la signification de formes esthétiques passées et les usages d’artefacts au linguiste qui éclaire comment les nourrissons apprennent le langage de leurs parents, de l’économiste qui explore les formes de transactions marchandes au chercheur en droit qui analyse comment les droits positifs peuvent instaurer des hiérarchies et des divisions autant que des formes de relations égalitaires, des ethnographes qui nous apprennent d’autres logiques, d’autres règles du jeu (social), au philosophe qui travaille à la clarification conceptuelle des théories et des arguments qui circulent au sein ou entre les sociétés, du spécialiste des mondes fictifs à celui qui explore la surface du globe terrestre et ses sociétés, afin de comprendre les manières d’habiter le monde, de s’y déplacer, de façon forcée ou volontaire, d’y naître et d’y mourir, d’y travailler, d’y produire et d’y consommer, les sciences humaines et sociales élaborent des savoirs, construisent des cadres d’analyse et forgent des clés interprétatives qui rendent épistémologiquement possible la perspective d’un monde commun.

14Au moment de publier cet ouvrage à près de cent plumes, il n’est pas anodin d’établir le constat suivant : dans sa construction, aucune unité du propos n’a été recherchée a priori, comme si les sciences humaines et sociales pouvaient parler d’une seule voix. Une telle unité serait factice et sa visée serait sans doute décalée par rapport à leur dimension critique. Toutefois, une forme de complémentarité et souvent des résonances, voire des cohérences, entre ces sciences émergent de la lecture. De ce point de vue, les sciences humaines et sociales ont sans doute intérêt à remettre sur le métier la question des liens qui peuvent être tissés entre les différentes spécialités, celle des interfaces entre leurs méthodes, des cadres d’analyse qui circulent entre plusieurs disciplines et les réunissent autour d’objets qui, sans doute, forment leur propre monde commun.

15Je souhaite une plaisante et fructueuse lecture à celles et ceux qui voudront embarquer dans le monde commun décrit, analysé, cartographié, mesuré, imaginé et théorisé par les sciences humaines et sociales, et veux remercier ses premiers habitants : François-Joseph Ruggiu, directeur de l’Institut des sciences humaines et sociales de 2017 à 2021, qui a initié le projet ; Alexandre Gefen, directeur adjoint scientifique à l’Institut des sciences humaines et sociales, qui en a coordonné la réalisation ; ses collègues passés et présents, directrices et directeurs adjoints scientifiques à l’Institut des sciences humaines et sociales, qui ont identifié des autrices et des auteurs, formulé les questions qui constituent le sommaire : Caroline Bodolec, Fabrice Boudjaaba, Stéphane Bourdin, Sylvie Démurger, Sabine Effosse, Ricardo Etxepare, Pascale Goetschel, Emmanuel Henry, Sandrine Lefranc, Sandrine Maljean-Dubois, Lionel Maurel, Patrick Pintus, Stéphanie Vermeersch ; Astrid Aschehoug, chargée de la politique de soutien aux revues scientifiques et données de recherche ; Blandine Genthon, directrice générale de CNRS Éditions – sans son insistance et sa bienveillance, l’ouvrage n’aurait peut-être pas vu le jour ; Marie Bellosta, éditrice, pour son attention tant au fond qu’à la forme, et son expertise iconographique ; les autrices et les auteurs, pour leurs contributions et leur engagement dans cette entreprise.