La théorie simmelienne de la valeur du travail et de la hiérarchie des catégories de travail
Une lecture du chapitre 5 de la Philosophie de l’argent1
p. 189-223
Texte intégral
1L’un des grands livres de Georg Simmel, la Philosophie de l’argent, a connu une longue gestation. Comme l’a noté David Frisby dans ses préfaces et son introduction remarquables à la traduction de l’ouvrage en anglais, c’est en 1889 que selon Gustav Schmoller, l’une des figures majeures de l’école historique allemande d’économie politique, Simmel donna une conférence sur la psychologie de l’argent. Puis une série d’articles parurent entre 1896 et 1899, qui constituèrent des esquisses des différentes parties de son futur livre publié en 1900. Parmi ces articles, celui intitulé Zur Philosophie der Arbeit (1899), contient les éléments clés de l’analyse consacrée par Simmel à la relation entre l’argent et le travail, qui est au centre du cinquième chapitre du livre. L’argumentation est conduite à partir de l’interrogation sur les fondements de la valeur : de même que les valeurs morales dérivent de l’exercice de la volonté et de la bonne volonté, ou que les valeurs scientifiques caractérisent l’accord de la pensée avec les objets sur lesquels celle-ci exerce son pouvoir d’investigation, de même l’enquête montre que le fondement de la valeur économique peut être recherché dans le travail humain, dont elle est un produit. Or, observe Simmel (Simmel, 1987 : 520-521), le travail humain accouple les forces physiques et les forces intellectuelles de l’homme, et c’est l’unité de ces deux forces qui est engagée dans des quantités variables d’effort dont la mise en œuvre dépend de la puissance de travail des individus. Il précise : « La dissociation entre travail et force de travail ne prend d’importance qu’eu égard aux fins du socialisme, parce qu’elle illustre la théorie que le travailleur obtient une partie seulement des valeurs qu’il crée. Son travail produit davantage de valeurs qu’il n’en est investi dans sa force de travail sous forme de moyens de subsistance. L’entrepreneur qui achète toute la force de travail pour la valeur de ces derniers fait son profit de tout le surplus que rapportent finalement les produits » (Simmel, 1987 : 521). Simmel s’approche bien de l’analyse par Marx du surtravail et de l’extorsion de la plus-value, mais indique ne pas vouloir entrer plus avant dans une discussion qui pourrait montrer que ce sont deux espèces de travail qui sont rémunérées, celle du travailleur par un salaire et celle de l’entrepreneur par le profit qu’il retire.
2Le degré exact de connaissance qu’avait Simmel de toute l’œuvre de Marx n’est pas aisé à déterminer2. Simmel lui-même accorde que la théorie de la valeur-travail est, « au moins philosophiquement, la plus intéressante » (Simmel, 1987 : 520) des théories qui recherchent une conception unificatrice de la valeur, puisqu’il n’est aucune dimension de l’expression de la personnalité individuelle qui ne puisse être conçue en termes de travail. Mais ce que cette théorie contient d’erroné est la réduction du travail complexe à un multiple du travail simple, comme l’avait déjà soutenu Böhm-Bawerk dans sa critique du système de Marx (Böhm-Bawerk, 1896). Plus précisément, c’est la réduction du travail intellectuel ou mental à une simple manifestation ou extension du travail physique qui paraît indéfendable à Simmel. Si cette critique est juste, elle ouvre, selon Simmel, une brèche qui fissurera l’ensemble de la construction de la théorie marxienne de la valeur-travail3.
3La discussion menée par Simmel a plusieurs objectifs, qui sont tous présents dans le chapitre cinq. L’examen de la distance à maintenir entre les deux catégories de travail prolonge les analyses conduites antérieurement, dans le livre, sur la dynamique de différenciation sociale et sur les mécanismes de l’individuation. L’enjeu est aussi, pour Simmel, de procurer au matérialisme historique une nouvelle assise. Simmel écrit, dans la préface à la Philosophie de l’Argent, que, du point de vue de la méthode, « il s’agit de construire, sous le matérialisme historique, un étage laissant toute sa valeur explicative au rôle de la vie économique parmi les causes de la culture spirituelle, tout en reconnaissant les formes économiques elles-mêmes – psychologiques, voire métaphysiques » (Simmel, 1987 : 17).
4L’analyse du travail intellectuel et de ses caractéristiques particulières soutient en outre le déploiement par Simmel de sa théorie subjective et relativiste de la valeur, partiellement dérivée des théories de l’économie marginaliste autrichienne. L’objectif est de trouver une solution pour placer le principe de différenciation qualitative des objets et des êtres à l’abri d’une réduction quantitative qui exprimerait la totalité du réel à partir d’une unité génératrice de toutes les différenciations et qui jouerait, dès lors, le rôle de mesure universelle de toutes les particularités. La voie explorée est celle de l’attribution d’une valeur subjective aux objets, aux activités, et aux composantes de la personnalité, qui sont engagés dans l’économie monétaire d’échange. La valeur subjective est l’expression de préférences individuelles et de l’intensité de la demande que déclenche l’exercice individuel de ces préférences.
5Simmel entend par ailleurs mettre en évidence la part non monétaire de l’activité intellectuelle, à partir d’une composante surprenante qui n’est pas captée par la théorie marginaliste : c’est le défi que lance la libre circulation de la matière intellectuelle et qui « distingue si nettement la propriété intellectuelle de la propriété économique » (Simmel 1987 : 523). Simmel discerne ce que la théorie économique moderne de la connaissance caractérisera comme les propriétés distinctives de la production intellectuelle : elle est inépuisable, non rivale, cumulative et impossible à contrôler, et la circulation et la transmission de tels biens est un jeu à somme positive, qui multiplie le nombre de ses détenteurs indéfiniment, à la différence de la propriété et de l’échange économiques ordinaires.
6Enfin, le refus de réduire le travail intellectuel à une extension du travail manuel et de réunir les deux catégories de travail dans une unique grandeur abstraitement mesurable est relié à plusieurs thèmes majeurs de l’œuvre de Simmel : la double réalité de l’individualisation, puisque le caractère formel du droit prescrit l’égalité des individus en tant qu’ils sont libres et responsables, mais que le caractère substantiel de la différenciation rend chaque individu unique, incomparable à quiconque et insubstituable ; le double moteur du développement capitaliste au XIXe siècle, avec le principe de la concurrence, qui se fonde sur l’égalité formelle et sur la liberté, est le principe de la division spécialisante du travail, qui repose sur la doctrine de l’individualisme différenciateur (cf. Simmel, 1917 cité d’après Wolff, 1950, 83-84).
7L’ensemble des dimensions que je viens d’indiquer sont présentes, mais ne sont pas convoquées pour organiser un traitement systématique de la distinction entre travail intellectuel et travail manuel. Comme l’avait d’emblée remarqué l’économiste allemand Samuel Paul Altmann dans son compte rendu de la Philosophie de l’Argent paru dans l’American Journal of Sociology en 1901, Simmel conduit sa discussion de la théorie de la valeur-travail et de son fondement réductionniste en pesant subtilement les arguments et contre-arguments, afin de devancer toutes les objections qui pourraient surgir.
8Dans la section qui suit, je commenterai pas à pas l’argumentation contenue dans le chapitre 5 de la Philosophie de l’Argent avant de résumer les principaux acquis de la démonstration. Je conclurai en contrastant les positions de Marx et Simmel sur l’analyse théorique du travail.
L’argumentation du chapitre 5 de la Philosophie de l’Argent
9Simmel procède selon le principe suivant : un argument est avancé ; une objection surgit ; une contre-objection peut être opposée ; une conclusion dégage le terrain pour conduire l’analyse au plan suivant de la discussion. Simmel mettra ainsi en évidence une série d’impasses : il n’est pas possible de réduire le travail complexe au travail simple, ni de réduire le travail intellectuel à une variante (un multiple) du travail manuel, ni non plus de réduire la diversité et la hiérarchie des professions à l’unité d’une mesure quantitative commune d’énergie employée et d’utilité commensurable.
10Si l’on part de la distinction entre travail intellectuel et travail physique, quelles forces sollicite chacun ? L’énergie nécessaire à l’engagement de la force de travail paraît n’alimenter que la force physique que requiert le travail musculaire. Mais le travail musculaire est-il le seul nécessaire ? Après tout, le travail intellectuel requiert lui aussi une énergie qui s’épuise progressivement, et qui doit être entretenue ou renouvelée par l’alimentation en nourriture, tout comme l’énergie physique. Il est donc vain de tenir le travail physique pour la seule quantité qui varie, et dont la variation, en tant qu’elle est mesurable, serait le principe unique d’évaluation du travail contenu dans tout résultat de l’activité humaine. Le contrôle intellectuel du travail physique n’est pas une simple constante disponible en permanence et sans coût, il a ses propres fluctuations et exigences (Simmel, 1987 : 521).
11Mais puisque le travail intellectuel requiert lui aussi une énergie et son renouvellement, quelle est au juste la part de l’esprit dans un produit du travail (522) ? Simmel prend l’exemple du travail du menuisier. Pour fabriquer une chaise d’après un modèle connu, son travail requiert, non pas de l’invention, puisque le modèle dont il part est déjà connu, mais, en tout état de cause, une certaine dépense d’énergie psychique, car la conscience doit guider la main.
12Si le menuisier part d’un modèle connu, ce modèle est lui-même le produit d’un travail intellectuel. Ici intervient donc une deuxième injection nécessaire de travail intellectuel : celle de l’individu qui a conçu la chaise, qui en a inventé le modèle. Mais quelle est la particularité de ce travail d’invention et de l’énergie psychique qui le soutient ? Elle est en quelque sorte condensée dans le stock d’une tradition, et elle est disponible au réemploi, en étant, au moins sous sa forme générique, libre d’utilisation. L’idée de la chaise est gratuite et inusable : le concept de chaise, une fois conçu, demeure, en tant que schéma toujours reproductible.
13Une nouvelle qualification de l’énergie intellectuelle apparaît : cette composante énergétique seconde, supra-individuelle, est sans usure possible, elle demeure toujours disponible dans son incarnation idéelle (Simmel, 1987 : 522-523).
14Mais alors, sur la base de cette simple décomposition liminaire du travail en plusieurs qualités énergétiques, que faut-il penser de la tendance à unifier le travail, à réduire le travail intellectuel à du travail corporel ? Vouloir dégager ce qu’ont en commun tous les divers types de travail paraît assurément correspondre à au mouvement général de la science qui entend rapporter toute la diversité qualitative du réel à une expression quantitative dépourvue d’ambiguïté. L’application de ce projet au travail est inspirée par deux principes : la réduction de toute grandeur du monde social et de toute valeur à leur dimension économique, et l’objectif normatif d’égalisation de la situation des différentes catégories de travailleurs, à partir de la mesure unifiée de leur effort et de leur dépense d’énergie, comme le projette le programme socialiste. Les deux principes sont essentiellement liés, dit Simmel : la sphère économique, dotée de son appareillage monétaire et de sa dynamique de l’échange comme forme pure d’interaction, autorise beaucoup plus directement un tel projet réductionniste que les autres domaines (intellectuel, moral, esthétique, psychologique), qui paraissent largement inaccessibles à l’égalisation quantitative des dimensions qualitatives de l’agir et du vivre humains (Simmel, 1987 : 523).
15Puisque c’est dans le projet du socialisme scientifique que figure la forme la plus avancée de détermination unifiante de la valeur travail, examinons, dit Simmel, les arguments de ce programme. Le but officiel de celui-ci est d’instaurer l’égalité des conditions de travail, pour permettre que la diversité des talents, des énergies et des labeurs, mène à une diversité des accomplissements. En somme, réduire les différences dans les conditions de travail doit augmenter les chances d’expression des singularités individuelles. Mais, objecte Simmel, ceci supposerait que les individus soient égaux au départ. Or les différences de classe et l’accumulation de capital dans le patrimoine de certains créent des écarts non compensables.
16Le programme socialiste apparaît radical : puisqu’il est impossible d’égaliser suffisamment les chances initiales par les conditions de travail pour voir tous les talents se déployer, il vaudrait mieux se fixer comme programme de comprimer les différences de résultats et de condition (de revenu, de patrimoine, de « consommation et de jouissance ») (Simmel, 1987 : 524).
17Les positions du socialisme que discute Simmel sont largement fondées sur l’unification normative des qualités du travail dans la théorie économique de la valeur travail. Celle-ci veut que la valeur de tout objet réside dans le travail qu’il a coûté. Mais résiste-t-elle à l’argument de la diversité qualitative du travail ? S’il est possible d’obtenir avec moins de travail supérieur autant ou plus de valeur qu’avec beaucoup de travail inférieur, comme le montre l’évolution contemporaine des emplois qui sollicitent la complémentarité des qualifications et des technologies, et la substitution simultanée de capital au travail et de travail qualifié à du travail peu qualifié, qu’advient-il du réquisit de l’unification de toutes les espèces différentes de travail ? Une voie est de doter le travail d’une pluralité d’attributs, de le projeter dans un espace multidimensionnel de caractéristiques, pour emprunter le vocabulaire économique d’un Lancaster (1966, 1979), mais le problème est alors déplacé vers la création de nouvelles échelles d’évaluation du travail, comme on les voit aujourd’hui à l’œuvre dans la multiplication des évaluations des conditions de travail et des qualités du travail qui sont apparues à mesure que les travailleurs et leurs représentants syndicaux recherchaient mieux qu’une homogénéisation quantitative fondée sur les durées de travail et sur les compensations monétaires de la désutilité diversement ressentie du travail. De telles caractérisations multidimensionnelles briseraient l’objectif d’une réduction axiologique unique (Simmel, 1987 : 525).
18L’observation élémentaire des différences de valeur des produits de travail peut se déployer dans une seconde dimension, plus verticale : les différentes qualités du travail peuvent être analysées comme des différences de quantité « condensée » qui fait le plus ou le moins de valeur de deux prestations apparemment semblables (Simmel, 1987 : 525). Comment étayer cette idée de condensation ? Dans toute production supérieure n’est pas seulement investie la somme de labeur directement dépensée pour cette prestation-là : il faut y inclure tous les efforts antérieurs sans lesquels ne pourrait se faire l’actuelle production. L’argument a deux versants.
19Le premier versant concerne le comportement individuel. Simmel recourt à l’exemple du musicien virtuose. Les arts forment un domaine dans lequel les différences qualitatives sont considérablement valorisées et suscitent des profils de carrière et de rémunération spectaculairement divergents, et très largement plus que proportionnels aux écarts sous-jacents de compétence entre les artistes mis en comparaison et en concurrence par les évaluations qualitatives (Menger, 2009). C’est donc sur le terrain pourtant le plus propice à une ontologie substantialiste des différences individuelles de capacité et de talent que Simmel entend procéder à une quantification des différences de qualité. Il entend respecter ainsi le pacte scientifique énoncé plus haut selon lequel la recherche a pour ambition de réduire toutes les qualités, supérieures ou inférieures, à des quantités. La solution avancée par Simmel est que le travail supérieur exige une quantité supérieure de travail, et non l’inverse. En d’autres termes, il y a complémentarité entre quantité et qualité : des travaux supérieurs le sont aussi par la quantité condensée de travail individuel qu’exige leur effectuation. Or ce travail condensé est non seulement invisible parce que réalisé en amont de la prestation, à la faveur de l’incessante pratique nécessaire à la production de la prestation visible, mais il travaille à se rendre invisible. L’art doit cacher l’art, et les qualités de liberté, de spontanéité, d’inventivité et de maîtrise souveraine sont d’autant plus appréciées qu’elles ne trahissent aucun effort, qu’elles effacent les traces des conditions de leur production :
Sans doute le « travail » d’un virtuose un soir de concert demeure-t-il souvent minime au regard de son estimation économique ou idéale ; mais il en va tout autrement si on ajoute, à la quantité de travail que représente la prestation immédiate, tout le labeur et toute la préparation qui conditionnent celle-là. Le travail supérieur signifiera donc, dans d’innombrables autres cas également, un travail supplémentaire ; sauf que ce dernier ne se perçoit pas dans l’effort fourni sur le moment, mais réside dans la condensation et l’emmagasinage d’efforts antérieurs, qui conditionnent l’actuelle prestation : ainsi, dans l’aisance ludique avec laquelle le maître résout ses tâches, vient s’incorporer infiniment plus de peine qu’il n’y en a dans l’inévitable sueur répandue – ne serait-ce que pour un résultat bien inférieur – par quelque bousilleur .
Simmel 1987 : 526
20L’argument peut être abondamment documenté non seulement par les témoignages et les écrits des artistes (la poétique de Paul Valéry fait par exemple une grande place au cours incertain et laborieux de l’activité créatrice), mais encore par les recherches sociologiques ou psychologiques sur la « performance experte » dans les domaines où les différences individuelles de performance sont considérablement valorisées, tels les arts, les sciences, les sports, l’entrepreneuriat, la R & D (voir par exemple Chambliss, 1989 ; Ericsson, Krampe, Tesch-Romer, 1993).
21Le second versant, supra-individuel, projette l’argument de la condensation sur l’origine des qualités du travailleur. Si ce n’est pas la qualité supérieure ou inférieure du travail, mais celle du travailleur qui est examinée, comment approcher cette différenciation centrée sur l’individu ? Recourir à l’argument des capacités distinctives qui rendent certains individus plus productifs, plus compétents que d’autres conduit à introduire le facteur du talent individuel (Simmel, 1987 : 526).
22Ce talent, serait-ce la signature d’une allocation génétique aléatoire des dons et des aptitudes ? Mais si l’exploration était statiquement innéiste, elle manquerait l’objectif de désindividualisation qui guide cette section de l’analyse. Là encore, la solution, pour cerner la dotation d’un individu en qualités responsables d’une performance supérieure, consiste à rendre cette dotation complémentaire et non substitutive d’une grande quantité de travail condensé, en sociologisant l’argument de l’allocation héréditaire des facteurs de la réussite supérieure. La performance réalisée par des individus géniaux ou talentueux est supérieure à celle d’individus ordinaires en raison de la condensation des énergies accumulées dans l’exercice de leur travail par les ancêtres de ces individus talentueux. Ces énergies sont composées d’« expériences et d’habiletés acquises par le travail ancestral » (Simmel, 1987 : 527) et sont responsables d’une « structure de leur système psycho-physique » supérieurement performante. D’où la formule générale de la désindividualisation des performances talentueuses :
Si on veut bien admettre l’explication répandue de l’instinct, qui résulterait des expériences accumulées par les ancêtres (…), on pourra considérer le talent comme un cas particulièrement réussi de l’instinct. (…) Si le génie doit apprendre bien moins que l’homme ordinaire pour effectuer la même performance, s’il sait des choses qu’il n’a pas connues – c’est là un prodige qui suggère une coordination exceptionnellement abondante et facilement mobilisable d’énergies transmises par l’hérédité. Veut-on remonter assez loin dans la série héréditaire indiquée là, et donc s’aviser que toutes les expériences et habiletés en son sein n’ont pu s’acquérir et s’épanouir que par le labeur et la pratique réels, alors la spécificité individuelle de la prestation géniale apparaîtra comme le résultat condensé de tout un travail, celui de générations entières.
Simmel 1987 : 526-527
23Voulant expliquer les différences qualitatives du travail selon un autre principe que la réduction du complexe au simple, Simmel fait ainsi du cas des performances exceptionnelles une ressource plutôt qu’un obstacle pour sa démonstration. La production de culture, au sens que Simmel donne à cette notion centrale de son œuvre, s’incarne notamment dans la réalisation d’œuvres dont l’une des particularités les plus remarquables est d’avoir une existence durable et même supérieurement durable, tant que leur valeur est reconnue. Cette durabilité, exceptionnelle dans l’univers des produits du travail, est associée à un système tout aussi exceptionnel d’accumulation, de transmission et de conservation, voire de patrimonialisation des savoirs et des expertises requis pour la production des œuvres, pour leur diffusion et pour leur interprétation. La cristallisation ou la condensation du passé dans le présent de l’action et du travail peut donc être identifiée aisément à un stock de ressources patrimoniales et à un capital immatériel de savoirs disponibles au réemploi et à la transmission.
24Le talent ou le génie ne sont pas invoqués comme des arguments ad hoc destinés à justifier, par la force de leur évidence, la supériorité accordée à certaines espèces de travail et de travailleur. Contre ce substantialisme sur lequel l’analyse sociologique n’aurait aucune prise, les voies empruntées par Marx et par Simmel diffèrent fortement. Dans Le Capital, Marx exerce une critique radicale à l’égard de l’organisation sociale et économique du travail, qui est, selon lui, responsable de l’exacerbation des distinctions de talent et de capacité. Ce sont tout ensemble la division du travail et la concurrence interindividuelle mues par la recherche incessante du profit qui sont tenues pour responsables de la déformation de la distribution normale des capacités des individus à réaliser toutes les espèces de travail, du plus manuel au plus intellectuel (successivement chasseur, pêcheur, berger, critique dans une journée, pour faire écho au scénario de la société communiste imaginée par Marx dès l’Idéologie allemande)4.
25Simmel, quant à lui, imagine que les idées de libre personnalité et de personnalité unique pourraient n’être pas le fin mot de l’individualisme5. Il s’oppose bien à Marx pour maintenir la puissance positive de la différenciation individualisante, mais il s’emploie aussi à doter les incarnations supérieures et valorisées du travail humain d’une identité supra-individuelle. Il réduit donc bien les qualités à des condensations de quantités, mais pour ne pas récuser le talent ou le génie, il fait de ceux-ci le produit d’une accumulation intense de travail et d’habiletés qui est réalisée par plusieurs générations et qui est condensée en un individu. La rareté des génies artistiques n’est pas dérivée d’une distribution statistique, mais provient, dans ce raisonnement, du délai nécessaire à ce temps d’accumulation.
L’homme particulièrement « doué » serait donc celui chez qui s’accumule un maximum de travail ancestral, sous une forme latente qui se prête à une exploitation ultérieure ; aussi la valeur supérieure que, de par sa qualité, possède le travail d’un tel individu, provient-elle d’un surplus quantitatif de travail qu’il n’a pas eu à fournir personnellement, mais dont il permet de prolonger les effets grâce à la spécificité de son organisation propre. Dès lors – en supposant un même labeur actuel de la part des sujets – leur prestation serait différemment élevée dans la proportion où la structure de leur système psycho-physique recèle une somme différente, agissant avec une facilité elle aussi différente, d’expériences et d’habiletés acquises par le travail ancestral. Et lorsqu’on a voulu exprimer le degré de valeur des performances non par le quantum de travail requis, mais – toujours dans la même direction – par le « temps de travail socialement nécessaire » à leur production, cela non plus n’échappe point à pareille interprétation. La valeur supérieure des performances dues à un don particulier signifierait alors que la société doit toujours vivre et œuvrer assez longtemps avant de susciter à nouveau un génie ; elle a besoin d’un délai assez grand, qui conditionne la valeur de la prestation, non dans ce cas pour la produire très immédiatement, mais pour en produire les producteurs, lesquels ne se manifestent qu’à intervalles plutôt espacés (Simmel, 1987 : 527).
26L’argumentation a le mérite de la cohérence : les « qualia » sont, dans tous les cas, des contractions de « quanta ». Mais que vaut-elle au juste ? Elle présente un intérêt normatif : le génie n’est jamais aussi individuel et autocréé qu’il peut sembler, et il est bon pour la société de le reconnaître. Et elle permet essentiellement d’échapper à l’étau marxien de la double critique de la division du travail et de la concurrence, mais sans déboucher sur une explication spécifique des écarts de réputation et de valeur qui structurent la compétition professionnelle dans les arts.
27Le raisonnement simmelien est en réalité inscrit dans un système analytique. Simmel réemploie en effet ce raisonnement lorsqu’il veut justifier la supériorité sociale attribuée à certains métiers et à certaines activités. Nous accédons à un troisième plan de décomposition analytique du problème de la réduction. Résumons brièvement le parcours déjà accompli. Simmel avait d’abord demandé : ce travail que représente la production d’une chaise, quel est-il ? Sa composante physique est aisée à objectiver, mais la composante mentale, que pèse-t-elle ? Elle n’est pas automatique, à la manière d’un principe de contrôle mental qui serait enclenché sans effort et sans fluctuation : la concentration, la résolution de problèmes, l’opiniâtreté, l’exercice de la volonté sont une dépense d’énergie. Mais cette dépense d’énergie, est-elle tout entièrement contenue dans la seule activité du travailleur, hic et nunc ? Non, il existe une part du travail intellectuel qui est transmis et librement accessible, et qui a été réalisé en amont de la production de la chaise, dans la mise au point du concept de chaise et de ses modalités de réalisation technique et d’efficacité fonctionnelle. Voilà une première incarnation d’un travail qui n’est pas aussi simplement individuel ni aussi simplement contrôlé qu’il y paraît. Ensuite, Simmel demande : pour effectuer un travail complexe, comme celui du pianiste, que faut-il qui crée une différence entre le virtuose et le bousilleur ? Autrement dit, je choisis maintenant l’exemple du travail complexe, qui devient la variable indépendante, et je fais varier la performance dans l’exercice de ce travail : où est l’explication de cette variation de performance ? Elle réside dans la mise en évidence d’une quantité très élevée de travail nécessaire, le paradoxe voulant que ce travail sache se rendre invisible pour être pleinement réalisé et évalué à sa juste mesure.
28À présent, Simmel demande : au lieu de faire varier l’intensité d’effort dans un travail complexe, qu’advient-il si je maintiens constant l’effort subjectif investi, mais que je fais varier les activités ? En choisissant deux activités très inégalement valorisées, mais en y injectant le même effort subjectif de travail, comment vais-je expliquer la différence de valeur accordée à chacune ? Ma solution sera-t-elle compatible avec le cadre établi précédemment ? Les travaux diffèrent-ils par leur valeur intrinsèque, ce qui justifierait la hiérarchie des professions ? Dans ce cas, à efforts et talents donnés, il serait logique que l’exercice professionnel procure une rémunération plus élevée et un prestige social plus élevés à des métiers supérieurs, et que l’échelle de ces gratifications monétaires et symboliques, conçue afin de distinguer l’excellence de la performance normale, soit considérablement plus étendue que dans des professions de moindre valeur sociale et économique. Mais quel serait le fondement de cette supériorité ?
29Après tout, remarque Simmel, les mineurs ou les ouvriers d’usine déploient aussi des qualités de circonspection, d’abnégation, de courage, et ces qualités ont une « valeur subjective » supérieure à celles du travail de nombreux métiers classés plus haut dans la hiérarchie sociale – Simmel cite les fonctionnaires et les savants. Et dans les métiers du spectacle, les acrobates ou les jongleurs doivent faire preuve d’autant de patience, d’habileté ou de talent que beaucoup de pianistes virtuoses qui ne sont pas très profonds dans leur art. Or les rémunérations des seconds sont supérieures à celles des premiers, et l’estime sociale est distribuée aussi asymétriquement, quelle que soit la conscience que peut avoir chacun de la dignité des métiers d’acrobate ou de jongleur.
30Ce problème des écarts de rémunération entre les métiers est fameux dans les sciences sociales et économiques ; il a connu de nombreuses réponses depuis Adam Smith, avec notamment la théorie du capital humain (Becker, 1964 ; Mincer, 1974), celle de la segmentation des marchés du travail (Doeringer, Piore, 1971), et les analyses fonctionnalistes de Davis et Moore (1945), de Goode (1978) et Stinchcombe (1963), dont certains éléments sont repris dans la littérature économique récente (Baron, Kreps, 1999 ; Rosen, 1981, 2004 ; Menger, 2009, pour une discussion).
31Quelle est l’explication proposée par Simmel ? Puisque à l’évidence, l’analyse en termes de niveau d’effort physique et mental ne suffit pas, Simmel recourt à trois arguments successifs. Le premier est organisationnel : il fait varier le salaire avec la position hiérarchique, c’est-à-dire l’étendue du contrôle exercé par un-e supérieur-e sur une certaine quantité de personnels placés sous son autorité (pour un traitement formel du problème, voir Rosen, 1982, 2004). Le deuxième argument, cité comme en passant, est celui de la qualification plus ou moins élevée du travailleur. L’argument était déjà employé par Smith : l’acquisition de qualifications supérieures a un coût, en termes de dépenses éducatives et/ou de salaire différé, qu’il faut compenser et qui donne accès à des métiers qui doivent être mieux rémunérés. Et il fut repris par Marx dans un passage bien connu du Capital dans lequel il précise que la force de travail requise dans les différentes branches industrielles exige l’acquisition d’une formation particulière dont le coût est mesurable (voir la discussion de ce point par Elster, 1985 : 130). Le troisième argument de Simmel est l’incorporation, dans le travail supérieur, d’une quantité plus élevée d’intrants issus du passé culturel et social dont les activités concernées, et leurs praticiens, recueillent et exploitent l’héritage. Voici les trois arguments :
On pourra échelonner les prestations, au sein des civilisations avancées, en fonction du quantum de travail déjà accumulé dans les prérequis objectifs, techniques, à partir desquels les travaux particuliers deviennent en soi faisables. Pour que, à l’intérieur d’une hiérarchie de fonctionnaires, se dégagent des positions plus élevées, il a d’abord fallu, dans l’administration comme dans l’ensemble de la civilisation, un immense travail, dont l’esprit et les résultats viennent se condenser dans la possibilité et la nécessité de tels emplois ; et en second lieu, toute activité de haut fonctionnaire suppose le travail antérieur de nombreux subalternes qui se concentrent en celle-là ; de sorte que la qualité d’une telle activité résulte à vrai dire d’un fort quantum de travail déjà fait, qui s’intègre en elle. Mieux encore, le travail dit qualifié, vis-à-vis de celui qui ne l’est pas, repose non seulement sur la formation supérieure du travailleur, mais tout autant sur la structure plus élevée, plus complexe, des conditions de travail objectives, des matériaux, de l’organisation historico-technique. Pour que devienne possible fût-ce le plus médiocre des pianistes, il faut une tradition si vieille et si vaste, un stock supra-individuel si considérable de productions techniques et artistiques que ces ressources réunies là mettent son travail bien au-dessus de celui du funambule ou du prestidigitateur, infiniment plus important peut-être du point de vue subjectif .
Simmel, 1987 : 528-529
32Le troisième des arguments cités ici est une extension de celui de la condensation. Il évoque directement l’un des fondements de la théorie de la valeur travail communs à Ricardo et Marx : la valeur travail d’une unité d’un bien est la quantité de travail qui est nécessaire pour le produire – nécessaire directement, à travers l’effort du travailleur, mais aussi indirectement, à travers l’utilisation des machines, et de toute espèce de capital complémentaire du travail, y compris tous les savoirs nécessaires, puisque ces intrants sont eux-mêmes le produit d’un travail. La valeur actuelle d’un produit devient la somme d’une série infinie d’intrants matériels et immatériels et de composés de travail passé qui servent à le réaliser. Simmel, qui semblait réserver au domaine artistique cette conception de la supériorité de certaines activités, pour les raisons que j’examinais plus haut, généralise ici l’analyse à l’ensemble des « prestations (…) qui, dans l’édification de la culture, jouent un rôle relativement conclusif, se préparent de longue main et intègrent comme leur condition technique un maximum de travail fourni par les prédécesseurs et les contemporains » (Simmel, 1987 : 529).
33Mais, remarque Simmel, cette qualification générale de la supériorité de certaines activités pourrait manquer de précision. Bien des professions peuvent revendiquer une position supérieure, et manœuvrer pour s’élever. Les contingences historiques et sociales introduisent donc du bruit dans l’explication. Faut-il alors en revenir à une quantification fondée sur la réduction de toutes les espèces de travail à leur noyau essentiel ? Au lieu d’enrichir le travail par un ensemble de déterminations particulières destinées à examiner les associations entre le travail mental et le travail physique, et à expliquer les inégalités de performance ou la supériorité de certaines activités, comme il l’a fait jusqu’ici, Simmel propose maintenant le raisonnement inverse : quelle est la détermination la plus générale du travail ? La théorie marxienne de la valeur travail, sans être citée, est questionnée frontalement. Face à la diversité des espèces de travail, que reste-t-il quand on élimine tous les attributs de cette diversité ? Marx a répondu : il reste la quantité physique d’énergie dépensée dans l’acte de travail, seul socle possible d’une conception qui veut rendre le travail homogène et mesurable. Marx construit en effet sa théorie de la valeur travail en établissant un lien direct entre travail abstrait et travail simple : « le travail humain dans son caractère abstrait est la dépense de travail en général, (…) la dépense de la force de travail simple, c’est-à-dire de la force de travail qui, en moyenne, hors de tout développement particulier, existe dans l’organisme de chaque individu ordinaire ». Cette dépense productive engage « le cerveau, les nerfs et les muscles6 ». Le travail qualifié ou complexe n’est alors qu’une quantité ou intensité supérieure de travail simple. Ce qui conduit à assimiler le travail intellectuel, qui est sollicité davantage pour exercer un travail complexe, et qui est rendu possible par une dépense d’éducation, à une simple dépense supplémentaire d’énergie.
34L’analyse menée par Simmel page 530 est une critique de cette assimilation entre le travail en général, ou travail en son caractère abstrait (le travail dépourvu de toutes ses déterminations particulières), le travail simple et la force de travail présente en moyenne dans tout organisme individuel. Cette conception doit être réfutée parce qu’elle réduit le travail à une quantité abstraitement homogène à des fins d’égalisation abstraite des individus, de leurs activités, de leurs compétences et de leurs performances, en écrasant la distinction entre travail manuel et intellectuel. Certes, Simmel, en scientifique attentif aux progrès de la recherche, accorde volontiers qu’on démontrera un jour avec précision comment l’activité psychique n’est qu’une vaste machinerie, et combien le cerveau consomme d’énergie pour accomplir ses tâches (Simmel, 1987 : 530-531). Mais cette possibilité de mesure de la dépense d’énergie psychique suffirait-elle à autoriser toutes les variétés de réductionnisme, pour quantifier et expliquer l’activité logique, morale, intellectuelle, ou esthétique à l’aide d’équations de dépense psychique ?
35Ni séparation du travail physique et du travail intellectuel, ni réduction du second au premier. Simmel veut raisonner en termes de composition : dans un emploi inférieur, l’élément psychique du travail se réduit en comparaison de la prestation musculaire, mais aucun travail n’est purement et simplement physique. Comment justifier la rémunération supérieure du travail plus intellectuel à partir de cet argument énergétique ? Admettons que le cerveau qui réalise le travail psychique consomme beaucoup d’énergie organique. Faut-il en conclure que le travail intellectuel a des besoins supérieurs au travail physique, en énergie et en biens alimentaires capables d’apporter cette énergie ? Voilà un test possible du raisonnement marxien qui met en relation la valeur, la quantité de travail et le coût des moyens de subsistance destinés à assurer l’entretien et le renouvellement de la force de travail individuel. La conception de Marx est simplement additive : dans la réduction égalitaire de toutes les variétés de travail à une quantité moyenne purgée de ses attributs particularisants (le travail simple-moyen-abstrait comme unité de base), le travail complexe s’obtient en ajoutant simplement une composante éducative dont le coût est équivalent au coût des moyens humains et matériels engagés.
36Simmel oppose à Marx une conception multiplicative (Simmel, 1987 : 531-532). Si on s’en tient à une réduction physiologique et énergétique du travail, la différenciation des catégories de travail devra faire varier la valeur des prestations intellectuelles avec celle des moyens de subsistance requis pour les produire (Simmel, 1987 : 532). Avec une telle mathématique énergétique de la valeur du travail, il faudrait dire : à travaux différenciés, alimentation différenciée. Cette équation convient-elle seule ? Non. Simmel invoque aussi l’étendue des prises du travail intellectuel : « le travail intellectuel étend bien davantage que le travail corporel ses conditions à l’ensemble de l’existence, il s’entoure d’une périphérie autrement vaste de rapports indirects. La conversion de la force physique en travail peut s’opérer directement, alors que les énergies spirituelles sous tension ne fournissent en général leur plein travail que si, largement au-delà de leur milieu immédiatement actuel, tout le système complexe des humeurs, impressions et stimulations physico-intellectuelles, se trouve organisé, coloré, proportionné d’une certaine manière à la stabilité et au mouvement » (Simmel, 1987 : 533).
37Le raisonnement multiplicatif de Simmel consiste à établir la complémentarité entre la valeur du travail intellectuel et les caractéristiques « écologiques » requises pour l’exercer : « le développement de ses forces spécifiques, de sa productivité intrinsèque, de son originalité personnelle requiert des conditions de vie particulièrement favorables, et adaptées à son individu » (Simmel, 1987 : 534). Cette écologie du travail intellectuel dans les professions supérieures est plus complexe que les conditions requises par le travail physique. C’est une autre façon de dire que le travailleur manuel est plus aisément substituable que le travailleur intellectuel, ou, dans un vocabulaire qui sera celui de Davis et Moore, Stinchcombe et Baron et Kreps, que la fonction de production dans les activités supérieures est multiplicative plutôt qu’additive.
38Si par « conditions de vie particulièrement favorables », il faut entendre simplement des moyens de subsistance plus importants, la réduction du travail intellectuel au travail musculaire persiste. L’un est supérieur à l’autre, mais cette supériorité est pensée seulement en termes de proportionnalité : le schéma marxien est intact.
39D’où une ultime salve d’arguments, qui visent désormais à introduire et à expliquer l’existence d’inégalités individuelles de performance et de réussite dans le travail supérieur. L’écologie sociale propre au travail supérieur ne permet pas tout : « l’individu peu doué, mis dans des conditions aussi favorables et raffinées qu’on voudra, ne produira jamais ce à quoi ces mêmes conditions incitent l’individu très doué » (Simmel, 1987 : 535).
40Une loi générale est énoncée. Elle emboîte les trois niveaux de production des inégalités qui font obstacle à la réduction égalitaire contenue dans la théorie de la valeur travail – la hiérarchie des activités, les inégalités des conditions de vie et les inégalités d’aptitude ou de talent. Simmel va faire varier successivement chacun de ces facteurs en maintenant constants les deux autres.
41D’abord, les conditions de vie : « aussi sûrement que la prestation supérieure, intellectuelle, réclame généralement des conditions de vie à leur tour supérieures, les aptitudes humaines restent fort inégales quant aux exigences requises pour l’épanouissement de leurs énergies les plus hautes » (Simmel, 1987 : 535). La formulation de Simmel mérite attention. L’argument n’est pas celui d’une inégalité radicale de talents, mais celui d’une complémentarité plus ou moins efficace entre les qualités de tel ou tel individu, et le milieu ou les conditions qui sont nécessaires à leur déploiement. C’est l’objet de la précision qui suit : « entre deux natures capables d’une même performance objective, la première aura besoin, pour réaliser cette possibilité, d’un tout autre milieu, de tout autres facilités matérielles, de tout autres stimulations que la seconde. » (Simmel, 1987 : 535).
42Ensuite vient le domaine d’activité. La relation de complémentarité est d’autant plus agissante que le domaine d’activité est plus élevé : « il semble que les écarts entre les natures, quant aux conditions de réalisation de leurs possibilités intrinsèques, soient d’autant plus considérables que la prestation relève d’un domaine plus élevé, plus compliqué, plus intellectualisé » (Simmel, 1987 : 535). Ceci crée une vraie différence entre le travail physique et le travail intellectuel. Les conditions de vie nécessaires à l’exercice d’un travail physique reposant sur l’engagement de la force musculaire peuvent ne pas varier beaucoup : deux individus dotés d’un niveau de vie et d’un mode de consommation assez identiques auront à peu près la même performance dans ce type de travail. C’est tout différent pour les activités « dirigeantes, érudites, artistiques » (Simmel, 1987 : 536).
43Vient enfin le troisième facteur, celui du talent. Auparavant, à talent donné, les conditions inégales de performance créaient des écarts de réalisation du potentiel dans une activité supérieure donnée (1re fonction). Puis ensuite : à talent donné et à conditions de travail données, les écarts dans l’expression du potentiel d’un individu augmentent avec la complexité et avec la sophistication intellectuelles du domaine (2e fonction). La troisième fonction analyse le talent, qui était maintenu constant dans les deux fonctions précédentes : « le talent personnel est si variable que les mêmes circonstances extérieures, agissant sur lui, engendreront les résultats les plus variés » (Simmel, 1987 : 536). Où sont ici les sources de variabilité ? « La diversité de nos structures psycho-physiques, des relations entre énergies efficientes et entravantes, des interactions entre intellect et volonté fait que la prestation, produit de la personnalité ainsi que de ses conditions de vie, trouve en celle-là (la personnalité) un facteur très inconstant » (Simmel, 1987 : 535).
44Quel est le résultat du raisonnement qui procède ainsi par décomposition des facteurs de l’irréductibilité du travail intellectuel ? Il n’existe pas de relation de proportionnalité simple entre les conditions matérielles de subsistance et les prestations psychiques s’appuyant sur elles, ou, en d’autres termes, il est impossible d’égaliser les résultats en agissant sur les conditions extérieures pour neutraliser les différences de talent. La conclusion de ce développement est sans appel : on pourrait sans doute exprimer la valeur économique du travail psychique par un rapport de proportionnalité avec le travail physique, si un facteur ne contrariait pas la justesse possible de ce calcul : c’est le rôle joué par les différences individuelles de talent (Simmel, 1987 : 536).
45Simmel examine un dernier argument qui est opposé à l’idée de rendre le travail intellectuel et le travail physique commensurables et réductibles l’un à l’autre, en faisant pivoter à nouveau la perspective en direction du travail physique. Le bon accomplissement d’un travail physique dépend de la dépense d’énergie psychique qu’il requiert. Marx utilise cet argument en mentionnant les obstacles à vaincre dans un travail, et il peut ainsi critiquer l’assimilation pure et simple de la difficulté à une désutilité, telle qu’on la trouve chez Smith. Le fait de surmonter des obstacles peut être une source de satisfaction, et un travail peut être libre, émancipateur et épanouissant, même si, et à vrai dire parce qu’il comporte des obstacles, des difficultés, des surprises, un cheminement inattendu, une excitation de la découverte, une possibilité d’échec dont il faut tirer la leçon.
46Il est vrai que Marx restreint essentiellement l’obtention de ces satisfactions au travail créatif, pour souligner que la liberté d’autodétermination dans le cours de l’activité n’exclut nullement l’effort et le sérieux.
Adam Smith semble n’avoir pas idée que surmonter des obstacles puisse en soi être une activité de la liberté, (…) que le travail soit travail attractif, auto-effectuation de l’individu, ce qui ne signifie en aucun cas qu’il soit pur plaisir, pur amusement, comme le pense Fourier avec ses conceptions naïves et ses visions de grisette. Des travaux effectivement libres, la composition d’une œuvre musicale par exemple, requièrent justement à la fois un sacré sérieux et l’effort le plus intense .
Marx, Grundrisse, vol. 2, 101-102, cité in Elster, 1985 : 126
47Invoquer la volonté de surmonter des obstacles pour conférer au travail une dimension positive peut dépasser le cas particulier des travaux culturellement supérieurs et vecteurs de la réalisation de soi. L’argument a été employé par les économistes marginalistes : non point par les marginalistes autrichiens (Carl Menger, Eugen Böhm-Bawerk) que connaissait bien Simmel, et qui critiquaient directement la théorie marxienne de la valeur, mais les marginalistes anglais Stanley Jevons et Alfred Marshall. Ces derniers, à la différence des marginalistes autrichiens, ont adopté une vision plus complexe du travail que celui de la stricte désutilité.
48Ouvrons le Traité d’économie politique de Stanley Jevons (1871 pour la 1re édition) : son chapitre 5 est consacré à la théorie du travail. Comment y est traitée la désutilité (terme forgé par Jevons) du travail ? D’une part, il y a ce que procure le travail – les biens nécessaires à l’existence moyennant le renoncement à une certaine quantité de temps libre. Conformément à un raisonnement marginaliste, le niveau de satisfaction tiré de la consommation de biens diminue à mesure que la quantité de revenu augmente : il y a un effet de satiété, qui est responsable de la substitution entre revenu et loisir (plutôt qu’une unité de revenu et de consommation supplémentaires, je choisis du loisir). Dans le graphique ci-dessous (Jevons, 1871 : 173), cette relation est exprimée par la courbe pq.

49Techniquement, la pente convexe de cette courbe pq représente le taux marginal de substitution entre la consommation (ce que procure le revenu du travail) et le loisir : c’est la quantité de biens (de revenu) à laquelle il s’agit de renoncer pour obtenir une heure de loisir supplémentaire, sous la condition que le niveau global de satisfaction soit inchangé.
50Du côté du travail proprement dit, qu’advient-il ? Le raisonnement de Jevons est plus subtil. Examinons le profil de la courbe abcd. Oa mesure la part nette de désutilité de l’effort. La section ab décrit la séquence de commencement d’une activité : la désutilité du travail y est ressentie immédiatement – c’est, si l’on veut, le syndrome du lundi, après le loisir du week-end. La réticence à l’égard du travail fait ensuite place à une implication progressive dans le travail, et à des éléments de motivation qui soutiennent l’effort. D’où la courbe bc qui se situe au-dessus de l’abscisse Ox : « entre b et c il y a un excès de plaisir dû à l’effort lui-même », écrit Jevons. Puis l’effort épuise l’énergie individuelle et la section cd indique le caractère à nouveau strictement et continûment négatif de chaque unité supplémentaire d’effort, en termes de peine ressentie. Où est le point d’équilibre entre la valeur positive de l’utilité retirée de la rémunération (pq) et la désutilité du travail comme effort et peine ? C’est l’équivalence entre la section dm et la section mq. Au-delà du point m, il n’y a plus de gain à un effort supplémentaire, car la rémunération procure une utilité inférieure à l’importance de la pénibilité éprouvée.
51Simmel, lui, s’en tient à une qualification plus générique de la relation entre travail et difficulté, celle qui fonde l’identification du travail avec une pure désutilité, avec un déplaisir consenti pour se procurer une utilité future. La dépense d’énergie psychique nécessaire au travail physique est contenue dans le fait de vaincre des obstacles, d’intervenir sur une matière pour la plier à sa volonté et surmonter la résistance qu’elle oppose. La définition même du travail réside dans l’action qui est entreprise, et qui déloge l’individu de son état d’inertie, de son loisir, de la jouissance passive de l’inaction ou de l’action non contrainte. La composante psychique est l’exercice de la volonté et du contrôle de soi pour obtenir un bien futur moyennant un sacrifice présent, celui qu’impose la charge de travail, en nous obligeant à quitter un état plus satisfaisant d’absence de peine. C’est en raison de sa désutilité que le travail est rémunéré. Et c’est une situation non naturelle : l’homme ne travaille pas comme l’oiseau chante ou la fleur éclôt. N’importe quel travail, physique ou psychique, exige une rétribution en raison du déplaisir de l’effort, et du déploiement de l’énergie volitive (Simmel, 1987 : 538-539).
52Simmel concède que cet exercice de la volonté n’est pas directement assimilable à un travail intellectuel, mais au moins l’analyse de la liaison entre travail musculaire et « organisation spirituelle », qui a été avancée plus haut, sous forme d’une composition multiplicative de grandeurs plutôt que d’une addition de facteurs séparables, permet-elle de ne pas discréditer naïvement le matérialisme théorique : « le désir de rechercher l’explication des phénomènes spirituels au sens étroit dans la réduction aux phénomènes corporels est bien plus tolérable » (Simmel 1987 : 540). Comme antérieurement, c’est un gain épistémique que Simmel accorde à la position du matérialisme causal : l’hypothèse scientifique d’une conception énergétique unifiée du travail du corps et de l’esprit est crédible. Mais ce gain ne s’étend pas à une analyse de la valeur, en son sens économique et social, et en sa conclusion normative de transformation égalitaire du monde humain. Pourquoi ?
53C’est l’objet des derniers développements du chapitre 5 (Simmel, 1987 : 541-544). La difficulté la plus insurmontable sur laquelle bute la théorie de la valeur travail est l’existence de travail superflu, inutile, sans valeur.
54L’analyse de Simmel ne porte pas directement ici sur la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange, que Marx a reprise de Smith. Je rappelle que selon cette distinction, telle qu’elle figure dans la théorie de la valeur travail, il y a des choses très utiles comme l’air, mais dont la valeur d’échange est faible, parce qu’elles ne contiennent pas de travail humain, et des biens qui contiennent du travail humain, et servent à la satisfaction des besoins de leur seul producteur, et qui ont donc pour lui une valeur d’usage, mais qui ne sont pas des marchandises échangeables. Et il existe des biens dont l’utilité est au mieux indirecte, comme le diamant ou les œuvres d’art, qui sont produits ou extraits par le travail humain, mais dont la valeur d’échange est sans rapport avec la quantité de travail nécessaire à leur production.
55Simmel s’attaque au degré suivant d’élaboration de la théorie marxienne. Marx veut désingulariser les particularités du travail des différents travailleurs. Ceux-ci sont dotés de capacités différentes, sont employés dans des branches d’activité et dans des entreprises plus ou moins avancées technologiquement, et connaissent des conditions variables de travail. Ces particularités sont toutes responsables d’importants écarts dans les quantités de temps nécessaires pour produire une unité de marchandise, ne serait-ce qu’en raison de la composition variable de capital et de travail requis pour cette production, en raison de la situation des entreprises au regard de l’adoption des technologies, et en raison des conditions d’éducation et de santé de la main-d’œuvre. Pour absorber toutes ces particularités, Marx recourt à l’abstraction du temps de travail socialement nécessaire. Symétriquement, si le travail fournit les moyens de couvrir les besoins individuels, ces besoins doivent pouvoir être calibrés de manière homogène pour pouvoir être tous satisfaits, afin que l’évaluation et la rémunération des différentes espèces de travail ne fluctuent pas en fonction d’une dispersion immaîtrisable des préférences et des situations individuelles, ce qui briserait la relation entre la juste rémunération du travail et la juste couverture des besoins individuels.
56L’« utilité » que Simmel discute dans le programme socialiste est une utilité directement socialisée : il ne s’agit pas de l’utilité subjective, qui n’est révélée que par l’exercice des préférences individuelles, mais de l’utilité sociale et économique relative qu’ont différents types d’activités et de travail, et leur valeur pour la société. Jusqu’ici, dans l’argumentation simmelienne, la question de l’utilité n’était pas thématisée : le travail d’un balayeur n’est pas, dit Simmel, moins utile que celui d’un violoniste, et l’estimation plus faible de la valeur accordée au premier doit provenir de la moindre quantité de travail proprement dit contenu en lui, et de la condensation elle-même plus faible des énergies laborieuses qu’il recèle. Or l’argument était incomplet : il y a des différences d’utilité qui ne se rapportent pas simplement aux dimensions quantitatives examinées jusqu’ici.
57La discussion engagée ici par Simmel s’adresse ouvertement à la théorie de la valeur-travail et au socialisme, qui sont liés par ce point. Le socialisme, dit Simmel, recherche un régime social où la valeur utilitaire des objets, par rapport au temps de travail qui leur est consacré, formerait une constante. Faute d’une telle relation fixe entre utilité et travail, l’hétérogénéité des préférences individuelles s’exprimerait dans la valeur différente accordée aux mêmes biens et services par des individus différents, et ruinerait le projet normatif d’égalisation des situations individuelles. La théorie de la valeur travail prescrit dès lors, comme le souligne Simmel, que « soient consacrées à chaque produit autant de parts du temps de travail global qu’en exige son utilité relative. (…) L’égalité de tous les travaux eu égard à leur utilité est acquise pour autant que, dans chaque sphère de la production, est fourni le travail juste nécessaire pour couvrir la part de ce besoin qu’il circonscrit » (Simmel, 1987 : 541-542).
58C’est sous cette condition seule qu’il n’y aurait pas de travail moins utile qu’un autre : le jeu de piano ne serait pas moins utile que la construction de locomotives. S’il est jugé moins utile, c’est qu’on lui consacre plus de temps que nécessaire pour le besoin réel qu’on en a. Il suffirait de réorienter l’investissement en quantité de travail vers les biens provisoirement jugés moins utiles pour que les prix et les besoins s’équilibrent. On s’assurerait ainsi d’une relation stricte entre utilité et quantité de travail, qui coordonnerait les évaluations selon les deux principes.
59Ici intervient la dimension politique et normative du programme de gestion sociale de la valeur et du travail. « La condition (…) est un ordre économique pleinement rationalisé, providentiel où chaque travail répondrait à un plan, le tout impliquant l’absolue connaissance du besoin qu’on ressent de chaque produit et du labeur qu’il exige – un ordre comme celui que recherche le socialisme. » (Simmel, 1987 : 543) L’invocation de cette planification centralisatrice conduit Simmel à établir le contraste entre deux types de sociétés, le type indifférenciateur et le type différenciateur : d’un côté, l’égalisation des conditions de vie (des « besoins ») moyennant une neutralisation des qualités de toutes les espèces de travail et des utilités individuelles de leurs produits, et moyennant une réduction des besoins individuels au seuil du nécessaire ; de l’autre côté, l’individualisation des besoins et des utilités dans une société différenciée et hiérarchisée.
Se rapprocher d’un état parfaitement utopique [i. e. le socialisme] n’est techniquement réalisable que si l’on produit uniquement le strict indispensable, uniquement la part indiscutable de la vie. (…) Dès que, en revanche, on s’élève dans des régions supérieures où inévitablement le besoin et l’appréciation de l’utilité s’individualisent davantage, et où, d’un autre côté, les niveaux de travail demeurent moins faciles à établir, aucune régulation des quanta de production ne pourra faire que la proportion entre le besoin et le travail dépensé soit partout la même .
Simmel, 1987 : 543
Un bilan
60Le chapitre 5 de la Philosophie de l’Argent est une critique de la théorie marxienne de la valeur travail et des constructions normatives qui peuvent en être tirées. Au cœur de la théorie de la valeur travail figure l’entreprise de réduction de toutes les variétés de travail à des expressions mesurables d’une quantité homogène unique, soit l’énergie déployée dans le travail physique multipliée par le temps nécessaire à la production du bien ou de la prestation considérés. La valeur d’échange des biens et prestations doit pouvoir être mesurée ainsi, moyennant une abstraction supplémentaire, celle fournie par la notion de temps de travail socialement nécessaire7. La critique de Simmel est concentrée sur le sort fait à la distinction entre travail intellectuel et travail physique. Peut-on identifier la force de travail au seul travail musculaire et faire de celui-ci l’unique base de la valeur d’échange du travail, en considérant que le contrôle intellectuel est une constante et que l’engagement de l’énergie physique est le seul facteur variable ? Réponse de Simmel : tout travail est inextricablement physique et psychique, et c’est une question de composition qui permet de produire la diversité des métiers.
61Mais cette diversité doit-elle être une hiérarchie ? Pour écarter la hiérarchie, que faut-il ? Si toutes les activités sont des composés des deux formes possibles d’engagement de l’énergie individuelle, il suffirait de proportionner le salaire à la quantité d’énergie qui est nécessaire à l’exercice de l’activité, et qui est procurée par les moyens de subsistance, puis de faire coïncider le revenu avec les besoins individuels correspondant à la situation de chacun et aux projets de chacun. Quelle est l’objection de Simmel à cette solution fameuse d’égalisation radicale qui va du principe « à chacun selon son travail » au principe ultime « à chacun selon ses besoins » ? Le raisonnement avance quatre réponses.
Le travail intellectuel obéit à un processus de production plus complexe que le travail physique, d’un strict de point de vue physiologique.
Il existe une écologie sociale du travail, qui distingue nettement le travail physique du travail intellectuel.
Il y a une profondeur historique plus grande et une généalogie plus longue des travaux culturellement supérieurs.
Le travail intellectuel et les professions supérieures extraient plus de différences interindividuelles et d’écarts de réussite à partir de la diversité des individus que ne le fait le travail physique. Il est impossible d’essayer d’y égaliser les résultats en agissant sur les conditions extérieures pour neutraliser les différences de talent.
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Smith, Jevons, Marx et Simmel
62Que vaut le travail ? Il est aisé de définir la valeur négative du travail comme cet ensemble de contraintes et d’efforts pénibles qui entravent la libre disposition de soi et qui usent l’individu. L’analyse économique classique du travail procède ainsi, selon les termes d’Adam Smith : « Ce qu’on achète avec de l’argent ou des marchandises est acheté par du travail, aussi bien que ce que nous acquérons à la sueur de notre front. Cet argent et ces marchandises nous épargnent, dans les faits, cette fatigue. Elles contiennent la valeur d’une certaine quantité égale de travail. Le travail a été le premier prix, la monnaie payée pour l’achat primitif de toute chose » (Smith, 1843 : 38-39). Cette valeur-travail est ici invariable, car elle mesure une peine humaine universelle : « Des quantités égales de travail doivent être, dans tous les temps et tous les lieux, d’une valeur égale pour le travailleur. Dans son état habituel de santé, de force et d’activité, d’après le degré ordinaire d’habileté et de dextérité qu’il peut avoir, il faut toujours qu’il sacrifie la même portion de son repos, de sa liberté, de son bonheur » (Smith, 1843 : 41). Et le travail intellectuel comme le travail manuel sont placés sous la même comptabilité négative : le travail étant déplaisant, il ne vaut que par le plaisir que procureront à l’individu les biens de consommation et le loisir obtenus grâce au revenu de son travail.
63La théorie marginaliste a fixé les limites d’une comptabilité qui ferait varier en raison inverse les plaisirs du loisir et de la consommation et les peines du travail. D’une part, l’utilité des biens que me procure la rémunération d’un travail est marginalement décroissante. D’autre part, selon l’analyse de Jevons, le travail cesse d’être une désutilité uniforme, si on décompose l’effort en ses différentes phases. Vient enfin, dans des théories comme celles de Jevons et Marshall, la différenciation de cette analyse selon les métiers exercés, pour déterminer de ce qui peut dépasser la qualité strictement négative de désutilité.
64Le travail peut-il revêtir une valeur pleinement positive, sans les points d’inflexion entre utilité et désutilité que mettent en évidence nos deux marginalistes ? J’ai examiné le problème ailleurs (Menger, 2015). Je ne cite ici que certains éléments de l’argumentation de Marx, puisqu’elle est celle dont le chapitre 5 de la Philosophie de l’Argent est une discussion critique. Marx conçoit le travail comme une force pleinement positive et émancipatrice de l’homme à condition que soient réalisés le dépassement du capitalisme et la suppression des trois mécanismes déterminants de l’entrave du travail : la division du travail, la concurrence et l’extorsion de la plus-value.
65Deux questions surplombent l’analyse marxienne. L’une est celle qu’ont voulu traiter tant Adam Smith que les économistes marginalistes quand ils ont considéré que l’engagement de l’effort variait avec les phases du travail (théorie marginaliste) et selon les métiers (théorie marginaliste et analyse des différentiels compensateurs de Smith). S’agissant notamment de la différenciation par type de travail et par catégorie de métiers, l’analyse montre comment le travail est une composition de facteurs. Parce qu’elle varie, cette composition exige de concevoir la valeur donnée au travail et payée au travailleur sous plusieurs dimensions, qui viennent en addition ou en soustraction d’une valeur moyenne ajustée au niveau de qualification des travailleurs, celle-ci demeurant la principale source de variation du salaire.
66L’autre question surplombante et non résolue porte sur les aptitudes individuelles responsables de différences de performance, que ces aptitudes soient la signature des complexions individuelles innées ou celle d’une acquisition de compétences précocement liées à la socialisation familiale et à l’environnement social, et dont le plein développement cognitif n’est plus possible avec la même efficacité et la même plasticité après un certain âge, dans l’enfance. Ces différences, qui portent aussi le nom de différences de talent, ne sont concevables qu’à partir de la composition multidimensionnelle des qualités du travail : il faut donc raisonner en termes d’hétérogénéité du travail. Or Marx, s’il conçoit bien l’importance des différences de capacité, en attribue l’origine aux forces sociales qui structurent l’allocation inégale des chances de développement des capacités individuelles. Et il peut en écarter l’influence dès lors que, dans sa théorie de la valeur et dans la quantification de celle-ci à partir du temps socialement nécessaire à la production, il conçoit le travail qualifié comme une quantité supérieure de travail simple, non qualifié. Comme le note Elster (1985, 131), Marx annonce, dans Le Capital, la réduction progressive de tout travail à du travail simple et non qualifié. Mais dans les Grundrisse, il insiste sur les rapports changeants du capital et du travail dans l’évolution de la production, et sur l’une des conséquences remarquables à en tirer. Mû par les innovations technologiques, le capital constitué par les machines, par les équipements, par les infrastructures et par l’ensemble des techniques employées dans la production de biens et de services, incorpore toujours davantage de connaissances produites par le savoir humain et par ses avancées. Cette évolution pousse à réduire le temps de travail humain et à augmenter la part consacrée par les individus au libre développement de leur personnalité, dans des activités artistiques, scientifiques, culturelles. Le capital appelle ainsi « à l’existence tous les pouvoirs de la science et de la nature, comme ceux des combinaisons sociales et des interactions sociales, pour rendre la création de richesses (relativement) indépendante du temps de travail employé pour les produire ». L’objectif de Marx est de mettre cette contradiction au service de la transformation sociale radicale du travail et des rapports de production.
67Si la division du travail, la concurrence économique et les rapports d’exploitation sont dépassés, le travail devient le moyen par excellence de la réalisation de soi par l’action. Une question majeure émerge de cette conception expressive du travail : ce qui est bon pour quelqu’un est-il possible pour tous ? La valeur de réalisation de soi, qui substitue à une hiérarchie verticale une différenciation horizontale des individus, peut-elle constituer une norme générale ? L’ontologie sociale sous-jacente doit être exposée. Autrui ne doit à aucun prix devenir un rival, un juge de mes compétences, ou un spécialiste à qui me mesurer. Tout individu est supposé agir spontanément dans l’intérêt de tous, et les relations de complémentarité qui font de la collectivité sociale une communauté doivent triompher de tout ce qui est concurrence, c’est-à-dire arbitrage et substitution.
68Il en résulte paradoxalement une sorte d’individualisme indifférencié et non pas différenciateur, comme l’ont noté Cohen (1979) et Elster (1985). Les individus ne peuvent pas interagir autrement que selon le principe d’une relation d’identité par symétrie, c’est-à-dire selon une structure en miroir plaçant face à face deux libertés et deux individus complets, qui se donnent à eux-mêmes leurs propres règles d’action. Tout ceci afin d’éviter qu’affleurent des différences et, avec elles, des situations d’échange et de transaction fondées sur les avantages comparatifs dont chacun pourrait tirer profit pour faire ce que l’autre ne ferait pas aussi bien ou aussi volontiers, bref pour éviter qu’adviennent la spécialisation et la marchandisation de l’acte productif. Il faut en effet neutraliser tous les ferments de concurrence et de réduction marchande du travail orienté vers et par la consommation, car ces ferments pourraient provoquer la sélection différenciatrice de certaines aptitudes et donc avantager certains individus. D’où le postulat clé de l’égalité des talents individuels.
69Mais comment concilier ce postulat avec la puissance d’individuation que recèle le travail et qui se libère dans la réalisation de soi par le travail libre et créateur ? Si l’hétérogénéité interindividuelle laisse pourtant soupçonner des différences irréductibles de talent, le moyen le plus réaliste pour éviter les conséquences d’un tel type de différenciation des agents consiste à absorber cette hétérogénéité interindividuelle dans une temporalité d’essence aristotélicienne. Une triple hypothèse doit être faite : a) chaque individu dispose d’un ensemble de talents suffisamment nombreux et divers pour que toute forme de division du travail, même assortie d’une mobilité organisée entre des emplois variés, apparaisse mutilante ; b) ces talents existent en puissance et sont également répartis, mais ce sont les occasions de les actualiser qui sont diversement offertes. Il faut alors admettre que cette actualisation doit prendre un temps indéfini, et que chaque individu trouve dans le temps de la vie sociale suffisamment d’occasions pour actualiser tour à tour l’ensemble de ses talents. On retrouve ici l’argument souvent avancé aujourd’hui, dans les critiques radicales du travail, selon lequel il doit exister de multiples temps sociaux d’actualisation des capacités individuelles, le temps donné au travail n’en constituant qu’une fraction ; c) à une société d’échange peuplée de producteurs et de consommateurs se substitue une société de producteurs créateurs, mue par un processus indéfini d’apprentissage et de découverte de soi, qui ne tend pas à l’équilibre. L’idéal auquel aboutit la vision marxienne est celui d’une communauté de créateurs, qu’aucune relation de concurrence ne trouble dans leur activité.
70La réalisation du communisme imaginé par Marx suppose une condition peu banale, celle d’une abondance illimitée de ressources et de richesses à répartir, pour faire advenir l’idéal « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ! », tel qu’il est contenu dans la critique par Marx (1965 [1875]) du programme simplement réformiste des socialistes allemands qui se réunirent à Gotha pour demander qu’à chaque ouvrier soit donné le salaire intégral de son travail8.
71Sous de telles conditions, l’écart entre les besoins individuels et leur satisfaction n’existe plus, pas plus qu’il n’y aurait à décider comment répartir de façon juste les moyens de satisfaire les besoins différents d’individus et de ménages différents, puisque l’abondance lève simultanément le problème de la compétition pour l’accès à des ressources rares, et celui de la répartition équitable entre tous, et qu’elle suppose réglé, par la nouvelle organisation sociale et ses vertus transformatrices des comportements individuels, le problème des incitations à ne pas se comporter en passager clandestin, à ne pas profiter du travail d’autrui pour maximiser ses besoins sans apporter sa propre et juste contribution.
72Simmel, dans le chapitre de la Philosophie de l’Argent que j’ai commenté, et dans le texte de 1917 que j’ai cité, demeure en deçà de l’argument ultime du dépassement communiste de tous les facteurs responsables de la division du travail, de la concurrence interindividuelle et de la non-coïncidence entre les besoins, les droits et les préférences. Sa cible est l’équipement théorique du programme socialiste de juste répartition des revenus du travail et d’égalisation des conditions individuelles. Son argument principal est l’hétérogénéité du travail, et sa démonstration consiste à en faire apparaître, par le travail d’argumentation et de discussion critique, toutes les dimensions et tous les fondements. Cet enjeu correspond à sa conception culturelle et sociale de la transformation des sociétés sous la pression de l’individualisation, telle qu’elle est actionnée par les forces spirituelles, sociales et techniques des activités humaines, et sous la pression de l’organisation économique des rapports d’échange, qui constituent le vecteur par excellence des interactions individuelles, en étant fondés sur la commensurabilité généralisée introduite par la monnaie. En ce sens, Simmel tend à son maximum la tension entre hétérogénéité et homogénéité, pour restituer les deux dimensions essentielles de l’échange : son efficacité fondée sur l’homogénéité de la grandeur monétaire, et sa productivité fondée sur la différence entre les parties en interaction dans les relations d’échange.
Notes de bas de page
1 Je remercie Denis Thouard de m’avoir invité à écrire ce texte, et à prolonger des échanges que nous avions eus sur l’œuvre de Simmel.
2 Dans la Philosophie de l’Argent, Simmel ne cite Marx que trois fois, pour discuter les conséquences de la division du travail et surtout pour critiquer sa théorie de la valeur-travail. Mais, comme l’ont noté certains commentateurs, la théorie de l’aliénation culturelle contenue dans la Philosophie de l’Argent rapproche aussi Simmel du Marx des Manuscrits Parisiens, dont le contenu ne sera pourtant connu et publié que dans les années 1930.
3 L’attitude de Simmel à l’égard du socialisme, de ses positions théoriques et de ses modes d’intervention politique fut ambiguë et changeante. Frisby (2002, 2011) a noté le paradoxe de la proximité d’un théoricien de l’individualisation humaine avec les cercles socialistes de son entourage et rappelé aussi les critiques adressées très tôt par Simmel à son professeur Steinthal qui militait pour faire des salaires du travail le reflet exact de leur utilité sociale et de leur « valeur interne ». Simmel avance deux objections. D’une part, le travail le plus subalterne est dépourvu de cette valeur interne que possède le travail intellectuel. D’autre part, en supposant que le socialisme égalitariste pourrait susciter un développement sans freins de la culture et des produits de l’esprit, Steinthal méconnaît que le développement de la culture est avant tout le fait d’une minorité d’individus dont le travail n’est pas contraint. Il s’agit donc ici de préserver le caractère « distinctif » (inégalement praticable) et la nécessaire liberté du travail intellectuel. À plusieurs reprises, Simmel fait valoir que l’égalisation ou l’homogénéisation des espèces de travail équivaudrait à un nivellement vers le bas.
4 Dans un texte tardif de 1917, Simmel examine ces deux forces de la concurrence et de la division du travail qui sont à l’origine d’une double définition de l’individualisme – l’individualisme enraciné dans la liberté et l’égalité formelles, qui soutient la libre concurrence et la poursuite individuelle de son intérêt sous l’hypothèse de la convergence avec un bien-être collectif optimal, et l’individualisme de l’approfondissement de l’individualité jusqu’au degré le plus élevé d’incomparabilité de chacun avec quiconque. Simmel concède volontiers que « les conséquences qu’ont eues pour la culture personnelle des individus une concurrence sans limites et une spécialisation du travail montrent que ces forces ne sont pas les promoteurs les plus appropriés de cette culture » (Simmel, 1917, in Wolff, 1950 : 84).
5 Il conclut son texte de 1917 par la célébration de la différenciation, mais dans les termes particulièrement imprécis d’un rêve social éveillé : « J’aimerais mieux croire (…) que le travail de l’humanité produira des formes toujours plus nombreuses et plus diverses à travers lesquelles la personnalité des individus s’affirmera et démontrera la valeur de son existence. Et si dans des périodes heureuses, ces diversités s’ordonnent en des totalités harmonieuses, les contradictions et les conflits propres au travail humain ne seront pas seulement un obstacle, mais susciteront de nouveaux déploiements de ses forces et le conduiront à de nouvelles créations » (Simmel, 1917, in Wolff, 1950 : 84).
6 Voici le texte essentiel de Marx qui doit être placé en contrepoint de l’analyse de Simmel :
« Toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La confection des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, et en ce sens du travail humain au même titre. La force, humaine de travail, dont le mouvement ne fait que changer de forme dans les diverses activités productives, doit assurément être plus ou moins développée pour pouvoir être dépensée sous telle ou telle forme. Mais la valeur des marchandises représente purement et simplement le travail de l’homme, une dépense de force humaine en général. Or, de même que dans la société civile un général ou un banquier joue un grand rôle, tandis que l’homme pur et simple fait triste figure, de même en est-il du travail humain. C’est une dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l’organisme de son corps. Le travail simple moyen change, il est vrai, de caractère dans différents pays et suivant les époques ; mais il est toujours déterminé dans une société donnée. Le travail complexe (skilled labour, travail qualifié) n’est qu’une puissance du travail simple, ou plutôt n’est que le travail simple multiplié, de sorte qu’une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité plus grande de travail simple. L’expérience montre que cette réduction se fait constamment. Lors même qu’une marchandise est le produit du travail le plus complexe, sa valeur la ramène, dans une proportion quelconque, au produit d’un travail simple, dont elle ne représente par conséquent qu’une quantité déterminée. Les proportions diverses, suivant lesquelles différentes espèces de travail sont réduites au travail simple comme à leur unité de mesure, s’établissent dans la société à l’insu des producteurs et leur paraissent des conventions traditionnelles. Il s’ensuit que, dans l’analyse de la valeur, on doit traiter chaque variété de force de travail comme une force de travail simple ». (Marx, 1969 : 59-60).
7 Dans l’analyse marxiste, c’est le temps de travail moyen qui correspond aux conditions de production moyenne d’une unité de marchandise d’un type donné, eu égard à l’intensité capitalistique variable qui est observée dans les diverses branches et dans les diverses entreprises d’une branche, et eu égard aux différences dans l’exécution du travail d’un producteur à l’autre, pour un même produit ou service.
8 On en connaît une version symétrique et inverse aujourd’hui, qui est fondée sur la frugalité et la restriction collective des besoins, pour s’ajuster à une limitation des ressources définitivement disponibles.
Auteur
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Pierre-Michel Menger
Professeur au Collège de France et Directeur d’études à l’EHESS
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