1Le 3 septembre 1939, alors que la guerre commence entre l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, le Tchad est au cœur de l’Afrique un pays isolé, littéralement au bout du monde et, d’autre part, doublement dépendant. Pays perdu, le Tchad le demeurera jusqu’à la généralisation en 1948 du transport aérien. En 1939, aller au Tchad en avion est encore une performance sportive dont on parle dans les journaux. Les voyageurs « normaux » s’embarquent à Bordeaux sur un paquebot qui les conduit à Pointe Noire. Ensuite, ils empruntent successivement le chemin de fer Congo-Océan jusqu’à Brazzaville, la voie fluviale pour Bangui, un service de transport automobile jusqu’à Fort-Archambault1 et à nouveau un bateau jusqu’à Fort-Lamy2. L’ensemble demande 60 à 70 jours, souvent plus. Les marchandises suivent la même voie avec deux exceptions importantes : le ravitaillement du chef-lieu vient du Nigeria par chemin de fer ; les exportations de coton se font en bonne partie vers Garoua pour emprunter la Bénoué.

2Pays isolé, terre de déportation3, le Tchad colonial est le domaine des militaires et des administrateurs qui, ayant pris goût au pays et à la vie Spartiate qu’y mène l’Européen, y font souvent toute leur carrière. Pas de colons sauf une poignée dans le sud. Une population « indigène » nombreuse, à peine touchée par l’Occident4, vivant en autosubsistance. Brazzaville est loin : un seul gouverneur général (Antonetti en 1931) est venu au Tchad.

3La double dépendance du pays résulte et de son statut colonial et de son rattachement au gouvernement général de l’Afrique équatoriale française (A.E.F.). Longtemps territoire militaire, le Tchad est devenu en 1920 une « colonie ». Réduite au rang de région en 1934, il ne reprend qu’en 1938 son rang de territoire égal au Gabon, au Moyen-Congo et à l’Oubangui-Chari5. Le premier gouverneur, chef du territoire, entrera dans l’histoire, c’est Félix Eboué6. Colonial, le Tchad l’est par la souveraineté de la métropole, de son gouvernement et de son Parlement et par la domination de tous les jours du ministère des Colonies, celle-ci limitée par l’éloignement, les spécificités locales et la quasi toute puissance du gouverneur général (G.G.)7. Toutes les caractéristiques du système colonial sont en place : pas de participation aux pouvoirs publics, division de la population en citoyens et sujets, ceux-ci soumis à l’indigénat8 et aux prestations9, auxquels ceux-là échappent. Enfin, il existe une « justice indigène » propre aux non-citoyens10. Le décret du 29 mai 1936 et les actes locaux qui en fixent les règles en confient l’exercice à des tribunaux indigènes présidés par les administrateurs. Ils jugent au pénal suivant la coutume ou l’équité. Un magistrat n’intervient qu’au stade de l’homologation (une sorte de cassation) qui a lieu à Brazzaville.

LE RALLIEMENT A LA FRANCE LIBRE

4La guerre donna lieu à une mobilisation excessive et désordonnée. Ordres et contre-ordres se succédèrent11. On recruta des tirailleurs pour l’armée et surtout des travailleurs pour les routes. On craignait une attaque italienne venant de Libye. Pour y parer, on fit des fortifications, on constitua des réserves de mil, on dressa des barrières sur les routes.

5La « non-belligérance » de Mussolini prit fin le 10 juin 1940. Tout était alors joué. La défaite et la demande d’armistice provoquèrent à la fois la surprise et l’accablement. Comme l’écrit dans un livre pittoresque un colon de Fort-Archambault, Etienne Canonne : « La capitulation de l’armée française sema la consternation et ne manqua pas de blesser violemment notre orgueil. Nous ne comprenions pas cette fuite éperdue devant, paraît-il, trois mille chars allemands »12. Dès le 20 juin, Eboué signala au G.G. Boisson, héros de la guerre de 1914-18, le désir de ses administrés de continuer la lutte. Le 3 juillet, Eboué sauta le pas et fit savoir à de Gaulle (par l’intermédiaire du Nigeria) sa décision de se rallier à la France libre13. Mais ce n’est que 54 jours après, le 26 août, que le ralliement fut proclamé ouvertement.

6L’histoire de ces deux mois exigerait un livre14. Or, s’il existe une immense littérature militaire sur les campagnes de la France libre, il n’y a sur les événements de l’été 40 au Tchad que quelques articles avares de précisions. Sans doute, une certaine pudeur a-t-elle retenu les témoins d’exposer en détail ce qui fut, il faut le dire, un conflit franco-français qui (le Gabon en fournit l’exemple) aurait pu dégénérer en guerre civile.

7Trois forces étaient en présence : l’administration, l’armée, la population africaine (on disait alors « les indigènes »). Eliminons tout de suite celle-ci qui n’a joué aucun rôle. Interrogés quarante ans après, aucun des Tchadiens qui ont vécu cette époque n’a gardé le souvenir d’un quelconque débat au sein de sa communauté. Seul un tout petit nombre avait alors des informations sur le monde extérieur. Dans son rapport politique sur l’année 194015, daté du 15 avril 1941, le chef du département du Bas-Chari, Alexis Picut, sous la rubrique « faits marquants », consacre cinq paragraphes de banalités grandiloquentes au ralliement. Le « bon esprit des populations donne satisfaction » mais il y a « dans cette attitude plus d’intérêt que de sentiment ». Il note cependant : « Nos administrés nous sont très attachés, du moins s’agissant de l’élite. Nous l’avons vu au moment des événements de juin et d’août. Le paysannat est paisible ». De son côté, Sicé relève une « nervosité au sein de l’élite indigène »16.

8Dans l’administration, une active minorité gaulliste, composée surtout de jeunes administrateurs souvent mobilisés, faisait face à une poignée de pétainistes, conduite par l’inspecteur des affaires administratives Louis Michel, à ce titre n° 2 de l’administration17. Au milieu, un marais qui suivit... Plaçant la discipline au-dessus de tout, le commandant des troupes le lieutenant-colonel Marchand hésitait. Il ne dépendait pas d’Eboué mais du général Husson, commandant supérieur à Brazzaville ; mais dans son état-major, le commandant Bernard, le capitaine de Guillebon et l’intendant Dupin étaient favorables à de Gaulle. Arrivé au Tchad depuis 18 mois, Eboué avait su s’imposer par une expérience administrative incontestable, une culture étendue et une grande bienveillance. Son bras droit dans cette affaire fut l’administrateur Laurentie, chef du bureau politique tandis que Cazenave de la Roche assurait la liaison avec l’état-major. Eboué conduisit les choses avec prudence et habileté : il fallait en effet se garder de tous les côtés et d’abord de l’extérieur.

9L’article 3, par. 3 de la convention d’armistice avec l’Italie signée à Rome le 24 juin créait18 une zone démilitarisée de 200 km de largeur derrière la frontière de la Libye. Un officier français était venu de Dakar pour notifier à Fort-Lamy ces conditions. La commission italienne d’armistice avait le droit de faire des visites de contrôle et même d’avoir une délégation permanente sur place. Bardai et Ounianga étaient comprises dans la zone neutralisée19.

10D’autre part Eboué voulait rallier le territoire en corps. Il fallait éviter que le mouvement ne se dissolve en désertions individuelles ou en initiatives dispersées20. Il fallait se laisser le temps de négocier avec le Nigeria les arrangements économiques nécessaires et permettre une action commune à toute l’A.E.F.21. Il fallait laisser entendre aux impatients que quelque chose se préparait et, en même temps, jouer double jeu avec Brazzaville. En contact suivi avec Le Caire et Lagos22, Eboué recevait à Fort-Lamy le 20 juillet Boisson en route vers Dakar et son successeur Husson qui, général à deux étoiles, ne concevait pas que l’on puisse se dresser contre le vainqueur de Verdun qui en avait sept23. Brazzaville et Vichy n’ignorèrent sûrement pas tout24. Un décret du 6 août 1940 décida une réorganisation de l’A.E.F. qui redevenait une colonie unitaire (dont le Tchad n’était qu’une région). Chazelas devait remplacer Eboué et le médecin-colonel Quemener, chef du service de santé exercer l’intérim, mais le décret fut signé le 29 août, trop tard...

11L’arrivée le 23 août, venant de Lagos de Colonna d’Ornano, très populaire dans l’armée (accompagné de René Pleven) leva les dernières hésitations de Marchand. Proclamé le 26 août, le ralliement ne fit pas l’unanimité. Michel et le propre chef de cabinet d’Eboué, André Micheau préférèrent partir. Le Mayo-Kebbi en bloc, avec son chef de département Robert Gamon, fonctionnaire estimé, et trois autres administrateurs, opta pour Vichy. A Fort-Archambault, il y eut des défections dans le petit personnel. Eboué fut la correction même : Michel et Micheau dînèrent au palais avant de gagner le Niger. « Nous n’obligeons personne à nous suivre » souligna le gouverneur dans une circulaire n° 173/C du 9 septembre. Dans l’armée, un assez grand nombre de sous-officiers partirent de Fort-Archambault où le commandant Ingold avait dû forcer la main de son chef le commandant Callaud25. Un chef de bataillon de Moussoro opta pour Vichy ainsi que six médecins militaires dont Quemener26. Dans l’ensemble, par conséquent, il y eut peu d’opposants (6 administrateurs sur une trentaine) et aucune violence.

12En « brousse », le ralliement ne fut connu que tardivement : A Melfi (Baguirmi) l’administrateur Hersé l’apprit le 8 septembre par le télégraphe de Massénya. A Laï (Logone), l’administrateur Pierret fut prévenu par un cavalier venu de Moundou sur l’ordre du chef de département qui avait entendu la nouvelle à la radio anglaise... Dans ses télégrammes aux chefs de département, (n° 247/AG et n° 248/AE) Eboué insista sur l’importance des accords passés avec le Nigeria qui assuraient une garantie d’achat aux produits tchadiens et un ravitaillement régulier en produits importés27.

13Le Tchad joua indirectement un autre rôle dans le ralliement. A Brazzaville c’est le bataillon « Sara » du commandant Delange qui fut le fer de lance du « putsch » du 28 août qui renversa le général Husson. Ce même bataillon participa à la déplorable campagne du Gabon qui ramena ce pays dans le giron gaulliste28.

L’EFFORT DE GUERRE

14Le Tchad s’était rallié à la France libre pour continuer la guerre. Eboué, nommé gouverneur général à Brazzaville y insista dans sa première circulaire générale datée du 19 janvier 194129 : Tout le monde avait le devoir de consacrer à la guerre tous ses efforts et toute sa pensée.

15Depuis plus de vingt ans, le Tchad était le principal réservoir où puisait régulièrement le recrutement militaire. Pour 1939, sur 401 tirailleurs à lever en A.E.F., 280 devaient venir du Tchad30. A la déclaration de guerre, on décida de recruter dans la seconde portion du contingent des chauffeurs, du personnel pour le service de santé et des travailleurs pour la section du génie31. Les « Sara » et les « Hadjeraï » du Guéra étaient généralement volontaires. Ailleurs, il fallait user de la contrainte – qui s’exerçait par l’intermédiaire des notables et des chefs. Des Arabes du Dékakiré achetèrent des remplaçants « Sara »32. Dans son rapport politique du 1^er juillet 1940, Eboué évalue à 1 844 l’effectif recruté : 1 283 venaient du Moyen Chari, 471 du Bas Chari (population urbaine de Fort-Lamy), 55 du Mayo-Kebbi (Toubouri de Fianga), 35 du Kanem (arabes Oulad Sliman).

16Rien n’est plus malaisé que d’évaluer le chiffre total des Tchadiens présents dans l’armée de 1940 à 44, ni les effectifs de ceux qui combattirent effectivement. Une statistique établie en 1960 estime à 6 542 le nombre des anciens combattants et à 846 celui des invalides pensionnés. Il faut y ajouter 3 082 anciens militaires ne relevant pas du Code des pensions, soit un total de 10 470. Il y eut aussi des engagés dans les forces armées anglaises du Nigeria ; un historien en a compté 988, dont 878 ont servi en Inde, le reste au Moyen-Orient33. Pour la campagne du Fezzan (1942-43), Ingold voit 2 713 indigènes dans les formations de combat (presque tous Tchadiens) et 1 395 dans les compagnies de transports (dont les chauffeurs étaient fréquemment camerounais)34.

17Un certain nombre de bataillons de marche (B.M.) furent créés en Afrique française libre (A.E.F.-Cameroun). Ils étaient composés en majorité de Tchadiens, avec 15 à 20 % d’Européens et un petit nombre d’Africains venant d’autres territoires. Le bataillon de marche n° 1 (B.M.1.) créé à Brazzaville le 12 octobre 1940 a été constitué par les quatre compagnies du bataillon de renfort n° 4 qui devaient partir en France. Il participa à la campagne de Syrie (1941) puis à celle du Fezzan. Son effectif était alors de 70 européens et de 650 indigènes. Le B.M.2. formé à Bangui comprenait 50 % de Sara. Il fit la campagne de Syrie, celle d’Egypte (Bir Hakeim)35. Revenu en A.E.F., il partit en Algérie et fit le débarquement de Provence et la campagne de France jusqu’à l’hiver 1944 dans la 1^re D.F.L. du général Brosset. Le B.M.3. créé le 12 octobre 1940 à Mouzarak (Kanem) sous les ordres du commandant Garbay fit la campagne d’Erythrée en 1941 puis fut transféré en Egypte et revint au Tchad à la fin de 1942. Le B.M.5. qui fit la campagne d’Italie était composé en bonne partie de Tchadiens (Mondes et cultures XLI, 4, 1981, p. 791). Furent également constitués au Tchad, à Cheddra (Kanem) un B.M.8. et un B.M.12. qui allèrent en Italie, puis en France. Le B.M.13. et le B.M.15. participèrent aux opérations de la Pointe de Grave (Gironde) en avril 194536. Il est difficile de s’y retrouver dans les listes d’unités qui furent fréquemment dissoutes pour donner naissance à des formations portant des noms différents. On peut dire que, jusqu’au ralliement de l’Afrique du Nord, l’essentiel de l’effort de guerre en hommes de la France libre fut fait par le Tchad.

18Il y eut deux Tchadiens compagnons de la Libération : Mouniro originaire de Bébo-Pen, se distingua à Bir Hakeim (B.M.2.), fut nommé sous-lieutenant, devint chef de canton et mourut le 20 avril 1958 ; Koli Yorgui d’origine mbaye (Moïssala) qui est mort en juillet 1970.

19Les opérations militaires menées à partir du Tchad furent d’abord des coups de main audacieux et rapides sur Mourzouk (janvier 1941), Koufra, pris le 1^er mars 1941, et qui resta aux mains des Alliés37, et le sud du Fezzan en février-mars 1942. La campagne du Fezzan commença le 22 décembre 1942 et s’acheva le 25 janvier 1943 par l’entrée de la force L (Leclerc) à Tripoli. Le sol tchadien ne connut pas d’opérations terrestres, mais il subit des attaques aériennes. Un avion allemand isolé lança 15 bombes de 50 kilos sur l’aérodrome de Fort-Lamy, le 22 janvier 1942, mettant le feu au dépôt d’essence38. Entre septembre et novembre 1941, des avions allemands et italiens attaquèrent Bardaï et Zouar à plusieurs reprises39. On put craindre une tentative de reconquête du Tchad par les forces de Vichy venant du Niger, notamment à la suite des accords Huntziger-Warlimont du 28 mai 1941 et des projets de « Phalange africaine »40.

20La situation géographique du Tchad au centre de l’Afrique lui conféra un rôle stratégique essentiel dans l’approvisionnement en matériel militaire du front britannique du Moyen-Orient. Les avions fabriqués en Grande-Bretagne ou vendus par les Etats-Unis, au lieu de faire le tour de l’Afrique par le Cap, furent démontés, débarqués au port de Takoradi (Ghana d’aujourd’hui), réassemblés sur place et acheminés au Caire via Kano et Khartoum. Ce circuit comportait le survol et plus fréquemment l’atterrissage et le ravitaillement au Tchad à Fort-Lamy et Fort-Archambault41. De septembre à décembre 1940, 107 avions parvinrent ainsi en Egypte. En 1941, avec le vote de la loi prêt-bail (11 mars), les livraisons américaines s’accrurent considérablement. Le 14 octobre 1942, peu avant l’offensive d’El Alamein, il y avait embouteillage à Takoradi où 232 avions attendaient pilotes et pièces de rechange42. Le rôle du Tchad dans ce mouvement fut peut-être le plus important qu’il joua dans la guerre. Il fallut naturellement aménager les aérodromes de Fort-Lamy et de Fort-Archambault. Des crédits britanniques y furent consacrés. Le service météorologique fut renforcé43. L’entrée du Tchad dans le monde de l’aéronautique date de la guerre. Ingold44 évalue le mouvement aérien à Fort-Lamy en 1942 à 2 994 atterrissages et 6 944 survols. Il faut y ajouter environ 2 500 chasseurs britanniques et 250 convois de bombardiers allant de Maiduguri à Ati et Djeneïna ainsi que 5 bombardiers par jour allant directement de Maiduguri à Djeneïna. Ces derniers chiffres sont « approximatifs ». Ont atterri à Fort-Lamy 2 115 avions de la R.A.F., 378 de la B.O.A.C. (civils anglais), 295 de la P.A.A. (civils américains), 153 avions militaires américains et 63 « divers ». Après le débarquement d’Afrique du Nord, le trafic diminua. Il ne paraît pas excessif de fixer à 25-30 000 le nombre d’avions parvenus au front d’Egypte par le Tchad.

21L’effort de guerre eut un autre aspect, civil celui-là. A la déclaration de guerre, Georges Mandel, ministre des Colonies, avait donné pour instructions à Eboué de doubler la production de coton et de construire les routes stratégiques. Celles-ci étaient essentielles : grâce à elles, on pouvait, dans une guerre où l’ennemi potentiel était l’Italien de Libye, concentrer à la frontière nord du Tchad les troupes stationnées en A.E.F. La route stratégique partait de Batangafo (le tronçon Bangui-Batangafo était déjà aménagé), allait à Fort-Archambault, de là à Fort-Lamy et ensuite à Moussoro d’où partait la piste vers Largeau. Une bretelle se greffait à Nyou (bac sur le Chari) pour mener à Abéché via Melfi. Un arrêté du 6 février 1940 d’Eboué45 créa cinq subdivisions routières : Bousso-Fort-Lamy, Nguigmi (frontière du Niger)-Moussoro, Niellim-Bousso, Niellim-Abéché, La Sido (frontière Tchad-Oubangui-Chari)-Fort-Archambault. Ces subdivisions chargées de « travaux neufs » pouvaient être commandées par des officiers mis à la disposition du service des travaux publics. Les travaux neufs de la route stratégique, dans le triangle Moussoro-Faya-Abéché, devaient être exécutés par l’autorité militaire, sous le contrôle technique des travaux publics. Près de dix mille hommes travaillèrent deux ans à la route Fort-Archambault-Fort-Lamy46. L’ingénieur principal Guérin, directeur des Travaux publics, supervisa l’ensemble des travaux. Il eut de fréquents conflits avec les administrateurs. La main-d’œuvre était composée de militaires de la deuxième portion ou de prestataires. Il fallait nourrir et loger cet important effectif47. Pour la première fois au Tchad du matériel Caterpillar fut utilisé.

22Un effort similaire fut fait pour la production agricole. La récolte de coton tripla : 1938-39 : 11 138 t, 1939-40 : 19 329 t, 1940-41 : 23 164 t, 1941-42 : 21 810 t, 1942-43 : 21 263 t, 1943-44 : 20 715 t, 1944-45 : 34 757 t48.

23L’augmentation provint surtout du Moyen Chari et du Mayo-Kebbi, mais le Logone (surtout Doba) restait le plus gros producteur.

24Lapie donne (p. 259) les chiffres du progrès des cultures vivrières. Il omet le mil qui est la première. La culture du riz fit un progrès remarquable dans la subdivision de Laï (4). Les progrès de l’élevage furent plus modestes : 937 000 bovins recensés en 1942, 1 112 000 en 194549.

25La production d’or constituait naturellement une contribution de choix à l’effort de guerre. Les recherches furent menées au Mayo-Kebbi50, mais une seule exploitation parvint à produire quelques kilos dans la région de Léré de 1939 à 194351.

26Le rendement des impôts « indigènes » (impôt personnel et taxe sur le bétail) passa de 12 600 000 francs en 1938 à 22 millions en 194252. Le Tchad participa pour 2 723 000 francs aux « contributions volontaires de guerre ». Cet argent servit notamment à l’achat de cinq chasseurs Spitfire53.

LES CHANGEMENTS POLITIQUES ET SOCIAUX

A. L’ADHÉSION POPULAIRE

27Le Tchad a eu quatre gouverneurs pendant la guerre. Eboué, quittant Fort-Lamy pour Brazzaville, fut remplacé en janvier 1941 par Pierre-Olivier Lapie, avocat de 39 ans, député de Nancy, qui avait rejoint de Gaulle à Londres. Le nouveau chef du territoire fut dans l’ensemble assez peu apprécié par les administrateurs. Il aimait les proclamations emphatiques54 mais il ne semble pas avoir eu une politique bien ferme. On a dit qu’il trouvait le pays « miteux ». Il s’est ennuyé au Tchad55 quoique il ait laissé un livre « Mes tournées au Tchad ». Lapie devait être remplacé à Fort-Lamy par le plus ancien des administrateurs : Montchamp, mais ce dernier fut nommé en Nouvelle-Calédonie. Laurentie, secrétaire général à Brazzaville fit alors désigner André Latrille, alors gouverneur de l’Oubangui-Chari. Qualifié par Eboué (discours au Conseil d’administration du 10 novembre 1941) d’« administrateur modèle », Latrille gouverna le Tchad de décembre 1942 à septembre 1943. Son successeur Jacques Rogué est, sans conteste, la plus forte personnalité. Ancien officier, sorti de Saint-Cyr, il fut rapidement titularisé et devait rester à la tête du Tchad jusqu’au 24 novembre 1948. Actif, passionné par le Tchad, il avait le contact facile avec les Africains, mais il était aussi brouillon, impulsif et intrigant56.

28Le gouverneur disposait en tout d’une dizaine d’officiers, d’une trentaine d’administrateurs et d’à peu près autant de fonctionnaires des services civils. Ce personnel devait faire fonctionner dix départements (deux militaires) et 38 subdivisions (8 militaires) ainsi que les bureaux du chef-lieu dont l’effectif ne dépassait guère celui d’une sous-préfecture moyenne de la France de 1984. Quoique Leclerc, nommé commandant militaire à la fin de 1940, ait judicieusement rendu à leurs fonctions civiles bon nombre de fonctionnaires mobilisés, la pénurie de personnel fut telle qu’une dizaine de subdivisions restèrent sans titulaire. Une cinquantaine de techniciens européens faisaient fonctionner les services techniques.

29C’est avec ce personnel incroyablement réduit que le Tchad fonctionna pendant la guerre (on parlera plus loin des fonctionnaires africains). L’administration ne fut pas parfaite et on relève çà et là, dans les circulaires d’Eboué, des critiques contre des irrégularités et des gaspillages57. Un décret du 27 février 194158 accrut les pouvoirs des chefs de territoire au détriment du gouvernement général.

30L’ordre public fut maintenu sans grande difficulté. Il y eut, certes, l’assassinat le 20 janvier 1942 à Goz Beïda (Ouaddaï) du chef de subdivision : l’administrateur Georges Ménétrier (mais il s’agissait d’une affaire privée)59. Plus grave est l’affaire de Moussoro qui éclata au mois de janvier 1942. L’aspirant Roger-Pierre Dreyfus, revenant d’une tournée de police avec la 1^re compagnie chez les Kréda, population turbulente du Bahr el Ghazal (Kanem), tomba dans un guet-apens le 2260. Cheminant à cheval, à l’écart, il fut assassiné à coups de sagaie. En représailles, le capitaine Bonnet, commandant d’armes de Moussoro, fit brûler le village africain. Le chef de département qui résidait à Mao (commandant Le Nuz) demanda une enquête, mais on préféra à Fort-Lamy, étouffer l’affaire et payer des dédommagements aux victimes (100 000 F)61.

31Le nombre de jours de prestations passa de dix en 1939 à douze en 1940 et ce jusqu’à la suppression de cette obligation au 1^er janvier 194462. Le taux de rachat passa en même temps pour Fort-Lamy de 1,50 F à 2 F par jour. Le régime de l’indigénat fut aggravé à la fin de 1940 : on suspendit l’exemption des femmes63 mais en contrepartie, on supprima de la liste des infractions la fabrication des boissons locales (vin de palme et bière de mil), interdiction aussi stupide qu’inopérante. Le régime restait très colonial : la participation indigène aux rouages du pouvoir était dérisoire. Il y avait un délégué élu au Conseil d’administration de l’A.E.F. et deux au Conseil des intérêts locaux à Fort-Lamy64. A Brazzaville, le Tchad était représenté par le « lieutenant indigène » Oraholala, Boa de Fort-Archambault, courageux soldat65 mais parfaite nullité. Au Conseil des intérêts locaux, outre Oraholala, siégeait Mahamat Kasser, sultan de Fort-Lamy, personnage retors, servile mais utile et utilisé. Au demeurant, les deux conseils n’avaient aucun pouvoir et leur réunion servait à avaliser avec une certaine solennité les décisions du gouverneur ou du gouverneur général. Cependant, le ministère des Colonies, prudent, prit le 8 septembre 1939 un décret66 qui suspendait les élections locales pendant la guerre. Un décret du 1^er novembre 1943 devait même autoriser le G.G. à désigner d’office les délégués indigènes lorsque ceux-ci « auront démérité ou ne présenteront plus les garanties morales nécessaires à l’accomplissement de leur mandat »67.

32Autre manifestation de la dureté jugée nécessaire à l’effort de guerre : un décret du 13 décembre 194068 supprima l’homologation des jugements des tribunaux indigènes lorsque la cause intéresse la souveraineté française ou la défense nationale. C’était laisser la bride sur le cou aux administrateurs qui jugeaient en matière pénale.

33L’effort financier demandé au pays fut notable. Le taux de l’impôt personnel passa à Fort-Lamy de 20 F en 1939 à 30 F en 1942-43, 50 F en 1944 et 75 F en 1945. Hors des centres, les taux plus modérés subirent des hausses substantielles : au B.E.T. de 8 F en 1939 à 20 F en 1945. Au Logone de 10-13 F en 1939 (taux variant suivant les subdivisions) à 55 F en 1945. La taxe sur le bétail passa pour les bovins de 2,50 F en 1939 à 5 F en 1945 (3,50 F au Mayo Kebbi) et pour les ovins-caprins de 0,15 F en 1939 à 0,50 F en 1945.

34La nécessaire dureté du temps de guerre ne devait pas dégénérer en excès. Ce fut la directive permanente d’Eboué qu’il fut gouverneur à Fort-Lamy ou G.G. à Brazzaville. Dans sa circulaire du 20 mai 194169, Eboué prescrivait de maintenir la production de coton au chiffre atteint en 1941 sans le dépasser, ce qui fut fait. Ayant servi vingt ans en Oubangui, il connaissait les efforts que cette culture exige de la population. Il y eut aussi des résistances et des désertions chez les prestataires réquisitionnés pour les routes (surtout au Mayo Kebbi), mais le gouverneur Lapie, partisan de la manière forte70 fut appelé à plus de modération par Eboué et Laurentie à Brazzaville.

35Il est remarquable qu’au cours de ces cinq années de guerre, le peuple du Tchad, sous un régime d’assujettissement, ait suivi ses chefs blancs et noirs, ait accepté les efforts soutenus et les sacrifices demandés. Sans tomber dans le langage mièvre qui fut trop souvent de mise en ces périodes guerrières, on peut parler de confiance et d’adhésion. Il est vrai que c’est précisément pendant la guerre qu’Eboué a défini une « nouvelle politique indigène ». Ce fut fait dès son arrivée à Brazzaville dans une circulaire du 19 janvier 194171, amplifiée par la fameuse circulaire générale du 8 novembre 194172 et consacrée par la Conférence de Brazzaville peu avant sa mort. On ne s’y étendra pas car il ne s’agit pas de quelque chose qui soit spécifique au Tchad et ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre une étude doctrinale.

36Toujours clairvoyant, Eboué, notant la nécessaire sévérité du temps de guerre et critiquant les lenteurs et les fautes de la chefferie a trouvé la formule : « Les indigènes (...) comprenant qu’une politique française différente les eût menés à l’oppression, nous ont multiplié les témoignages de leur attachement73. Ajoutons deux remarques concrètes : en milieu musulman l’aversion à l’égard des Italiens consécutive aux conditions de la conquête du Fezzan et de Koufra, était très vive. Enfin, l’extraordinaire popularité du général de Gaulle auprès des Africains a beaucoup fait. Quoique le général ait peu fréquenté le Tchad74, c’est peu dire qu’il y a acquis une renommée difficile à expliquer rationnellement. Que ce soit auprès des militaires (dont fort peu l’ont réellement approché) ou des civils, le mythe bu géant invulnérable qui s’est dressé seul contre l’ennemi vainqueur et a renversé la situation (grâce, notamment, à ses pouvoirs magiques), s’est instauré durablement. De ce côté, le Tchad a devancé les acclamations d’août 1944 à Paris et ailleurs. Le sentiment d’être guidé par un chef hors du commun a contribué sans nul doute à faire accepter contraintes et sacrifices.

B. LA NAISSANCE D’UNE NOUVELLE ÉLITE

37La poignée d’Européens qui vivait au Tchad ne pouvait à elle seule diriger le pays. Il lui fallait des auxiliaires75. Ce furent les chefs et de plus en plus les fonctionnaires. A propos des chefs, bien vain est celui qui discernerait les éléments d’une politique continue au Tchad. Chaque gouverneur arrivait avec ses idées qui souvent n’étaient que l’inverse de celles de son prédécesseur. Lorsqu’on lit les rapports politiques et les notes administratives décernées aux chefs, un leitmotiv revient : abus, exactions, injustices ; un autre le corrige immédiatement : chef irremplaçable, aucun successeur possible. Le système avait été codifié par Reste pour l’A.E.F.76 et au Tchad par Dagain, prédécesseur d’Eboué77. Les chefs jouaient un rôle irremplaçable en matière de justice, de recouvrement de l’impôt et d’information de l’administration. Devenus héréditaires, même lorsque leur lignée était d’extraction récente, les chefs s’étaient enrichis, grâce à toutes sortes d’abus et dans le sud grâce au coton (ils recevaient une prime de 10 % des récoltes collectées).

38Dès le 19 janvier 1941, Eboué reconnut qu’en A.E.F., la politique indigène « avait été discontinue et généralement contraire à la nature, par conséquent à l’ordre »78. Il savait que le « commandement indigène » avait ses « lenteurs et ses fautes », mais il proclama sans ambage, dans sa circulaire générale du 8 novembre 1941, que les chefs étaient les tenants de l’autorité locale indigène. Il n’écarta pas, pour certains pays du Tchad une administration indirecte, tout en déplorant que l’on ait cherché « en vain d’ailleurs, à forcer les tribus arabes et goranes de se soumettre à des chefs », alors que leur coutume y était opposée. Les cas de chefferies abusives relevés furent réglés : en 1940 le cheikh des Mahamid de Biltine, Treye, fut révoqué et son commandement divisé. Lapie, qui avait des idées et prenait Lyautey comme modèle, lança le 20 avril 1942 des « instructions de politique indigène »79 où il préconisait un gouvernement indirect par les chefs. Le texte est assez confus et une doctrine claire ne semble pas s’en dégager. Sur le terrain, la seule mesure prise fut le transfert à Bousso du chef-lieu du département du Baguirmi afin que le sultan de cette contrée ne se sente pas « écrasé » par la personnalité de l’administrateur80. Naturellement, rien ne changea et Rogué fit même supprimer le département du Baguirmi deux ans plus tard81.

39Le 19 juin 1943, Latrille accepta la « démission » du cheikh des Missiriés du Batha Doudou Moussa82. Le tempérament individualiste des Arabes put se donner libre cours. A vrai dire Rogué seul semble avoir eu une vraie politique de la chefferie : il s’attaqua constamment à la grande chefferie. En avril 1944, le chef supérieur de Moundou, qui était baguirmien, fut révoqué à la suite d’une révolte de ses administrés. La chefferie fut divisée et confiée à des gens du pays. Le sultan Chérif Kasser, à la tête d’une chefferie supérieure de Fort-Lamy sans aucun caractère traditionnel, fut destitué en août 1945 et la chefferie supérieure supprimée à la faveur d’un remaniement de l’administration municipale. Le 7 juillet 194583 était supprimé le commandement supérieur de la ville de Fort-Archambault et acceptée la démission de son titulaire, le lieutenant Oraholala. C’est à l’occasion de la révision générale des allocations des chefs en 1944 que la politique de Rogué apparaît le plus nettement. Les « chefs de groupe », supervisant plusieurs cantons au Moyen Chari sont ramenés à parité hiérarchique avec leurs anciens subordonnés. Leur traitement est bloqué84 tandis que celui des petits chefs est fortement augmenté. Rogué ne veut plus des grands despotes qui, tels Bézo, avaient dominé vers 1920-1930 ; les chefs doivent administrer une zone restreinte et ethniquement homogène. C’est l’amorce d’une évolution qui, après les réformes politiques de 1946, aboutira à la suppression des grandes chefferies du Logone.

40Est également caractéristique la manière dont Rogué a fait application au Tchad des réformes décidées en 1942 sur la proposition d’Eboué, notamment la création des communes indigènes85. Aucune de ces institutions ne fut créée au Tchad sous le régime de ce décret, mais Rogué par un arrêté n° 90/A.G. du 12 août 1945 superposa à la commune mixte déjà existante sous l’autorité d’un administrateur-maire, une administration particulière de la ville indigène de Fort-Lamy. Combinant subtilement l’élection et la désignation des responsables, le nouveau système est constitué par une pyramide de « chefs de race », correspondant aux ethnies et de syndics de quartier, choisis pour les différentes parties de l’agglomération86. Ce dispositif a fait ses preuves puisqu’il a subsisté jusqu’à nos jours notamment pour la perception des impôts et la justice de droit local. Il avait une contrepartie : la disparition du sultanat de Kasser.

41A l’abaissement de la chefferie correspond la lente mais progressive montée d’une nouvelle élite. Les réformes de 1946 inscriront dans la loi une mutation qui avait déjà commencé. Le corps électoral, qui désignait le délégué indigène au Conseil d’administration, comprenait le 31 décembre 1938 au total 1 015 personnes : 539 anciens combattants décorés et 269 chefs peuvent être considérés comme l’élite ancienne (808). En face, 139 fonctionnaires et 68 salariés représentent les cadres de l’avenir (en tout 207)87. Pendant la guerre, cette « nouvelle classe » allait être singulièrement renforcée par le développement de l’enseignement. On n’ouvrit pas, faute de moyens, de nouvelles écoles, mais l’effectif des élèves s’accrut. En 1939, on décerna 9 certificats d’études indigènes88 ; en 1945, il y en eut 5789. Remarque supplémentaire importante : la grande majorité des nouveaux certifiés provient du sud du pays ; cette tendance s’accentuera après la guerre et pèsera lourd à l’avenir.

42Un petit nombre de jeunes Tchadiens avait été admis à l’Ecole supérieure Edouard-Renard créée à Brazzaville le 23 février 1935. En 1944, seuls deux Tchadiens obtenaient ce diplôme prestigieux90. La décision d’Eboué de créer dans chaque territoire une « Ecole supérieure de l’enseignement indigène »91 eut d’heureuses conséquences. L’Ecole supérieure du Tchad ouvrit ses portes à Bongor ; elle fut à l’origine du collège de Bongor, pépinière des cadres politiques et administratifs tchadiens. En 1944, y étaient admis après un concours difficile 27 candidats92.

43C’est naturellement avec d’anciens scolarisés que l’on commença à constituer la fonction publique tchadienne. En 1939, les agents indigènes de l’administration étaient peu nombreux et, pour la plupart, d’origine camerounaise, congolaise, gabonaise ou dahoméenne. Lorsque l’on consulte les listes de nomination ou de promotion établies pour l’A.E.F., on est frappé par la faible place qu’y occupent les Tchadiens. En 1943, lors de la constitution du cadre local secondaire des commis d’administration, il n’y eut que 19 Tchadiens sur un total de 305 nominations93. En 1945, il n’y avait que 22 moniteurs d’enseignement et 4 instituteurs tchadiens94. Ce retard dû à la faible scolarisation ne sera comblé que lentement. Les recrutements massifs ne commenceront qu’après la loi-cadre.

44Il n’est pas surprenant que, dans ces conditions, la seconde réforme de Félix Eboué, le statut du notable évolué95, n’ait guère profité au Tchad. Sur 485 nominations (pour toute l’A.E.F.) dans ce qu’Eboué appela « notre bourgeoisie indigène », les Tchadiens ne furent que 22. On y trouve Tombalbaye, Béchir Sow, futur député et deux chefs traditionnels le sultan du Ouaddai, Mahamat Ouradah, et l’alifa de Mao96. L’examen détaillé des listes permet de distinguer quinze originaires du nord et sept du sud. Les notables évolués sont l’élite existante au moment de la guerre. La classe politique et administrative qui dominera les années 1950 et 1960 viendra du sud, mais elle est encore à l’école.

C. L’OUVERTURE AU MONDE EXTÉRIEUR

45Pendant la guerre, l’économie de l’ensemble de l’A.E.F. est comprise dans l’orbite britannique, américaine ou sud-africaine. Elle sera étroitement dirigée par l’administration qui a créé à cet effet le service des échanges commerciaux. Son histoire dépasse la vie particulière du Tchad.

46Ce qu’il y a eu de plus caractéristique dans ce pays, c’est d’abord le développement considérable des transports par route et par air. L’amélioration du réseau va donner naissance à une prolifération d’entreprises de transport routier, dont certaines devaient devenir puissantes. En 1941, Eboué fit abolir le monopole conféré à la Compagnie de l’Ouhame et Nana pour les transports routiers et fluviaux entre Bangui et Fort-Lamy. Ce monopole conféré directement par Paris dans des conditions contestables constituait une véritable rente de situation.

47Le transport aérien prit naissance au Tchad pendant la guerre. En octobre 1941, le général Valin fit créer une ligne régulière entre la Syrie et l’A.E.F.97. Fort-Lamy devint une escale régulière de la « Panamerican Airways » qui y installa une agence. L’ouverture en 1947 de la ligne Paris-Fort-Lamy provoquera une véritable révolution des conditions de vie.

48La guerre, vit s’amorcer un développement notable du commerce. L’augmentation de la production, l’accroissement de l’effectif salarié, les mouvements de troupe ont développé un petit commerce de distribution, notamment dans les centres du sud où on assista à un foisonnement de nouvelles boutiques. Tout ceci est entre les mains d’Européens (France-Congo, Comouna, S.C.K.N., petits trafiquants portugais, grecs, voire français). Il témoigne cependant de l’enrichissement du sud grâce au coton, « la plus grande réussite à la fois politique et économique de l’A.E.F. »98, grâce aussi aux soldes des militaires et aux salaires des travailleurs. Le Tchad commence son entrée dans l’économie monétaire.

49L’enrichissement est certain, encore que les chiffres établis pour toute l’A.E.F., soient à manier avec précautions. Les statistiques douanières du Tchad ne tiennent pas compte des entrées et sorties constatées à Pointe Noire. Lapie indique (p. 260) pour 1939 : 23 millions d’exportations et 28 500 000 F d’importations et pour 1941 : 69 500 000 d’exportations et 53 millions d’importations. Ces chiffres ne représentent qu’une petite partie du commerce du Tchad. Il est certain, en revanche, que les producteurs de coton ont reçu en 1939-1940 un total de 19 300 000 F pour une récolte payée 1 F le kilo et en 1944-1945, dernière récolte de guerre, 52 100 000 F (1,50 F le kilo). L’inflation a érodé dans une certaine mesure cette hausse du pouvoir d’achat.

50Mais, producteurs et salariés ont fait connaissance de produits nouveaux. Le développement de l’enseignement, bientôt le retour des anciens combattants apporteront des idées nouvelles qui feront leur chemin. D’ailleurs, le colonisateur a lui-même déclaré à Brazzaville que les choses allaient changer. Notons une fois de plus que c’est surtout sur le sud du pays que ces vents nouveaux vont souffler.

51Les effets de ces mutations ne se feront sentir que lentement. Le Tchad mettra longtemps à rattraper son retard.

52En 1945, nul n’aurait prédit que quinze ans plus tard le Tchad formerait un Etat indépendant. Lorsqu’il étudie une période, l’historien a le privilège de connaître la suite. Il peut, dès 1945, discerner les symptômes des évolutions futures.