1L’histoire du syndicalisme outre-mer a suscité déjà plusieurs études. Le plus souvent, elles cherchent à reconstituer les grandes lignes de son évolution, à analyser l’action d’une centrale ou encore à évaluer son importance dans tel ou tel territoire. Ainsi, de vastes domaines restent encore à explorer1.

2La présente contribution a justement pour but de défricher l’un d’entre eux : la formation des cadres africains. Quelle a été l’attitude d’une centrale syndicale, en l’occurrence, la C.F.T.C, face à ce problème ? Question majeure puisqu’il y allait de son implantation et de son rayonnement dans les territoires d’outre-mer. Dans quel esprit l’a-t-elle abordé ? A-t-elle pris rapidement conscience de son importance capitale ? Sur quels principes a-t-elle guidé son action ? De quels moyens pouvait-elle disposer et sur quelles aides pouvait-elle compter ? Quelles réalisations s’inscrivent-elles à son actif et un premier bilan est-il possible ? Questions auxquelles il est difficile d’apporter des réponses satisfaisantes dans l’état actuel de la documentation, mais nous souhaitons montrer leur intérêt et susciter de nouvelles recherches.

3L’étude s’inscrit dans un cadre géographique et chronologique bien déterminé : l’Afrique noire et la décennie 1946-1956. La C.F.T.C. est sans doute implantée dans toute l’Union française mais les deux fédérations de l’A.O.F. et de l’A.E.F. et les deux mandats du Togo et du Cameroun constituent un ensemble relativement homogène où les problèmes se posent à peu près dans les mêmes termes. Madagascar par sa situation originale mériterait une étude spéciale.

41946 voit la mise en place des institutions de l’Union française et la suppression du travail forcé. Elle est aussi celle du démarrage du syndicalisme. Pour la C.F.T.C., la tournée de propagande du secrétaire confédéral, Joseph Dumas, a permis de rassembler des informations, de nouer des contacts et de donner une impulsion à la formation des nouveaux syndicats. 1956, avec le vote de la loi-cadre est une année charnière à partir de laquelle les changements s’accélèrent. Des transformations profondes apparaissent dans l’orientation des partis politiques et dans les structures des syndicats. La rupture intervient avec les organisations métropolitaines et ce phénomène affecte d’abord les syndicats. Les Unions fédérales se transforment en Confédérations Africaines des Travailleurs Croyants (C.A.T.C.), directement affiliées à la Confédération Internationale des Syndicats Chrétiens (C.I.S.C.). Enfin, 1956 est aussi l’année de la tenue à Lomé de la première Université ouvrière africaine, consécration de près de dix années de formation des cadres.

5Cette période présente une incontestable unité tant sur le plan politique qu’économique et social. Le fait colonial joue à plein. Les structures politiques mises en place par la constitution demeurent inchangées. Les progrès économiques ne sont pas négligeables, mais les mécanismes de dépendance demeurent intacts. Le salariat ne représente toujours qu’une très faible proportion de la population active (7,9 % en A.O.F. en 1955, 13,2 % en A.E.F. en 1956). Par ailleurs, le niveau de vie relativement plus élevé des travailleurs français constituait pour les Africains situés également dans le cadre de la République Française, un terme constant de référence. Aussi, n’eurent-ils de cesse de gagner la bataille de l’égalité. Tous leurs efforts ont été tendus pour obtenir du Parlement et du gouvernement français le vote et l’application loyale du Code du travail outre-mer. Enfin, pendant ces dix années, le syndicalisme apparaît avant tout comme un article d’importation, le pluralisme n’étant que la conséquence inéluctable de la situation coloniale. Chaque confédération métropolitaine a ses prolongements en Afrique. Elle les prend en charge, guide leurs premiers pas et leur assure une aide technique et financière. Cependant, assez rapidement, les responsables africains prennent leur part d’initiative et donnent à l’action syndicale ses caractères propres. Mais le rattachement aux centrales parisiennes n’en demeure pas moins.

6Les sources utilisées pour cet essai sont loin d’être exhaustives. Nous avons consulté essentiellement les archives de la Section Outre-Mer des Archives Nationales, celles de la congrégration du Saint-Esprit et évidemment celles de la C.F.T.C.2. Les publications de la C.I.S.C. ont été dépouillées ainsi qu’Afrique Nouvelle, hebdomadaire publié à Dakar par les Pères Blancs, qui réservait une large place à l’information sociale3. Enfin, différents témoignages ont été recueillis auprès de personnes qui, à des degrés divers, ont œuvré à l’époque pour le rayonnement du syndicalisme chrétien en général et pour la formation des cadres en particulier4.

7On distingue essentiellement trois étapes de l’implantation de la C.F.T.C. pendant la période : le démarrage, la bataille pour le Code du travail, la maturité et la conquête de l’autonomie. La première débute fin 1944 avec la création de syndicats au Dahomey et l’année suivante en Guinée et au Gabon. La C.F.T.C, tout juste renaissante au lendemain de la guerre, aspirait à devenir un mouvement de masse. Elle a compris l’intérêt qu’il y avait à s’étendre en Afrique. Rude tâche, car elle s’était laissée distancer par la C.G.T., faute de moyens, et ses dirigeants étaient sans expérience du monde noir. Au début de 1946, Joseph Dumas, secrétaire confédéral fit une tournée en A.O.F., en particulier au Dahomey et au Cameroun5. Dans nombre de cas, il pouvait compter sur l’appui de l’Eglise et sur l’ardeur des sections jocistes là où il en existait. Les progrès furent lents et limités. La C.F.T.C. décida alors d’envoyer Gérard Espéret pour une tournée de près de 30 000 km à travers la totalité de l’Afrique noire française. De janvier à mai 1949, il prend la mesure de l’importance des problèmes, multiplie les contacts avec les travailleurs africains et s’assure le concours de quelques Européens jocistes et militants syndicalistes6. L’élan est donné, et au début de 1950, Théo Grinevald, secrétaire général de la Fédération des Fonctionnaires, bientôt représentant de la C.I.S.C. au B.I.T. vient consolider et étendre les résultats déjà acquis en A.E.F. Quelques mois plus tard, en octobre, Espéret et Pailleux, ce dernier vice-président de la C.F.T.C. et à ce titre membre du Conseil économique et social pour l’outre-mer réunissent à Lomé une dizaine de délégués africains pour mettre au point la structure du mouvement, établir une indispensable coordination, étudier les problèmes économiques et sociaux et présenter les principales revendications des travailleurs. Cette réunion termine la première phase. Désormais, le syndicalisme africain commence à voler de ses propres ailes.

8La seconde étape, fin 1950-1953, est dominée par la bataille du Code du travail dans laquelle J. Dumas, devenu député M.R.P. a joué un rôle de premier plan comme rapporteur du projet7. Le vote n’interviendra qu’en novembre 1952 après des grèves et de rudes débats parlementaires. Ce succès provoqua la création de nouveaux syndicats et une augmentation sensible des effectifs. Les Unions territoriales récemment organisées tenaient leurs premiers congrès (Haute-Volta, mars 1951, Sénégal, décembre 1951). On assiste aussi à la création des Fédérations : celle de l’A.E.F.-Cameroun en octobre 1952 suivie de celle de l’A.O.F.-Togo en février 1953. Espéret accomplit de nouveau une longue tournée en Afrique au cours de laquelle il a animé plusieurs sessions d’études. Comme ils en avaient exprimé le désir à Lomé, les Africains assumaient maintenant la pleine responsabilité de leurs organisations.

9La troisième étape est celle de la maturité et de la marche vers l’autonomie. Le Code du travail voté, la combativité syndicale ne faiblit point, au contraire. Il importe d’en obtenir une application loyale et rapide à travers les multiples arrêtés en discussion. Les journées d’études de Conakry en février 1953 ont examiné ce problème avec le concours de J.P. Murcier, du service juridique de la C.F.T.C.8. Le syndicalisme chrétien s’affirme alors par la constitution de nouvelles unions locales et régionales, par l’implantation dans des centres nés du développement économique récent (par exemple à Akjoujt où l’exploitation du cuivre vient de débuter) et par un effort de pénétration en brousse.

10La participation aux différents organismes mis en place par le Code s’effectue sans trop de difficultés car toute une équipe de militants a été formée. Deux figures s’en détachent, celles de Gilbert Pongault et de David Soumah, présidents respectivement de l’U.F. de l’A.E.F. et de celle de l’A.O.F. Renouvelant l’expérience réussie de Lomé, 80 délégués venus de toute l’Afrique française se retrouvent à Douala en mars 1954 autour d’Espéret et du président de la C.F.T.C. Bouladoux. On y observe une volonté d’améliorer les structures syndicales mais surtout une prise de conscience des problèmes économiques mondiaux et africains qu’il importait d’approfondir pour pouvoir mieux les dominer.

11Dans le domaine syndical comme dans bien d’autres, la conception assimilationniste domine, et la tutelle des centrales métropolitaines ne pouvait manquer de paraître pesante. A Lomé, en 1950, on perçoit déjà une certaine impatience des Africains. A l’instigation d’Espéret, très attentif aux évolutions nécessaires, le bureau confédéral admet en 1951 le principe d’une affiliation directe à la C.I.S.C. Mais pour ménager les transitions, il propose de regrouper toutes les Unions d’outre-mer dans un Conseil des organisations syndicales de l’Union française (C.O.S.U.F.) où elles seraient à égalité avec la C.F.T.C.9. Peu après, en 1952, Gilbert Pongault, leader syndicaliste de l’A.E.F. lance à l’occasion de son congrès un appel à l’aide à la C.I.S.C. qui sera favorablement accueilli10. Dans cette évolution, l’action de l’Internationale chrétienne, poussée par Espéret, paraît avoir été décisive. Lors de la réunion de son bureau à Alger en avril 1953, elle prend nettement parti pour l’autonomie. L’idée fait son chemin encouragée par l’Eglise11. A la suite du Congrès panafricain de Douala, mars 1954, la C.F.T.C. laisse une plus grande liberté d’action aux responsables locaux12. Finalement, lors de son 28^e Congrès, en mai 1955, elle fait le pas décisif en déclarant « le temps est venu, quand vous voudrez, vous pouvez vous organiser en confédérations autonomes ». Celles-ci voient le jour en décembre 1955 au Cameroun, en juillet 1956 pour l’A.O.F.-Togo (congrès de Ouagadougou) et en janvier 1957 pour l’A.E.F. (congrès de Pointe-Noire). D. Soumah commente l’événement de la façon suivante : « Le fait que nos problèmes sont en certains points différents de ceux de la classe ouvrière française (et quelle différence !) justifie notre tendance à ne plus appartenir au même ensemble organique que cette dernière et à ne plus exécuter les mêmes consignes édictées par elle seule, encore qu’à la C.F.T.C, nous n’ayons jamais été les esclaves de la centrale métropolitaine... Faisons l’autonomie, mais dans la solidarité avec le mouvement ouvrier français et avec le mouvement international »13.

12La C.F.T.C. est un syndicat minoritaire à l’échelon des deux fédérations. Les statistiques fiables sont rares et le nombre des cotisants est mal connu. Elle arrive au second plan après la C.G.T., F.O. ne réunissant que peu d’adhérents. Par contre, les autonomes jouent un rôle qui est loi d’être négligeable, mais certaines sections comme celle des cheminots au Dahomey sont proches de la C.F.T.C.

13En 1948, en A.O.F., sur 72 000 syndiqués (26 % des salariés) la C.F.T.C. en groupe un peu plus de 12 % contre 61 % à la C.G.T. En 1953, les chiffres respectifs sont 22 et près de 45 %. Ils soulignent ainsi les progrès substantiels de la centrale chrétienne. Mais celle-ci retombe, semble-t-il à son pourcentage initial en 1956. Année fort fluctuante et pour laquelle il est difficile d’apprécier un rapport de force en plein bouleversement à la suite de l’apparition de la C.G.T.A. née de la scission avec la C.G.T. Sous l’impulsion de Sekou Touré, elle se place presque à égalité avec la C.G.T. : 32 % contre 33 %. La C.F.T.C. recule particulièrement en Guinée ; néanmoins en dix ans la C.F.T.C. a presque triplé le nombre de ses adhérents alors que l’ensemble des salariés a été multiplié par 2,5. En 1956, 36 % des salariés sont syndiqués. La C.F.T.C. regroupe 12 à 13 % des syndiqués en A.E.F., 21 % au Togo et près de 40 % au Cameroun14.

14Mais l’influence de la C.F.T.C. se mesure-t-elle uniquement au nombre de ses adhérents ? Il ne le semble pas si on en juge par les remarques de plusieurs observateurs et par les succès remportés lors des négociations pour l’établissement des conventions collectives et des élections pour les délégués du personnel où elle réussit en 1956 à en obtenir 32 % en A.O.F. et près de 60 % en A.E.F.15.

15Or cette question suscite des avis divergents. Pour November, la force principale de la C.F.T.C. réside dans la formation de ses militants, reprenant ainsi la position exprimée par Espéret au lendemain de la tenue de la première Université ouvrière africaine : « la C.F.T.C. possède d’excellents militants, leur formation est la meilleure de toutes les centrales... Le syndicat C.F.T.C. lutte, construit et son influence dépasse de loin ses effectifs ». Pour Meynaud et Salah Bey, la C.F.T.C. s’est signalée « par le nombre des dirigeants qu’elle a formé et certains la considèrent comme une organisation composée uniquement de militants compétents mais sans troupes ». Par contre Martens pense qu’elle a manqué de cadres dynamiques et le rédacteur anonyme d’une note au ministre croit pouvoir constater la médiocrité de ses cadres alors que leur formation est une de ses préoccupations essentielles16.

16Dès leurs premiers contacts avec les réalités africaines, Dumas et Espéret ont compris que le succès dépendait de la formation pratique et théorique dispensée aux hommes de bonne volonté qu’ils avaient rencontrés. Le Secrétariat confédéral des T.O.M. mis en place fin 1949 en fut chargé. A sa tête, Espéret qui, entré dans la vie active à 14 ans, était devenu secrétaire du Syndicat des Métaux de la Région parisienne en 1939, secrétaire général adjoint en 1947 chargé de la propagande et directeur de l’Institut de Culture Ouvrière en 1944. Incontestablement, il a été le personnage de proue qui a su, malgré les réticences de certains, orienter l’action de la C.F.T.C. dans le sens des évolutions nécessaires.

17Depuis le vœu formulé au congrès de 1948 d’organiser « d’urgence la formation de dirigeants et de militants autochtones » la C.F.T.C. n’a cessé d’accroître son effort. L’application du Code du travail l’exigeait (l’objectif fixé au congrès de 1951 était de tripler le nombre des militants) et plus encore la perspective prochaine de l’autonomie. Il fallait rendre les travailleurs africains aptes à prendre en mains leurs propres affaires non seulement, dans la défense de leurs intérêts face à leurs employeurs mais aussi, à participer d’une manière croissante à la définition et à la gestion de leur économie17.

18La C.F.T.C. a fait de l’éducation ouvrière un de ses principes fondamentaux d’action. « Le syndicat est une école, un éducateur » et la promotion ouvrière ne peut se faire sans un effort d’éducation. « Pas de libération des travailleurs sans éducation de ceux-ci ». Former une élite ou la masse entière ? A ce dilemme, la C.F.T.C. tente de répondre par la conciliation : « faire surgir des masses laborieuses une élite qui entraînera l’ascension de cette masse elle-même ». Mais, consciente que l’égoïsme peut guetter l’élite, elle précise un peu plus tard qu’il s’agit de « la formation non d’une élite mais d’une classe dans son ensemble »18. La formation doit être double, par l’action et par l’étude. « Pas de formation ouvrière sans action mais pas d’action valable sans une base solide de connaissances »19. Accomplir sa tâche quotidienne exige sans doute un minimum d’informations sur l’organisation syndicale et la législation mais les limites de cette formation sur le tas apparaissent bien vite. L’étude, l’acquisition d’une culture générale doivent permettre de dominer les questions traitées et de porter un jugement personnel.

19La tâche n’est pas simple. Le faible taux de scolarisation peut être un handicap. A la base, les travailleurs doivent avoir un minimum de culture, afin qu’ils puissent avoir une conscience nette des phénomènes qui déterminent leur condition sociale et comprendre les explications fournies par les leaders. Au sommet, les syndicats doivent disposer de cadres valables, aptes à saisir le jeu des mécanismes économiques et à se présenter en position honorable dans les négociations avec les employeurs. Mais la C.F.T.C, bien qu’elle ait fait une percée du côté des ouvriers du bâtiment et des Travaux publics, des mineurs, des paysans et des salariés de la brousse, recrutait une large part de ses adhérents parmi les « évolués ». Ce pouvait être un élément favorable tout comme la structure de type centralisé des syndicats, selon le modèle métropolitain, a pu éviter le gaspillage des cadres syndicaux. La formation des cadres est étroitement liée aux possibilités de financement. Or elles sont très limitées, alors que les besoins sont grands. La C.F.T.C. ne disposait que de faibles moyens et sur place malgré les efforts des responsables, le paiement d’une cotisation régulière était difficilement compris et d’ailleurs le taux en était faible. Il fallut demander à partir de 1954 un effort de solidarité aux syndicalistes de France. Mais cela ne pouvait suffire et la C.F.T.C. était à la recherche d’autres moyens.

20L’Eglise, tout d’abord, pouvait apporter son appui à un syndicat qui faisait explicitement référence à sa doctrine sociale. Il est incontestable que certains missionnaires ont facilité dans les années 1946-1949 le démarrage du syndicalisme. Mais à son endroit les sentiments étaient partagés. Si certains comme Mgr Bonneau (Douala), Mgr Bernard (Brazzaville), Mgr Leclerc (Bamako), Mgr Durieux supérieur des P. Blancs et les Pères Chaverot (Guinée) et Goarnisson (Haute-Volta) ont vite compris son importance dans l’Afrique de l’après-guerre, d’autres se montraient réticents voire hostiles. Mais progressivement les préventions sont tombées et le soutien au syndicalisme chrétien a été acquis, pour une part, parce qu’il est apparu comme un rempart contre la C.G.T. jugée comme le fourrier du marxisme et du communisme. La première conférence plénière des ordinaires des missions de l’A.O.F. présidée par Mgr Lefebvre en porte témoignage. Elle déclarait par ailleurs que la C.F.T.C. avait de « grosses chances de réussite » et elle souhaitait « le développement des syndicats qui, étant respectueux des droits fondamentaux de Dieu dans le domaine social et économique des peuples comme dans la vie privée des individus, visent au progrès social et au bien-être de leurs adhérents ». Cette prise de position sera confirmée par la suite et en 1955, la conférence « reconnaît l’urgente nécessité d’aider à la formation des laïcs responsables des questions sociales en particulier dans le syndicalisme »20. Bien que ce ne fût pas toujours facile, surtout dans les débuts, les syndicats ont su garder leur indépendance à l’égard de la hiérarchie. Syndicalisme et profession, organe de l’U.T. du Togo, précisait en 1950 que « le syndicat n’est pas dirigé par le clergé mais par des syndicalistes. Il est chrétien sans doute, mais ni clérical, ni confessionnel ». Outre que les responsables se sentaient capables d’assumer leur tâche eux-mêmes, se démarquer du clergé était aussi indispensable pour attirer les musulmans et regrouper dans un même mouvement tous les « croyants », terme qui désigne dès 1951 les syndicats de l’U.T. du Sénégal21.

21G. Tessier, président de la C.F.T.C, assignait à la J.O.C, mouvement d’action catholique, la vocation de préparer des militants pour le syndicalisme chrétien. Implantée dès 1938-1939 à Dakar, Conakry, Abidjan et Abomey, il est vrai que les premières équipes de la C.F.T.C. au lendemain de la guerre ont été largement constituées par des jocistes : Jean Diallo et Georges Diadhiou au Sénégal, David Soumah et Antoine Lawrence en Guinée. Epaulé par la J.O.C. de France qui a détaché un responsable en Afrique et accueilli des stagiaires, le mouvement connut son âge d’or vers 1954-55, s’étendant à travers l’Afrique française. Il se veut, lui aussi, une « école ». Il mène tout un effort d’éducation par la mise sur pied par les militants d’enquêtes sur les conditions de travail, en particulier des apprentis et par l’organisation de journées d’études. Celles-ci donnent une initiation au Code du travail et aux problèmes liés à son application, à la fonction de délégué syndical, aux mécanismes économiques et aux organisations internationales telles que l’U.N.E.S.CO. et l’O.I.T. Le P. Courrier, directeur des œuvres, constatait justement que la J.O.C. assurait des recrues de qualité au syndicalisme22.

22Le syndicalisme a également trouvé un appui du côté des secrétariats sociaux qui se veulent centres de documentation, de réflexion et d’action ouverts à tous23. Sous l’égide du Secrétariat Social d’Outre-Mer créé en 1948 et de son responsable le Dr R. de Monvalon, ils ont été mis progressivement en place dans plusieurs villes d’Afrique, notamment à Douala Lomé, Bangui, Dakar et Cotonou. Les équipes qui les animaient comprenaient Européens et Africains. Des syndicalistes en faisaient partie comme Albert David à Lomé, président de l’U.T. du Togo. Mais entre les secrétariats sociaux et la C.F.T.C. il n’existait pas de liens structurels, mais seulement des relations de personnes24. Les syndicalistes, et pas seulement ceux de la C.F.T.C, pouvaient tirer profit des cours, des journées et des semaines sociales qu’ils organisaient. Le capitalisme, sa nature, son histoire ; les mécanismes économiques ; le prolétariat, sa formation et son développement, le Code du travail et son application, figuraient parmi les thèmes abordés. Mais plus concrètement les enquêtes lancées sur le niveau de vie, le minimum vital, fournissaient des arguments pour étayer les revendications des travailleurs25. Enfin les secrétariats sociaux ont rendu service par deux publications : « Le Code du travail d’outre-mer guide de l’usager » publié en 1954 à Paris, en accord avec Espéret, semble-t-il, et le « Manuel pratique du syndicaliste » à Dakar en 195626. La première a été éditée par les Editions Africaines avec préface du Dr Aujoulat et introduction de Ch. Blondel, juriste. La seconde rédigée par le secrétariat social de Dakar constituait une introduction aux problèmes syndicaux et un guide pour le militant.

23Ainsi, les secrétariats sociaux ont mis à la disposition de tous ceux qui s’occupent d’action sociale des outils de formation dont les syndicalistes qui le souhaitaient pouvaient tirer profit. Enfin, en 1956 pour la première fois l’Institut Social de Lyon des Semaines Sociales de France recueillait pour une session d’un mois 21 délégués de l’A.O.F. dont 5 militants C.F.T.C.27.

24La presse catholique accorde une place relativement importante au syndicalisme comme le montre la chronique régulière que lui consacre son principal organe Afrique nouvelle. A côté d’informations générales sur la vie de la confédération et ses prolongements africains et du rappel fréquent des fondements doctrinaux qui les inspirent, l’hebdomadaire s’attache à fournir une documentation aussi large que possible dans le domaine économique et social avec un souci pédagogique évident. Ainsi, il présente l’économie de traite et ses méfaits, des dossiers sur les salaires et sur le Code du travail. Il évoque le rôle des syndicats dans le développement économique des pays sous-développés et la nécessité pour le remplir d’une formation sérieuse de ses cadres. Afrique nouvelle28 pouvait aider les syndicalistes à comprendre les problèmes de leur temps mais combien la lisaient ?

25La Confédération Internationale des Syndicats Chrétiens (C.I.S.C.) comme les autres internationales syndicales, mais plus tardivement, s’est tournée vers le continent africain. Ce n’est qu’en 1954 qu’elle commença à apporter « une aide précaire et limitée » selon l’expression du P. Courrier en prenant en charge deux secrétariats permanents à Dakar et à Brazzaville chargés de la propagande et de l’organisation. Elle mit, ensuite, l’accent sur la formation des cadres et joua un rôle décisif dans la tenue de la première Université ouvrière africaine à Lomé en 195629.

26L’évolution rapide de l’Afrique exigeait des moyens accrus et la C.I.S.C et la C.F.T.C. en ont cherché du côté des organisations internationales et du gouvernement français. L’O.I.T. et l’U.N.E.S.C.O. ont ainsi accordé des bourses d’études et des stages à des syndicalistes africains, ainsi qu’une assistance technique et financière pour l’organisation de sessions de formation, en particulier pour la rencontre de Lomé30. Par ailleurs la C.I.S.C. réclamait de l’O.I.T. la création d’un centre d’éducation en Afrique. La C.F.T.C. a présenté essentiellement deux revendications au gouvernement français : le paiement des frais de déplacement pour des militants se rendant à des sessions de formation, et des bourses d’études. Depuis 1950, les congrès confédéraux et les congrès des U.T. n’ont cessé de les formuler. L’administration n’y était pas favorable, en particulier elle se refusait à assimiler comme le faisait la C.F.T.C. bourses aux étudiants et bourses aux syndicalistes31. Fin 1956, le projet de loi congé-éducation applicable aux T.O.M., apportait quelque espoir. Le ministère n’avait consenti qu’une seule concession : l’admission de syndicalistes africains aux cours de sciences sociales donnés à l’E.N.F.O.M. pour le personnel32. En Afrique, il semble que les autorités se soient montrées à l’occasion mieux disposées33.

27La C.F.T.C. poursuivait un double but. D’une part, former des responsables de haut niveau capables de diriger les divers organes syndicaux : unions locales, régionales, territoriales et fédérales, de participer avec compétence aux discussions avec les pouvoirs publics et les employeurs, et aux différentes institutions économiques et sociales. Bref, des hommes aptes à prendre en mains, un jour prochain, les destinées du syndicalisme africain et de le représenter auprès des instances métropolitaines mais aussi internationales. D’autre part, préparer des militants à leur tâche de responsables de syndicats professionnels et de leurs sections, et susceptibles d’entraîner la masse de leurs adhérents. La formation est conçue essentiellement sous deux formes : un enseignement écrit à la fois théorique et pratique qui s’adresse à l’individu, et une formation orale destinée à des groupes. Le premier s’exprime avant tout par la presse syndicale, les cours par correspondance, la Lettre aux responsables. La seconde, plus vivante, préférée par Espéret parce que mieux adaptée aux réalités africaines, se dispensait à travers tournées, rencontres et sessions d’études.

28Une équipe réduite en nombre, mais ayant déjà de l’expérience, a facilité le démarrage de la C.F.T.C. On y trouve des vétérans des luttes d’avant-guerre comme F. Gning, des cheminots du Dakar-Niger, des anciens de l’école W.-Ponty comme Serpos Tidjani, agent technique à l’I.F.A.N. et D. Soumah, clerc d’avoué à Conakry. Ce dernier était un ancien jociste tout comme A. Lawrence qui, employé de banque, l’avait aidé dès 1946 pour implanter les premiers syndicats en Guinée, et Jean Diallo, employé de commerce au Sénégal. On peut ajouter les noms d’E. Basse et de D. Correa, à Dakar de J. Ouedraogo, fonctionnaire en Haute-Volta, d’A. David, enseignant du privé au Togo, de James Mukoko et de R. N’Koudou du Cameroun, de F. Adandé du Gabon et de G. Pongault, commis à Radio-Brazzaville. La plupart des membres de cette équipe initiale allaient jouer un rôle de premier plan dans l’histoire du syndicalisme chrétien.

29Espéret prit conscience, lors de sa première tournée, que les organes de la Confédération Syndicalisme et Formation ne répondaient pas aux besoins des militants africains34. Aussi, il créa, peu après, un bulletin ronéoté Syndicalisme outre-mer qui parut de mars 1950 à fin 1956. Il est véritablement l’œuvre d’Espéret qui publie un éditorial dans chaque numéro. Pénétré de la conception du syndicalisme instrument de la promotion ouvrière, il s’efforce de donner les éléments d’une formation à la fois humaine et technique. Il rappelle fréquemment les qualités requises d’un militant au service de ses camarades. Les expériences menées dans les différents territoires sont présentées comme autant d’exemples destinés à stimuler les initiatives. Le journal fournit aussi une documentation technique sur la création et la vie d’un syndicat, des dossiers sur les grands problèmes : Code du travail, législation des accidents du travail et extension des allocations familiales. Mais au-delà, il s’efforce de faire pénétrer l’idée que pour changer leur condition, les travailleurs doivent participer à l’organisation de l’économie et leur fournit pour ce faire les tout premiers éléments35. Pour Espéret, Syndicalisme outre-mer est « un outil et une arme » et il doit être l’œuvre de tous36. Pour atteindre le plus grand nombre de personnes, il conseillait une lecture en groupe et même l’organisation de cercles d’études mensuels afin de stimuler les discussions37. Le véritable instrument de formation des cadres, c’est la Lettre aux responsables qui commence à paraître en avril 1953 seulement38. Destinée principalement aux bureaux des U.T., elle doit servir de base à leurs discussions hebdomadaires. A la lire attentivement, on en mesure toute l’importance. C’est ainsi, qu’entre autres, elle montre aux responsables la nécessité de coordonner leur action au niveau des fédérations, les guide dans leurs relations avec la C.G.T. et la F.S.M., en particulier en 1956 lorsque les aspirations à l’unité syndicale exigent un choix difficile. Elle fournit aussi nombre d’informations précises, par exemple sur le rôle et les activités du Conseil supérieur du travail outre-mer et des commissions consultatives territoriales ou sur la meilleure façon de présenter une affaire devant le tribunal du travail. Ouverte sur l’extérieur, elle fait largement écho aux réunions internationales auxquelles la C.F.T.C. et la C.I.S.C. ont participé et aux expériences syndicales menées dans d’autres pays d’Afrique. Enfin, elle demande aux responsables un effort de documentation, en leur suggérant d’effectuer des enquêtes et en leur donnant des conseils de lecture susceptibles d’approfondir leur culture économique39.

30La C.F.T.C. organisait pour ses militants métropolitains des cours par correspondance sous la responsabilité du service Formation et de l’Institut confédéral d’études et de formation syndicales. Ils n’étaient pas uniquement destinés aux militants soucieux de leur formation individuelle, mais ils pouvaient aussi fournir à des syndicalistes l’occasion d’un travail en équipe. Au départ, ils comprenaient une initiation syndicale et un cours de formation juridique. Remaniés en 1952, ils ont été complétés par un ensemble de cours sur la doctrine et les principes d’action de la C.F.T.C. et par une initiation économique. Ces cours comportent une petite bibliographie et des questions auxquelles l’élève doit apporter des réponses qui feront l’objet d’une correction. L’expérience a été étendue outre-mer à partir de 1949, et très rapidement s’est posé le problème de l’adaptation aux réalités africaines40. Malheureusement, il ne semble pas avoir été résolu. De même on ignore le nombre des syndicalistes qui ont suivi ces cours, mais il est vraisemblable qu’ils ont été presque uniquement utilisés par les différentes unions pour servir de base à leurs cercles ou sessions d’études41.

31Justement, c’est ce type de formation fécond par les contacts et les discussions qu’il favorise, que le secrétariat outre-mer a très largement privilégié. Il a été pratiqué essentiellement en Afrique et accessoirement en France. Il a revêtu plusieurs formes : longues tournées d’un dirigeant confédéral, rencontres au niveau de l’A.O.F. ou de l’A.E.F. et congrès interafricains. Les responsables africains ont souhaité ces sessions d’études et participé à l’élaboration de leur programme mais le rôle du secrétariat outremer a été important. Par ailleurs, quelques unions territoriales ont prolongé cet effort en organisant à leur tour la formation de leurs militants. En France, il s’agissait avant tout de stages offerts à l’issue des congrès.

32Les tournées durent plusieurs mois, elles sont l’occasion dans chaque ville de passage de soirées ou même de semaines d’études. Ainsi peuvent être donnés d’une part à des militants une initiation au syndicalisme, ses buts, ses méthodes et aux problèmes économiques et sociaux, et d’autre part, un complément de formation aux équipes responsables. Ces tournées ont eu lieu presque tous les ans, mais elles n’ont pas toutes concerné l’ensemble de l’Afrique française. Grinevald en 1950 et Cicéron en 1956 en ont également effectuées42. Au congrès de 1955, Espéret voyait dans les tournées « la plus fructueuse » des formations43. Les responsables africains ont fait de même dans la mesure de leurs moyens.

33Deux rencontres fédérales ont été organisées à un moment important pour le syndicalisme africain à Brazzaville du 20 au 26 octobre 1952 et à Conakry du 16 au 21 février 1953. La première, qui a assuré une semaine de formation complète dans la journée à une trentaine de responsables venus du Tchad, de l’Oubangui, du Gabon et du Moyen Congo, s’élargissait le soir à une centaine de militants. Les thèmes étaient variés : formation syndicale, propagande et technique d’action, mais aussi législation sociale, Code du travail, économie générale des territoires et problème de leur mise en valeur. Sur ces derniers points de hauts fonctionnaires apportaient leur concours. Les exposés étaient suivis de discussions. A Conakry, les débats ont porté essentiellement sur le Code du travail qui venait d’être voté et sur les délicats problèmes soulevés par son application. La C.F.T.C. avait dépêché le chef de son service juridique J.P. Murcier44.

34Le premier congrès interafricain de la C.F.T.C. a été réuni à Lomé du 20 au 26 octobre 195045. L’idée en avait été exprimée en juin 1949 au congrès confédéral, lorsqu’il était apparu que les résultats obtenus par Espéret lors de sa tournée ne pourraient être consolidés que par une définition des structures du mouvement et par un effort de formation. Un an plus tard une dizaine de délégués tinrent à Paris des journées d’études pour le préparer. A Lomé, une quarantaine de responsables venus de toute l’Afrique française étaient réunis autour de Pailleux vice-président de la C.F.T.C, et d’Espéret. Ils travaillèrent en commissions plénières, régionales ou professionnelles à partir d’exposés et de rapports présentés pour le plus grand nombre par des Africains, ceux de Soumah sur la législation sociale, de Lawrence sur les problèmes économiques et de Tidjani sur la formation des militants46. La preuve était administrée qu’une équipe solide était capable de transmettre le message.

35Ce congrès a été une réussite célébrée avec quelque triomphalisme : « Le nom de Lomé sera inscrit en lettres d’or dans l’histoire des travailleurs africains »47. Ses résolutions dans le domaine de l’organisation ont été mises progressivement en œuvre, et son appel pour la formation des militants a été entendu par les unions territoriales. Un second congrès avait été prévu. Il eut lieu du 1^er au 7 mars 1954 à Douala. Espéret en avait suggéré le programme réservant une journée aux discussions sur les problèmes de formation insistant en particulier sur la nécessité de doter les militants de sérieuses connaissances économiques non seulement, pour la défense d’intérêts immédiats mais aussi, pour permettre au syndicat de participer à la direction ou à l’orientation de l’économie48. Il réunit deux fois plus de délégués qu’à Lomé, reflet des progrès accomplis. De plus, la présence du président Bouladoux montrait toute l’importance que la C.F.T.C. y attachait au moment où l’autonomie des syndicats africains était en marche. Dans cette perspective, le congrès a demandé que l’effort de formation s’étende à un nombre de plus en plus grand de militants et de syndiqués49.

36Deux ans plus tard, les syndicats africains accèdent à la pleine maturité par la création de confédérations directement affiliées à la C.I.S.C Les responsabilités des premiers dirigeants s’en trouvent accrues et former de nouveaux dirigeants s’impose comme une urgente nécessité. La C.I.S.C en prend l’initiative mais en utilisant au maximum l’expérience de la C.F.T.C. puisqu’elle en confie la direction à Espéret, assisté de Mendy et de Pongault50. L’U.N.E.S.C.O., dans le cadre de son programme d’éducation des adultes a subventionné ce stage qui allait se tenir à Lomé du 9 au 27 janvier 1956. Il réunit 41 participants dont 31 d’Afrique noire française, 2 de Madagascar, 2 de Gold Coast, 3 du Nigeria et 3 du Congo belge. Le désir d’appeler à des responsabilités plus hautes une nouvelle couche de dirigeants se traduit par les critères de choix retenus : une certaine expérience syndicale (la plupart appartiennent aux bureaux d’unions locales ou de syndicats professionnels), ne pas avoir eu l’occasion de participer à des sessions d’études en Europe ou à des sessions régionales de formation en Afrique, représentation de tous les territoires de l’Afrique française. Les dirigeants syndicalistes de la première heure, Soumah en tête, ont apporté le fruit de leurs expériences et de leurs connaissances comme professeurs et comme directeurs des cinq groupes de travail entre lesquels les stagiaires étaient répartis. La pédagogie active, déjà utilisée dans les rencontres précédentes, a été adaptée aux étudiants et à la nature de l’enseignement. Une place importante a été réservée aux exercices pratiques51.

37Le programme assez ambitieux s’efforçait de répondre aux besoins divers de futurs dirigeants de haut niveau. Il comprenait quatre cycles. Le premier consacré aux problèmes économiques et sociaux mettait l’accent sur l’agriculture et la condition des paysans. Le second traitait de l’évolution des cités africaines, de la prolétarisation, du syndicalisme dans les territoires français, britanniques et belges, de son histoire, de son rôle actuel, de ses tâches d’avenir en particulier dans le domaine économique. Le troisième abordait la législation sociale, les coopératives et la mutualité. Enfin, le quatrième, initiation aux organisations internationales, cherchait à éveiller une conscience aux dimensions du monde.

38Dans le second cycle, la part traditionnellement réservée à la doctrine sociale de l’Eglise paraissait plus modeste qu’à l’accoutumée. Le congrès de Lomé était à la fois un aboutissement et un point de départ. Tout d’abord, amplification et consécration de tous les efforts antérieurs, il allait, ensuite, servir de modèle. En effet, deux autres universités ouvrières se tinrent au moment des indépendances à Brazzaville en 1959 et à Cotonou en 196052. Par ailleurs, un manuel de formation syndicale fut publié, à la suggestion des participants pour conserver l’enseignement reçu, aider les dirigeants et les cercles d’études53.

39Certaines U.T. n’avaient pas attendu 1956 pour agir. Dès 1949, Serpos Tidjani avait organisé des cours de formation au Dahomey mais c’est le congrès de Lomé de 1950 qui donna l’impulsion. Au Sénégal, en Haute-Volta en 1951, au Gabon en 1952 en particulier, furent mis en place des cercles d’études et des sessions de formation et cela non seulement dans les chefs-lieux, mais aussi dans d’autres villes. Enfin, les syndicats ont cherché à prolonger leur action par la création de bulletins qui, à côté d’informations sur les problèmes locaux, ont servi de relais à la presse confédérale.

40Un autre aspect de la politique de la C.F.T.C. a consisté, dans la mesure du possible à faire venir en France des syndicalistes afin de les initier à la vie de la Confédération, le plus souvent à l’occasion de ces temps forts que sont les congrès. Un service d’accueil a été créé en 1950. Il organisait des stages d’un mois et plus. Ils comprenaient un séjour au secrétariat pour l’outre-mer, un passage dans les fédérations et les syndicats parisiens, des contacts avec deux ou trois unions départementales et des visites d’usines54. Si l’occasion s’en présentait, les stagiaires pouvaient participer aux sessions de formation des permanents. Enfin, à partir de 1952, l’Institut d’études et de formation syndicales a organisé, à Bierville des sessions ouvertes aux militants d’Afrique noire. Elles étaient sanctionnées, semble-t-il, par un diplôme55.

41Combien de militants ont-ils participé à des stages et à des sessions d’études en Europe ? il est impossible de le préciser, mais leur nombre se trouve limité par le coût élevé des voyages que la Confédération n’a guère le moyen d’assumer et par la difficulté d’obtenir les congés nécessaires. En règle générale, 6 ou 7 Africains assistaient aux congrès qui, à partir de 1949, ont lieu tous les deux ans et l’on sait, par exemple, qu’en 1953, quinze militants ont participé à une session à Bierville. La formation en Afrique est donc essentielle, mais on en voit bien les limites : le nombre des participants reste faible par rapport au développement des organisations syndicales et la durée réduite des sessions ne permet pas d’assurer une formation approfondie. Les responsables locaux désignaient les bénéficiaires des stages et des sessions.

42En tiraient-ils toujours le profit escompté ? En Afrique, en dehors des sessions interafricaines, telles que l’Université ouvrière de Lomé réservées à des militants ayant déjà fait leurs preuves sur le plan intellectuel, on n’a pas eu, semble-t-il, le souci de distinguer différents niveaux de formation. De plus, pour les stages en Europe, en dehors de ceux organisés par la Confédération, on n’avait pas une conscience aiguë des qualités requises des bénéficiaires. Ainsi, les stagiaires d’A.O.F. envoyés à l’Institut du travail de Strasbourg en 1956 en ont jugé les cours d’un niveau trop élevé. Des erreurs de ce type étaient inévitables ; c’est pour les éviter à l’avenir que l’U.T. du Sénégal a décidé que désormais ne pourront être désignés pour suivre des cours de formation en métropole ou au plan international que ceux qui auront suivi les cours du premier degré. Espéret trouve excellente cette initiative et juge bon d’en informer les responsables, preuve que ce phénomène n’était pas isolé56.

43Très rapidement, la C.F.T.C. s’est montrée soucieuse de permettre aux militants africains de faire l’apprentissage des institutions nationales et internationales en les désignant comme ses représentants. Ils allaient ainsi, prendre conscience de la complexité des problèmes, du maniement souvent délicat de ces institutions, acquérir une stature nouvelle et dans la perspective d’une indépendance prochaine, se préparer à leurs tâches futures : formation directe qui n’était possible que parce que le syndicalisme africain avait donné des preuves de sa maturité.

44En France, deux Africains ont été membres du Conseil économique : A. Lawrence des syndicats de Guinée présenté dès 1948 par l’Assemblée de l’Union française et Serpos Tidjani par la C.F.T.C. en 1951. Ce dernier grâce à cette qualité siégera au Conseil supérieur consultatif des affaires sociales créé en 1951. D’autre part, D. Soumah a été nommé membre titulaire du Conseil supérieur du travail de la F.O.M., non sans que la C.F.T.C. ait bataillé ferme contre une administration réticente57. Par ailleurs, Soumah en 1956, était membre du Conseil d’administration de l’Institut d’émission de l’A.O.F.

45Sur le plan international, outre la participation aux congrès de la C.I.S.C. en 1952 et 1955, des Africains ont représenté la C.F.T.C. à différentes rencontres et cela parfois très tôt. Ainsi, Basse et N’Koudou étaient à la 2^e conférence interafricaine du travail, tenue en 1950 à Elisabethville sous l’égide de la commission pour la coopération technique en Afrique au sud du Sahara (C.C.T.A.) créée en 1949 par les puissances coloniales. Délégué à la 3^e conférence réunie à Bamako en 1953, Pongault y fit une intervention remarquée en affirmant « la volonté du syndicalisme de voir les Africains dotés des moyens de participer directement à l’avenir de leur pays, en quittant leur rôle d’éternels exécutants, d’immuables manœuvres au service d’un capitalisme anonyme »58. Enfin, Serpos Tidjani, Mendy, Edoh Coffi, Ayoune et Ouedraogo ont participé aux travaux de divers organismes de l’O.I.T. et du B.I.T.59.

46En 1956, la C.F.T.C. avait à sa tête une équipe dirigeante de 20 à 30 personnes dont on reconnaissait en général la qualité. Jeunes quand le syndicalisme démarra, ils s’y engagèrent et en assurèrent le développement. Ils appartenaient à la catégorie des « évolués » et certains d’entre eux, grâce à la J.O.C., avaient une première ouverture sur les problèmes sociaux. La formation syndicale qui leur a été donnée trouvait un terreau favorable. Trois hommes se sont détachés qui, assez vite, ont pris de larges responsabilités dans la formation de nouvelles équipes : D. Soumah, Serpos Tidjani et G. Pongault.

47Le premier réussit à se tailler une forte influence en Guinée, ce qui n’était pas facile face à un Sekou Touré, responsable de la C.G.T. ; son rayonnement s’étendit bientôt à l’ensemble de l’A.O.F. Boursier du B.I.T., « il fit une excellente impression » et « sans posséder un ascendant aussi marqué [que Sékou Touré] sur les masses, il est néanmoins une des personnalités les plus en vue du syndicalisme aofien... il possède une réelle intelligence des problèmes du travail qui jointe à des connaissances juridiques et à des qualités de pondération font de lui un leader et un debater remarquable »60. De son côté, l’ancien gouverneur de la Guinée, Siriex écrit : « D. Soumah a d’autant moins à envier à un Diallo Abdoulaye ou à un Sekou Touré dans le domaine du travail en profondeur qu’il s’est bien gardé de briguer aucun mandat politique »61.

48Serpos Tidjani, agent technique à l’I.F.A.N., auteur de nombreux articles d’histoire et d’ethnologie, a participé à l’ouvrage sur le Travail en Afrique noire publié par Présence africaine en 1952. Il a été en 1948 chargé de mission au cabinet d’Augarde, secrétaire d’Etat aux affaires musulmanes. Son influence était grande en A.O.F. et dans les instances de la Confédération.

49Enfin, G. Pongault remarqué en 1950 par Grinevald qui voyait en lui « un élément sur lequel nous pouvons fonder de grands espoirs » ne devait pas décevoir62. Il a été l’artisan des progrès importants réalisés par le syndicalisme chrétien en A.E.F. En 1962, il deviendra vice-président de la C.I.S.C. Ainsi cette élite de dirigeants d’U.T., d’U.F. ou de fédérations professionnelles a donné du syndicalisme chrétien une image de maturité. Mais, accaparée par de nombreuses tâches dont certaines à caractère international, ne risquait-elle pas de se détacher de la masse et de constituer une espèce de caste ?

50Le danger n’était pas illusoire puisqu’il est dénoncé par Espéret : « il ne faut pas laisser se créer dans le mouvement une certaine caste composée de dirigeants, caste qui assurerait toutes les représentations, tous les voyages... Dans notre mouvement il n’y a pas de place pour les mandarins du syndicalisme »63. Mais si ce danger menace, c’est peut-être que le mouvement ne dispose pas en nombre suffisant de cadres moyens, relais indispensables pour garder le contact avec la masse des syndiqués. La situation du Togo où le président de l’U.T., A. David manque d’adjoints valables se retrouve-t-elle dans les autres territoires64 ? Pour être efficaces, ces cadres devaient non seulement posséder la formation nécessaire, mais aussi disposer de temps pour se consacrer au syndicat. Or la C.F.T.C. manque de permanents et le P. Courrier dans son rapport de 1954 le déplore, souhaitant que chaque territoire en ait au moins un. Dans l’état actuel de la documentation, il est très difficile de faire le point exact de la situation pour chaque territoire à une date donnée65.

51Pour tenter de concilier les jugements contradictoires portés sur le nombre et la qualité des cadres, on peut tenter une hypothèse. Il est incontestable que les observateurs qui ne voient la C.F.T.C. qu’à travers l’équipe brillante, compétente dans les discussions avec les autorités et dans les conférences internationales, appréciée comme professeurs dans les sessions de formation et de plus en plus influente au sein de la confédération, jugent le bilan tout à fait positif. Mais si on regarde au-delà, des ombres apparaissent. Ainsi, malgré un souci constant de formation et un effort mené avec conviction, les résultats sont insuffisants pour assurer un encadrement qualifié et dynamique à des syndicats dont le nombre s’accroît. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit ici que d’une première approche et il ne sera possible de dresser un bilan que si des enquêtes sont menées en Afrique afin de tenter une étude sociologique des cadres de la C.F.T.C.66. Il serait également utile de comparer avec le travail de formation accompli par la C.G.T. et par les T.U.C. dans les territoires britanniques ou par la Confédération des syndicats chrétiens au Congo belge. Enfin, une autre question importante dépasserait le but de cette étude : les cadres de la C.F.T.C. dans l’indépendance et les débuts des nouveaux Etats.