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Michel Foucault, un héritage critique

 | 
Jean-François Bert
, 
Jérôme Lamy

Concepts

Discipline/Sécurité

Fehrat Taylan

Texte intégral

1L’hypothèse foucaldienne d’un duo formé par la discipline et la sécurité est aujourd’hui largement répandue en sciences sociales, ouvrant des champs inédits et posant une série de problèmes. D’une part, la question est de savoir dans quelle mesure le couple discipline/sécurité esquissé par Foucault pour désigner deux manières distinctes d’investir l’espace au xviiie siècle en Europe peut être valide en dehors de ce contexte géographique et historique précis. D’autre part, il s’agit de discuter la manière dont ces deux formes s’articulent l’une à l’autre : faut-il privilégier la sécurité face aux « vieilles disciplines » dont certains penseurs ont déclaré la mort (Frazer 2003 : 161 ; Deleuze 1990 : 240), ou au contraire envisager une coexistence de ces deux formes selon des modalités nécessairement variables en fonction des contextes ? En somme, les concepts de sécurité et de discipline – ainsi que leur corrélation – résistent-ils à la variété des configurations de pouvoir qui sont autant d’objets pour les sciences sociales ?

2Questionner l’intérêt et la portée du duo discipline/sécurité et en discuter les réceptions majeures implique de revenir à la manière dont Foucault élabore en 1978-1979, à partir des donnés proprement historiques, le concept de « sécurité » ou de « dispositifs de sécurité » en contraste avec celui de « discipline ». Comme on le sait depuis Surveiller et punir, la discipline procède à une répartition des individus dans l’espace selon des techniques de clôture (à l’instar des couvents, des casernes ou des manufactures) et de quadrillage (qui répartit les individus dans les cases selon leurs fonctions), créant ainsi un espace fonctionnel dont la finalité est entièrement régie par la mise au travail des corps, eux-mêmes disposés dans une hiérarchie établie selon les performances (Foucault 1975 : 143-149). Ainsi, la discipline comme technique de pouvoir fixe les individus dans l’espace afin d’obtenir une meilleure économie du temps et des gestes ; elle agit par la construction des espaces à la fois fictifs et réels, à savoir des lieux créés selon un programme bien défini et ayant des effets matériels, comme l’hôpital psychiatrique (Foucault 1973). La sécurité, elle, tente au contraire d’assurer une plus grande circulation des biens et des personnes dans l’espace, s’intéresse aux mouvements de la population, régulant les phénomènes impossibles à éradiquer tels que la criminalité ou la mortalité (Foucault 1978). S’appuyant sur la statistique et l’économie politique, la sécurité tend à estimer, calculer, équilibrer les phénomènes de population, là où la discipline vise à hiérarchiser et à fixer les corps pour leur imposer des règles afin de les rendre productifs : « La discipline prescrit, la loi interdit, la sécurité régule la réalité » (Foucault 1978 : 109).

3Or, tant qu’on en reste à ces premières définitions, on ne peut saisir véritablement les raisons et l’intérêt d’une telle innovation théorique opérée par rapport au modèle disciplinaire. Ainsi, plutôt que de partir des conclusions générales de Foucault pour les appliquer aux terrains spécifiques, on peut au contraire tenter de restituer les conditions dans lesquelles cette distinction entre sécurité et discipline apparaît. En effet, l’enjeu du concept de sécurité n’apparaît pleinement que lorsqu’on le rattache à la question urbaine qui occupe une place prépondérante dans le cours Sécurité, territoire, population et qui semble avoir entraîné Foucault à la recherche d’un modèle autre que celui de la discipline. Dans le sillage de Surveiller et punir, la ville n’était abordée que comme un agrandissement des foyers disciplinaires comme l’hôpital ou la prison, comme un lieu de clôture plutôt qu’un espace de circulation. Ainsi, Foucault organise en 1975 au Collège de France un séminaire sur « l’architecture de la surveillance » dont les actes témoignent du caractère purement disciplinaire du traitement de la ville du xviiie siècle : selon B. Fortier, « sans doute parce qu’il réfléchissait l’espace comme lieu d’un enjeu vital et moyen d’un contrôle possible sur les individus, et qu’alors venaient se nouer là les questions de la mise au travail, de l’ordre et de la santé des populations, un ensemble disciplinaire et institutionnel plus vaste qu’auparavant prend en charge, à la fin de l’Ancien Régime, l’urbanisme de la capitale et l’architecture des premiers grands programmes d’État » (Fortier 1975 : 4). La grille interprétative à l’œuvre était alors celle d’une médicalisation du champ social, l’équivalent d’une « disciplinarisation » dissimulée de la main-d’œuvre sous prétexte médical.

4Toutefois, cette manière de traiter l’espace urbain comme un prolongement des disciplines entrait en contradiction avec les résultats des recherches alors très actives en histoire urbaine, menées notamment autour des Annales, qui ne cessaient d’affirmer que la ville du xviiie siècle expérimentait plutôt un désenclavement qu’un enfermement, tant l’augmentation des échanges économiques nécessitait de nouvelles ouvertures (Perrot 1975). Or, l’ouvrage de Jean-Claude Perrot sur la ville de Caen au xviiie siècle qui constituait une des références majeures de Foucault en histoire urbaine ne se contentait pas de souligner la connectivité grandissante de la ville ; il affirmait également que cette dernière était pensée à la fois comme un lieu de circulation et un milieu pour la population, notamment par le biais de « la pensée bio-urbaine des Lumières » (Perrot 1975 : 893). Selon Perrot, une « ville-machine » existe bel et bien avec son appareil disciplinaire, mais elle n’est pas moins intégrée dans un fonctionnalisme biologique qui la conçoit comme l’espace de vie de la population. À partir de ces analyses cruciales, Foucault développera en 1978 son hypothèse des « dispositifs de sécurité », nettement distincts des appareils disciplinaires en ceci qu’ils constituent des techniques de régulation respectant l’exigence libérale de la circulation des biens et des personnes.

5La question urbaine permet donc d’opérer la distinction entre la discipline et la sécurité, comme en témoigne le contraste chez Foucault entre, d’une part, la ville de Richelieu, bâtie au xviie siècle à partir du modèle du camp romain selon la logique disciplinaire du traitement des multiplicités dans l’espace, et, d’autre part, la ville de Nantes où se pose au xviiie siècle le problème de la connectivité, la bonne forme urbaine étant désormais celle qui assure la fonction de la circulation (Foucault 1978 : 14-19). Dans son étude de la ville de Nantes, Pierre Lelièvre montrait comment « la fonction militaire s’était opposée au libre exercice de la fonction économique » (Lelièvre 1942 : 54), soulignant comment cette ville s’était débarrassée de son enceinte pour s’agrandir et devenir un espace de circulation. À partir de ces analyses, Foucault ne pensait plus l’aménagement urbain comme un instrument de contrôle social ayant pour but de discipliner la main-d’œuvre ; il l’intégrait plutôt dans l’émergence beaucoup plus complexe « de la “naturalité” de l’espèce humaine à l’intérieur d’un milieu artificiel » (Foucault 1978 : 23). Le déplacement est saisissant par rapport au séminaire organisé en 1975 sur « l’architecture de la surveillance » où il s’agissait de projeter sur la ville le modèle de la prison ou de l’hôpital, puisque l’enjeu consiste dès lors à saisir les mécanismes de régulation portant sur une population agissant librement – « naturellement » – dans un espace artificiel.

6Une fois ce déplacement interne aux analyses de Foucault mis au jour, un pan entier des critiques qui lui sont adressées sur l’omnipotence du pouvoir disciplinaire et sur la négligence des espaces de liberté se trouve de fait invalidé. Loin de réduire la ville du xviiie siècle à un « lieu privilégié de la mise en place des méthodes de la disciplinarisation des classes inférieures […] au bénéfice des classes dirigeantes » (Lepetit 1996), ou de la faire dépendre du pouvoir panoptique auquel on pourrait opposer la logique « oligoptique » des réseaux (Latour 1998), le cours Sécurité, territoire, population la considère comme un espace de libre circulation des biens et des personnes, également doté de dispositifs de sécurité encadrant cette circulation. Ceux-ci n’annulent ni ne remplacent les appareils disciplinaires, mais s’y ajoutent pour former un « système de corrélations » entre la loi, la discipline et la sécurité où un des termes peut devenir dominant à un moment donné sans pour autant supprimer les autres (Foucault 1978 : 10).

7Pendant les dernières décennies et surtout après la publication des cours au Collège de France, une panoplie d’études en sciences sociales, dont une grande partie en langue anglaise, s’est appropriée de cette perspective foucaldienne, qui sert souvent de cadre théorique permettant de structurer l’étude d’un terrain précis. Ainsi, dans les études coloniales et postcoloniales, ce registre discipline/ sécurité a rencontré un succès exceptionnel, permettant de soumettre cette hypothèse à l’épreuve des terrains et des périodes variés : on a pu dans ce cadre étudier le traitement de la ville de Delhi par le pouvoir colonial en termes à la fois de discipline et de régulation, les deux niveaux apparaissant comme complémentaires (Legg 2007). En sociologie et anthropologie politique, un immense champ d’études d’inspiration foucaldienne s’est ouvert, portant sur les risques vitaux et leur sécurisation, qu’il s’agisse du SIDA (Elbe 2009) ou de la sécurité aérienne (Salter 2008).

8En France, la problématisation contemporaine de la sécurité a conduit Frédéric Gros à en entreprendre une vaste généalogie, allant de la recherche de la sérénité chez les Grecs aux millénaristes chrétiens, de la forme moderne de l’État apparaissant à la fois comme le sujet et l’objet de la sécurité à l’explosion sémantique récente qui s’est opérée autour de ce concept, pouvant dorénavant justifier les interventions militaires partout dans le monde (Gros 2012). Dans l’après 11 Septembre, la guerre contre le terrorisme et l’inflation discursive considérable autour du concept de la sécurité ont fait émerger un nouveau domaine d’étude, les security studies, qui se réfèrent souvent à Foucault du point de vue méthodologique sans se soucier pour autant de ses objets historiques (par exemple Peoples et Vaughan-Williams 2010). Dans ce champ, afin de distinguer le concept foucaldien de sécurité des usages plus généraux, M. Dillon a proposé le terme de biopolitics of security qui ne désignerait que la sécurisation de la vie – si une telle appellation a l’avantage d’exclure par exemple la sécurisation des plateformes pétrolières, elle témoigne d’un usage anhistorique et vague du concept de sécurité car elle indique le vaste champ d’« un pouvoir qui circule lorsque deux personnes entrent en contact » (Dillon 2010). Rompant avec la portée critique de la pensée de Foucault, de tels travaux infléchissent le concept de sécurité vers un sens très général de « sécurité de la vie », optant alors pour sa « bonne gouvernance » (Dillon 1998 et 2008).

9Or, il semblerait que c’est dans les domaines de la sociologie et de la géographie urbaines que le duo discipline/sécurité ait produit le plus d’effet. Nikolas Rose et Thomas Osborne proposent par exemple de penser l’investissement politique de la forme urbaine comme un « diagramme », qui leur permet de parcourir de longs siècles et de vastes espaces – de la cité grecque à la ville néolibérale du tiers-monde, ni le temps ni l’espace semblent pouvoir arrêter les concepts de sécurité et de gouvernement (Rose et Osborne 1999 : 741). De manière plus circonscrite, Stephen Graham se réfère à ce que Foucault appelait « l’effet boomerang » des dispositifs de sécurité – qui sont appliqués dans un premier temps dans les colonies mais ont des effets de retour sur le continent européen – pour comprendre les phénomènes actuels « d’urbanisme militaire », où il s’agit de combiner l’exigence de la libre circulation des biens et des personnes avec une militarisation de la sécurité urbaine (Graham 2010 : XVII). Cette militarisation de la police urbaine dans le Nord comme dans le Sud exige de repenser l’articulation actuelle de la discipline avec la sécurité, d’autant plus qu’elle apparaît comme un aspect de l’urbanisme néolibéral (Bridge et Watson 2011). À ses débuts comme aujourd’hui, l’hypothèse foucaldienne d’un double investissement de l’espace habité par la discipline et par la sécurité semble donc s’inscrire prioritairement dans l’étude des milieux urbains, fournissant un outil précieux et critique pour l’exploration de leur transformation.

Auteur

Collège International de philosophie

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