1Nous avons voulu défendre la légitimité et l’intérêt du concept de négativité, qu’il soit dialectique ou psychique, en le mettant à l’épreuve de ses plus sévères critiques. Celles-ci l’invalident, au motif qu’il ne ferait pas droit et place au non-sens, dont les trois figures sont la dysfonction, la différence et l’automatisme. Nous proposions de montrer que le travail du négatif chez Hegel et Freud est ouvert sur le non-sens et permet de penser les intermittences du sens.

2Qu’a apporté à chacune d’elles ce croisement des pensées hégélienne et freudienne ? L’association de la dialectique hégélienne et de la psychanalyse freudienne se justifie d’abord par un principe commun, la négativité, qui organise le monde comme la vie psychique. L’existence de ce noyau partagé, caractérisé par cinq lois, justifiait déjà qu’on croise les deux auteurs. L’élaboration de la notion psychique du négatif chez Freud vient offrir un prolongement à la conception hégélienne et conforte encore l’idée que la négativité est la « détermination fondamentale », puisqu’il apparaît que la vie d’âme dans ses profondeurs a elle aussi pour loi un travail du négatif. À l’inverse, l’élaboration de l’idée de travail psychique du négatif dépend du précédent hégélien. Sans le concept dialectique du négatif, la conception d’une négativité chez Freud semblait compromise. C’est en tout cas la ligne qui est la nôtre à la suite du travail d’André Green dont le titre du livre, Le travail du négatif, dit déjà toute sa dette à l’égard de la conceptualité hégélienne1.

3 Le destin critique commun conforte en outre a posteriori le rapprochement entre Hegel et Freud. La convergence des deux critiques, d’un noyau commun de la critique – déni de la dysfonction, de la différence, de l’automatisme – justifiait qu’on les mette en regard. Le fait que ce sont toutes deux de fortes pensées du sens, deux des plus grandes, incite aussi à les croiser pour comparer les fondements de ces conceptions extensives du sens (plein, un, propre). On a dégagé quelques éléments communs pour étayer cette thèse, comme l’exigence dialectique de connexion et le principe psychique de liaison, la réduction systématique du hasard et de la causalité extérieure, et enfin la défense d’une continuité du sens garantie par l’absence de destruction des contenus qui sont objet d’une négation. La confrontation de la philosophie hégélienne avec la psychanalyse freudienne, à laquelle nous n’avons pas voulu donner la forme d’une lecture psychanalytique de Hegel, comme il avait été fait avec la Phénoménologie, nous a conduit à une lecture plus contrastée. Alertés par la plus grande ambiguïté du travail du négatif chez Freud, par son caractère heurté, moins structurant, toujours ambivalent, nous avons pu nous rendre attentifs à la grande complexité du travail dialectique du négatif. En considérant le caractère explosif, chaotique, des voies psychiques du négatif, nous étions en mesure d’entendre ce qui dans la négativité dialectique est plus douloureux, moins bien huilé, plus incertain et sombre, moins réussi, qu’on ne le croit d’habitude (la texture tragique, la consistance du non-vrai, de l’unilatéral, des partitions d’entendement, la dimension de déprise et de dépossession subjectives impliquée par le savoir absolu, d’une part, et le caractère automatique du développement du concept, d’autre part).

4En retour, confronter la psychanalyse freudienne à la philosophie hégélienne – confrontation que nous ne voulions pas transformer en une lecture hégélienne de motifs psychanalytiques – permet, d’abord, quoiqu’on puisse le contester, de produire une interprétation philosophique d’un principe fondamental de la théorie freudienne. Ainsi, on a pu d’abord proposer un modèle, le travail du négatif, permettant d’unifier philosophiquement un certain nombre de considérations psychanalytiques diverses et de suggérer une ligne claire de lecture, alors qu’il n’est pas facile de s’orienter dans cette pensée. Nous avons en cela suivi cette affirmation d’A. Green, pour qui le négatif n’est pas un phénomène local, mais une loi : « le travail du négatif s’étend à l’ensemble des instances de l’appareil psychique » (1993, p. 365). Ensuite, on a pu insister sur les enjeux philosophiques et métaphysiques de la conception psychanalytique de la subjectivité. En partant du concept hégélien de la négativité, on a proposé une vision du fonctionnement psychique moins dramatisante ou catastrophiste que celle que la psychanalyse peut servir à alimenter. En effet, la logique hégélienne nous a rendus sensibles au caractère positif, structurant du travail psychique du négatif. Nous avons ainsi insisté sur le fait qu’au moyen de la plupart des négations, le psychisme se défendait, et qu’une défense, même paradoxale, temporaire et ambivalente, est une défense avec ses effets de soulagement, de préservation, de gain, soit quelque chose de positif. C’est pourquoi Freud parle de « digues » ou de « soupapes » pour les mécanismes de défense. L’inspiration hégélienne de la recherche a ainsi permis de percevoir cette dimension élaborative des mécanismes psychiques trop souvent occultée par une survalorisation du drame, de l’échec ou de la fracture psychique, etc.2.

5En quoi finalement le concept de travail du négatif est-il précieux ? Pourquoi le conserver comme détermination fondamentale ? Pourquoi avoir tenu à montrer ce qui, dans le concept de négativité, échappe à ce portrait critique ou y résiste ? Pourquoi vouloir penser le non-sens avec la négativité et non sans ? La réalité de ces trois figures – dysfonction, dis-fonction, automatisme – n’était-elle pas plus facile à accueillir dans d’autres cadres, par exemple pour des pensées dont la différence est le souci, qui prennent pour objet les marges du sens et ses trous ? Ne fallait-il pas, pour penser le sens et le non-sens, aller au-delà de la négativité ? Nous aurions pu d’abord nous tourner vers des pensées de l’échec du sens, de la perte du sens, voire des pensées de la catastrophe. Mais aussi vers des conceptions résolument non ontiques du sens, comme mieux à même de faire droit à la précarité du sens. En effet, les pensées du sens structurées par le travail du négatif que nous avons défendues sont objectivistes et fondées ontologiquement. Il s’agit de deux interprétations de l’être. On peut se dire qu’une conception qui place le sens dans une dimension d’adresse et de demande, dont la fidélité s’atteste dans un témoignage et non dans une vérification objective, est plus ouverte sur les péripéties, les aléas ou les intermittences du sens (Salanskis, 2007, « Le registre du sens », p. 8-10, p. 8 et Salanskis & Sebbah, 2008, p. 281-282). Si le sens relève d’un devoir-être et qu’il n’est pas inscrit dans l’être, on comprend mieux qu’il puisse échouer ou se perdre. Pourquoi alors, en dépit de ces possibilités conceptuelles qui permettaient de penser l’ordre du sens et celui du non-sens, avoir cherché à dégager, chose paradoxale, ce que le travail du négatif, qu’il soit dialectique ou psychique, recelait comme ouverture au non-sens, à la dysfonction, à la différence et à l’automatisme ?

6Cet opérateur qu’est la négativité présente à nos yeux plusieurs intérêts qui le rendent précieux. D’abord, il prend au sérieux la négation. Quoique celle-ci soit engagée dans un travail, son caractère constitutif se trouve conçu et reconnu. Elle n’est plus un effet, une réalité de second ordre ou un épiphénomène, mais un composant du monde et de la vie psychique. Nous avons parlé de loi ou de structure. Ces deux pensées semblent dire qu’on ne peut jamais faire l’économie de la négation, qu’il s’agisse de la constitution de l’effectivité ou du déroulement de la vie psychique. Ce qui se produit n’advient que par le biais d’une négation. Hegel dit ainsi que la vérité se construit négativement3. Freud montre aussi qu’il n’y a pas de vie psychique sans mécanisme de défense, sans refoulement (1924b, p. 7) et même sans le travail de déliaison, séparation, imputable à la pulsion de mort. La protection psychique ne peut donc se passer d’opérations de négation. Sont alors écartées les tentations de la psychologie « positive » au sens contemporain de la notion. Il n’est pas question de « positiver » ou d’« expulser » le négatif hors de soi.

7La négativité apporte encore une conception processuelle de ses objets quels qu’ils soient. L’être n’a rien de direct ni d’immédiat, rien d’instantané. Cela est évident chez Hegel avec la médiation, mais cela ne l’est pas moins pour le dispositif freudien où tout n’est que processus, déplacement d’énergie, stades, développement, destins pulsionnels, etc. De ce fait, sont récusées comme illusoires, comme des leurres, comme non vraies, toutes les immédiatetés : toutes les prétendues évidences des expériences vécues, des affirmations poétiquement irréfutables, les impressions du donné, l’instantanéité, l’ineffable (Weil, 1982a, p. 102). Le travail dialectique du négatif est ainsi toujours le garant d’une approche inquiète des choses. La négativité psychique nous semble aussi aller en ce sens. En effet, le dispositif freudien disqualifie toutes ces psychologies positives avec leur sujet unitaire à la conscience claire. Lacan a bien montré que la psychanalyse constituait la récusation de ces psychologies de l’« ego » à la recherche du renforcement des identifications, de la maîtrise des instincts et de l’adaptation (1999, p. 243-248). Le travail du négatif dans ses deux versants implique en revanche qu’il n’y a pas d’évidence. Celle-ci n’est pas que ce qui serait empiriquement ou sensiblement donné à un sujet. Sont également remis en cause tous les équivalents possibles de l’immédiateté ou du donné sur le plan du concept (MacDowell, 2008, p. 61).

8La négativité offre encore une forme d’immanentisme radical car le processus n’ouvre pas sur un ailleurs, une attente, un événement. Elle exclut ainsi toute transcendance. Hegel travaille ainsi à réduire les dualismes qui déchirent indûment le réel, comme le disait Hyppolite : « la philosophie hégélienne est le refus de toute transcendance, l’essai d’une philosophie rigoureuse qui prétend rester dans l’immanence et ne pas en sortir. Il n’y a pas d’autre monde, il n’y a pas de chose en soi, il n’y a pas de transcendance » (1991a, p. 159). Il n’y a pas de dehors radical. Il n’y a pas davantage chez Freud, quoique le problème se situe sur un autre plan, de transcendance irréductible. La psychanalyse freudienne refuse en effet la discontinuité du corps et de l’esprit avec le concept « limite » de pulsion, celle du normal et du pathologique, en maintenant que les mécanismes de défense structurent tout psychisme, celle de la réalité et de la représentation avec l’idée de réalité psychique, celle de l’extériorité et de la vie psychique, montrant comment les causalités se répondent, etc. Il n’y a donc pas plusieurs ordres de réalité, plusieurs mondes. Or, le travail du négatif associe manifestement toutes ces pièces de l’immanentisme freudien. Il n’y a donc aucune place dans ces dispositifs pour l’attente, l’espoir inspiré, la valorisation d’un quelconque dehors qui recèlerait perfection, promesse et vérité. Le travail du négatif exclut toute attente messianique au sens élargi d’attente de ce qui vient et qu’on espère salvateur. La négativité forme une trame pour le réel qu’elle organise sans attendre ni espérer un événement. Sans être un présentisme, c’est un immanentisme qui exclut toutes les formes d’au-delà4.

9Enfin, quelle forme de pensée, quels thèmes, la négativité concourt-elle à faire valoir ? On mettra en avant l’incidence de notre relecture « inquiète » du concept sur la pensée de la subjectivité. Celle-ci engage une conception de l’aliénation du sujet. En effet, le dysfonctionnement fait que celui-ci échoue ou s’échappe à lui-même. Il est confronté à un patient parcours semé d’embûches qui semble un supplice. Au pire, il est pris dans une logique de destruction de lui-même. La dis-fonction installe également au cœur de la subjectivité une dualité, voire une véritable étrangeté et un clivage. Elle en fait une multiplicité avec les problèmes inévitables que pose la cohabitation des protagonistes concurrents dans leurs logiques. Enfin, le travail automatique du négatif signifie pour le sujet une forme de dépossession. C’est cette dernière figure du non-sens qui nous tient le plus à cœur.

10Que le concept se déploie automatiquement – ce que nous avons défendu en mettant en relief les motifs de la réduction de la contrainte, de l’autodétermination, de l’autoproduction et de l’automouvement du contenu – implique qu’il s’agit d’un procès qui marche tout seul sans intervention ou ingérence extérieures. Nous avons, pour le définir, utilisé la formule « spectacle sans représentation ». Cela écarte les interventions subjectives et fait que cette vie du concept n’a pas d’auteur. La subjectivité en ressort dessaisie de son caractère décisionnaire et élargie, puisque le sujet dont il s’agit est d’abord une place. Vaut pour cet automatisme spéculatif du négatif l’acronyme forgé par Joyce pour qualifier, dans Finnegans Wake, le « lieu » Earwicker, le cabaretier, avec les initiales cabalistiques HCE, qui vont être déclinées de centaines de façons dans le livre, en particulier sous cette forme prototypique : Here Comes Everybody (Joyce, 1982, p. 615). Quant à l’automatisme psychique du négatif, il ouvre également sur une forme de dépossession. La régulation économique automatique des flux psychiques signifie, comme le dit Derrida à un autre sujet, que « la force produit le sens » (1967b1, p. 316). Le sujet est donc tributaire d’une logique qui excède la loi et la vie du signifiant. De plus, le risque de la hantise pulsionnelle que fait courir la répétition attachée à la pulsion de mort ouvre chez le sujet la possibilité du démoniaque, celle de se conduire comme une machine qui marche toute seule. L’aliénation dont il s’agit pour le sujet est particulière, car elle est, d’une part, comme chez Lacan, constitutive (1999, p. 247-248). Elle n’émane pas d’une extériorité, d’une interaction, d’une situation. En effet, nous avons montré que l’automatisme du négatif était structurel – de même que la dysfonction et la dis-fonction ne sont pas de simples destins possibles mais des lois solidaires du travail du négatif. D’autre part, c’est une aliénation sans perspective réelle de désaliénation puisque les développements psychique et spéculatif ne cessent pas d’être automatiquement régulés. Pour être constitué, consolidé, formé par le travail du négatif, le sujet dialectique et psychique n’en est pas moins un sujet dessaisi. Relu de la sorte, le concept de négativité s’offre alors comme un opérateur pour penser les intermittences du sens.