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La démocratie est-elle soluble dans l’islam ?

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Abdellah Hammoudi
, 
Denis Bauchard
, 
Rémy Leveau

Troisième Partie. Trois pays, trois visions, trois rapports à l'islam et à la démocratie

Iran, la nouvelle donne

Farhad Khosrokhavar

Texte intégral

1La Révolution islamique en Iran a marqué une nouvelle ère dans la distribution du pouvoir au Moyen-Orient. L’Iran du chah était l’allié privilégié des États-Unis, aux côtés de l’Arabie saoudite. La révolution le transforme en un adversaire redoutable de l’hégémonie américaine, autorisant les Soviétiques à envahir l’Afghanistan et transformer radicalement la donne géostratégique de la région. La guerre engagée par l’Irak contre l’Iran (1980-1988) en est une autre conséquence : Saddam Hussein entendant annexer les régions arabophones et pétrolières de l’Iran (le Khouzistan), non sans l’aide militaire de l’Occident qui entendait briser l’essor idéologique d’un Iran révolutionnaire, entendant exporter l’islam contestataire dans d’autres parties du monde musulman. La fin de la guerre avec l’Irak et la mort de l’ayatollah Khomeyni en 1989 ont marqué les débuts d’une longue période de gestation où la politique extérieure de l’Iran s’est modérée, sans pour autant amorcer de démocratisation. Ce n’est qu’avec l’élection du président réformateur Khatami en 1997 que le sentiment a prévalu, dans les nouvelles générations, des prodromes d’une ouverture politique. Celle-ci n’a pas résisté à la réaction des milieux conservateurs et c’est sur un constat d’échec politique qu’en 2004 un nouveau président conservateur, Ahmadinejad, a été élu par un électorat déçu du peu d’impact sur le niveau de vie des couches populaires de la présidence réformatrice. L’Iran actuel fait face à de nombreux problèmes dont certains sont la conséquence des attentats du 11 septembre 2001 et de la volonté américaine d’empêcher à tout prix l’accès à la bombe atomique des pays non encore détenteurs de l’arme nucléaire.

Le nucléaire iranien

2En tant que signataire du Traité de non-prolifération nucléaire (1971) ainsi que du traité complémentaire, l’Iran se doit de renoncer à la fabrication de la bombe atomique. Certes, ceci n’interdit pas l’enrichissement de l’uranium, mais la situation géopolitique de l’Iran et son antagonisme à Israël ainsi que certaines de ses transgressions des limites du Traité dans les deux dernières décennies ont poussé les puissances occidentales à exiger que Téhéran arrête le processus d’enrichissement de l’uranium comme témoignage de sa bonne foi quant à son renoncement à l’arme atomique. Les conservateurs aux États-Unis croient fermement que l’implication de l’Iran dans l’enrichissement de l’uranium à un taux élevé signifie sa volonté expresse de se doter, à terme, de l’arme nucléaire et s’opposent vigoureusement à cela. L’Europe, représentée surtout par les pays les plus importants sur le plan économique (la France, l’Angleterre et l’Allemagne) mène des négociations avec l’Iran pour l’arrêt du processus d’enrichissement. Quant à l’Iran, jusqu’à présent, il considère son bon droit d’avoir accès à la technologie nucléaire d’enrichissement d’uranium et, tout en menant des négociations avec l’Europe, refuse de se conformer au compromis proposé par ces trois pays pour arrêter définitivement.

La rupture des relations diplomatiques avec les États-Unis

3En 1980, l’occupation de l’Ambassade des États-Unis par les étudiants de la Voie de l’imam en Iran a mis fin aux relations diplomatiques de l’Iran avec les États-Unis. L’anti-américanisme a été l’un des leitmotiv du mouvement révolutionnaire et l’opposition à Téhéran a été l’un des thèmes constants de la politique américaine depuis cette période. Sous la présidence de George Bush junior, l’Iran s’est vu qualifier d’« axe du mal » par le Président américain, à côté de la Corée du Nord et du régime (depuis mis à bas) de Saddam Hussein.

4Il est vrai que le nouveau contexte régional après le 11 Septembre, l’invasion de l’Afghanistan par les alliés et de l’Irak par les États-Unis ont ouvert une nouvelle ère où la République islamique se sent menacée par une Amérique agressive avec qui de vraies négociations ne sauraient être entamées.

5Le régime iranien croit fermement avoir adopté une conduite exemplaire dans la guerre du Golfe de 1990-1991 ainsi que pendant l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak en 2002-2003 ; en guise de reconnaissance pour sa modération par l’Amérique, l’Iran s’est vu affubler de la dénomination « puissance du mal » par ledit pays.

6Depuis la prise des otages de l’ambassade américaine à Téhéran, les relations politiques avec les États-Unis sont au point mort. Un autre problème est désormais l’identification, au niveau des élites politiques de chaque pays, de l’autre comme n’étant pas « digne de confiance ». Pour l’Iran, les États-Unis sont le pays ennemi par excellence qui vise, par tous les moyens, à déstabiliser l’Iran et à renverser le régime islamique. L’aide apportée par les États-Unis aux Mujahedine Khalq, organisation considérée comme terroriste par les États-Unis mêmes, ainsi que l’envoi des drones sur l’Iran depuis quelque temps pour disposer de renseignements supplémentaires sur le nucléaire iranien sont des éléments qui donnent une image négative du gouvernement américain. Pour une fois, c’est l’Europe qui a pris l’initiative de négociations avec l’Iran. Ici, l’unité européenne s’est affichée de manière patente, l’Iran étant l’occasion de vérifier une Europe unie dans sa politique étrangère, à la différence de l’Irak qui a été le brandon de discorde entre différents pays européens. Mais ces discussions ne sauraient revêtir une quelconque légitimité, sans la souscription des États-Unis à leurs conclusions. Or, jusqu’à avant la réélection de George Bush en 2005, l’attitude américaine consistait à saper les négociations par leur rejet frontal de l’Iran : ce pays, pour les cercles du pouvoir à Washington, n’était pas fiable pour souscrire à un traité en bonne et due forme et les résultats des négociations ne sauraient être pris au sérieux, l’Iran pouvant transgresser les termes du traité comme il l’aurait fait durant les quinze dernières années. Ces négociations ne sauraient toutefois intéresser l’Iran sans l’assentiment des États-Unis. Pour l’Iran ce n’est pas l’Europe qui va tenter de le déstabiliser, mais l’Amérique et par conséquent, la crédibilité européenne se mesure uniquement par sa capacité de faire souscrire les États-Unis aux termes du contrat qu’elle pourrait signer avec l’Iran. Depuis la réélection de Bush, une inflexion a marqué l’attitude américaine vis-à-vis de l’Europe au sujet de l’Iran. Tout en refusant de s’engager directement dans des négociations avec l’Iran, les États-Unis ne sapent plus celles-ci par leur refus de souscrire aux termes d’un éventuel traité. Ils envisagent même de lever leur veto de l’adhésion de l’Iran à l’Organisation mondial du commerce et s’engageraient à lever l’embargo sur les pièces détachées de l’aviation civile iranienne en cas d’accord en bonne et due forme.

  • 1 Les Iraniens appelaient Saddam Hussein, par dérision, Saddam Yazid tout au long de la guerre entre (...)

7Pour une grande partie des élites politiques iraniennes, l’Amérique n’est pas digne de confiance en raison de sa défense des ennemis du régime iranien, intérieurs comme extérieurs, mais aussi, à cause de son soutien indéfectible à Israël. Pour le régime de Téhéran, l’aide de l’Amérique aux mouvements séparatistes turcs et kurdes en Iran ainsi que leur refus d’une normalisation des relations iraniennes avec les pays arabes, notamment l’Égypte, montrent l’inutilité d’ouvrir des négociations fructueuses avec l’équipe républicaine de Bush. Les États-Unis cherchent à renverser le régime iranien, selon les élites politiques de la République islamique et toute négociation est, dans ce contexte, superflue, voire nuisible. D’autant plus que l’Amérique comme ennemie, est devenue partie intégrante de l’imaginaire politique des détenteurs du pouvoir qui ont constamment besoin d’un épouvantail pour occulter les insuffisances du régime ou ses blocages structurels à mettre en œuvre des réformes économiques et politiques. D’un autre côté, tant que les réformateurs étaient au pouvoir et étaient considérés comme une menace à leur hégémonie politique par les conservateurs iraniens, il ne fallait pas que l’éventuel acquis positif du rétablissement des relations avec l’Amérique puisse leur être imputé. Après la neutralisation des réformateurs, c’est face à une Amérique désormais intraitable et cherchant visiblement le renversement du régime islamique que les dits conservateurs ont eu à faire face. Les déboires de la guerre engagée par l’Amérique contre l’Irak en 2003 ont pourtant poussé les États-Unis, sous la seconde présidence de George Bush, à renoncer à l’invasion militaire comme une solution crédible. L’opposition farouche des États-Unis à l’Iran et la politique anti-américaine de celui-ci n’ont pourtant pas empêché la convergence de facto d’une grande partie de leur politique régionale au Moyen-Orient. Concernant l’Irak, le régime de Saddam Hussein était le plus grand ennemi de l’Iran et dans l’une des plus longues guerres du xxe siècle (plus de huit ans), l’Iran a eu quelques centaines de milliers de morts et de blessés et subi la destruction massive de plusieurs de ses villes du sud ouest par l’armée irakienne. Débarrasser l’Irak de Saddam Hussein1 de ne pas agi de l’Amérique, beaucoup d’entre-eux auraient été reconnaissants vis-à-vis du pays qui a renversé ce régime tyrannique. Quant à l’Afghanistan, le régime des Taliban considérait les chiites comme de mauvais musulmans et refusait de reconnaître la légitimité d’un autre islam que celle de son ultra-wahhabisme. Pour les Talibans, l’Iran était un régime pseudo-islamique du fait des droits accordés aux femmes (droit à l’éducation mais aussi au vote, la conduite des voitures, l’implication dans la politique, etc.) et le refus d’appliquer à la lettre la chari’a (la loi islamique issue du Coran et de la tradition du Prophète). Les relations entre l’Iran et le régime Taliban – très lié au Pakistan – n’ont jamais été vraiment bonnes et le fait que les Béloutches iraniens, très majoritairement sunnites, puissent subir, à la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan, l’influence de l’islam deobandi des Talibans préoccupait les autorités iraniennes. Il est vrai que le régime chiite de Téhéran n’a jamais été tendre vis-à-vis des sunnites en Iran même (un sunnite ne peut devenir Président de la république en Iran, de même que les sunnites subissent plus ou moins le racisme de la population globale en plus de la grande méfiance des chiites à leur égard, eux-mêmes rejetant majoritairement le chiisme comme un islam frelaté). La fin du pouvoir des Taliban était un fait positif en soi pour Téhéran. Le fait que ce soit les Occidentaux qui l’aient renversé avec une nette domination américaine rendait les choses plus complexes, l’Iran se sentant fragilisé dans sa frontière est et nord-est par la présence américaine.

8La chute des régimes taliban et baathiste de Saddam a induit des changements dans la géopolitique régionale et le fait remarquable est que l’Iran est, ici aussi, à l’unisson dans sa politique régionale avec les États-Unis. En Irak, même l’Iran recherche une politique de stabilisation avec la prépondérance des chiites « modérés » représentés par l’ayatollah Sistani plutôt que l’aventurisme du jeune clerc Moqtada Sadr qui mobilise les déshérités chiites et a une attitude ambiguë vis-à-vis de l’Iran. En Afghanistan, l’Iran voit d’un bon œil l’avènement d’un régime stable qui ne serait pas en guerre contre lui. Le gouvernement de Karzaï présente certains éléments de stabilisation et comme l’État central est plutôt faible et risque de le demeurer dans les années à venir, il ne constitue pas un danger contre l’Iran qui dispose d’une diaspora afghane importante (aux alentours d’un million et demi) dont une partie pourrait être mobilisée en cas de tension majeure avec le régime afghan. Le même constat peut être formulé, a fortiori, au sujet de l’Irak. Plus d’une centaine de milliers d’Irano-Irakiens chiites vivent en Iran et une partie de cette population pourrait être mise à contribution en cas de conflit majeur avec le nouveau régime irakien.

9Bref, la politique régionale de l’Iran consiste à nouer des relations apaisées avec ses voisins et voir des régimes « modérés » en place qui ne mettent pas en question ses options politiques marquées par le réalisme et d’une vision activiste et religieuse au niveau idéologique. Un régime chiite radical pourrait dénoncer l’idéologie du pouvoir islamique, en rupture avec ses options politiques réelles vis-à-vis de l’Occident, mais aussi, dans son accommodement avec les pouvoirs de la région, notamment avec l’Arabie saoudite et les principautés arabes qui répriment les mouvements islamistes sans que l’Iran élève une protestation à ce sujet.

10Les options politiques iraniennes ne sont donc pas en contradiction avec celles des États-Unis et le paradoxe dans leurs relations en devient d’autant plus saisissant : un consensus implicite lié à la convergence de leur politique régionale (avec l’exception notable des relations avec Israël) et une opposition intraitable entre les deux pays, en raison des enjeux nucléaires et de l’incompréhension mutuelle depuis la Révolution islamique.

11Seule divergence importante dans la politique moyenne-orientale des États-Unis et de l’Iran : Israël et la question palestinienne. Celle-ci demeure un problème idéologique, à tout le moins quant au problème palestinien. L’Iran demeure maximaliste en principe sur le problème palestinien, épousant une vision de l’État hébreu qui n’est plus partagée par les pays arabes de la région, à savoir, le refus de considérer Israël autrement que comme un pouvoir usurpateur sur le territoire revenant aux Palestiniens. Mais dans la réalité, le changement d’attitude de beaucoup de pays arabes a implicitement remis en cause ce credo idéologique sans réussir à le remettre officiellement en question en Iran. Israël percevant l’Iran comme l’un de ses plus importants ennemis, cette opposition déteint sur la politique américaine vis-à-vis de Téhéran. Celui-ci reproche à Washington de n’avoir de politique autonome vis-à-vis du monde musulman indépendamment d’Israël et les États-Unis reprochent à leur tour à l’Iran de soutenir le Hezbollah au Liban et d’aider les groupes radicaux palestiniens (notamment le Jihad islamique), déstabilisant de la sorte le plan de paix entre Palestiniens et Israéliens (la Feuille de route souscrite par les puissances occidentales majeures).

12Tout au long de son premier mandat, George Bush junior n’a pas fait mystère de sa volonté de renverser l’Iran afin d’instaurer la démocratie au Moyen-Orient et de mettre fin à la politique « terroriste » de l’Iran dans la région. Lors de son second mandat, face à un Irak où le terrorisme sévit et l’instabilité semble chronique, un retour au réalisme s’est amorcé qui a rendu caduques les options militaires sur le modèle de ce qui s’était pratiqué en Irak. Dans les cercles dirigeants iraniens, la politique américaine est considérée comme fondamentalement anti-iranienne et caractérisée par une constante intrusion dans la politique intérieure d’un État souverain. Les dirigeants iraniens soulignent à l’envie l’impossibilité de faire confiance à une Amérique qui ne vise pas à « négocier » mais à « saper » le régime islamique d’Iran.

13Vingt-cinq années d’absence de relations diplomatiques et la vision de l’autre comme un ennemi intraitable font que désormais les liens politiques ne sauraient s’établir sans une période probatoire ou sans un coup d’éclat de part et d’autre. Autre paradoxe, la plus importante diaspora iranienne dans le monde se trouve aux États-Unis où plusieurs centaines de milliers d’Iraniens et d’Américains d’origine iranienne vivent, en grande partie en Californie. Nombre d’entre eux traverse fréquemment l’océan pour effectuer un aller-retour en Iran, en sorte que les deux pays, par cette diaspora interposée, se trouvent en un sens proches et en un autre sens, fort lointains.

14Malgré les impondérables, la perspective des relations avec les États-Unis aurait pu trouver une réponse plus transparente après les élections présidentielles de 2005. Les écueils sont pourtant nombreux : la question du nucléaire iranien, l’aide iranienne au Hezbollah libanais et aux groupes activistes palestiniens (en particulier le jihad islamique) et la volonté iranienne d’être reconnue comme une puissance régionale en opposition à Israël. Du côté iranien, la vieille animosité et la profonde méfiance des élites politiques conservatrices vis-à-vis des États-Unis rendent le dialogue malaisé. Quant aux États-Unis, ils sont tentés par le jeu de déstabilisation du régime iranien, nourrissant le sentiment que l’Iran serait comme un fruit mûr, le régime politique étant prêt à tomber, si on lui administrait le coup de grâce.

La revendication iranienne d’être puissance régionale

15À côté des questions de droit émergent les problèmes liés à la volonté de l’Iran d’être une puissance régionale. Cela complique à son tour les relations avec les États-Unis et l’Europe au sujet du renoncement à l’enrichissement de l’uranium.

  • 2 Sur ces questions qui impliquent la référence à un passé impérial prestigieux dans l’imaginaire ira (...)

16L’Iran s’est considéré, du moins depuis l’avènement de la dynastie Pahlavi, comme une puissance régionale. La référence, sous les Pahlavi, à l’empire préislamique a été un élément de légitimation fondamental2. Après la Révolution islamique, la référence à l’empire préislamique s’estompe des discours officiels mais la volonté d’incarner une puissance régionale redoutée demeure intacte. La superficie du pays (presque trois fois la France) et sa population (aux alentours de 67 millions), servent à présent à légitimer cette prétention. Enfin, la République islamique se considère encerclée par les États-Unis ou par les régimes politiques qui l’entourent et qui en sont les alliés : le Pakistan, l’Afghanistan du président Karzaï, la Turquie (membre de l’Otan), les nouveaux pays émergeants de l’Asie centrale qui sont de plus en plus liés aux États-Unis et l’Irak où une armée américaine de 140 000 hommes est présente dans un pays qui partage une frontière symbolique importante avec l’Iran. La peur d’encerclement est partiellement compensée par le sentiment de l’enlisement américain en Irak et de l’absence d’un État fort en Afghanistan. Il n’en demeure pas moins que la République islamique se sent menacée par un pouvoir conservateur américain – dont la zone d’influence militaire s’étend au Pakistan et à la Turquie – qui le considère comme l’un des pays de « l’axe du mal ». Que l’Irak ait été envahi par l’armée américaine alors que la Corée du Nord demeure intacte est attribué par Téhéran au fait que ce dernier pays détient (ou est en passe de détenir) l’arme nucléaire lors même que l’Irak en était dépourvu. Enfin, le voisin proche de l’Iran, le Pakistan, détient l’arme nucléaire et du point de vue iranien, ce pays sans ancrage dans le passé et qui n’a vu le jour qu’après la Seconde Guerre mondiale ne saurait être comparé à l’Iran, avec un passé de plus de deux millénaires. Un Pakistan détenteur de l’arme nucléaire porte de l’ombrage à la prétention de l’Iran d’être une puissance régionale respectée.

17Quant à Israël, que la République islamique considère comme son ennemi et qui détient l’arme nucléaire, il peut, le moment venu, bombarder les installations nucléaires iraniennes et lui causer du tort. Israël étant une puissance nucléaire, l’Iran considère nécessaire de s’en doter pour neutraliser la menace d’une éventuelle attaque de sa part.

  • 3 Voir Nader Barzin, « L’économie politique du développement de l’énergie nucléaire en Iran : 1957-20 (...)

18Les circonstances de la construction de l’industrie nucléaire en Iran révèlent, de fait, la continuité dans la préoccupation de l’hégémonie régionale par ce pays, indépendamment du régime politique. En effet, les débuts de l’industrie nucléaire en Iran remontent aux années 1970 et à l’augmentation du prix de pétrole. L’Iran, encouragé par les États-Unis qui cherchaient à contrecarrer l’hégémonie soviétique, a commencé à investir dans le nucléaire. Sous l’impulsion des États-Unis et à l’époque du chah il se dote des premiers éléments de l’industrie nucléaire, tant pour affaiblir la puissance soviétique que pour recycler le surplus des devises iraniennes suite au quadruplement du prix du pétrole3.

19Il y a ainsi une dimension du nucléaire iranien qui est lié à l’hégémonisme de l’État, autant sous le régime du chah que sous le régime islamique.

La relation les puissances régionales

20La tension avec les États-Unis, le sentiment d’encerclement de l’Iran par ses alliés directs ou indirects, l’opposition systématique de Washington aux relations commerciales des compagnies américaines avec l’Iran (et même des compagnies non américaines qui ont des relations substantielles avec les États-Unis, sous peine d’exclusion du marché américain) ont poussé l’Iran à diversifier ses sources d’approvisionnement. Il a pris notamment soin d’accroître ses ventes pétrolières. Dans la mesure où le marché européen ne progresse pas substantiellement et que l’Amérique refuse le pétrole iranien, il ne reste que l’Asie. Or, malgré ses besoins énergétiques substantiels, le Japon a une politique plutôt timide à cet égard, en raison des pressions américaines. Reste la Chine avec son besoin énorme en hydrocarbures dans les années à venir. Il est vrai que le pétrole iranien est de qualité moyenne. Il n’empêche, la demande d’hydrocarbure est si importante que la Chine entend s’approvisionner massivement en Iran. En 2004, la conclusion avec Pékin d’un contrat de 100 milliards de dollars pour les années à venir a été en partie une réponse à la tentative de marginalisation de l’Iran par les États-Unis. La Chine, quant à elle, pourrait défendre l’Iran au Conseil de sécurité des Nations Unies au cas où les États-Unis tenteraient d’y poursuivre l’Iran. En tout état de cause, compte tenu de leurs intérêts économiques convergents (besoin en hydrocarbures de la Chine, volonté iranienne de contourner l’exclusion américaine de commerce), il est probable que ces deux pays auront dans l’avenir des relations plus suivies et plus fortes. La Chine est déjà présente en Iran dans certaines industries et notamment, dans le métro et son rôle s’accroît d’année en année, ouvrant ainsi une brèche dans l’édifice de marginalisation de l’Iran par le géant américain.

21Dans la stratégie iranienne, la Russie aussi joue de plus en plus un rôle déterminant pour court-circuiter l’embargo américain (mais aussi européen) sur le nucléaire. Fournisseur de centrales nucléaires en Iran notamment celle de Bushehr au sud, la Russie trouve dans l’alliance ponctuelle avec Téhéran la possibilité de gagner des devises par la conclusion de contrats nucléaires, mais aussi, en défendant l’Iran face au géant américain. Indirectement, ce pays a joué un rôle dans le développement du système de défense iranien par le biais de la Corée du Nord notamment, qui a aidé l’Iran dans le développement des fusées à moyenne portée. L’alliance de facto avec la Russie et la Chine sert à rendre beaucoup plus difficile le transfert du dossier nucléaire iranien devant le Conseil de sécurité, au cas où les négociations avec l’Europe à ce sujet ne seraient pas couronnées de succès.

22L’Iran tente, en même temps, de nouer des relations cordiales avec les pays de la région, en renonçant à l’activisme islamiste et à la volonté de déstabilisation de la région qui caractérisait l’Iran révolutionnaire des années 1980. Avec l’Arabie saoudite ainsi qu’avec les principautés arabes du Golfe Persique, l’Iran a réussi tant bien que mal à normaliser ses relations, à l’exception de l’Égypte avec lequel les relations diplomatiques ne sont pas rétablies, malgré de multiples tentatives de normalisation.

23Reste l’Inde que l’Iran a tenté d’amadouer pour qu’elle le soutienne au Conseil de sécurité, sans y parvenir. La bienveillante neutralité de la Chine et de la Russie semble désormais être la clé sur laquelle l’Iran compte pour neutraliser une politique américaine hostile et une politique européenne de plus en plus réticente à ses visées nucléaires (l’accès à l’enrichissement de l’uranium et au cycle complet du combustible nucléaire).

La situation sociale et politique du pays

  • 4 Voir Bernard Hourcade, Iran, nouvelle identité d’une république, Belin/La Documentation française, (...)
  • 5 Voir Marie Ladier-Fouladi, Population et politique en Iran. De la monarchie à la République islamiq (...)

24Lors des deux dernières décennies, l’Iran a été marqué par une intense modernisation4. Au niveau démographique, on a assisté à la baisse du taux de natalité, au mariage de plus en plus tardif des couples, au changement radical d’attitude vis-à-vis de la fécondité, à une nouvelle prise de conscience féminine de la nécessité de « gérer » le ménage, notamment au niveau du nombre des enfants, etc.5.

  • 6 Voir Michael M.J. Fisher, « Filmic Judjment and Cultural Critique in Iranian Cinema », Studies in P (...)
  • 7 Voir Farhad Khosrokhavar, Shapour Etemad, Masoud Mehrabi, « Report on Science in Post-Revolutionary (...)
  • 8 Pour la situation globale de l’économie iranienne, voir l’International Monetary Fund Country Repor (...)

25Sous les réformateurs, dans la seconde partie des années 1990, la société a bénéficié d’une intense ouverture culturelle : foisonnement des activités culturelles, que ce soit dans le théâtre, le cinéma6, peinture, la littérature moderne, mais aussi scientifique (dans nombre de domaines, l’Iran dépasse largement, en matière de publication d’articles scientifiques dans les revues internationales la production de pays à niveau socio-économique équivalent)7. Au niveau politique, les réformateurs ont échoué à ouvrir le système politique du pays et à introduire une dose de pluralisme dans le système. La victoire des conservateurs aux élections parlementaires de 2004 a également été possible à cause de l’abstention d’une grande partie de la société iranienne au scrutin, en raison du désenchantement vis-à-vis des réformateurs. Les conservateurs ne sont parvenus à mobiliser que 10 à 15 % de l’électorat mais ils ont eu une victoire d’autant plus facile que la plupart des candidats réformateurs d’envergure étaient exclus du processus électoral par le Conseil des gardiens qui a déclaré plus d’un millier de candidats réformateurs (très peu de conservateurs y figuraient) non éligibles, à cause du caractère soi-disant douteux de leur allégeance à la République islamique. L’équipe au pouvoir est actuellement une oligarchie qui fait fond sur l’héritage révolutionnaire pour distribuer des privilèges par un système complexe de distribution des dividendes pétrolières. Cette oligarchie exerce sa mainmise sur les ressorts du pouvoir dans une coalition où la hiérarchie supérieure de l’Armée des Pasdaran, les membres influents du bazar au sein d’un groupe informel qui s’est constitué depuis en parti politique (parti Mo’talefeh), des groupes de pression (comme le lobby du président du Conseil de discernement des intérêts de la République islamique, l’ayatollah Rafsandjani), le Guide de la révolution l’ayatollah Khamenei et son entourage (Haddad Adel, président du Parlement, a des liens de parenté collatérale avec le Guide), enfin des groupes liés aux Fondations révolutionnaires qui brassent des milliards de dollars8 sans la supervision du gouvernement ainsi que des Fondations pieuses comme Astan Qods qui gèrent, sous la direction du Guide de la révolution, des sommes extrêmement importantes, sont à l’abri de tout droit de regard des institutions officielles de l’État. Cette Nomenklatura exclut, de facto, une grande partie des réformateurs qui n’y ont pas accès et se trouvent évincés des cercles élevés du pouvoir politique et économique. Quant à ces derniers, ils ont pris soin, pendant la période de leur mainmise sur le pouvoir au Parlement et sur la Présidence de la république (de 1997 jusqu’en 2004) à exclure les laïcs et tous ceux qui ne faisaient pas partie de leurs coteries, négligeant ainsi l’apport d’une société civile qu’ils ne cessaient de célébrer dans leur discours, sans lui ouvrir les portes du pouvoir. L’élection du nouveau conservateur Ahmadinejad est une réaction de la société iranienne à l’incapacité des réformateurs à s’occuper du pays « réel ».

26La situation de l’Iran a, depuis le 11 septembre 2001, subi une transformation radicale. Avant cette date, par rapport à des pays comme l’Irak de Saddam Hussein et le pouvoir régressif et féodal des Talibans, l’Iran de Khatami faisait figure de progressiste, en dépit de toutes les difficultés rencontrées par les réformateurs : arrestation des acteurs politiques et culturels importants, tentative d’assassinat de personnalités importantes comme Saeed Hajjarian, tentative d’étouffement de meurtres en série des intellectuels et des opposants politiques nommés « les meurtres en chaîne » (qatl haye zanjiré-ï) par une fraction du ministère de l’Intérieur liée aux Conservateurs, fermeture de plusieurs dizaines de journaux et de magazines réformateurs et mise en prison de nombre de leurs rédacteurs, acharnement du système judiciaire contre les partisans de la réforme, etc. À présent, l’Afghanistan s’est acheminé vers un système politique moins répressif et plus ouvert, caractérisé par l’élection de son Président au scrutin universel. De même, en Irak, une élection libre a eu lieu malgré la non-participation des sunnites. Dans ce paysage en changement, l’Iran qui figurait comme pays semi-ouvert dans un concert de nations au système politique autocratique, se trouve acculé à une position défensive : son système politique est de plus en plus fermé, les partisans de réforme politique ont été soit réduits au silence, soit discrédités en raison de leur incapacité à mettre en branle de vrais changements ; enfin un grand désenchantement règne dans la société dont la grande majorité ne croit plus à une ouverture politique, même graduée, du régime actuel. Et pourtant, dans ce pays les classes moyennes ont eu un commencement d’amélioration de leur condition de vie, la hausse du prix du pétrole dans les dernières années contribuant à une certaine aisance des couches moyennes liées à l’État où l’augmentation des traitements, malgré l’inflation à deux chiffres, a été sensible. L’économie iranienne s’est quelque peu assainie selon la Banque mondiale et une certaine capacité de production, notamment dans les industries alimentaires mais aussi de bâtiment a été indéniable. Les nouvelles industries iraniennes exportent vers les pays du Golfe mais aussi, vers l’Europe une partie de la production agro-alimentaire du pays. Cependant, les goulots d’étranglement de l’économie, à cause de sa structure clientéliste et de son incapacité à mettre fin à l’emprise des oligarches qui prélèvent leur prébende dans le système économique, ont notablement ralenti la capacité du système économique à se moderniser. Il est toujours plus lucratif d’avoir une activité d’intermédiaire financier que de producteur et le système pénalise les capitaines d’industrie au profit des « capitalistes comprador » du bazar et des divers groupes de pression qui font de l’achat et de la vente des produits souvent importés l’essentiel de leur activité économique, marginalisant ainsi la production au sein du pays.

27La disparité des classes s’est accentuée et la rente foncière a enrichi les détenteurs de biens fonciers au détriment des nouvelles générations qui ne parviennent plus à avoir accès au logement dans les grandes villes. Un grand sentiment de frustration et d’injustice règne ainsi dans le pays où la distribution de plus en plus inégalitaire des richesses ne se fait pas à partir de la capacité d’innovation ou du rôle des individus en tant que preneurs de risques économiques dans le système de production (les capitaines d’industrie) mais en relation avec la position stratégique des groupes d’influence politico-économique qui monnayent leur capacité d’action politique au sein de l’oligarchie en termes de privilèges économiques.

28Cette conjoncture est concomitante à l’essoufflement des mouvements sociaux qui ont, dans la deuxième moitié des années quatre-vingt dix, donné sens à l’engagement des jeunes et des femmes sur la scène politique et sociale. Le mouvement étudiant a été jeté dans une crise profonde en raison de l’inaptitude des réformateurs, dans l’espace politique, à le défendre, les conservateurs et leurs milices ayant les coudées franches pour réprimer et démanteler le mouvement, du moins dans sa structure organisationnelle où une association étudiante, d’origine islamiste, a joué un rôle de tout premier plan : le Bureau de renforcement de l’unité (Daftar tahkim vahdat). Le mouvement des femmes, peu politisé, a pu obtenir des gains ponctuels : changement de garde de l’enfant après le divorce (la femme va avoir le privilège de garder l’enfant au lieu du père, après plusieurs années de lutte au sein des tribunaux), possibilité d’avoir des juges femmes pour les cas impliquant des femmes ou des assesseurs de juges femmes, etc. Mais ces victoires sont relativement maigres.

29En 2004, le nouveau président conservateur Ahmadinejad a gagné les élections, avec une bonne longueur d’avance sur le réaliste Hashemi Rafsandjani.

30Il a dû son élection surtout à ceux qui se sont appauvris dans les couches populaires durant la décennie de la présidence de Khatami alors que l’afflux du pétrole cher sur le marché mondial apportait beaucoup d’argent aux caisses de l’État, sa redistribution favorisant les grands marchands du bazar, les spéculateurs, les constructeurs immobilier, les importateurs de tout genre, les commerçants et enfin, dans une moindre mesure, les fonctionnaires (ils rassemblent, directement ou indirectement, plus de 3 millions de personnes). Le discours réformateur a sonné creux aux oreilles de cette population dont une grande partie entendait primordialement justice sociale par islam et non par ouverture démocratique, d’où insistance sur les déshérités (mostaz’afine) par l’ayatollah Khomeyni tout au long de la révolution islamique jusqu’à sa mort. La révolution islamique en Iran a eu une fibre tiers-mondiste fondée sur les déshérités : ils seraient le sel de la terre, selon Khomeyni. Or, les déshérités des quartiers populaires ont une fibre chiite populaire qu’a bien compris le clergé conservateur, mieux que les réformateurs. Ces derniers promettent la démocratie là où les premiers parlent de l’aumône et des taxes islamiques dans les cadres d’un chiisme, il est vrai clientéliste, communautariste et en même temps hiérarchique, fondé sur la vénération des ayatollahs et des figures saintes au prix de l’entraide et de la prise en charge des besoins des pauvres et des indigents par la communauté des croyants, la Umma. Ahmadinejad a bénéficié aussi du soutien de quelques groupes chiites conservateurs comme celui de l’ayatollah Mesbah Yazdi et des réseaux des Pasdarans et des Caisses d’emprunt gratuit (sandogh haye gharz ol hassaneh) dans les villes iraniennes.

31La décennie passée a profondément divisé l’Iran. D’un côté, celui des riches et des spéculateurs qui vivent de mieux en mieux et utilisent à cette fin tous les ressorts d’une économie rentière de pétrole, florissante à cause de l’augmentation de son prix sur le marché mondial. De l’autre, le pays réel où le malaise économique se décline avec le sentiment de spoliation et de trahison vis-à-vis des idéaux égalitaires de la Révolution islamique. Ahmadinejad a cristallisé sur sa personne le rejet culturel du réformisme avec l’exaltation des valeurs religieuses réactionnaires mais vécues comme « authentiques » par des franges importantes de la population qui vit en marge de la ville ou dans des quartiers populaires où l’aide de l’État est devenu de plus en plus chiche avec la « libéralisation » timide, il est vrai, de l’économie iranienne. Pour une bouchée de pain souvent les riches ont acquis des entreprises publiques qu’ils ont privatisées, dépecées, vendues par morceaux et pour couronner le tout, ils ont construit sur leurs terrains et mis en vente des appartements dont ils ont empoché le profit sans payer d’impôts à l’État ou à la collectivité.

32Par ailleurs, la fibre profonde du chiisme dans les quartiers populaires a souvent échappé aux observateurs occidentaux. Il y a, il est vrai, une réelle demande d’ouverture politique et culturelle de l’Iran et la remise en cause des normes d’un autre âge qui réglementaient, naguère encore, le mariage et le rapport entre les deux sexes. Mais en même temps, tout cela est vécu comme une entorse au code religieux par une autre partie de la population, celle qui subit la crise économique, ressent un sentiment de dépossession sociale et culturelle et l’abandon du chiisme comme culture dominante par les « nouveaux seigneurs ». Une couche influente du clergé réactionnaire où figurent des personnalités de premier ordre du Conseil des gardiens, mais aussi des chefs religieux à Qom et dans d’autres villes iraniennes, en accord avec une partie importante de dirigeants moyens et inférieurs de l’Armée des Pasdaran et de Bassidje se sont ralliés à Ahmadinejad. Ils constituent un réseau solide autour de lui, intervenant au besoin dans les bureaux de vote, mais bénéficiant cependant d’un nombre suffisamment élevé de voix chez les mécontents pour asseoir la future hégémonie du nouveau Président dans une élection où les partisans de la réforme ont refusé de prendre part au second tour soit par protestation contre un système fermé, soit par lassitude, soit enfin par désespoir de voir s’instaurer enfin une vraie démocratie en Iran. Le résultat a été l’élection d’un néo-conservateur iranien qui a écrasé le second candidat, pourtant un chef de file important dans l’appareil d’État, avec 60 % des voix pour l’un, contre moins de 40 % pour l’autre.

33Depuis la présidence d’Ahmadinejad, l’Iran a traversé une zone de turbulences : la remise en cause des accords partiels sur le nucléaire avec les pays occidentaux, la volonté de retour à la période révolutionnaire où l’on cherchait dans la lutte contre le sionisme des modes incantatoires d’appropriation de l’islam révolutionnaire et l’aspiration au retour à la pureté religieuse et au puritanisme révolutionnaire, tous ces faits étant de nature à aliéner les pays occidentaux et une grande partie de la jeunesse urbaine iranienne. Les acquis de l’ouverture de Khatami à l’Occident et le renoncement à la violence par l’Iran dans ses relations internationales semblent remis en cause, du moins verbalement et le pays se trouve dans une situation d’isolement sur la scène internationale qu’il n’avait pas connu sous la présidence réformatrice. En particulier, nombre de réformes promues sous les huit années de présidence de Khatami semblent être remises en cause. En particulier, les timides tendances vers la démocratisation semblent rejetées par la nouvelle présidence qui trouve dans l’allégeance au Guide et la conformité aux préceptes religieux légués par l’islam révolutionnaire les seuls principes de légitimation de son action politique et sociale.

L’Inversion de la tendance régionale

34Il y a encore quelques années, pour l’ouverture de son régime politique, l’Iran était en avance sur la plupart des pays du Moyen-Orient, à l’exception de la Turquie. Certes, la présidence de Khatami montrait déjà des signes d’essoufflement, mais en dépit de la répression de la presse et de la mise en prison des intellectuels par un pouvoir judiciaire sous la férule des conservateurs iraniens et la liquidation de certains opposants politiques par les milices stipendiés par les fractions extrémistes du pouvoir, le régime semblait de loin plus ouvert que celui des Talibans, de Saddam Hussein ou de la Syrie. En 2005, force est de reconnaître que ce décalage a été en grande partie surmonté par les régimes qui entourent l’Iran, à l’exception notable de la Syrie. La fin de règne de Khatami a été marquée par une fermeture du régime politique, succédant à une lente mais systématique répression des opposants, leur exclusion de la scène politique et la fin de la Perestroïka iranienne. Le blocage politique et le décalage progressif avec la société réelle semblent de plus en plus patents. Une partie des partisans extrémistes des conservateurs tentent de rendre la crise avec l’Occident encore plus aiguë afin de réprimer l’opposition politique interne, et au nom d’une situation critique, mettre fin à tous les acquis culturels de la société sous les réformateurs. Ils escomptent sur les 15 % de la population iranienne qui votent systématiquement pour les conservateurs et qui ont peur du changement social et politique, afin de mater le reste de la population, tant par la distribution de la manne pétrolière, que par l’intimidation, voire la répression. En d’autres termes, une partie des conservateurs qui auraient l’appui tacite des fractions les plus radicales de l’Armée des Pasdarans tablerait sur l’accroissement de la crise, notamment avec l’Occident au sujet du nucléaire, afin de prendre le pouvoir ou à tout le moins, prendre un rôle plus important dans l’appareil d’État et enterrer les dernières séquelles des réformes en réprimant l’opposition et ses figures les plus marquantes dans la société civile.

35Cette situation où l’on tente de mettre fin à l’ouverture politique de la société au nom de la fidélité à l’islam révolutionnaire rend la possibilité d’une transition pacifique à une structure politique moins fermée peu crédible.

  • 9 Sur la politique étrangère iranienne, voir Mohammad-Reza Djalili, Géopolitique de l’Iran, Bruxelles (...)

36L’Iran des dernières années est passé par des élections législatives (2004), le changement de la majorité (les réformateurs ont cédé la place aux conservateurs) et de nouvelles élections présidentielles en juin 2005. Les élections présidentielles américaines et la victoire du républicain George Bush ont relancé la question de l’énergie nucléaire iranienne et ses implications pour l’éventuelle bombe atomique de ce pays. Sur le plan international, le problème nucléaire a surdéterminé les autres, ceux de la démocratie, des droits de l’homme, ainsi que les relations de l’Iran avec les pays occidentaux. Sur le front intérieur, la nouvelle présidence conservatrice rend encore plus difficile une solution négociée du problème nucléaire iranien9.

37L’Iran se trouve actuellement dans une situation telle qu’il y a peu de soutien social pour le système politique en place. La crise du système s’accompagne de l’absence d’organisation politique de l’opposition. Celle-ci se trouve, à son tour, divisée et dépourvue de cadres et de soutien populaire. L’opposition au sein du pays se trouve jugulée. Il reste l’opposition politique à l’extérieur de l’Iran qui est, elle aussi, fort divisée et dépourvue, en grande partie, de légitimité en Iran même. Un autre fait qui contribue, pour le moment, à l’apathie de la scène politique est le conservatisme d’une partie de la société iranienne. La génération des parents qui a participé à la révolution craint toute mobilisation politique, se sentant coupable d’un aventurisme révolutionnaire dont la conséquence a été une guerre de longue durée avec l’Irak et une situation sociopolitique peu enviable aux yeux mêmes des acteurs de la Révolution de 1979. Quant aux nouvelles générations, elles craignent aussi l’aventure politique, tout en aspirant profondément au changement. Tant que cette génération n’a pas l’assurance d’un nouveau pouvoir pouvant se substituer à celui qui prévaut, elle refusera de s’engager dans une aventure politique dont l’issue lui semble douteuse.

38Le piétinement des négociations avec l’Europe et la non-ouverture vis-à-vis des États-Unis pourraient conduire à un plus grand isolement de l’Iran et à la non-modernisation de son économie. L’aspiration à l’ouverture politique du pays d’une grande partie de la population contraste avec la rigidité d’une scène politique qui est de plus en plus décalée par rapport à l’évolution effective de la société iranienne.

Notes

1 Les Iraniens appelaient Saddam Hussein, par dérision, Saddam Yazid tout au long de la guerre entre les deux pays, Yazid étant le calife omeyyade malfamé qui avait mis à mort Hussein, le troisième imam chiite, particulièrement vénéré et à l’origine des cérémonies du deuil du mois de Moharram chaque année. Voir Farhad Khosrokhavar, « L’Irak dans l’imaginaire iranien », in La Société irakienne, communautés, pouvoirs et violences, Hosham Dawod et Hamit Bozarslan (dir.), Paris, Karthala, 2003.

2 Sur ces questions qui impliquent la référence à un passé impérial prestigieux dans l’imaginaire iranien, mais aussi, en relation à la modernisation de l’État sous les Pahlavis et sous la République islamique, voir Shahram Chubin, Whither Iran ? Reform, Domestic Politics and National Security, Londres, The Institute for Strategic Studies, Adelphi Papers, 2002 ; Ali Ansari, Modern Iran since 1921. The Pahlavis and After, Londres, Pearson, 2003 ; Farhad Khosrokhavar, « La politique étrangère en Iran : de la révolution à “l’axe du Mal” », Politique étrangère, n° 1, 2003 ; « L’Iran, la démocratie et la nouvelle société civile », Revue des deux mondes, avril 2003.

3 Voir Nader Barzin, « L’économie politique du développement de l’énergie nucléaire en Iran : 1957-2004 », thèse de doctorat qui montre la remarquable continuité dans la préoccupation nucléaire en Iran, indépendamment du régime politique : passées les premières années de la révolution islamique et la désorganisation de l’État, l’Iran renoue rapidement avec le souci de se doter d’une industrie nucléaire, la guerre avec l’Irak (1980-1988) le poussant à tenir la parité avec ce pays à ce sujet.

4 Voir Bernard Hourcade, Iran, nouvelle identité d’une république, Belin/La Documentation française, 2002 ; Eric Hooglund, (dir.) The Twenty Years of Islamic Revolution, New York, Syracuse University Press, 2002.

5 Voir Marie Ladier-Fouladi, Population et politique en Iran. De la monarchie à la République islamique, Paris, Institut national d’études démographiques, 2003.

6 Voir Michael M.J. Fisher, « Filmic Judjment and Cultural Critique in Iranian Cinema », Studies in Persianate Societies, vol. 1, 2003.

7 Voir Farhad Khosrokhavar, Shapour Etemad, Masoud Mehrabi, « Report on Science in Post-Revolutionary Iran – Part I : Emergence of a Scientific Community ? », Critique, vol. 13, n° 2, 2004, ainsi que « Part II : The Scientific Community’s Problems of Identity », op. cit.

8 Pour la situation globale de l’économie iranienne, voir l’International Monetary Fund Country Report N° 03/279, « Islamic Republic of Iran : 2003 Article IV Consultation Staff Report » qui note que pendant les cinq dernières années, le revenu par tête a augmenté de manière appréciable (5,8 %) avec une croissance du secteur non pétrolier et une croissance projetée de plus de 6 % pour l’année 2004 ; Thierry Coville, L’Économie de l’Iran islamique, entre ordre et désordre, Paris, L’Harmattan, 2002.

9 Sur la politique étrangère iranienne, voir Mohammad-Reza Djalili, Géopolitique de l’Iran, Bruxelles, Éditions Complexe, 2005.

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