1Lorsque la Constitution élaborée par la 2^e Assemblée nationale constituante met en place, en 1946, les nouvelles structures de l’Empire français, rebaptisé Union française, l’information est pratiquement inexistante en Afrique occidentale française (A.O.F.), si l’on excepte des bulletins édités par les services du gouvernement général (statistiques, mines, géologie, chemins de fer, etc.) et quelques publications paraissant irrégulièrement.

LES CONDITIONS DE LA CRÉATION D’AFRIQUE NOUVELLE

2L’ordonnance du 13 septembre 1945 avait rétabli la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Celle-ci fut étendue aux territoires d’outremer (T.O.M.) par les décrets du 27 septembre et du 21 novembre 1946. Dès le 24 décembre 1944, la censure en matière politique avait été abolie.

3Cette liberté ne suffit pas à faire naître une véritable presse d’information. Entre les deux guerres, de nombreuses feuilles d’opinion étaient nées, notamment au Sénégal (pour soutenir les candidats aux élections) et au Dahomey. La plupart avait disparu lorsque s’acheva la 2° Guerre mondiale.

4En 1946, on comptait en A.O.F. une vingtaine de titres paraissant plus ou moins régulièrement1. Les plus nombreux étaient les organes des partis politiques : l’A.O.F. (Fédération S.F.I.O. du Sénégal et de la Mauritanie), Réveil (Mouvement Unifié de la Résistance, puis Rassemblement Démocratique Africain), Clarté (Parti Socialiste Sénégalais, Charles Graziani), Climats (intérêts coloniaux, Chevance-Bertin), Soudan-Niger (Parti Progressiste Soudanais, Fily Dabo Sissoko), L’Observateur du Soudan (Union Soudanaise, R.D.A., Mamadou Konaté). L’Eglise catholique avait deux bulletins : La Côte-d’Ivoire chrétienne (depuis 1938) et La Croix au Dahomey (1946). Le Travailleur d’A.O.F., organe des syndicats C.G.T., fut créé cette même année 1946. La Voix du Dahomey et l’Etoile du Dahomey étaient les tribunes d’une élite qui ne craignait pas de dénoncer les abus de la colonisation2. Il n’y avait qu’un seul quotidien, Paris-Dakar, publié par Charles de Breteuil, comme l’hebdomadaire Paris-Bénin. L’Agence France-Presse venait seulement d’ouvrir un bureau à Dakar. Il n’y avait qu’une seule station de radiodiffusion, à Dakar encore : elle était gérée par le service des postes.

5C’est dans ce contexte que les vicaires et préfets apostoliques de l’A.O.F., réunis au grand séminaire de Koumi (Haute-Volta) en novembre 1945, décidèrent la création d’un hebdomadaire catholique dont la réalisation fut confiée aux Pères Blancs. L’idée en avait été lancée deux ans plus tôt par le P. Jacques Bertho, directeur général des écoles catholiques de l’A.O.F., qui écrivait dans un rapport aux évêques : « La nécessité d’un même journal catholique pour toute l’A.O.F. s’impose de plus en plus et devra être la première réalisation commune »3.

6Le premier numéro d’Afrique nouvelle parut le 15 juin 1947. Bimensuel pendant trois mois, le journal devint ensuite hebdomadaire. Le directeur de publication était le P. Marcel Paternot. Dans l’éditorial du n° 1, Joseph Ki Zerbo, alors étudiant à Dakar, expliquait le choix du nom de la nouvelle publication. Il évoquait le passé du continent africain :

7« Autour de ce vieux donjon, trop longtemps ont rôdé le conquistador et le négrier rapace. Le voyez-vous, ce vampire suceur de sang humain ? Son regard dur, ses grands ongles sordides à peine usés par le frottement de l’or qu’il fait son bonheur de caresser, son cuir tanné par les embruns. Il apporte de l’or, des jeunes gens solides et bien musclés, la substance vivante du pays, son potentiel le plus précieux : vieille Afrique ! »

8L’indignation lyrique de l’éditorialiste s’exerçait également contre « la tyrannie de ceux qui furent, comme Samory, pourvoyeurs de négriers et donc négriers eux-mêmes, et vendeurs de leurs frères ».

9Puis Joseph Ki Zerbo décrivait ce que pourrait être l’Afrique de demain : « Ce ne sera pas le building superbe où trône le dieu Mammon, ni le kolkhoze déprimant, étouffoir de la personnalité ; mais une authentique maison africaine, claire et joyeuse où règne, mieux que la justice, la cordialité. Une belle demeure, voyez-vous ; et sur son fronton, on gravera : « Afrique nouvelle ».

10« ... Le présent périodique n’a qu’une ambition : c’est d’être une porte pour tous les courants salubres qui peuvent être un reconstituant pour l’atmosphère de la cité africaine et un tonique pour faire monter les masses ; une voie de transmission des matériaux pour ériger ce domaine ; un chaînon entre les bonnes volontés du dehors et celles du dedans »4.

11Afrique nouvelle a joué un rôle important dans le processus de décolonisation, d’abord par le fait même de son existence et de l’audience acquise dans toute l’Afrique francophone5, ensuite par son contenu.

NAISSANCE D’UNE OPINION PUBLIQUE

12La situation de quasi-monopole de fait qui fut celle d’Afrique nouvelle pendant la majeure partie de cette période de décolonisation permet de lui attribuer le mérite de la création d’une véritable opinion publique à l’échelon de l’A.O.F., et même de toute l’Afrique noire francophone.

13Les autres publications se préoccupaient peu d’information proprement dite et leur zone de diffusion débordait rarement les limites du territoire dans lequel elles étaient publiées (à l’exception de Réveil, du R.D.A.). Rares étaient les possesseurs d’appareils récepteurs de radio en dehors des villes et des centres bénéficiant de l’électricité : les transistors n’existaient pas, les « récepteurs de T.S.F. » étaient coûteux et les piles pour les faire fonctionner étaient lourdes, encombrantes, onéreuses et de courte durée.

14Au fil des années, outre les informations générales, Afrique nouvelle a réservé une place de plus en plus grande aux nouvelles locales qui, en 1957, occupaient quatre pages entières. Dans chacun des 99 cercles et même des 207 subdivisions, un correspondant envoyait presque chaque semaine des échos de la vie locale6. Ces textes, souvent maladroits et trop abondants, étaient réduits aux informations essentielles et publiés dans le numéro suivant. Peu importaient les délais parfois longs entre l’envoi de la nouvelle et son retour au point de départ dans les colonnes du journal : il n’y avait aucune autre source d’information et les habitants de ces petites agglomérations perdues dans la brousse savaient que l’A.O.F. entière était maintenant au courant des événements qui se passaient chez eux. Les correspondants et les diffuseurs d’Afrique nouvelle faisaient désormais partie des notables locaux.

15Les hommes politiques ne s’y trompèrent pas qui, après quelques années d’hésitation, comprirent qu’Afrique nouvelle était la seule tribune d’où ils pouvaient s’adresser directement à l’ensemble des populations de l’A.O.F. Le chiffre de tirage atteint en 1956 n’était que de 12 000 exemplaires. Mais chaque exemplaire avait non seulement plusieurs lecteurs, mais de nombreux auditeurs, car les lettrés lisaient et commentaient le journal à des auditoires parfois nombreux. A partir de 1955, on trouvait dans chaque numéro du journal des articles signés des principaux dirigeants politiques de l’A.O.F.

16Sékou Touré fut peut-être celui qui réalisa le mieux tout le profit qu’il pouvait tirer de cette tribune. Il donnait à Afrique nouvelle la primeur de ses principales décisions (comme la suppression de la chefferie). Et la veille du référendum du 28 septembre 1958, le seul journaliste qu’il accepta de recevoir fut le rédacteur en chef de l’hebdomadaire catholique.

17Dès le début, la direction du journal comprit l’importance de ce rôle de la presse. Elle provoqua des échanges en lançant des débats sur des questions brûlantes comme la liberté des filles, les mariages mixtes, le racisme. Les réactions étaient nombreuses et il s’établissait entre les lecteurs une « palabre » à l’échelon de l’A.O.F. où l’instituteur mauritanien répondait à l’infirmière du Dahomey, le médecin nigérien au douanier guinéen.

UNE CAISSE DE RÉSONANCE DE LA VIE POLITIQUE ET SYNDICALE

18En recommandant l’envoi de représentants africains dans les assemblées métropolitaines et l’institution d’assemblées territoriales, les participants à la Conférence de Brazzaville ont contribué à mettre en route le processus de décolonisation.

19En diffusant largement les échos de l’action des parlementaires africains, en répercutant leurs interventions dans les assemblées métropolitaines, Afrique nouvelle a certainement contribué à renforcer l’efficacité de cette participation de représentants africains à la vie politique de la métropole et à la gestion des affaires locales.

20La chronique parlementaire et les comptes rendus des débats du Grand Conseil de l’A.O.F. ont toujours tenu une large place dans les colonnes de l’hebdomadaire. Les grands congrès des principaux partis politiques, Rassemblement Démocratique Africain, Indépendants d’Outre-mer, Socialistes, furent « couverts » par les journalistes d’Afrique nouvelle qui publiaient de larges analyses des rapports et des résolutions finales.

21Les syndicats ont eu, dans l’éveil du nationalisme africain, une place aussi importante que les partis politiques qui, en dehors du R.D.A. en Côte-d’Ivoire, étaient souvent en sommeil entre les élections. Au contraire, l’action revendicative ne se ralentissait pas et, sur le plan social, le combat était permanent, qu’il s’agisse du vote du Code du travail et de son application, ou des allocations familiales.

22Afrique nouvelle contribua largement à rendre populaire cette action. L’hebdomadaire donna toujours une grande publicité aux activités de la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (devenue en juillet 1956 la Confédération Africaine des Travailleurs Croyants). Il appuya aussi les campagnes menées par la Jeunesse ouvrière catholique en faveur des jeunes travailleurs et notamment des apprentis.

23Le style employé pour ces campagnes ne manquait pas de vigueur. En voici quelques échantillons : « Pendant que 20 000 cheminots de l’A.O.F. sont dans la misère, des députés et des conseillers généraux se baladent à l’œil ! Demandez plutôt au bureau des finances de Dakar la liste des notes de taxis de ces messieurs... 28 000 F pour une seule tournée ! »7. Et en titre : « Les apprentis ont-ils des esclaves ? »8. Ou encore, dans un numéro spécial consacré à « la misère, cette mort vivante », les rédacteurs décrivent un bidonville de Dakar « Almenco, où la vie colle à la mort », ou les exploitations ivoiriennes : « Au paradis des plantations, des travailleurs vivent en enfer »9.

UNE EXCEPTIONNELLE LIBERTÉ D’EXPRESSION

24Rétrospectivement, on peut s’étonner que l’autorité coloniale ait toléré une telle liberté d’expression. Il semble qu’il y ait à cela deux explications.

25La première est l’absence de moyens matériels de pression sur l’hebdomadaire. Afrique nouvelle est la propriété de la hiérarchie catholique d’Afrique de l’Ouest francophone. Le journal, tout en essayant d’atteindre un seuil de rentabilité, a toujours été soutenu financièrement par les évêques et surtout par la solidarité qui existe à l’intérieur de l’Eglise. L’apport de la publicité à son budget est modeste. A partir de 1955, l’impression a été faite par l’imprimerie de la mission catholique (œuvre de St-Paul). Et donc il n’était pas question de demander aux imprimeurs de la place – avec des arguments à l’appui – de refuser de fabriquer le journal, comme le gouverneur général Béchard le fit en 1951 pour l’hebdomadaire polémique Echos d’Afrique noire.

26L’autre raison est que, lorsque l’autorité a voulu sévir contre Afrique nouvelle, elle a très mal choisi son moment. Le journal paraissait déjà depuis près de quatre ans et avait acquis une très grande popularité. En outre, l’action a été déclenchée à quelques mois des élections législatives de juin 1951 et fut exploitée par l’opposition contre le gouvernement. Rappelons brièvement les faits10.

27Un procès avait été intenté au début de 1951 à Maurice Voisin qui, dans Echos d’Afrique noire, avait dit de la police dakaroise qu’elle était « incapable ». Afrique nouvelle avait rendu compte de ce procès en diffamation. Or une ordonnance du 9 mai 1944, prise à Alger sur l’initiative de M. de Menthon, interdisait la publicité autour de ce genre d’affaires. Le texte était vite tombé en désuétude, au point qu’en janvier 1949, lors du procès de Kravchenko, accusé de diffamation par les communistes, des moyens exceptionnels avaient été mis à la disposition des journalistes par le ministre de l’Information, M. François Mitterrand. Les poursuites contre Afrique nouvelle étaient visiblement inspirées par des considérations plus politiques que judiciaires. Les adversaires du gouvernement, et surtout ceux du parti socialiste S.F.I.O., auquel appartenait le gouverneur général Béchard, en profitèrent. Parlementaires, associations professionnelles, Ligue des droits de l’homme prirent fait et cause pour le petit hebdomadaire dakarois dans le but de mettre en difficulté le gouvernement. Il se trouva à l’Assemblée nationale une majorité pour voter un blâme à l’encontre du ministre de la France d’outre-mer, qui se trouvait être M. François Mitterrand ; la démission de celui-ci faillit entraîner celle du gouvernement présidé par M. Queuille. On n’alla cependant pas jusqu’à cette extrémité. Mais l’alerte avait été chaude. Et cela valut ensuite à Afrique nouvelle une liberté assez exceptionnelle.

28Par son existence même et sa diffusion sur une très large zone géographique, par sa liberté d’expression, Afrique nouvelle a été l’instrument très efficace de l’émergence d’une opinion publique sans laquelle l’action des parlementaires africains en France et celle des représentants locaux qui constituaient les assemblées territoriales n’auraient pas eu beaucoup d’impact sur les populations et sur les autorités coloniales.

PROCÈS DE LA COLONISATION

29L’hebdomadaire catholique a également été un élément du processus de décolonisation par son contenu même : articles, prises de position, campagnes, etc. Dès le premier numéro, le ton était donné par la rubrique : « Il faut que ça change ».

30C’est la colonisation même qui est mise en accusation au fil des pages. Un article de 1948 dénonce « l’incurie de l’administration qui ignore tout des aspirations de l’Africain des villages ». L’absence d’écoles, de dispensaires, de puits, de routes, la menace permanente du travail forcé sont les causes d’un exode toujours plus important : « l’administrateur a été et est encore le gérant d’un vaste trust colonial (...). N’est-il pas plus facile de « régner » sur des pauvres gens que sur des évolués ? »11.

31La colonisation se caractérise par l’immoralité des motifs et l’impureté des moyens : « Nos colonies et nos protectorats sont des conquêtes, dans lesquelles les intérêts mercantiles, les ruses politiques et les violences militaires ont joué un rôle habituellement décisif ». Et l’auteur de cet article cite la phrase de Pierre-Henri Simon, dans Témoignage chrétien du 28 octobre 1949 : « Le vingtième siècle sera sans doute le siècle de l’émancipation des colonies »12.

32Et après avoir donné un large écho à la dénonciation du pacte colonial faite par Léopold Sédar Senghor à l’Assemblée nationale13, Afrique nouvelle reproduit une note doctrinale destinée aux prêtres français et traitant de « l’Eglise face au problème colonial ». Le texte s’achève par cette affirmation : « La colonisation ne peut être que provisoire »14. Cette critique globale du colonialisme est monnayée dans tous les numéros par la dénonciation de tous les abus qu’il entraîne. Il n’est pas possible d’énumérer tous les articles qui vont dans ce sens. Nous citerons seulement les points qui font l’objet d’attaques plus fréquentes.

33C’est d’abord, bien entendu, la discrimination raciale, base de la colonisation. Elle est dénoncée sur le plan théorique par une série d’articles qui font justice de la fausse interprétation de la malédiction de Cham, dans la Bible : « La race noire est-elle maudite ? »15. Elle est stigmatisée chaque fois qu’elle se manifeste. Et finalement le journal lance en juillet 1955 une enquête sur le racisme16 : les réponses sont publiées pendant les quatre derniers mois de l’année et une synthèse en est faite dans le numéro de Noël qui apporte aussi la conclusion de la rédaction17.

34Colonisation et discrimination sont dénoncées à travers les abus qu’elles entraînent : les coups employés encore trop souvent comme arguments à l’égard des travailleurs africains18, le travail forcé et les fournitures obligatoires de produits19, le maintien du privilège de l’émission du franc C.F.A. à une banque privée20, la « grande farce de l’état civil » avec les jugements supplétifs de complaisance21, l’emploi des soldats africains à de multiples tâches domestiques22, etc.

35Les abus de la chefferie, surtout telle qu’elle a évolué sous l’administration coloniale, sont une des cibles habituelles du journal et de ses lecteurs. Dès le n° 5, un ancien agent spécial fait le point : « Aujourd’hui les indigènes commencent à avoir conscience de leurs droits : ils veulent plus de justice dans le paiement de l’impôt, ils ne veulent pas payer pour des parents morts depuis des années, ils ne veulent pas payer plus que ce que leur chef de village ou de canton va verser au cercle »23. Deux mois plus tard, un autre lecteur demande : « Est-il vrai que les grands chefs (de Haute-Volta) croient revenu le bon vieux temps et réquisitionnent des villages entiers pour leurs cultures ? »24

VALORISATION DE LA PERSONNALITE AFRICAINE

36Le retard de la scolarisation est dénoncé à plusieurs reprises. Le journal, dès l’origine, fait écho aux revendications du député Ouezzin Coulibaly à l’Assemblée nationale. « Aucune école d’A.O.F., ou d’A.E.F. ne forme d’instituteur, à plus forte raison de professeur. Les deux lycées conduisent tout juste à la classe de première »25. Un des collaborateurs du journal s’élève contre la conception officielle d’un enseignement de qualité plutôt qu’une éducation de la masse : « Nous réclamons, nous, un minimum partout et tout de suite, par tous les moyens : savoir lire et écrire et un peu de français ». Ce choix est politique, car l’auteur en donne la raison : que tous les citoyens soient capables de remplir valablement leur devoir d’électeur26.

37L’hebdomadaire lui-même a le souci d’apporter à ses lecteurs des éléments de formation. Il publie des articles de vulgarisation agricole, des explications sur le salaire, le droit de grève, le fonctionnement de l’Etat, la citoyenneté. Il fait l’histoire du syndicalisme, du communisme. Il met à la disposition de ses lecteurs le texte intégral de la Déclaration des droits de l’homme, ainsi que ceux du Code du travail, de la loi municipale, de la loi électorale, etc. Les abonnés peuvent ainsi se constituer une documentation précieuse pour l’exercice de leurs droits syndicaux et politiques.

38La promotion de la femme est un des soucis de la rédaction. Périodiquement celle-ci dénonce l’attitude des chefs et de certains administrateurs qui violent délibérément le décret Jacquinot par lequel la jeune fille voit garantie sa liberté de choix au moment du mariage. Chaque fois qu’elle le peut, elle donne la parole aux intéressées : « La femme africaine doit sortir de l’état de minorité où la tiennent les traditions »27.

39D’une façon plus générale, tout ce qui valorise la personnalité africaine est souligné : description des richesses artistiques, promotion politique et religieuse d’Africains, débat sur les relations entre cultures négro-africaine et occidentale.

40Un jeune professeur africain, Albert Tevoedjre, auteur d’un article : « L’Eglise contre le colonialisme »28, devient rédacteur en chef de l’Etudiant d’Afrique noire, organe mensuel de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France, et publie en 1958 un livre qui se termine par cette profession de foi qui pourrait être alors celle d’Afrique nouvelle : « Le but profond de notre croisade, c’est le droit d’être véritablement des hommes »29.

POUR UNE ÉVOLUTION DES INSTITUTIONS

41Afrique nouvelle se défend de faire de la politique, c’est-à-dire de prendre parti dans des choix qui n’engagent pas la dignité de l’homme ou ses intérêts spirituels. L’hebdomadaire dénonce néanmoins le communisme et, jusqu’en 1950, son allié en Afrique, le R.D.A. Il manque rarement une occasion de critiquer la S.F.I.O. et donne largement la parole aux dirigeants du courant démocrate chrétien.

42Mais il faut attendre 1951 et la deuxième législature de la IV^e République pour qu’apparaissent de plus en plus fréquemment des articles qui remettent en cause les institutions de l’Union française. C’est le temps de « l’Afrique en mouvement sous des gouvernements d’immobilisme », selon le mot de L.S. Senghor à l’Assemblée nationale le 17 juin 1954. Le gouvernement pas plus que le Parlement ne sont capables de faire les réformes qui s’imposent. Afrique nouvelle donne de plus en plus souvent la parole à ceux qui réclament une évolution.

43Et cela d’autant plus que, si l’Afrique est en mouvement, c’est surtout vrai des institutions des pays qui entourent l’A.O.F. Le journal ne manque pas de tenir ses lecteurs au courant de l’évolution de la Tunisie et du Maroc vers l’autonomie et l’indépendance et de la rébellion qui se développe en Algérie, « terre meurtrie, sanglante, déchirée (...), pays de la faim, terre de la soif » : c’est « l’insurrection de la misère, le cri de désespoir d’hommes dont on n’a pas reconnu la dignité »30.

44Les réformes politiques enfin amorcées au Togo, puis au Cameroun, sont suivies avec intérêt. Ces deux pays peuvent servir de banc d’essai pour les futures institutions de l’A.O.F. Encore faudrait-il que le contenu de ces réformes ne soit pas vidé par les manipulations électorales dans l’art desquelles certains administrateurs sont passés maîtres. Après les élections d’où devait sortir le premier gouvernement togolais, les autorités françaises se félicitent du véritable « plébiscite » en faveur du parti soutenu par l’administration, le Parti Togolais du Progrès. Quelques jours plus tard, Afrique nouvelle titre en première page : « Plébiscite ou Trucage » et apporte la preuve de nombreux cas de fraude électorale31. Le ministre Pierre-Henri Teitgen a beau apporter un démenti catégorique, la réalité du trucage est prouvée.

45Comme le Togo, la Gold-Coast est encastrée au cœur de l’A.O.F. Malgré les barrières administratives et culturelles dressées par la colonisation, ce qui se passe dans la colonie anglaise a des répercussions chez les voisins. Et Afrique nouvelle tient ses lecteurs au courant des étapes du futur Ghana vers l’indépendance : la nomination de Kwamé Nḳrumah comme Premier ministre32, la constitution du premier gouvernement entièrement africain33.

46Pendant quelques années, le journal se contente de donner la parole aux élus africains lorsqu’ils demandent de « réveiller l’Union française »34, de mettre fin au double collège qui envoie dans les assemblées « ces parlementaires élus par une infime minorité d’Européens, pesant de tout leur faux poids sur les vrais désirs des indigènes »35, de transformer la république unitaire en une république fédérale36, de conduire les T.O.M. à l’autonomie politique37.

47Mais au début de 1956, alors que la loi-cadre est sur le point d’être présentée au Parlement, Afrique nouvelle s’engage par la plume de son directeur : « l’Union française demande des solutions audacieuses ». Il faut de profondes réformes politiques et sociales, négociées avec les intéressés et non plus imposées en vertu de la loi du plus fort : « Des gestes audacieux peuvent économiser des révolutions »38.

48En écrivant ces lignes, le jeune responsable d’Afrique nouvelle ne craint pas d’être désavoué par les évêques qui patronnent le journal. Dès 1954 les évêques de Madagascar ont reconnu « la légitimité de l’aspiration à l’indépendance »39. Et le 24 avril 1955, les évêques de l’A.O.F. et du Togo déclaraient : « Vous aspirez à l’autonomie qui vous fera les gérants directs de vos affaires. Cette aspiration est légitime »40.

49Lorsqu’en 1947, les créateurs d’Afrique nouvelle se sont fixé pour objectif de donner à leurs lecteurs les moyens de s’informer et de se former, de prendre conscience de leur dignité et de leur identité, de dénoncer les injustices et les abus de la colonisation, de constituer enfin cette force moderne de pression que représente une opinion publique, ils ne savaient peut-être pas clairement jusqu’où cela les conduirait. Le rôle de l’hebdomadaire catholique de Dakar, créé par l’épiscopat d’A.O.F., ne peut pas être minimisé : dans le domaine et avec les moyens qui lui étaient propres, il a participé efficacement à la mission de l’Eglise. Or « l’Eglise a contribué, dans le domaine qui lui est propre, celui de la conscience humaine (au fait que) les peuples d’Afrique ont assumé la responsabilité de leurs propres destins (...). A la lumière du message évangélique, apparaît avec plus de clarté la dignité de la personne comme la dignité d’un peuple »41.