Conclusion générale
p. 255-257
Texte intégral
1Cet ouvrage constitue l’aboutissement d’une réflexion qui nous a amenée à nous intéresser à différentes disciplines, qu’il s’agisse des disciplines scientifiques regroupées sous le nom de neurosciences, aussi bien qu’à la psychologie ou encore à la psychanalyse. Ces dernières nous ont semblé particulièrement pertinentes pour l’étude du concept de libre arbitre, qui fait référence par excellence au vécu subjectif de l’être humain. Cette réflexion nous a également permis de faire référence à différents domaines de la philosophie : la philosophie analytique, la phénoménologie, mais également cette branche émergeante de la philosophie qu’est la philosophie expérimentale. À travers ce travail, nous souhaitons par conséquent inviter à l’interdisciplinarité. Si cette dernière est difficile à réaliser, nous espérons néanmoins l’avoir encouragée et avoir esquissé des voies pour y parvenir, ou du moins avoir permis de stimuler des recherches en ce sens.
2Nous avons, dans une première partie, argumenté en faveur d’une compatibilité du concept de libre arbitre et de celui de déterminisme causal. La menace principale posée par les neurosciences actuelles contre l’existence du libre arbitre ne se situe cependant pas, selon nous, dans ce débat éternel, bien qu’il nous ait semblé nécessaire de nous situer au sein de cette controverse. La deuxième partie nous a permis d’examiner une autre menace que constitue la thèse de l’épiphénoménalisme de la conscience. Nous avons tenté de montrer que les données expérimentales font aujourd’hui défaut pour appuyer une telle conception, et que l’interprétation des données actuellement disponibles relève en dernière instance d’une position métaphysique concernant les relations qui unissent l’esprit et le cerveau. La théorie défendue par Daniel Wegner nous a néanmoins conduite à examiner attentivement la menace que pouvait constituer la découverte de l’étendue des processus inconscients qui sous-tendent nos comportements, et donc des limites de notre conscience, ce que nous avons développé dans notre troisième partie. Cette découverte constitue en effet la menace principale qui remet en question l’existence du libre arbitre, et par conséquent le fait que nos jugements de responsabilité puissent être fondés, puisqu’elle relativise l’étendue du contrôle que nous pouvons exercer sur nos actions. La question de la responsabilité n’a toutefois pas été au centre de notre propos, bien que nous l’ayons évoquée étant donné que les débats philosophiques concernant l’existence du libre arbitre sont particulièrement liés à cette notion, notamment en philosophie morale. Nous avons finalement développé dans notre dernier chapitre une approche spécifique qui promeut l’utilisation conjointe des données objectives issues des neurosciences et des données subjectives dont le recueil est permis par la démarche phénoménologique. Cette approche, qui porte le nom de neurophénoménologie, et qui a été initiée par Francisco Varela, reste aujourd’hui minoritaire, ce qui montre les réticences encore présentes au sein de la communauté scientifique à s’appuyer sur les données en première personne.
3Pourtant, nous avons tenté de montrer que cette approche pourrait fournir une voie intéressante pour l’étude de la prise de décision, en développant des protocoles expérimentaux qui puissent nous éclairer davantage sur les processus cognitifs et émotionnels qui sont à l’œuvre dans l’effectuation de nos choix. Nous avons également été conduite à identifier les conséquences pratiques de cette démarche concernant la possibilité du libre arbitre. En effet, si la démarche neurophénoménologique implique en elle-même l’apprentissage de la maîtrise de nos capacités attentionnelles afin de décrire au mieux l’expérience vécue, nous avons montré que le libre arbitre pourrait également consister dans cet apprentissage : il ne constituerait plus une capacité absolue, mais relative, ce qui est en accord avec la position compatibiliste que nous avons adoptée.
4Nous avons vu comment le libre arbitre ainsi défini rendrait concevable la liberté du contrôle de soi, puisque le développement de nos capacités attentionnelles nous permettrait d’agir en fonction de principes que nous faisons réellement nôtres, en produisant une réunification du vouloir, ou une extension du soi (faisant ainsi le lien entre les processus conscients et inconscients, ainsi qu’entre nos facultés cognitives de haut niveau et notre vécu émotionnel). Mais nous avons également avancé l’hypothèse que ce même libre arbitre pourrait donner accès à une réelle liberté d’autodétermination, grâce à l’ouverture des possibles que permet la redirection de l’attention. Nous avons montré que cette hypothèse repose sur un certain paradoxe, puisqu’elle conduit à concevoir comme étant la base d’une redéfinition d’un libre arbitre au sens fort, la perte du sentiment d’agentivité et la prise de distance par rapport à une posture attentionnelle liée à une volonté de contrôle absolu, qui constitue selon nous un leurre ainsi qu’un frein à l’exercice d’une réelle liberté. Le libre arbitre au sens fort, s’il peut être exercé, nécessite que nous renoncions à l’illusion du contrôle absolu d’un soi conscient érigé en maître, que récusent les données issues des neurosciences ainsi que de la psychologie expérimentale que nous avons recensées. Il nécessite également l’acceptation du fait que nous soyons le fruit d’une dynamique complexe associant processus conscients et inconscients, et qu’il nous faille par conséquent nous considérer comme des soi étendus, sous peine de nous trouver divisés.
5Ce travail ne prétend pas, cependant, apporter une solution définitive au problème du libre arbitre. L’hypothèse que nous formulons prêtera certainement le flanc à la critique, mais pourrait également permettre d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche. Nous la proposons donc à l’investigation scientifique, puisque les neurosciences permettent aujourd’hui l’étude de nos mécanismes attentionnels. Cette étude pourrait néanmoins bénéficier selon nous d’une prise en compte des données en première personne, ainsi que de la nécessité que les données subjectives et objectives se contraignent mutuellement. En effet, la conception métaphysique que nous avons défendue, qui pourrait être rattachée à une « théorie du double aspect » constitue cependant, avant tout, une démarche épistémologique qui, nous l’espérons, gagnera l’intérêt des neuroscientifiques travaillant actuellement sur l’identification des corrélats neuronaux de la conscience.
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