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Le mythe gastronomique français

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Alain Drouard

Le mythe en question

Full text

La fin de la cuisine bourgeoise

L’Après-guerre

1Après 1945, la grande cuisine bourgeoise et la cuisine bourgeoise, qui avaient nourri tout au long du XIXe siècle le mythe gastronomique, ont connu un retour en grâce qui a duré environ une dizaine d’années.

2Après les restrictions et les pénuries de la guerre les Français aspiraient à une cuisine riche et généreuse. Avec ses sauces et ses plats mijotés, la cuisine bourgeoise répondait à leurs attentes. Elle a donc été célébrée aussi bien dans les restaurants étoilés que dans les familles.

3Alexandre Dumaine et Fernand Point, pour ne prendre que deux exemples de restaurants trois étoiles, servaient de la cuisine bourgeoise qui était comparable à celle que réalisaient à la même époque les chefs de maison bourgeoise. Le restaurateur Jean Ducloux, qui a travaillé chez Dumaine juste avant la Seconde Guerre mondiale, rappelle que la carte était courte et qu’il existait encore une table d’hôte. Le menu à 30 francs ? Hors d’œuvre variés, beurre ; truites de la Cure à la façon des meunières ; feuilleté de queues d’écrevisses ; petits pois à la française ; poularde de Bresse rôtie ; pâté de gibier en croûte, salade de saison ; fromages ; entremets, corbeille de fruits. « La simplicité de la carte ne gênait en rien les habitués car la qualité des produits et de la cuisine faisait de ces plats ordinaires de véritables chefs-d’œuvre. » À côté, Alexandre Dumaine confectionnait aussi, sur demande, des plats de haute cuisine.

4Chez Point, comme chez André Guillot, son contemporain qui pratiqua toute sa vie la « grande cuisine bourgeoise », on n’utilisait que des produits frais et les meilleurs : « Sa doctrine en matière d’achats était celle de Winston Churchill : “Je ne suis pas difficile, je me contente de ce qu’il y a de meilleur”. » [Ma gastronomie.]

5Le cuisinier est un artisan accompli. Il a appris son métier pendant de longues années au cours desquelles il a travaillé quatorze heures par jour : « La cuisine exige le feu sacré. Il ne faut penser qu’à son travail. Imaginez donc en ce qui me concerne, mais vous n’allez pas me croire, j’étais à mes débuts en cuisine à cinq heures du matin et je n’arrêtais pas avant onze heures du soir, avec seulement deux heures de repos dans l’après-midi. Tels étaient nos horaires avant 1914 à l’hôtel Bristol, à Paris, où j’ai fait mon apprentissage. C’est beaucoup trop n’est-ce pas ? Mais la grande cuisine est impitoyable. » [Ibid.]

Fernand et Mado Point entourés par la brigade du restaurant La Pyramide dont Paul Bocuse à droite de son mentor

Fernand et Mado Point entourés par la brigade du restaurant La Pyramide dont Paul Bocuse à droite de son mentor

6Le cuisinier est toujours en quête de perfectionnement : « Mon métier est sans doute le plus beau du monde, mais il y a toujours quelque chose à apprendre. Et en ce qui me concerne je me rends compte tous les jours que j’ai encore beaucoup de chemin à parcourir. » [Ibid.]

Restaurants bourgeois

7À La Pyramide de Fernand Point, la grande cuisine bourgeoise était à l’honneur comme en témoigne le menu du déjeuner de l’Académie des Vins de France du 25 Novembre 1935.

8Citons également le dîner préparé à Paris par Fernand Point et sa brigade pour Sacha Guitry, à l’occasion de l’anniversaire de sa quatrième épouse, Jacqueline Delubac, le 27 mai 1937 : La crème des mers à ma façon/ Les poulardes de Bresse truffées en vessie/ La terrine de foie gras frais/La salade Pyramide/ Les fromages de Saint-Marcellin/ Profiteroles, marjolaine et fruits.

9À côté de cette grande cuisine bourgeoise, il y avait aussi place pour une cuisine bourgeoise beaucoup plus « simple » parce que : « Quand on pense à la grande cuisine, on ne peut pas penser à l’argent ; les deux sont inconciliables. La grande cuisine coûte très cher. Ce qui n’empêche pas que l’on peut faire de la très bonne cuisine avec des produits bon marché. » [Ma gastronomie.]

10Voici à titre d’exemple un menu à 50 francs « sans le vin » servi en 1956 par Fernand Point : Brioche de foie gras - Pâté de gibier grand Veneur - Filet de sole Napolitaine - Ou Truite au bleu sauce Hollandaise - Pintadeau poêlé en cocotte - Gratin dauphinois - Ou Poularde de Bresse à la crème - Riz pilaf – Fromage - Glace ou sorbet - Gâteau succès – Friandises - Corbeille de fruits.

11La disparition de Fernand Point, en 1955, a une signification historique parce qu’elle coïncide plus ou moins avec la fin de la cuisine bourgeoise. La France entre alors dans la modernité. Elle devient une société industrielle puis, dans les années soixante, une société de consommation. Au-delà de la fin de la cuisine paysanne déjà bien amorcée, l’arrivée de la Nouvelle Cuisine va consacrer la disparition de la cuisine bourgeoise.

Déjeuner de l’Académie des vins de France le 25 novembre 1935

Déjeuner de l’Académie des vins de France le 25 novembre 1935

12Ce n’est pas un hasard si les effectifs de cuisiniers de maison bourgeoise diminuent régulièrement depuis les années soixante : de plus de 400 adhérents à la Société des cuisiniers français les effectifs sont, de nos jours, bien inférieurs à 100.

13Mais, si la cuisine bourgeoise a pratiquement disparu des restaurants, elle a semble-t-il trouvé un dernier refuge dans les cuisines des chefs d’État et des princes. Tenues par des cuisiniers confirmés et expérimentés, elle seule permet de cuisiner les produits frais de qualité sans avoir le même besoin d’innover ou de créer que les chefs étoilés des restaurants.

La Nouvelle Cuisine

Gault et Millau

14« Qu’évoque aujourd’hui exactement l’expression « nouvelle cuisine « ? Neuf fois sur dix, une grande assiette où se perdent, comme un chalutier dans la brume, une portion lilliputienne et aussi quelques combinaisons rocambolesques de produits qu’on a mariés de force, pour avoir l’air d’être dans le vent. » [Christian Millau, « La révolution culinaire des années 70 », in Actes du deuxième colloque de la Fondation Auguste Escoffier, 1998.]

15L’expression de « nouvelle cuisine » n’est pas une nouveauté. Le XVIIIe siècle, par exemple, connut déjà une controverse au sujet de la « nouvelle cuisine » que Voltaire fustigea dans une lettre au Comte d’Artois en 1765 : « J’avoue que mon estomac ne s’accommode pas de la nouvelle cuisine. Je ne puis souffrir un ris de veau qui nage dans une sauce salée et ne puis manger un ris d’un hachis composé de dinde, de lièvre et de lapin qu’on veut me faire prendre pour une seule viande. Je n’aime ni le pigeon à la crapaudine, ni le pain qui n’a pas de croûte. Quant aux cuisiniers, je ne saurais supporter l’essence de jambon, ni l’excès de morilles, de champignons, de poivre et de muscade avec lesquels ils déguisent des mets très sains par eux-mêmes. » Au XXe siècle, la formule apparaît sous la plume d’Henri Gault dans un article intitulé : « Vive la Nouvelle Cuisine française ». Celui-ci est publié en 1973 dans le mensuel Gault et Millau, créé en 1969 au terme de la décennie qui a vu en France le triomphe mais aussi la remise en cause de la société de consommation.

16Qu’est-ce que la « nouvelle cuisine » ? Est-ce un mouvement de rupture avec la cuisine « classique », la cuisine « bourgeoise » ? La Nouvelle Cuisine est-elle une cuisine « nouvelle » ?

17Une chose est sûre : cette « nouvelle cuisine » fut le fait de cuisiniers de restaurant encore jeunes qui se regroupèrent pour faire entendre leurs voix, imposer leurs vues et faire reconnaître leur place dans la société. Ces cuisiniers connurent rapidement la réussite parce que leur cuisine répondait aux aspirations d’une nouvelle clientèle, elle-même porteuse et en quête de nouvelles valeurs. En une vingtaine d’années : de 1970 à 1990, la Nouvelle Cuisine triompha aussi bien en France qu’à l’étranger, et avec elles les valeurs d’innovation et de création culinaires.

18Ses promoteurs, les journalistes Henri Gault et Christian Millau, l’ont présentée comme une « réaction contre le dogmatisme épouvantable qui régnait » tout en répétant à l’envi qu’ils ne l’avaient pas inventée : « La Nouvelle Cuisine – nous mettons des majuscules puisque tout le monde le fait, soit pour la glorifier soit pour la moquer – mais ce pas nous qui l’avons inventée. Nous avons proposé la formule et elle a pris comme une superbe mayonnaise, voilà tout. Le reste, c’est-à-dire le principal, c’était l’affaire des cuisiniers eux-mêmes. Nous sommes et nous restons des observateurs ».

19Qu’ont-ils donc observé ?

20Tout d’abord une place était à prendre dans le champ de la critique gastronomique depuis la mort, en 1956, de Curnonsky, chantre de la cuisine régionale et de la cuisine de femmes et dont le disciple, Robert Courtine (1910- 1998), alias La Reynière, tenait la rubrique gastronomique du journal Le Monde.

21Henri Gault et Christian Millau étaient des nouveaux venus dans le monde de la critique gastronomique. L’aventure avait commencé pour eux en 1960, à Paris-Presse, quand Henri Gault se vit confier par Pierre Charpy une rubrique intitulée : « Week-ends et promenades », dans la partie magazine du journal dirigée par Christian Millau. Il y décrivait ses découvertes et ses coups de cœur. Le succès fut immédiat car il répondait aux attentes d’une clientèle amoureuse de nouveautés et avide de sortir des sentiers battus. Christian Bourgois, directeur littéraire aux Éditions Julliard, leur proposa de publier ces chroniques sous forme de livre. Ce fut, en 1963, le Guide Julliard de Paris puis, en 1966, le Guide Julliard des environs de Paris. Quelques années plus tard le Guide qui portait leur nom sortait des presses.

22Ensuite, la Haute Cuisine était endormie et figée dans ses dogmes et ses recettes. « Hélas, écrit Courtine, il n’y a guère de plats nouveaux à inscrire au palmarès des chefs, et ce serait plutôt dans les familles que les ménagères se laissant aller à la fantaisie de l’occasion « inventent » des plats neufs et originaux. » [Un nouveau savoir manger] La cuisine et la renommée des grands restaurants reposaient sur un répertoire limité de recettes comme le gratin de queues d’écrevisses, le tournedos Rossini, la sole Dugleré. On allait manger le poisson au beurre blanc de La Mère Michel, le canard au sang de La Tour d’Argent, la cassolette de filets de sole chez Lasserre.

23Par ailleurs, dans les années soixante les cuisines de nombreux restaurants n’avaient guère changé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’hygiène et le froid industriel étaient loin d’y régner en maîtres. La fraîcheur des produits n’était pas la préoccupation générale et on avait recours en cas de besoin aux sauces pour masquer ou dissimuler le goût des aliments. On y pratiquait aussi « la mise en place » en préparant à l’avance les fonds de sauce et en cuisant certains plats qui attendaient sur le piano les commandes des clients.

Cuisine allégée

24On connaît le récit mythique de la découverte de la Nouvelle Cuisine. Henri Gault et Christian Millau auraient eu la révélation de la Nouvelle Cuisine au cours d’un repas chez Paul Bocuse, qui n’avait pas encore sa troisième étoile : « Il voulut nous en jeter plein les yeux, plein l’estomac : soupe d’écrevisses, loup en croûte etc. C’était parfait mais nous n’avions subi aucun choc. »

25Les deux compères ont quand même l’idée de revenir le soir à l’Auberge de Collonges-au-Mont-d’Or : « Alors Paul Bocuse nous servit une simple salade de haricots verts accompagnés de tomates. Une splendeur, l’odeur du jardin, une saveur inoubliable. Ensuite il apporta des rougets de roche peu cuits. Là encore nous fumes comblés de parfums oubliés. Nous venions de découvrir la Nouvelle Cuisine. Elle existait, nous l’avions rencontrée et nous ne le savions pas encore. » [Le Crapouillot, 56, automne 1980.]

26Après Bocuse les deux complices s’en vont dénicher les autres cuisiniers qui faisaient déjà de la « nouvelle cuisine » sans le savoir. À Roanne, les frères Jean et Pierre Troisgros leur servent des grenouilles aux herbes : « Bien entendu ils les passèrent dans la farine mais avec une légèreté incomparable et les herbes fraîches furent mises au dernier moment. »

27Christian Millau passa une semaine dans les cuisines des frères Troisgros. Il y vit qu’il n’y avait aucune « mise en place ». Tout était fait « à la minute ». Une cuisine « sans filet ». Un peu plus tard il se rend chez Michel Guérard, à Asnières, et par la suite chez Alain Chapel, Alain Senderens, Jean Delaveyne, Roger Vergé, Denis, Paul Manière.

28Tous ces cuisiniers avaient des points communs, et tout d’abord leur âge. Ils étaient jeunes encore, puisqu’ils avaient pour la plupart entre trente et quarante ans : Paul Bocuse est né en 1926, comme Jean Troisgros. Pierre Troisgros, frère de Jean, est né en 1928 ; Michel Guérard est né en 1933 ; Alain Chapel en 1937. Appartenant plus ou moins à la même génération, ils en partageaient les préoccupations et les aspirations : « Les nouveaux cuisiniers avaient en commun de bannir de tristes pratiques culinaires, tels que les fonds perpétuels, les sauces empêtrées de farine, les plats préparés à l’avance avant de devenir des éclopés du réchauffement, les présentations truqueuses, destructrices de goût et cent autres façons routinières d’assassiner de bons produits sous prétexte que nos pères faisaient ainsi et nos grands-pères aussi. » [« La Révolution culinaire des années 70 », op. cit.]

29La « légèreté » allait être célébrée comme l’une des valeurs clefs de cette nouvelle cuisine. En 1976 Michel Guérard publiait La Grande Cuisine minceur, puis ce fut au tour d’André Guillot avec La Grande Cuisine légère parue en 1981.

30Cet allègement de la grande cuisine avait été préparé par quelques pionniers comme André Guillot.

31Ce n’est qu’en 1947, au terme d’une longue carrière de chef de maison bourgeoise, qu’André Guillot (1908-1993) s’établit à son compte à La Réserve de Seine-Port. Quelques années plus tard, en 1952, il acquit l’Auberge du Vieux Marly où il connut le succès pendant une vingtaine d’années grâce à ses feuilletés : Feuilletés aux pointes d’asperges vertes, Pâté Pantin en croûte feuilletée, Feuilleté Dauphinois, Feuilleté de homard, Feuilleté de ris d’agneau de lait au Xérès.

32Il était encore chef de maison bourgeoise quand il fit sa « découverte ». Dans La vraie cuisine légère, il raconte :

« C’est en 1934 que j’ai – le premier – découvert par hasard le secret, cherché pendant trente ans, des sauces sans liaison d’aucune sorte : ni farine, ni fécule, ni arrow-root, ni jaunes d’œufs. Ces sauces d’une inégalable légèreté, d’un moelleux absolu, d’une onctuosité parfaite, d’une saveur exceptionnelle qui renferme toutes les subtilités des produits participant à cette parfaite synthèse, ces sauces qui nappent, enrobent les mets, qui se digèrent merveilleusement, ces sauces qui accompagnent et renforcent si bien les préparations pour lesquelles elles sont exécutées, ces sauces faites avec des jus de viandes, de volailles, de gibiers, de poissons parfaits, avec des éléments savoriques, comme le vin de première qualité et de la bonne crème, eh bien, ces sauces sont le premier secret de ma cuisine. »

33Après la Seconde Guerre mondiale, installé à son compte, il appliqua sa « découverte » : « En effet, je crois avoir, respectant la pensée et l’éthique de mon vieux maître M. Fernand Juteau fait œuvre de novateur en supprimant dès 1947 : a) les roux dans les sauces ; b) cette ignominie qu’est « l’espagnole « ; c) les vol-au-vent et bouchées à la reine, rituels depuis un siècle et que j’ai remplacés par des feuilletés (le vrai feuilleté ne peut être que léger. L’expression « feuilleté léger « employée par certains est donc un pléonasme) ; d) des menus trop chargés. Ma formule était : un seul plat (mais un grand plat), une petite chose agréable et originale avant, un dessert léger après. Je conseillais aussi un seul vin s’harmonisant avec le grand plat. » [La Grande cuisine bourgeoise.]

Raymond Oliver
Né à Langon, en 1909, le 27 mars, et décédé à Paris, le 5 novembre 1990, il était propriétaire du Grand Vefour, à Paris. Chef étoilé, 3 étoiles au Michelin, il fut en 1953 le pionnier des émissions culinaires à la télévision française.
Après Raymond Oliver le relais fut pris par l’un des chefs de la Nouvelle Cuisine : Michel Guérard qui publia Mes recettes de la télévision. Puis ce fut le tour de Michel Oliver, fils de Raymond Oliver et, après lui, de Joel Robuchon. De nos jours, en plus de nombreuses émissions qui donnent la parole à des chefs comme Oui Chef qui fit connaître Cyril Lignac, une chaîne de télévision est entièrement consacrée à la cuisine. A la médiatisation a succédé la surmédiatisation. L’image du chef est désormais la clef de la réussite et l’emporte sur toute autre considération, notamment la maîtrise et le savoir-faire. Les jeunes cuisiniers promus et consacrés Chefs par les médias sont ainsi qualifiés « innovants », « créatifs » et « créateurs ».

34D’autres avaient anticipé le mouvement comme Alex Humbert, le chef du Maxim’s, avec sa selle d’agneau Callas. Les petits légumes qui vont s’imposer avec la nouvelle cuisine, c’est lui. Farcie d’une julienne de truffes et de champignons, la selle est simplement rôtie ; la sauce est en réalité un « jus » obtenue par déglaçage du récipient de cuisson avec un peu de fond de veau et de xérès, la garniture est constituée de pointes d’asperges et de pommes parisiennes.

35Quant à Raymond Oliver, issu d’une famille de restaurateurs de Langon, il se fit bien avant d’autres le promoteur de la « cuisine du marché ». Propriétaire du Grand Véfour, il introduisit sur sa carte des plats personnels : les œufs Louis Olivier, le pigeon Rainier III. Il fut aussi le premier chef médiatisé grâce à l’émission Art et Magie de la cuisine qu’il anima avec Catherine Langeais de 1953 à 1967. Avec lui la grande cuisine pénétrait dans les foyers et n’allait plus en sortir. Enfin, il fut l’un des premiers chefs français à « quitter ses fourneaux » pour se rendre à l’étranger et notamment au Japon où il fut chargé d’organiser la restauration lors des Jeux Olympiques de 1964. L’esthétique de la table japonaise se retrouvera dans la Nouvelle Cuisine.

Les raisons de la réussite

36État d’esprit ? Courant ? Tendance ? Mouvement d’opinion ? La Nouvelle Cuisine n’est intelligible qu’en référence aux relations de dépendance qui s’établirent à cette époque entre des chefs et des cuisiniers de restaurant en situation d’ascension sociale, un nouveau média et une nouvelle clientèle.

37Tout d’abord, l’émancipation des cuisiniers. L’émancipation des cuisiniers de leur statut d’employé et de domestique avait commencé dès avant la Seconde Guerre mondiale, lorsque quelques cuisiniers célèbres s’étaient installés à leur compte à Paris et en province : les Bise à Talloires, André Pic à Valence, Alexandre Dumaine à Saulieu ou Fernand Point à Vienne. Mais, encore au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la majorité des restaurants n’étaient pas la propriété des cuisiniers. Les choses changent à partir des années cinquante et le mouvement s’accélère dans les années soixante et soixante-dix. « Le métier de cuisinier s’offrait ses lettres de noblesse et partout des jeunes gens rêvaient d’entrer dans ces merveilleuses maisons avant de devenir, à leur tour, un nouveau Guérard, un nouveau Senderens, un nouveau Loiseau. » [Christian Millau, Ibid.] Les chefs qui deviennent propriétaires de leur restaurant apposent leur nom sur la façade. L’Auberge de Collonges-au-Mont-d’Or devient Chez Paul Bocuse.

38Les cuisiniers s’affranchissent aussi de la tutelle du maître d’hôtel et imposent le service à l’assiette qui réduit le rôle des personnels de salle à celui de « porteurs d’assiette » dont l’activité se borne à soulever dans un bel ensemble les cloches d’argent qui recouvrent les mets ». Paul Bocuse, qui a été l’animateur et le porte-parole du mouvement de la Nouvelle Cuisine a eu ces mots pour résumer son rôle dans l’ascension sociale et la promotion du cuisinier : « J’ai fait sortir le cuisinier de sa cuisine. » Bien plus qu’un jeu de mots, la formule a le mérite de souligner le lien entre la Nouvelle Cuisine et la promotion du cuisinier dans la société française. Paul Bocuse regroupa autour de lui les « nouveaux » cuisiniers pour donner plus de force au mouvement.

39La « bande à Bocuse », devenue en 1970 l’association La Grande Cuisine française, réunissait en effet autour de Paul Bocuse les principaux représentants de la Nouvelle Cuisine : les frères Troisgros, Pierre et Jean, Michel Guérard, les frères Haeberlin, Jean-Pierre et Paul, Charles Barrier, Louis Outhier, Pierre Laporte, René Lasserre, Roger Vergé, Raymond Oliver.

40Ensuite, le mensuel et le guide Gault Millau veulaient prendre la place du premier guide gastronomique de France, alors le Michelin, et contribuer au renouvellement de la cuisine française. Les deux journalistes parcourent le pays à la recherche des restaurants qu’ils jugent dignes d’intérêt. Leurs critères ne sont ni la richesse du lieu, ni la qualité de la vaisselle ou du décor mais le goût, la présentation et l’imagination du chef. Ils notent les restaurants comme ils l’entendent sans tenir compte de l’avis des autres guides. Cette indépendance d’esprit encourage plus d’un à franchir le pas et à aller dans ces restaurants si controversés. La Nouvelle Cuisine se propage ainsi à travers toute la France.

41Chefs et cuisiniers de la Nouvelle Cuisine aussi bien que le nouveau media visaient une nouvelle clientèle, un nouveau groupe social en expansion dans la société française qui s’industrialisait et s’enrichissait : les cadres moyens et supérieurs. Or ce groupe, leader en matière de consommation, est en quête de nouvelles valeurs. La minceur, la légèreté, la santé, le plaisir, l’innovation ne peuvent que le séduire. Les mousses sous toutes les formes ont ainsi été l’une des préparations phare de la Nouvelle Cuisine.

42Déjà dans l’article fondateur de 1973, Henri Gault et Christian Millau ont défini les dix « commandements » de la Nouvelle Cuisine :

431. Temps de cuisson réduit pour les poissons, les fruits de mer, les gibiers, le veau, les légumes verts, les pâtes qui doivent être « al dente ».

44L’un des plats emblématiques et l’un des meilleurs exemples de ces cuissons courtes fut l’escalope de saumon à l’oseille des frères Troisgros. Le poisson est cuit par un simple aller et retour dans une poêle sans matière grasse avant d’être recouvert de sauce à l’oseille. La cuisson « rose à l’arête » allait d’ailleurs rester pour longtemps comme une des caractéristiques de la Nouvelle Cuisine

452. Nouvelle utilisation des produits. Il s’agit de faire la cuisine du marché et donc d’utiliser des produits frais et de qualité.

463. Diminuer le choix de la carte

47Une carte plus courte, cela veut dire : « de moindres frais de stockage, une cuisine plus inventive, plus fraîche, moins routinière, toujours préparée à la commande. Et une heureuse élimination des fonds de sauce traînant au bain marie, gloire de l’avant-guerre. »

484. Les chefs de la Nouvelle Cuisine ne sont pas « systématiquement modernistes »,

495. Les chefs de la Nouvelle Cuisine ne récusent ni les techniques nouvelles de cuisson ni les nouveaux matériels :

50« Leurs fourneaux sont neufs et propres et fournissent des températures aisément contrôlables. Ils travaillent dans un air moins brûlant, sans odeurs insupportables dans des espaces clairs et généreux ; ils utilisent des mixers, des sorbetières, des rôtissoires automatiques, des éplucheuses, des broyeurs de déchets. Ils travaillent prudemment sur le surgelé… Enfin, ils s’essaient à des méthodes de cuisson et de réchauffement qui font frémir les vieilles toques, lesquelles feraient bien d’aller goûter le rouget cuit dans son jus au micro-ondes par Paul Bocuse. »

516. La Nouvelle Cuisine récuse le faisandage du gibier et en conséquence les « épices qui cachent les fermentations honteuses ont disparu de leur panoplie »

527. La Nouvelle Cuisine veut en finir avec les sauces riches, les sauces « lourdes », les « terribles sauces brunes et blanches, ces financières, ces grand veneur, ces béchamel, ces mornay qui ont assassiné tant de foies et couvert tant de chairs fades ». Il s’ensuit que la « glace de viande, le fond de veau, le vin rouge, le madère, le sang, les roux, la gélatine, la farine, le fromage, la fécule ne sont pas inscrits aux tables de la loi. Les chefs conservent bien sûr les fumets, la crème, le beurre, les jus purs, les œufs, la truffe, le citron, les herbes fraîches, les poivres fins et honorent les sauces claires, les sauces qui se marient, qui exaltent et laissent l’esprit clair et le ventre léger »

53Pour lier ses sauces Michel Guérard utilise des yaourts et des crèmes allégées en matière grasse. Il n’hésite pas non plus à se servir de purée de légumes. Mais si la farine est désormais bannie, le beurre est utilisé pour émulsionner et monter les sauces.

548. La Nouvelle Cuisine n’ignore pas la diététique. Les modes de cuisson préférés sont la vapeur, le court mouillement, le grillé, le rôti.

559. La Nouvelle Cuisine a des préoccupations esthétiques – le décor de l’assiette et la mise en valeur du plat – tout en posant des limites… qui ne seront pas respectées.

5610. Enfin la Nouvelle Cuisine se veut « inventive » et « créative »

57Cette créativité est devenue une valeur aussi centrale que la légèreté. Elle se manifeste d’abord dans les accompagnements des plats qui ne sont pas condamnés à rester éternellement les mêmes : « Ils ne croient pas sacrilège de ne pas unir le mouton aux haricots, le homard au riz, la sole aux pommes vapeur, le veau aux épinards, le bifteck aux frites ni d’ailleurs le vin blanc au poisson et le foie gras à la truffe. »

58Mais les cuisiniers doivent et peuvent aller au-delà, car et c’est un principe fort de la Nouvelle Cuisine : « Tout est permis. » Pour le meilleur et pour le pire ! 1968 n’est pas si loin avec son slogan : « Il est interdit d’interdire. »

59La Nouvelle Cuisine associe et combine les produits comme on ne l’avait pas encore fait. Michel Guérard propose ainsi le pot-au-feu de la mer « cousin germain de celui de la terre ». Il associe aussi le foie gras et les haricots verts dans sa « salade folle ». Alain Chapel inscrit à sa carte « le pot-au-feu de pigeons ramiers à l’anis étoilé et raviolis d’herbes ». Dans son restaurant Le Pactole, Jacques Manière imagine la choucroute de la mer et pratique une cuisine vapeur inspirée de la cuisine chinoise mais aussi par souci d’alléger sa cuisine : « Les diététiciens nous mettaient en garde contre l’excès de lipide (entendez les graisses) dans notre alimentation ; ils nous faisaient découvrir les « gras invisibles « que contiennent les viandes et les poissons. Tous préconisaient les cuissons rapides à la température la plus basse possible, respectant les aliments, leurs vitamines et leurs sels minéraux. » [Jacques Manière, Le grand livre de la cuisine à la vapeur.]

60Autre alliance inattendue : la soupe aux truffes, composée de légumes avec des truffes et un feuilletage, servie par Paul Bocuse au Palais de l’Élysée lors de la remise de la Légion d’honneur en 1975.

61Henri Gault et Christian Millau avaient « ajouté un onzième commandement : l’amitié. Les nouveaux cuisiniers ne se jalousent pas, se repassent des idées, des adresses et même des clients. Et nous avions terminé ainsi : “Et c’est bien pour cela que ces gens ont tant de talent, tant de fraîcheur et qu’on peut crier à la face du monde : vive la nouvelle cuisine française !”. »

La starisation des chefs

Les cuisiniers

62En France la reconnaissance ne tarda pas à venir pour les cuisiniers de la « bande à Bocuse » : dès 1965 Paul Bocuse reçut sa troisième étoile au Michelin, puis, en 1967, ce fut le tour des frères Haeberlin, à l’Auberge de l’Ill, en 1968 celui des frères Troisgros à Roanne et de Charles Barrier à Tours. En 1970 l’Oasis de Louis Outhier, à La Napoule, se vit décerner la distinction suprême puis, quelques années plus tard, en 1973, Alain Chapel à Mionnay, Claude Peyrot au Vivarois , à Paris, et la maison Pic à Valence furent à leur tour récompensés d’une troisième étoile. En 1974, une troisième étoile était attribuée Au Moulin de Mougins, de Roger Verger. Michel Guérard et Alain Senderens attendirent encore quelques années pour être récompensés à leur tour.

LA NOUVELLE CUISINE

Michel Guérard : Le Pape

Alain Chapel : L’Empereur

Alain Chapel : L’Empereur

Jean-Pierre Haeberlin : Le Prince

Jean-Pierre Haeberlin : Le Prince

63Dans le même temps les chefs français sont « sortis de leur cuisine » : ils voyagent de plus en plus et exportent la « nouvelle cuisine » qui part ainsi à la conquête du monde. Paul Bocuse est l’un des premiers à aller au Japon et aux États-unis, bientôt suivi par d’autres membres de sa « bande ».

64Ceci-dit, après en avoir été le promoteur, Paul Bocuse n’a pas ménagé ses critiques à l’égard de la Nouvelle Cuisine comme il ressort de cet interview, paru le 30 octobre 1999 dans le journal La Une : « Ce qu’on appelle “la nouvelle cuisine” n’est pas porteuse de nouvelles créations ou inventions. C’est Le guide culinaire d’Escoffier paru en 1901 qui renferme des nouveautés ; il est pour moi comme une Bible ! Avec “la nouvelle cuisine”, il n’y a plus de beurre, de crème ou de jus. La cuisine se fait avec des produits riches : elle est une fête qu’on savoure et qui dépayse comme un voyage. Je suis cuisinier et non médecin ! »

65À l’instar du voyage en Italie des peintres, le voyage en Asie avec une prédilection pour le Japon allait devenir un pèlerinage quasi obligatoire pour les cuisiniers français au cours des vingt dernières années. Et tous de raconter, à leur retour, leurs découvertes de saveurs, de techniques de cuisson, d’une esthétique de la table qui se retrouvent aujourd’hui dans les assiettes et les menus.

66Le succès eut pour corollaire des excès et des errements. Des épigones attirés par l’appât du gain et le désir de réussite rapide reproduisirent sans talent les formules des pionniers en croyant faire œuvre de création.

67Les adversaires de la Nouvelle Cuisine ne manquèrent pas de fustiger ces dérives. Jean Ferniot dénonça « les coquilles Saint Jacques à l’orange […] ; des ris de veau à la vanille ; des rillettes de hareng et de foies de volaille ; du pigeon au miel ; une terrine de girolles accompagnée d’une sauce au potiron ; de l’agneau au fromage blanc et au gingembre ; du foie gras au melon ; des ris de veau aux huîtres ; un ragoût de coquilles Saint-Jacques et de pieds de porc ; du foie de veau aux cerises confites ; des rougets à l’oseille et aux poires ; une terrine de langoustines au foie gras ; un flan de brochet aux pruneaux ; une glace à la truffe ; un sorbet au basilic ; du homard aux pêches jaunes ; un melon chaud aux crustacés ; des rillettes d’anguille aux poires ; une terrine de maquereaux à la groseille ; du foie de lotte aux capucines (mon cuisinier-horticulteur avait fait des petits) ; des aiguillettes d’agneau au thé ; de la raie aux groseilles… » [Jean Ferniot, « Les farces et attrapes de la Nouvelle Cuisine », Le Crapouillot , n° 56, 1980.]

68Courtine, alias La Reynière, du Monde n’eut pas de mots assez durs pour ce qu’il appelle L’Assiette aux leurres :

« D’autres encore s’appuient à outrance sur ce gadget, au début amusant, baptisé nouvelle cuisine pour diminuer les portions et servir la carotte (en bâtonnets, il est vrai, voire en effeuillée ou en sifflets –sic !) au prix du caviar. La cuisine allégée, susurrent-ils. Las ! Plus elle est allégée, plus l’addition est lourde ! Ces chefs-là ne penseraient-ils plus qu’au fric ? À la parade ? À la « une « des journaux ? Si ce n’était bien triste, au fond, elles nous amuseraient fort, ces vedettes du Bouf ‘show, prime donne des petits légumes ! Ne voilà-t-il pas qu’elles réclament une sorte de SACEM du miam-miam pour se défendre contre les plagiats confraternels ! « Nous inventons des chefs-d’œuvre, sont ils allés dire à je ne sais quel ministre et n’importe qui nous copie. C’est honteux ! « Comme si le cher homme n’avait rien d’autre à faire ! Et que ne leur a-t-il répondu qu’en cuisine comme au théâtre, on n’invente plus : on retrouve et on interprète ! » [Le Monde, 15 novembre 1986.]

69De fait éloges et critiques sont excessifs car, sans être à proprement parler une cuisine « nouvelle », la Nouvelle Cuisine a exercé une influence profonde sur plusieurs générations de cuisiniers et de consommateurs.

70Tout en récusant le terme, le grand cuisinier Freddy Girardet reconnaissait, en 1982, sa dette à l’égard de la Nouvelle Cuisine : « On ne peut plus parler de « nouvelle cuisine « , l’expression a été trop galvaudée par des mariages de goût contre nature et le manque de technique de base. J’aime mieux dire la cuisine actuelle ou la cuisine spontanée, puisqu’on fait tout ce qu’on peut au dernier moment, avec un minimum de fonds, pas même de demi-glace, juste des fumets réduits qui se prennent en gelée au frigo. D’ailleurs les ménagères devraient apprendre à garder leur jus de rôtis. Une fois bien dégraissés ils tiennent plus d’une semaine au frigo. Et pour une côte de bœuf, par exemple, elles en ajouteraient à une petite réduction de vin rouge et d’échalotes… avec une noix de beurre pour finir ! C’est ça qu’on appelle nouvelle cuisine, mais c’est la cuisine véritable ! » De son côté, Jean-Claude Vrinat, propriétaire du célèbre restaurant Taillevent, écrivait en 1980 à Christian Millau et Henri Gault : « La nouvelle cuisine m’a ouvert des horizons beaucoup plus larges. Elle marque l’évolution de notre mode de vie, passant de l’abondance à la qualité et au respect des produits qu’on ne veut plus dénaturer. Depuis quelques années nous avons complètement modifié notre cuisine. Notre clientèle a pleinement approuvé cette politique, les intégristes comme les progressistes. Pour cette raison, nous avons décidé de poursuivre dans la même voie, au moment où il est de bon ton de renier certaines évidences. »

71L’impact s’est aussi fait sentir sur les cuisines et les cuisiniers des maisons bourgeoises qui allégèrent leurs menus dès le milieu des années soixante-dix en limitant le nombre des plats à trois : une entrée, un plat principal et un dessert.

72L’accent mis sur la qualité et la fraîcheur des produits a servi à définir les contours d’une nouvelle gastronomie et l’encouragement au « métissage » des saveurs et des goûts a préparé le terrain à la cuisine monde et à la cuisine fusion actuelles.

La créativité

73Quant au commandement relatif à la créativité, force est de constater que la leçon a été entendue au-delà de toutes espérance. De nos jours les cuisiniers qui veulent être reconnus et surtout ceux qui sont engagés dans la course aux étoiles Michelin sont même condamnés à être « créatifs » :

74Ainsi, Christophe Michalak, élu meilleur pâtissier de l’année peut-il écrire : « Pour être un bon pâtissier, il ne faut surtout pas chercher à imiter… » [C’est du gâteau.]

75Et, Pierre Hermé lui fait écho quand il déclare son besoin de créer sans cesse de nouvelles saveurs.

76Au début de l’année 2007, il lance d’ailleurs un nouveau concept : une série de 4 Émotions à partager, à savoir des desserts pour 6 à 8 personnes présentés dans des coupes en porcelaine noire et qui changent avec les saisons. Il y a « Extase » (pâte sablée au gingembre, biscuit amandes au pamplemousse et gingembre confit, gelée de pamplemousse, fraises fraîches) puis « Révélation » (pâte feuilletée à la tomate, crème de mascarpone à l’huile d’olive et morceaux d’olives noires, compote de tomates et de fraises). Ensuite vient pour l’automne « Indulgence » (gelée de menthe, maïs assaisonné à l’orge malté, crème de petits pois à la menthe, crumble à la semoule de maïs). Enfin la dernière Émotion s’appelle « Infini » (biscuit macaron au caramel, compote de cassis, crème de mascarpone au caramel et à l’ambre) et révèle une saveur inédite : l’ambre.

77Pour « créer » Pierre Hermé s’aventure dans le monde des parfums : « Il y a trois ans que j’ai créé le goût de l’ambre alimentaire avec le laboratoire de Givaudan. C’est un goût qui n’existait pas. J’ai un ami parfumeur chez Patou et c’est au titre de l’expérience que j’ai eu envie d’en trouver une transcription aromatique. Et ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai travaillé avec en créant Infini. Mon ambre à moi est réalisé à partir de cannelle, de coriandre, de vanille de Madagascar, de pêche…. En tout une vingtaine de composants dont je tairai le détail ! » [L’Hôtellerie, n° 3046, 13 septembre 2007.]

78Les créations de la pâtisserie ont toutefois un prix, surtout lorsqu’il s’agit d’un macaron à la truffe noire ou au vinaigre balsamique (un vinaigre balsamique traditionnel de 25 ans d’âge). Et que dire de la Bûche à la truffe noire composée d’un biscuit moelleux aux amandes torréfiées et de crème mascarpone à la truffe noire ? Le tout accompagné d’une truffe noire fraîche de 15 g est vendu au prix de 245 euros en taille 6-8 personnes.

79Comme le disent en cœur les médias et les critiques, les cuisiniers sont désormais « créateurs », « cuisiniers artistes ». Finis les cuisiniers artisans. La cuisine est « créative » ou n’est pas. Hors de la « création » point de salut !

80Le besoin de « créer » est partout proclamé et affiché comme une impérieuse nécessité.

81Alain Ducasse explique les raisons de la publication de son Grand Livre de Cuisine d’Alain Ducasse : « J’ai voulu que tous mes chefs partagent leurs connaissances et leur évolution culinaire. On doit se forcer à donner, donc à créer. »

82Hervé This nous explique de son côté, au cas où on ne l’aurait pas compris, qu’on ne va plus au restaurant… pour manger mais pour vivre des expériences et avoir des émotions esthétiques : « Il est temps de bien comprendre que l’on va chez un artiste culinaire non pour se « remplir la panse « mais pour le plaisir des yeux et de l’esprit. Il est temps de comprendre que l’addition n’est pas une somme du prix des ingrédients mais la récompense du talent, que l’on doit payer une fortune pour des lentilles et du pied de porc […] si l’œuvre est à la hauteur ! Au fond la question technique est peu intéressante mais la question artistique passionnante ! » [Propos culinaires et savants, 2008.]

83Le mystère de cette fameuse « création culinaire » n’en reste pas moins entier et les cuisiniers appartenant à l’élite de la profession hésitent et s’interrogent. Une chose est sûre : ils ont du mal à expliquer leurs créations. Partenaire d’Hervé This, Pierre Gagnaire s’étonne: « Ce que j’aime, ce sont ces fulgurances qui me traversent parfois. Ces idées, effectivement d’ordre artistique, qui m étonnent moi-même lorsque j’ai une idée. Il y a cette espèce de moment magique, cette forme d’explosion dans le cerveau qui me semble différencier l’artiste de l’artisan. Quelque chose se produit et on se dit : « C’est comme cela. Cela ne peut pas être autrement. Il y a une idée à laquelle personne n’a pensé auparavant, que l’on parvient à transcrire, à mettre en forme différemment, de façon complètement nouvelle. » » [Ibid.]

84S’il se définit comme un « créateur compositeur », Yannick Alleno, chef trois étoiles de l’Hôtel Meurice, ne cache ni la complexité du travail ni ses doutes et ses hésitations : « Une création, par définition, c’est quelque chose de nouveau. Devenir créatif ou créateur, nécessite de vivre au rythme des saisons, d’être attentif aux produits, aux odeurs les plus légères, à la moindre essence ou fumet. Mon corps est entraîné, conditionné. Il est sans cesse réveillé par des envies irrésistibles de manger et de travailler un produit fraîchement arrivé dans ma cuisine. Quand je cherche à façonner un nouveau plat, je me demande ce que je pourrais faire pour révéler son essence. Ainsi, depuis mon plus jeune âge, je me suis forgé une palette de goûts, d’odeurs et de textures qui sont ma banque de données. Je les fais se rencontrer et se mélanger pour trouver l’alchimie parfaite. » [Yannick Alleno Kasuko Matsui, 4 saisons à la table n°5.]

85Alchimie, instinct, fantasme mais aussi découverte d’autres pays sont à l’œuvre dans la création de nouvelles recettes : « Après un voyage au Japon par exemple, j’avais une image, un goût un sentiment que je voulais reproduire. Alors j’ai cherché, cherché […] et enfin trouvé… Pour créer de nouvelles recettes, je m’inspire de l’effervescence de la journée, des rencontres, des mélanges de saveurs, de mes envies. Quand je me couche le soir, au moment où je m’apaise, je vois des plats, les imagine et les devine. Le processus de création m’est dicté par l’instinct… Créer un plat, c’est comme réaliser un fantasme. » [Ibid.]

86Est-il pour autant un « compositeur » ou plutôt un « chef d’orchestre » ?

87On perçoit des hésitations quant à la nature du travail : « J’aime mes plats jusqu’à les détester. À force de les créer, de les faire et de les refaire, de les goûter, il arrive un moment où la lassitude se fait sentir. J’ai besoin d’évoluer tout le temps, d’avancer, de donner un sens à ce que je fais. Je n’invente rien. J’essaie juste d’interpréter les choses à ma manière ».

Industrie de luxe

88À côté de cette créativité artiste, une autre dimension apparaît : celle de l’industrie. Comme l’a expliqué, il y a déjà quelques années, Alain Ducasse, la gastronomie est devenue une industrie de luxe. [« La gastronomie doit devenir une nouvelle industrie de luxe », Le Figaro Entreprise, lundi 12 mai 2003.]

89Le groupe Ducasse comprend plusieurs secteurs ou divisions : les restaurants Alain Ducasse, les autres restaurants (concepts et bistrots), les métiers de l’hôtellerie, les éditions et le centre de formation. Des gestionnaires spécialisés formés dans les business school françaises et américaines sont en charge de la gestion du groupe.

90Dans le groupe Ducasse, 19 des 27 restaurants sont installés dans des hôtels faisant partie de chaînes ou de groupes internationaux (le groupe Dorchester possède ainsi le Plaza Athénée, à Paris, mais aussi le Dorchester de Londres, où Alain Ducasse a aussi ouvert un restaurant).

91Les hôtels apportent le capital et Alain Ducasse « chef d’orchestre et formateur » , comme il s’appelle lui-même, fait diriger les restaurants par les cuisiniers qu’il a recrutés et formés selon le principe que le client doit pouvoir partout retrouver la cuisine d’Alain Ducasse, même si le chef n’est pas présent dans sa cuisine. Ainsi la marque Ducasse se décline-t-elle avec des variantes en fonction des lieux d’implantation des restaurants. Le restaurant Beige, à Tokyo, veut tout à la fois offrir de la cuisine française – de la marque Ducasse – mais aussi de la cuisine ayant une touche japonaise et utilisant des produits japonais.

92Les prix de la table, dans ces palaces, sont naturellement très élevés ; mais cela ne devrait pas surprendre. On sait en effet que les restaurants « à la carte » du XIXe siècle pratiquaient déjà des prix hors de portée de la plupart des consommateurs de l’époque. Autant que les produits eux-mêmes ils disent le luxe et la richesse de la table. Par ailleurs, si exorbitants qu’ils soient, ces prix s’expliquent par les coûts de production eux-mêmes qui se décomposent en général en trois parts : un tiers pour la matière première, un autre tiers et parfois plus pour les frais de personnel et un dernier tiers pour les frais fixes et divers.

93Et puis, si les restaurants étoilés adossés à de grands groupes hôteliers ne gagnent pas d’argent ou s’ils ont une faible rentabilité, peu importe, car l’essentiel pour eux n’est pas là. En effet le chef étoilé est devenu un atout et un symbole de la qualité et du prestige du groupe hôtelier. On ne lui ménage donc ni les moyens ni les investissements pour décrocher la troisième étoile.

94La gastronomie se définit et se résume ici désormais à l’image du cuisinier ou du chef, artiste et « créateur », et à sa diffusion via les média dans une stratégie de communication de groupe.

95Les autres chefs étoilés, ceux qui ne travaillent pas dans des hôtels ou des palaces, ont aussi commencé par construire leur image de chef artiste capable de faire des chefs-d’œuvre, puis ils l’ont vendu à l’industrie agroalimentaire dont ils sont devenus les conseillers et les consultants. Ils aident les industriels à élaborer les produits dérivés, c’est-à-dire des plats sous vide ou des conserves et semi conserves, vendus sous leur timbre dans les grandes surfaces.

Un exemple de produit dérivé : la crème brulée au foie gras d’Hélène Darroze

Un exemple de produit dérivé : la crème brulée au foie gras d’Hélène Darroze

96Ainsi, depuis une vingtaine d’années, Fleury Michon commercialise-t-il des produits élaborés avec et par Joël Robuchon. Le grand chef ne se contente pas de mettre sa griffe, en l’occurrence sa signature, sur la boîte ou le carton mais il intervient dans la sélection des matières premières, la mise au point de la recette et la production des plats cuisinés individuels.

97Tous ces produits, qui se préparent au microonde en deux minutes, sont-ils pour autant des produits gastronomiques ?

98Il suffit de lire la composition de chacun d’eux pour voir que la part du produit brut : agneau, poulet, bœuf, est la plus faible par rapport aux autres ingrédients, essentiellement les glucides et les lipides. Sel et épices sont présents pour donner le goût.

99Le même Joël Robuchon rappelait, en outre, que si le sous vide est une excellente technique de cuisson, il est une moins bonne technique de conservation, d’autant plus que l’industrie agroalimentaire, soumise aux règlements européens, doit cuire les aliments plus longtemps que les restaurateurs. [Le carnet de route d’un compagnon cuisinier] Or, ces cuissons plus longues modifient le goût. Par ailleurs, et si l’on tient compte des additifs, des conservateurs, des colorants, des exhausteurs de goût qui sont présents dans les plats cuisinés ou la charcuterie, on comprend qu’il y a peu de rapport entre les aliments vendus sous vide sous le timbre des grands chefs et les produits gastronomiques servis dans leurs restaurants

100En « créant » et en « innovant » le grand chef est devenu un personnage indispensable à l’industrie agroalimentaire. C’est que l’innovation est, dans les pays riches, la réponse à la saturation des besoins. Il faut créer sans cesse de nouveaux produits pour relancer la consommation, et les cuisiniers sont pressés d’inventer ou de participer à l’invention des nouvelles recettes.

101Il faut donc dépasser l’opposition entre la création culinaire du grand chef étoilé et la production industrielle de produits dérivés car l’une et l’autre sont liées et l’on ne peut voir l’une sans voir l’autre.

102Désormais industrie de luxe, la gastronomie est devenue partie prenante, pour ne pas dire acteur de l’industrie agroalimentaire.

La cuisine moléculaire

La physique des aliments

103« La mode c’est ce qui se démode », disait Jean Cocteau. Selon cette loi bien connue, après le succès de la Nouvelle Cuisine il y a eu le temps de la cuisine des terroirs, autre nom d’une cuisine bourgeoise des plats mijotés et des spécialités régionales. Puis la mondialisation aidant, vint le temps de la cuisine monde et de la cuisine fusion qui mêle et combine dans les assiettes saveurs, couleurs et textures.

104À côté de la cuisine fusion, et parfois combinée avec elle, est apparue depuis une dizaine d’années la cuisine moléculaire appelée aussi constructivisme culinaire, théorisée en France par Hervé This et incarnée par Ferran Adria en Espagne, Heston Blumenthal en Angleterre, Thierry Marx et Jacques Decoret en France.

105Ces « créations » impliquent l’usage de techniques et de moyens de la chimie, préconisés par « la gastronomie moléculaire » ou plutôt par la « cuisine moléculaire », deux termes qu’il ne faudrait pas confondre !

106À l’occasion du vingtième anniversaire de la gastronomie moléculaire Hervé This, qui se présente, dans Propos culinaires et savants, comme son fondateur, a expliqué que, comme toutes les sciences, la gastronomie moléculaire a un objet : « les phénomènes culinaires » et une méthode : la méthode expérimentale.

107Elle sert à produire des connaissances. Les applications viendront après les nouvelles connaissances.

108À cette nouvelle science Hervé This reconnaît quelques pères fondateurs : Harold Mc Gee, Lavoisier, Darcet, Parmentier, ou Denis Papin, le comte Rumford, Justus von Liebig, le baron Thenard, Édouard de Pomiane et surtout le physicien britannique d’origine hongroise Nicholas Kurti avec qui furent organisées les conférences Physicists in the kitchen.

109Hervé This avance également la notion de cuisine moléculaire et la distingue donc de la gastronomie moléculaire.

110Le cuisinier moléculaire est celui qui « utilise des ingrédients qui étaient absents des cuisines en 1980 ou des ustensiles qui étaient absents à la même époque ; idem pour les méthodes. Oui, les divers gélifiants tirés des algues ou d’autres sources bref, tout ce qui n’est ni gélatine ni pectine étaient utilisés par l’industrie mais pas par les cuisiniers. Oui, les siphons étaient absents tout comme les centrifugeuses, les colonnes à distiller, les machines à vide, les thermostats bien réglés (et je rappelle que les catalogues de fournitures pour laboratoires comportent des milliers de pages, avec des ustensiles qui rendraient bien des services aux cuisiniers, de la cuve à ultrasons au filtre imbouchable)… La cuisine moléculaire au fond c’est cela : avoir accepté de changer de méthodes, d’ustensiles, d’ingrédients. Tout comme notre société a accepté d’abandonner les bougies pour l’éclairage électrique, les citernes pour l’eau courante, la marche à pied pour les trains automobiles, avions… »

111Si la cuisine moléculaire est la cuisine de notre temps, si elle représente la modernité culinaire, les cuisines du passé n’ont plus de raison d’être : « Il était indécent de cuisiner au XXIe siècle comme au Moyen Âge ! »

Hervé This
Hervé This se présente en ces termes : « Hervé This, physico chimiste INRA, est responsable de l’Equipe de Gastronomie moléculaire au Laboratoire de chimie d’AgroParis Tech. Il a créé cette discipline en 1988 avec le physicien Nicholas Kurti (1908-1998), alors professeur à Oxford. »
Ingénieur de l’Ecole Supérieure de Physique et de Chimie de Paris (ESPCI) et licencié de lettres modernes de l’Université Paris IV, il a tout d’abord conduit ses recherches dans son laboratoire personnel, tout en menant simultanément une carrière d’éditeur scientifique aux Editions Belin, à la revue Pour la Science (dont il reste Conseiller scientifique) et également à la télévision (direction des émissions scientifiques Archimède, Arte ou Pi = 3,14, France 5).
Après 1995 et la soutenance de sa thèse intitulée : « La gastronomie moléculaire et physique » devant un jury composé notamment des prix Nobel Pierre Gilles de Gennes et Jean-Marie Lehn… et d’un chef cuisinier, c’est au Collège de France qu’il a été invité à travailler dans le Laboratoire de chimie des interactions moléculaires, dirigé par Jean-Marie Lehn Il est entré à l’INRA pour développer la gastronomie moléculaire à plein temps en 2000.
En 2006, l’Académie des Sciences a demandé à Hervé This de créer la Fondation Science et Culture alimentaire, dont elle lui a confié la direction scientifique. Cette Fondation a pour but de développer la culture alimentaire dans l’ensemble des régions de France (pour commencer) et de stimuler les recherches et études autour des questions alimentaires. Elle entend communiquer vers le plus large public. » [Propos culinaires et savants.]

112En tout cas il n’est plus possible de revenir en arrière : « De même que nous, qui avons été élevés dans le confort de l’éclairage à l’électricité n’accepterions-nous pas de revenir à la bougie, les jeunes cuisinières et les jeunes cuisiniers qui arrivent aujourd’hui dans la profession n’accepteront pas de passer des heures à faire des gelées à partir de pied de veau s’ils ont à leur disposition des gélifiants plus purs, plus efficaces, plus réguliers, plus pratiques en un mot. »

113La modernité culinaire est la condition sine qua non de la « création » :

« Les cuisiniers moléculaires restent des individus sensibles qui doivent chercher en eux-mêmes les façons artistiques de donner de l’émotion par la cuisine. Oui, des matériels spécifiques peuvent faire des plats nouveaux, impossibles à faire autrement : par exemple la distillation ne se fait pas à l’aide d’une seule casserole et d’un couvercle ; par exemple on ne peut pas cuire sous vide à basse température si l’on ne dispose que de casseroles et de fourneaux en bois. De même pour les ingrédients : on fait difficilement des perles d’alginates sans alginate ! Et l’on fera difficilement des mousses de lait sans protéines laitières foisonnantes. Méthodes, enfin : même traitement. En revanche avec les mêmes alginates, le même azote liquide, les mêmes filtres, les mêmes cuves à ultrasons, des cuisiniers différents feront des choses différentes parce qu’ils n’encapsuleront pas les mêmes ingrédients (perles de melon, perles de foie gras, perles d’orange…) ; parce que les flocons givrés des uns (on fait un appareil à meringue qu’on laisse tomber dans l’azote liquide, afin d’avoir une coque glacée, avec un cœur tendre) ne seront pas constitués comme ceux des autres, ni avec le même goût, parce que les distillations de terre des uns auront pour pendant les distillations de jus de fruit des autres, parce que… » [Hervé This, « La gastronomie moléculaire gomme-t-elle la sensibilité ? », L’Hôtellerie, n° 3027, 3 mai 2007.]

Programme établi avec Nikola Kurti en 1988
Explorer les recettes. Recueillir et tester les dictons. Inventer des mets nouveaux. Introduire de nouveaux outils, ustensiles, ingrédients. Démontrer à travers l’attrait pour la cuisine les beautés des sciences en général, de la chimie en particulier.

114La cuisine moléculaire ne se résume ni ne se définit par le recours à des techniques modernes. Son but essentiel demeure en effet la création d’« émotions ». C’est par ce biais que la chimie rencontre l’art ou le rend possible.

115Que la cuisine soit de la chimie et de la physique personne ne le conteste et que les connaissances des phénomènes culinaires soient utiles, qui le nie ? La question n’est pas là mais dans l’utilisation des ingrédients issus de l’industrie chimique.

L’industrie chimique

116A-t-on besoin d’additifs, de colorants, d’alginates, d’azote liquide, de méthylcellulose pour « créer » de nouvelles recettes ou de nouveaux plats ? Et s’il ne s’agissait pas d’art mais d’économie ? Tout se passe en effet comme si l’industrie chimique après avoir pénétré l’industrie agroalimentaire cherchait à entrer dans l’univers de la haute gastronomie pour en faire un instrument de son développement futur.

117Hervé This a le mérite de la franchise quand il écrit :

« Les cuisiniers commencent dans certains pays à utiliser les mêmes ingrédients que l’industrie alimentaire. Les préparations aromatisantes, à tort – selon moi – nommées arômes, ne sont plus l’apanage des industries alimentaires. Pour des raisons économiques variées, les additifs, colorants et compositions aromatisantes semblent devoir s’imposer. » Un groupe de travail européen, nommé Inicon, vise ainsi à l’introduction de nouvelles techniques en cuisine (transfert technologique) : centré sur les activités de recherche de “gastronomie moléculaire”. Ce groupe comporte des industriels (producteurs d’additifs, de colorants et de compositions aromatisantes), des chefs étoilés (Émile Jung, à Strasbourg ; Heston Blumenthal, en Grande-Bretagne ; Ferran Adria, en Espagne), des établissements d’enseignement culinaire. Ce dispositif vise à utiliser les cuisiniers « prescripteurs » pour rationaliser les pratiques culinaires et la diffusion des connaissances rationnelles ; on espère que les cuisiniers qui participent au projet produiront des mets et des livres où les additifs, préparations aromatisantes et colorants seront utilisés puis que le grand public les adoptera. » [Hervé This, « Cuisiner avec des compositions aromatisantes ? Cuisiner avec des additifs ? Cuisiner avec des colorants ? », La revue trimestrielle du réseau Écrin, n° 59, mars 2005.]

118Le « fondateur » de la gastronomie moléculaire admettait que l’usage de ces substances pouvait s’avérer dangereux puisque « les molécules sous une forme concentrée sont souvent toxiques » mais s’en remettait aux États pour trouver « les moyens d’encadrer de telles utilisations. » ! Et d’affirmer qu’il n’y avait pas de raison de se priver de ces produits de l’industrie puisque de toute façon « la cuisine n’est pas naturelle puisqu’elle est transformation des aliments » !

119Comme l’écrit le critique gastronomique Jorg Zipprick, dans le magazine Stern de juin 2008 : « Jusqu’à récemment personne ne savait vraiment ce que ces soi-disant cuisiniers moléculaires mettaient dans leurs casseroles. Adria dit que son laboratoire personnel « invente » des substances telles que : Iota, Glice ou Gellan, quelques-uns de ses produits miracle. Mais derrière ces noms se cache tout simplement une liste issue de la chimie alimentaire. Il s’agit des additifs alimentaires E 322, E327, E 331, E 400, E 406, E 407 (Iota), E 415, E 418 (Gellan), E 461, E473, E 475 (Glice) ainsi que la maltodextrine, un cocktail de glucides particulièrement apprécié par les bodybuilders. »

120Il est désormais possible de se procurer, via Internet, des kits de gastronomie moléculaire. Vous pourrez ainsi faire, en investissant souvent plus de 100 euros par kit, des perles et des raviolis par la technique de la sphérification mise au point notamment par Albert et Ferran Adria dans leur laboratoire El Bullitaler, à Barcelone.

121D’après la description parue dans L’Hôtellerie Restauration le 2 mars 2006, la sphérification est une technique culinaire spectaculaire développée au Japon et qui a été exploitée et médiatisée par El Bulli à partir de 2003. Elle permet d’obtenir des billes de gelées parfumées de diverses façons et calibrées à différentes tailles : caviar, œufs, gnocchis, raviolis [...] Le principe est simple : il suffit de faire tomber dans de l’eau additionnée de chlorure de calcium (produit traditionnellement utilisé dans la production des fromages), des gouttes ou des cuillerées d’une gelée fabriquée à froid à partir d’alginate et parfumée comme vous l’entendez ; l’alginate étant un produit naturel raffiné, extrait d’algues brunes qui poussent dans les eaux froides d’Irlande, d’Écosse, d’Amérique du Nord et Sud, d’Australie, de Nouvelle-Zélande et d’Afrique du Sud.

122Des sociétés nouvelles : Phodé, Kalys et Kalys Gastronomie, sont apparues récemment et vendent aux particuliers ainsi qu’aux professionnels de la restauration ingrédients et additifs alimentaires : gélifiants, épaississants, acidifiants, édulcorants, ainsi que les ustensiles nécessaires pour la cuisine moléculaire : pipettes, siphons, balances de précision. Kalys propose trois kits de cuisine moléculaire : le kit Perles et Cocktails, le kit Spaghetti sucrés/salés, le kit cuisine créative.

123Albert et Ferran Adria distribuent la gamme d’ingrédients de cuisine moléculaire et le matériel spécifique appelée Texturas qui comprend Sferification (produits pour sphérification) ; Gelificacion (produits permettant de réaliser des gels) ; Émulsificacion (produits permettant de réaliser toutes sortes d’émulsions) et Espesantes (produits permettant d’épaissir de plats ou des sauces).

124Sur le site « cuisinemoléculaire.com » on peut se procurer les produits tels que : Agaragar, alginate, lécithine et xanthane.

125Au-delà des coûts et des ingrédients utilisés on peut se demander si la cuisine moléculaire est la réponse et la solution d’avenir qu’elle prétend être.

126« Grâce à ce kit, initiez-vous aux plaisirs d’une cuisine naturellement créative ! De nombreux instants gourmands et raffinés vous attendent », lit-on sur la publicité d’un kit. Et si le problème était se faire plaisir tous les jours avec une gastronomie fondée sur le plaisir de prendre son temps et sur la cuisine de produits frais et bons ?

La Slow Food et la nouvelle gastronomie

127En 1986 l’opposition à l’ouverture d’un Mac Donald à Rome fut le point de départ d’un mouvement qui rassemble maintenant près de 100 000 membres dans le monde entier, dont près de la moitié en Italie. Comme le rappelle Carlo Petrini, le président de Slow Food international, il y avait : « Au point de départ, une revendication d’un droit fondamental de l’humanité et que le gastronome défend : celui du plaisir, un droit naturel, physiologique, dont la négation a contribué à favoriser la situation mondiale actuelle. »

128S’agit-il d’une nouvelle voie, menant à une autre gastronomie ? À une nouvelle gastronomie qui ne serait ni rétro ni moléculaire ?

129Science de synthèse, réunissant botanique, agriculture, écologie, sociologie, économie, physiologie, etc., la gastronomie a besoin de toutes ces disciplines. En citant le poète Wendell Berry : « Manger est un acte agricole », Carlo Petrini veut rappeler que derrière les aliments contenus dans l’assiette il y a des hommes, des producteurs (agriculteurs, éleveurs, pêcheurs) et qu’en choisissant tel ou tel aliment nous choisissons tel ou tel type d’agriculture. Le choix est vraiment l’acte essentiel du gastronome, choix qui doit être éclairé par la connaissance et choix qui est un acte politique :

130« La valeur du choix de notre alimentation représente ce que nous avons de plus puissant et communicatif entre nos mains. Dans ce monde où compte surtout le profit, le choix de ce que nous allons acheter et consommer est le premier acte politique fort que nous pouvons accomplir dans la vie. » [Bon, propre et juste.]

131Fort de ces principes le gastronome doit choisir les bons produits mais comment procéder ?

132« Pour définir ce qui est bon, deux types de facteurs subjectifs sont déterminants : la saveur-personnelle – liée à la sphère sensorielle de chacun de nous – et le savoir-culturel, lié à l’environnement, à l’histoire des communautés, du savoir-faire et des lieux. » [Ibid.]

Définition
« La gastronomie est la connaissance raisonnée de tout ce qui concerne la nutrition de l’homme ; elle lui sert à choisir parce qu’elle sert à comprendre ce qu’est la qualité. Elle fait en sorte qu’il puisse éprouver un plaisir savant et qu’il acquière une connaissance joyeuse. L’homme, en se nourrissant, accomplit un acte culturel : la gastronomie est culture, d’abord matérielle et ensuite immatérielle. Le choix est un droit de l’homme : la gastronomie est la liberté de choix. Le plaisir est un droit de tous et en tant que tel il doit être le plus responsable possible : la gastronomie est un acte créatif, non destructeur. La connaissance est un droit réservé à tous mais aussi un devoir : la gastronomie est éducation. […] La gastronomie enseigne l’art de savoir vivre le mieux possible, selon les ressources disponibles, à condition de les utiliser pour améliorer sa propre existence. La gastronomie est une science qui a pour objet le bonheur. Par l’entremise de la nourriture, langage universel et immédiat, élément identitaire et objet d’échange, elle apparaît comme l’une des formes les plus puissantes de la diplomatie pour la paix. »
Carlo Petrini, Bon, propre et juste,
Éditions Yves Michel, 2006.

133Au-delà des différents critères de sélection disponibles (sensorialité, goût, plaisir), tous plus ou moins subjectifs, l’accent doit être mis sur la naturalité du produit :

134« L’intégrité “naturelle” de la matière première sert avant tout à cultiver et à pouvoir percevoir le caractère bon d’un aliment. Il ne s’agit pas du “biologique” même si le biologique est naturel… On veut parler d’un système global, d’une méthode de production dans sa totalité. Naturel signifie qu’on ne doit pas utiliser trop d’éléments extérieurs et artificiels par rapport au système : environnement, homme, matière première, transformation : non aux additifs et aux conservateurs chimiques, aux arômes artificiels ou dits “naturels” ; non aux technologies qui bouleversent la naturalité du processus de production, élevage, cultures, cuisine… » [Ibid.]

135Il ne suffit pas que le produit soit bon pour être de qualité. Encore faut-il qu’il soit propre : « Le produit est propre s’il respecte la Terre et l’environnement, s’il ne pollue pas, s’il ne gaspille pas ni ne surexploite les ressources naturelles durant son parcours qui va du champ à notre assiette. Si l’on veut utiliser un terme plus technique, un produit est propre dans la mesure où sa filière répond à certains critères de naturalité, s’il est durable. » [Ibid.]

136On le voit : le jugement de durabilité exige des connaissances et des informations qui non seulement ne sont pas facilement accessibles mais ne sont pas à la portée de tous.

137S’agissant de l’agriculture, concernée au premier chef par la question de la durabilité, l’objectif affiché par Slow Food est de la « désindustrialiser », ce qui implique de renoncer aux méthodes de production intensives aussi bien pour les végétaux que pour les animaux. Refus des pesticides et des engrais chimiques, refus des OGM, choix des variétés et des races locales, refus de la monoculture, autant de choix qui signifient : « Le rejet d’un système. Il ne s’agit pas seulement d’introduire des techniques différentes de celles existantes, il faut surtout planifier la production sur une petite échelle, développer le biologique et le biodynamique. La désindustrialisation de l’agriculture exige un nouveau rapport entre l’homme et la nature, un mode de pensée plus ouvert à la complexité et doté de tous les instruments scientifiques modernes ou traditionnels qui permettent d’évaluer la complète durabilité d’un nouveau modèle de production. » [Ibid.]

138Enfin un produit de qualité doit être « juste ». Il sera juste s’il assure une juste rémunération des paysans, des éleveurs, des pêcheurs, en fait de tous les producteurs de nourriture.

139La nouvelle gastronomie ou plutôt « le néogastronome qui prend du plaisir, sait, s’alimente, conscient de devoir laisser une Terre meilleure pour les générations futures » ne peut ignorer cet aspect essentiel : « L’engagement du nouveau gastronome sera celui de prendre conscience de la situation de millions de paysans dans le monde (mais d’abord de tous ceux qui sont proches de lui), de les connaître, de favoriser la production de ce qui est “propre” et “bon”. » [Ibid.]

140Quels que soient les problèmes que pose la définition du bon, du propre et du juste, cette approche de la gastronomie, qui met l’accent sur la connaissance et sur l’éducation, renoue avec ses origines. Comme Brillat-Savarin, Carlo Petrini proclame haut et fort qu’il n’y a pas de gastronomie sans connaissance de la nourriture. Cette connaissance n’est pas seulement celle des aliments et des produits. Elle comprend celle des techniques et des gestes des producteurs de nourriture pour aller jusqu’à l’éducation permanente au goût.

141Le gastronome doit trouver sa place dans la communauté de la nourriture qui rassemble ceux qui produisent les aliments, ceux qui les cuisent et ceux qui les connaissent. Il est un maillon dans une chaîne, un élément dans un réseau en train de se construire dans le monde entier.

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Title Fernand et Mado Point entourés par la brigade du restaurant La Pyramide dont Paul Bocuse à droite de son mentor
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Title Déjeuner de l’Académie des vins de France le 25 novembre 1935
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Title Alain Chapel : L’Empereur
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Title Jean-Pierre Haeberlin : Le Prince
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Title Un exemple de produit dérivé : la crème brulée au foie gras d’Hélène Darroze
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