1Après la défaite française de juin 1940, les populations d’A.O.F., placées dans la mouvance de Vichy, perdirent les libertés qui leur avaient permis, avant guerre, de commencer à ébranler le joug colonial. Privés de tous moyens d’expression et de toute représentation politique pendant trois années, les Africains attendirent des jours meilleurs et placèrent leurs espoirs dans la victoire des forces anglo-gaullistes. Le ralliement de la Fédération française d’Afrique de l’Ouest au camp des Alliés, souleva un immense enthousiasme et ranima toutes les espérances des Noirs. C’est ainsi que les Africains les plus instruits, bien informés de la situation internationale, virent comment ils pourraient tirer parti des changements intervenus. En effet, dès 1943, ceux-ci, retrouvant les possibilités de faire connaître leurs opinions et leurs désirs de réformes, élevèrent, dans les différentes colonies, une vague de revendications dont la force surprit la nouvelle administration gaulliste. Le fait que la contestation africaine ait pris une ampleur jusqu’alors inconnue, appelle le chercheur à interroger les sources écrites et orales, pour en comprendre les raisons, les formes et les effets. Qui furent les porte-parole de ce vaste mouvement touchant l’ensemble des catégories sociales et comment les autorités coloniales réussirent-elles à endiguer cette tempête qui menaçait la survie des intérêts français en Afrique ? Telles sont les questions auxquelles nous essayerons de répondre.

LA MODIFICATION DES RAPPORTS DE FORCE AU SEIN DES ÉLITES AFRICAINES PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

2Du fait de la colonisation, coexistaient en Afrique trois élites distinctes : une élite européenne et deux élites autochtones parmi lesquelles il est habituel de distinguer l’élite traditionnelle (formée de chefs religieux, chefs coutumiers ou chefs placés par l’administration à la tête d’une province, d’un canton, d’un village), de l’élite moderniste (composée de planteurs, d’éléments scolarisés ayant accès à des emplois dans les services publics ou les entreprises privées). La place respective de chacun de ces groupes variait d’un territoire à l’autre de l’A.O.F. Les situations conflictuelles entre ces trois ensembles ont déjà été étudiées du début du xx^e siècle jusqu’aux années 19601 mais, dans cette évolution, les années 1943 à 1946, furent décisives puisque l’élite moderniste (spécialement le groupe des « évolués »), s’assura définitivement le « leadership » des peuples africains, au détriment des élites traditionnelles.

LES « ÉVOLUÉS » : NOUVEAUX GUIDES DES AFRICAINS D’A.O.F.

3Le terme d’ » évolué » apparaît comme le raccourci de l’expression « notable évolué » utilisée par le gouverneur Felix Eboué dans sa circulaire du 8 novembre 1941 et officialisée par le général de Gaulle lorsqu’il signa le décret du 29 juillet 1942. Ces statuts ouvraient des droits politiques aux Africains alphabétisés2. Par la suite, les administrateurs désignèrent ainsi les Africains ayant suivi une scolarité, même si en A.O.F. n’existait pas pour eux la possibilité de participer aux affaires politiques, comme c’était prévu en A.É.F. Ceux qui possédaient la maîtrise de la langue française accédèrent à des emplois dans la fonction publique (douanes, administration générale, services financiers, enseignement,...), dans les maisons de commerce, mais aussi dans les professions libérales (journalisme, carrières juridiques ou médicales...). De ce fait, ils s’assurèrent un niveau de revenus généralement supérieur à celui des autres catégories sociales.

4Un portrait psychologique de l’« évolué » peut être tracé grâce à l’image donnée par les plus brillants d’entre eux, au travers de leurs écrits et de leurs interventions orales, compte tenu que ces hommes servaient de modèle au reste du groupe.

5Héritiers du courant « progressiste » des années 1930 à 1940, formés dans l’esprit de justice, les lettrés puisaient leurs références dans l’histoire de la Révolution française et dans la Déclaration des droits de l’homme. Ils concevaient l’histoire de l’Afrique selon l’enseignement du colonisateur et envisageaient son avenir comme celui d’une auxiliaire loyale aux côtés de la mère-patrie. Le mode de vie occidental alimenta les aspirations des « évolués » qui souhaitaient s’habiller à l’européenne, acquérir des produits importés, prendre part aux débats de toute nature avec les membres de l’élite coloniale. Ce faisant, l’intelligentsia noire se coupait du reste des populations qui restaient à l’écart de cette évolution, populations dont elle prétendra assurer la direction à la fin de la guerre.

6Deux événements permirent aux « évolués » de parvenir à cette direction : d’abord la restauration des diverses libertés républicaines3 et ensuite la participation à la vie politique rendue possible par la création du statut de non-citoyen.

7Vivant au contact des Français, bien informés de leurs droits, les « évolués » surent mettre à profit le retour des libertés, ils s’organisèrent au sein de groupements culturels, professionnels, puis politiques. L’exemple du Soudan illustre ce processus commun à toutes les colonies d’A.O.F.

8Les « évolués » de Bamako se réunissaient au « Foyer du Soudan » qu’animaient Fodé Touré et Makane Macoumba, ou bien à « l’Espérance » davantage fréquenté par les jeunes4. Il ne s’agissait que d’associations, de clubs n’ayant officiellement aucun but politique. Cette structure se révélait inadaptée pour mener une lutte. C’est pourquoi le 8 juillet 1945, à la suite d’une réunion préparée par le comité directeur du « Foyer du Soudan », divers syndicats de fonctionnaires se constituèrent parmi les auxiliaires, les infirmiers, les policiers et les employés des Travaux publics5. Au sein de ces cercles lettrés, dont certains étaient en fait sous le contrôle de l’administration, se formèrent et se recrutèrent les chefs politiques africains.

9A l’occasion du choix des représentants des territoires d’outre-mer à l’Assemblée nationale constituante en octobre 1945, l’élite moderniste reçut le droit de vote en passant du statut de « sujet » à celui de « non-citoyen ». Ils soutinrent des candidats et animèrent les campagnes électorales, occasion qui leur procura deux opportunités : d’abord celle de diffuser dans les brousses africaines leurs revendications en les faisant partager par tous, ensuite de les englober dans une critique générale du « système » colonial, de ses effets, de ses représentants blancs et de leurs auxiliaires noirs, en l’occurence des chefs traditionnels.

LA RÉACTION DE L’ÉLITE TRADITIONNELLE

10L’institution du commandement indigène, c’est-à-dire de la « chefferie », connut à partir de 1943 une crise qui, certes, n’était pas la première, mais dont elle ne se remettra pas. Dans la société rurale, la jeunesse avait été sensibilisée au discours des « évolués » relatif à la suppression du travail forcé, au retour de la liberté économique, à l’abrogation des sociétés de prévoyance, aux abus et prévarications des chefs présentés comme des agents serviles de l’administration.

11Cette poussée de contestations se traduisit par des refus de prestations de travail et d’obéissance envers les autorités « traditionnelles » et notamment le refus des servitudes liées à la coutume. Au Soudan, la responsabilité de la crise fut attribuée aux « anciens tirailleurs » ou, selon le gouverneur, à des « indigènes ayant subi des influences extérieures (missions chrétiennes, travailleurs revenant des centres urbains) ». D’après la même source, le caractère systématique de l’opposition à l’autorité des chefs parut inquiétant6. Certaines populations, comme les Bellah du Niger, profitèrent du mouvement général de revendications et troquèrent

« le tablier de cuir pour revêtir le boubou, symbole d’une émancipation que les anciens maîtres Touaregs enregistrent avec défaveur.7 »

12Dans ces conditions, la tenue d’élections fut ressentie comme une atteinte à leurs pouvoirs et peu nombreux furent les chefs qui osèrent prendre part à la bataille électorale et affronter les candidats lettrés. Au Dahomey, les chefs de canton essayèrent de former un syndicat, l’administration refusa de le reconnaître. Certains d’entre eux adhérèrent aux nouveaux partis pour éviter leurs attaques8. Néanmoins deux élus africains pouvaient représenter l’élite traditionnelle : MM. Fily Dabo Sissoko et Félix Houphouet, tous deux chefs de canton. Mais l’un comme médecin, l’autre comme instituteur, incarnaient des « chefs modernes » aptes à débattre des problèmes avec les Européens.

13Dans l’ensemble ces tentatives restèrent limitées et l’attitude des chefs se caractérisa par son immobilisme face aux pressions qui s’exerçaient sur eux9. Cette position de repli n’était-elle pas le signe d’un déclin de l’influence des élites traditionnelles tant auprès des populations que de l’administration, dont l’un des représentants notait en 1946 qu’ » il n’est guère de progrès sans victime »10.

14Il semble donc que les « évolués » trouvant peu de résistance de la part des élites traditionnelles, s’affirmèrent aisément comme les interprètes des aspirations africaines auprès des autorités coloniales.

LES « ÉVOLUÉS » PORTE-PAROLE DES AFRICAINS D’A.O.F.

15Avant la guerre de 1939-1945, la presse des colonies s’était faite l’écho d’un certain nombre de contestations du système colonial. Durant les premières années du conflit, les tensions s’accrurent d’autant que les populations d’A.O.F. étaient privées de tous moyens d’expression. Les critiques reprirent à partir de 1943, lorsque la presse reparut. Les préoccupations et les thèmes commentés demeuraient semblables, mais la guerre avait élargi le champ des informations accessibles, transformé les mentalités et accéléré la prise de conscience des évolués. Quatre questions reflétaient les aspirations africaines : la vie économique, les relations entre les Blancs et les Noirs, la justice, l’ouverture de la vie politique.

LES REVENDICATIONS ÉCONOMIQUES

16Les différences de traitements entre fonctionnaires blancs et noirs des services publics furent à nouveau dénoncées, mais la guerre avait accentué le malaise. Par suite de la mobilisation de ses cadres, l’administration française connaissait depuis plusieurs années un manque chronique d’effectifs. Pour pallier cette carence, des Africains furent nommés en plus grand nombre, pour occuper des postes jadis détenus par des métropolitains, sans réajustement de qualification ni de traitement. Le sentiment d’injustice prenait aussi naissance dans le fait que d’autres lettrés noirs ne pouvaient obtenir les postes correspondants à leurs diplômes. Ainsi, dans toute la Fédération, la refonte partielle des cadres locaux et secondaires s’avéra nécessaire et provoqua une vague de mécontentement sans précédent. Les « évolués » réclamaient l’abolition des différences de traitement et une égalité complète entre Européens et Indigènes11. Cette revendication s’appuyait sur un argument politique de poids : la Conférence de Brazzaville. En février 1945, un évolué, licencié en droit, se plaint auprès du gouverneur du Soudan de son affectation au bureau économique comme simple commis principal, alors que ses diplômes lui faisaient espérer un meilleur emploi. Il justifiait sa réclamation en écrivant « ...il est question depuis la Conférence de Brazzaville d’appeler les Noirs aux postes de responsabilité »12.

17Le maintien des inégalités empêchait les « évolués » de vivre à l’européenne d’autant que la pénurie de produits manufacturés liée au contexte de guerre, persista même après le retour de l’A.O.F. dans le camp anglo-saxon. Les Africains ne trouvèrent à s’approvisionner que dans les marchés clandestins, à des prix nettement supérieurs à ceux normalement pratiqués13. Lors des grèves de 1945, les commerçants noirs de Dakar, même munis de bons de ravitaillement dûment délivrés par les autorités, se heurtèrent à des refus de la part de grossistes blancs, de délivrer les marchandises auxquelles ils avaient pourtant droit, mesure qui accentua la pénurie et les tensions sociales14. Aussi de nombreux administrateurs locaux signalèrent à leurs supérieurs hiérarchiques dès 1944, la transformation en une profonde déception, de l’enthousiasme affiché par les Africains, lorsque l’A.O.F. avait rejoint ceux qui poursuivaient la lutte.

LES RELATIONS ENTRE LES BLANCS ET LES NOIRS

18Les « évolués » formaient le groupe le plus souvent et le plus longuement en contact avec le milieu européen. Bien avant la Seconde Guerre mondiale, ils avaient dépeint les mauvais administrateurs responsables de donner une image fausse de la France. Ce thème ressurgit dans la presse et les discours politiques à partir de 1943, mais la critique porta plutôt sur le niveau intellectuel des colons, jugé inférieur à celui possédé par les élites noires15. Celles-ci expliquèrent le fait par l’insuffisante sélection, lors du recrutement des cadres coloniaux, et demandèrent en conséquence un choix plus judicieux dans ce domaine. Elles joignirent aussi leurs voix à celles des Français pour exiger l’épuration des personnes les plus compromises par leur collaboration avec le régime de Vichy.

19Malgré tout, l’espoir des élites africaines de s’assimiler à l’élite blanche persista. Les lettrés noirs essayèrent de multiplier les contacts personnels avec les Blancs, d’autant que ces relations avaient été chaleureuses à l’époque de leurs études, et ils comprenaient mal que celles entretenues au sein de leurs milieux professionnels soient placées sous le signe du mépris ou de l’indifférence. Une certaine frustration en résulta et, très vite, les Africains ressentirent un décalage entre, d’une part, les déclarations officielles et, d’autre part, l’application sur le terrain des principes avancés. Ils allèrent jusqu’à penser

« que certaines de ces autorités leur sont même parfois hostiles et freinent l’évolution actuellement préconisée par le Département.16 »

20Le cloisonnement entre les élites était, certes, un fait courant en A.O.F., et dans l’entre-deux-guerres, on parlait déjà de la « négrophobie » des Blancs, on dénonçait l’existence de wagons de chemins de fer de 1^re classe, de bars, de boutiques réservés aux Européens. Ces différentes manifestations de racisme n’avaient pas disparu pendant la guerre17 ; elles étaient d’autant plus mal acceptées que les Africains s’étaient trouvés à égalité devant la mort sur les champs de bataille et participaient intensivement à l’effort de guerre. Un sentiment d’amertume se développa au sein de l’intelligentsia noire qui, cependant, plaçait encore ses espoirs dans les réformes judiciaires et politiques.

LA RÉVISION DU SYSTÈME JUDICIAIRE

21Dans le journal « La voix du Dahomey » du 15 mars 1928 on pouvait lire : « Il faut soustraire nécessairement l’indigène instruit dans nos écoles à toutes juridictions indigènes »18. A cette époque, les « évolués » ne contestaient donc pas l’existence de cette justice mais le fait qu’eux aussi y soient soumis. Dans les années 1943 à 1945, leur position avait mûri et Maître Lamine Guèye réclama l’abolition pure et simple de ces juridictions, ainsi que la suppression des lois de Vichy et la révision du Code pénal indigène. Relativement à ce dernier point, il procéda à une étude comparative entre ce Code et celui utilisé en France et montra que

« pour un délit déterminé, la sanction sera toujours plus forte si elle s’applique à un indigène. »

22et ajoutait-il,

« le maintien d’une telle réglementation ne peut en aucune manière servir les vrais intérêts de la France. Il leur nuit au contraire, car s’il est un domaine où l’indigène est particulièrement apte à saisir le vrai fond des choses, c’est celui de la justice qui postule l’égalité entre les justiciables et la négation de toutes discriminations raciales19 »

23Les juristes africains intervinrent aussi pour défendre leurs frères victimes des mesures du régime de Vichy et ils présentèrent des demandes de réintégration pour les personnes licenciées, rétrogradées, mises à la retraite d’office, et d’indemnisation pour les internés et les déportés. Ils réclamèrent l’abrogation du décret du 5 janvier 1941 concernant les anciens militaires. Ainsi les « évolués », par l’intermédiaire de leurs hommes de loi, se firent les défenseurs des populations africaines analphabètes. Cela favorisa leurs desseins politiques.

LES REVENDICATIONS POLITIQUES

24Jusqu’en juillet/août 1945, les débats politiques s’animèrent autour de la question du statut futur des territoires coloniaux. Certes, la Conférence de Brazzaville n’avait pas envisagé la possibilité d’une évolution vers le self-government, mais déjà une porte s’ouvrait avec l’affirmation du principe d’association des lettrés noirs à la gestion des affaires locales. Il restait à définir les modalités de cette participation et donc la nature nouvelle des liens qui désormais uniraient la métropole à son Empire.

25D’une colonie à l’autre, les avis divergeaient et au sein de l’intelligentsia, il n’existait pas non plus d’unanimité. Ainsi, du côté des « évolués » de Bamako, cette question essentielle fait l’objet d’une série de conférences réunissant à chaque fois une assistance nombreuse. La première fut organisée le 4 mars 1945 au Foyer du Soudan par Fodé Touré. Après avoir souligné les inconvénients de l’assimilation, l’auteur défendit l’idée de l’autonomie en indiquant qu’elle n’impliquait pas la dislocation de l’Empire, mais que la France, tout en continuant à jouer « son rôle civilisateur », devait laisser les colonies se gouverner seules20. La venue de Lamine Guèye quelques jours plus tard, donna lieu à une nouvelle réunion, cette fois à l’« Espérance ». L’avocat dakarois avait choisi comme thème : l’union des peuples africains ; mais il insista aussi sur la nécessité « ... pour les Blancs de confier aux élites noires la mission d’administrer leurs pays »21. Au début du mois de mai, Fodé Touré développa à nouveau ses conceptions, en précisant ce qu’il entendait par « autonomie ». Pour lui, il ne s’agissait pas d’une « autonomie totale pour les indigènes », mais d’un simple contrôle de l’administration par des Assemblées indigènes élues22. Le fait que Fodé Touré ait cru nécessaire de reprendre ses théories, suggère qu’elles étaient loin de faire l’unanimité parmi les « évolués ». D’ailleurs, au cours de cette même réunion, Makane Macoumba défendit des idées plus avancées en déclarant notamment que :

« grâce aux conceptions russes et américaines en matière de colonisation, les indigènes pourraient même se voir attribuer une autonomie totale ou être placés simplement sous contrôle international. »23

26Au Dahomey, après avoir reconnu « l’effort méritoire fait à Brazzaville » en faveur des Noirs, l’opinion des intellectuels se traduisit par l’élaboration d’un projet de fédération dans lequel, les états pourvus d’un gouvernement et d’un Parlement étaient associés à la France. Au Togo, à la fin de la guerre, le trusteeship était au centre des débats, et les élites pro-anglaises ou pro-allemandes s’y ralliaient, alors que les évolués pro-français ne le croyaient pas incompatible avec la future Union française.

27Le problème du mode de scrutin passionna aussi les élites africaines et principalement les questions relatives au double collège et au découpage des circonscriptions électorales. Ainsi, la Mauritanie, le Niger et le Togo contestaient le regroupement qui les plaçait respectivement dans l’ombre du Sénégal, du Soudan, du Dahomey et cette manifestation du sentiment territorial pouvait déjà paraître comme l’amorce d’un nationalisme. Les « évolués » dahoméens, par la plume d’Emile Derlin Zinsou, considéraient ces circonscriptions comme impossibles à parcourir, sauf en avion ! Le même auteur décrivait le double-collège « du point de vue moral, (comme) une escroquerie, du point de vue juridique, un non-sens, du point de vue pratique, une ineptie »24. Les élus africains se battront d’ailleurs pour l’accès de tous les fils de l’Afrique à la citoyenneté et l’obtiendront en 1946 (loi Lamine Guèye).

28Les intellectuels s’imposèrent en raison de leur habileté à organiser la contestation, mais aussi en élargissant le catalogue de leurs propres revendications, ils gagnèrent de la popularité auprès de clientèles électorales peu concernées par le débat juridique ou politique, mais fort préoccupées des mesures susceptibles d’améliorer les conditions matérielles de vie. C’est auprès des soldats rapatriés dont l’administration ne pouvait satisfaire les demandes d’emploi, des ruraux cherchant à alléger les contraintes liées à la tutelle des chefs traditionnels, des employés et des ouvriers des villes soucieux de défendre leur pouvoir d’achat que les « évolués » affirmèrent leur rôle de leaders politiques. La nouvelle administration gaulliste reçut de plein fouet ces vagues de contestations, comment s’en protégea-t-elle ?

LES RÉPONSES DE L’ADMINISTRATION GAULLISTE ET LA RÉCUPÉRATION DES « ÉVOLUÉS »

29La rapidité avec laquelle le C.F.L.N. réunit la Conférence africaine de Brazzaville montrait, selon le professeur Ch.-R. Ageron « l’urgence d’une mise à jour de la politique coloniale française »25. Le contexte international, autant que la situation politique intérieure de l’A.O.F., imposaient cette rénovation des rapports franco-africains. Une large publicité fut faite avant et après la conférence, lors du voyage du général de Gaulle en A.O.F. en février 1944, et par le gouverneur H. Laurentie qui expliqua à la radio dans les années suivantes, les mesures adoptées. En effet les Gaullistes trouvèrent les coloniaux français divisés et il fallait d’abord resserrer les rangs pour affronter les exigences des milieux « évolués ».

REFAIRE L’UNITÉ DES FRANÇAIS D’A.O.F. APRÈS BRAZZAVILLE

30Les divers milieux français d’outre-mer exprimaient quelques inquiétudes et voyaient dans l’état d’esprit critique des Noirs, la manifestation d’un racisme envers les Blancs26 ; certains craignaient que l’application des recommandations n’affaiblisse leur autorité et se demandaient « si l’heure du crépuscule des Nations occidentales ne va pas bientôt sonner au cadran de l’histoire du monde »27. Aussi, les responsables de la politique du gouvernement provisoire ressentirent le besoin de consulter les hommes de terrain qu’étaient les administrateurs. En août 1944, le commissaire aux colonies envoie au gouverneur général de l’A.O.F. la traduction d’un article de M. Herskovitz intitulé : « Self-government pour les indigènes »28. Pleven demande à Cournarie d’en assurer la diffusion auprès des administrateurs qui, en retour, sont invités à lui faire part des réflexions que leur inspire le texte. Il explique « ... qu’il est indispensable de les tenir au courant des opinions qui prévalent en ce moment dans les milieux étrangers »29. L’article défendait des thèses contraires à celles que le commissaire aux colonies présentait dans sa lettre du 7 avril au gouverneur général, dans laquelle il condamnait sans appel l’hypothèse du self-government30. Au Soudan, il suscite les opinions les plus contradictoires, reflétant l’hétérogénéité des positions des administrateurs. Pour le chef de la subdivision de Kayes, il n’était « ... ni possible, ni nécessaire de fixer des délais pour la réalisation des autonomies ». Le commandant de cercle de Sikasso partageait cet avis. En revanche, l’administrateur-adjoint en poste à Nara écrivait : « Oui, il faut accorder le self-government et c’est d’ailleurs le but de notre politique coloniale »31. Un autre admnistrateur de brousse, en Guinée, émettait un sentiment analogue32. Aux colons désemparés, le gouverneur Laurentie répondit en réaffirmant que « ... leur rôle n’est pas fini », et que

« sans doute élaguera-t-on bientôt parmi les multiples attributions dont on les avait peu à peu chargés. Mais, en émondant, on laissera la tige et on attendra même d’elle un surcroît de vigueur ».33

31Un tel langage n’était guère susceptible d’apaiser toutes les inquiétudes mais il fut assorti de mesures visant à diminuer l’influence des évolués par rapport aux autres catégories sociales africaines.

LES MESURES D’APAISEMENT : UNE EFFICACITÉ LIMITÉE

32La révision de l’échelle des salaires dans l’industrie, le réajustement des traitements et des indemnités des fonctionnaires, l’intégration de certains Africains dans les cadres administratifs européens34, permirent de rétablir le calme social au cours de l’année 1946. La réforme du Code pénal indigène, la mise en œuvre de commissions d’épuration et d’indemnisation aux victimes de Vichy, la suppression de l’Indigénat, devaient prouver à l’opinion africaine que la puissance coloniale appliquait bien le programme de Brazzaville. Pourtant les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances. Ainsi, l’épuration ne s’appliqua qu’aux cadres supérieurs des colonies et bien des gouverneurs furent maintenus à leur poste35. L’indemnisation des Africains n’entra en vigueur qu’à partir de 1944 et les juristes noirs contestèrent les critères pris en compte. Lamine Guèye fit remarquer l’injustice qu’il y avait à ne pas considérer comme des victimes de Vichy, ceux qu’on avait écartés sous prétexte d’incapacité professionnelle,

« pour inaptitude physique, faute grave dans l’exercice de leur fonction, indépendamment de leur activité favorable à la Résistance. La prétendue insuffisance physique ou professionnelle n’est découverte dans bien des cas que 20 ou 30 ans après l’admission du fonctionnaire frappé »

33et il ajouta,

« Quant à ceux qui ont été condamnés ou internés pour leur attitude gaulliste, on n’a même pas eu à leur adresse un mot d’excuse ou de consolation »36.

34Le Code pénal indigène ne fut pas abrogé, mais simplement révisé dans le sens d’un ajustement des peines inscrites sur celles prévues dans le Code pénal français. Certaines sanctions diminuèrent effectivement mais pour quelques délits, le maintien de sentences plus sévères fut justifié par le fait que c’était déjà le cas dans la coutume ou que,

« lorsque le Code pénal indigène punit le délinquant autochtone plus rigoureusement que le Code pénal français ne punit l’européen, cette sévérité plus grande a pour effet de protéger l’indigène partie lésée, plus efficacement que n’est protégé dans le même cas l’européen victime du délit. »37

35Ainsi la suppression de l’Indigénat, effective au 1^er janvier 1946, passa presque inaperçue, car son utilisation avait considérablement diminué comme le montre l’exemple soudanais :

Nombre de sanctions relevant de l’Indigénat au Soudan

36Plusieurs administrateurs estimèrent d’ailleurs que la France avait perdu là l’occasion de mettre en valeur une réforme. Ces premiers changements eurent donc une portée limitée et ne firent pas cesser les contestations. Mais, à plus long terme, l’administration pensait trouver un appui parmi les élites « traditionnelles » et « modernes ».

LA REVALORISATION DES CHEFS TRADITIONNELS

37Le rôle dévolu à ces anciennes élites était le même qu’avant la guerre : encadrer les populations rurales et servir d’intermédiaire auprès des Français. Or, nous l’avons dit, l’élite traditionnelle connaissait une grave crise. Il importait donc, pour qu’elle puisse continuer ses fonctions, de remédier aux attaques qu’elle subissait. Des mutations et des révocations eurent lieu contre les chefs les plus décriés, et l’on s’efforça de nommer des remplaçants qui soient ceux désirés par la majorité des populations. D’autre part, on réactiva le corps des secrétaires de chefs de canton créé en 1939, dans lequel l’administration formait des adjoints aux chefs coutumiers et puisait leurs remplaçants. Avec une élite rurale rénovée, le ministère des Colonies pensa que l’on pourrait favoriser la promotion des campagnes, sans les placer sous la tutelle des citadins « évolués »38. On ne pouvait qu’attendre les effets de cette politique et il fut nécessaire d’étancher plus rapidement la soif de responsabilités politiques des « évolués », tout en ménageant les intérêts français en Afrique.

LA POLITIQUE D’ASSIMILATION DES « ÉVOLUÉS »

38Enfin, les échéances électorales de 1945 et celles de 1946 permirent au pouvoir colonial de concilier ce qui apparemment était inconciliable : l’intégration des lettrés dans le jeu politique et le maintien des positions françaises en A.O.F. Il importait, en effet, que les colons d’outre-mer ne soient pas exclus de la représentation politique qui sortirait des urnes. Le directeur des Affaires politiques de la rue Oudinot, Henri Laurentie, dans sa lettre à Pierre Cournarie, écrivait « ... Quel que soit le nombre des représentants de l’A.O.F., il faut à mon avis qu’un Blanc ou moins soit député »39. A cette fin, la question du choix du mode de suffrage et du découpage des circonscriptions fut longuement débattue entre Paris et Dakar. La conséquence immédiate de l’instauration du suffrage universel aurait été de noyer les voix des « citoyens » dans la multitude de celles des « non-citoyens » et donc d’empêcher toute élection d’un candidat européen. La solution du double collège évita cet inconvénient et permit aux Africains de désigner certains des leurs.

39Cependant, dans quelques colonies ce système ne garantissait pas l’élection d’un Blanc. Ainsi, au Sénégal, les candidats européens devaient affronter le brillant avocat Maître Lamine Guèye, et un nouveau découpage des circonscriptions électorales apparut comme le seul « moyen de neutraliser l’influence des citoyens sénégalais »40. En outre, un collège de « non-citoyens » ne représentait pas une menace pour la puissance coloniale, puisque les postulants étaient les produits de la culture française et ne songeaient guère à revendiquer ne serait-ce que l’autonomie. Léopold Sédar Senghor est resté dans certaines mémoires, comme « le candidat des toubabs ». Ce propos peut paraître anachronique mais déjà l’administration appréciait en lui son esprit de coopération41. La profession de foi électorale de Félix Houphouët, témoignait aussi d’un parfait loyalisme :

« ... les populations de Côte-d’Ivoire veulent, par leur travail, apporter leur contribution à l’œuvre de rénovation de la mère-patrie... »42.

40Il en était de même dans les autres colonies où l’ensemble des « évolués » était encore éblouis par les « largesses » politiques du colonisateur, lequel espérait ainsi canaliser les revendications africaines dans le cadre du système parlementaire.

41Finalement, la guerre avait amplifié le recours aux services des Africains instruits et accentué le malaise qui régnait dans leurs rangs. De ce fait, ils eurent accès aux informations relatives à la situation internationale et surent les exploiter dans les luttes qu’ils menaient contre leur condition de colonisés.

42Dans cette confrontation entre les élites, les Africains « modernistes » s’affirmèrent comme les interlocuteurs privilégiés et devinrent les messagers des peuples d’A.O.F. auprès des autorités coloniales, imposant aux « traditionalistes » une position de repli. Du groupe des « évolués », sortirent les leaders politiques africains qui se taillèrent déjà des réputations à l’échelle de leur colonie et pour certains, de la Fédération. Mais en assumant ce rôle de guide des masses rurales et urbaines, il est remarquable que les intellectuels africains aient su élargir leur programme de revendications et transformer ainsi les conditions de la vie politique en A.O.F. L’administration gaulliste depuis Brazzaville avait prévu que les rapports franco-africains devraient être rénovés, et l’application des recommandations définies à cette conférence permettrait de calmer l’agitation des indigènes et de montrer aux Alliés la capacité française de gérer seule son Empire. Les mesures adoptées, outre le rétablissement d’une paix sociale, avaient pour finalité le contrôle de l’évolution des nationalismes africains, en leur offrant de s’exprimer dans le cadre de l’Union française. Cependant, le choix de cette politique coloniale renforça plutôt ces tendances nationalistes, puisque désormais, la paternité des réformes obtenues fut portée au crédit des leaders noirs et non plus à celui du colonisateur.