Remarques sur la notion de responsabilité
p. 251-254
Texte intégral
1Notre travail nous a donc amenée à redéfinir le concept de libre arbitre au vu des récentes découvertes faites en neurosciences. Nous avons peu parlé cependant de la notion de responsabilité, qui lui est fortement associée dans les discussions contemporaines. Cette notion n’est en effet pas au centre de notre propos, néanmoins nous pouvons dégager quelques conséquences de notre travail sur la notion de responsabilité, à savoir qu’il faut selon nous distinguer deux sens de cette notion.
2Saul Smilansky1 identifie également deux sens de la responsabilité, mais il les fonde sur une posture théorique qu’il nomme « dualisme fondamental ». Selon cette conception, nous devrions rester à la fois compatibilistes et déterministes durs concernant la compatibilité du déterminisme et de la responsabilité morale : en effet, si le compatibilisme permet de penser une forme faible de responsabilité, néanmoins il est tout aussi légitime selon lui de reconnaître que, puisqu’un agent n’est jamais « ultimement » responsable de ses actions si le déterminisme est vrai, alors il serait immoral de le blâmer ou de le louer pour ses actions.
3Il n’est pourtant pas nécessaire, selon nous, d’adopter ce « dualisme fondamental » pour distinguer entre deux notions de responsabilité : ces deux sens peuvent être distingués à l’intérieur même d’une position compatibiliste, puisque nous avons vu que cette position permettait selon nous de penser l’existence d’un libre arbitre au sens fort, c’est-à-dire comme liberté d’autodétermination. Le sens faible de la responsabilité, qui peut être juridique ou intersubjective, est celle qui se rapporte aux sentiments de louange ou de blâme correspondant aux « attitudes réactives naturelles » identifiées par Peter Strawson2. Strawson montre en effet que la notion de responsabilité morale est essentiellement liée à certaines attitudes, telles que le ressentiment ou l’indignation, que nous adoptons au sein d’une communauté interpersonnelle face à des actes considérés comme répréhensibles (l’identification de ces actes dépend selon nous non seulement de normes culturelles, mais également des normes individuelles adoptées). Or, selon Strawson, ce mécanisme psychologique est trop ancré dans notre nature même pour que nous puissions l’évacuer, et même si la notion de libre arbitre s’avérait être une illusion, il serait impossible de modifier ces attitudes. Le droit définit donc un certain nombre de règles qui régissent une communauté particulière, et des normes culturelles fondent également ces sentiments de louange et de blâme. Cependant, cette forme de responsabilité, qui implique l’exercice du contrôle de soi et la capacité à agir en fonction de principes d’action, si elle semble nécessaire à la vie en communauté, n’en est pas moins relativisée par les études que nous avons examinées, et qui mettent en avant l’importance des facteurs inconscients qui nous influencent.
4Il existe également, selon nous, un second sens de la responsabilité, plus exigeant, qui correspond au sens fort du libre arbitre que nous avons tenté d’esquisser dans notre dernier chapitre. En effet, l’être humain a la capacité de modifier de manière longitudinale son caractère, ses habitudes, et par conséquent ses actes. Or, cette capacité nécessite un apprentissage qui passe par la maîtrise de nos capacités attentionnelles, et n’est donc pas une capacité absolue que nous pourrions présupposer afin de fonder la responsabilité. Les actes répréhensibles doivent donc, sinon être punis, du moins être prévenus. La responsabilité au sens fort ne peut qu’être encouragée, et le développement d’un libre arbitre au sens où nous l’avons défini constitue par conséquent un objectif qui peut avoir d’importantes implications pour nos relations interpersonnelles, outre ses implications thérapeutiques.
5La raison pour laquelle nous n’avons que peu évoqué cette notion de responsabilité est qu’elle se lie selon nous à la notion de « jugement », que celui-ci émane d’une instance juridique, morale, ou bien soit simplement porté sur le sujet par autrui ou par lui-même. Or, nous avons vu que le contrôle de soi a certaines limites qui sont liées à des dépenses d’énergie qui peuvent être coûteuses. Si nous faisons trop de place, par conséquent, à la notion de responsabilité et donc à celle de jugement, par opposition à la réunification du vouloir que nous avons mise en avant, cela pourrait aller à l’encontre de l’exercice de la capacité de libre arbitre que nous avons identifiée et qui seule peut fonder une réelle responsabilité. Être responsable en ce sens n’implique pas de répondre de ses actes devant une instance quelconque, y compris devant soi, mais de parvenir à l’harmonisation de notre soi conscient et des processus inconscients qui font partie de notre « soi étendu », ce qui pourrait avoir pour conséquence de réduire la production d’actes répréhensibles et de dommages faits à autrui. Il existe en effet un seuil au-delà duquel le contrôle de soi, ou le surmoi au sens freudien, peut devenir néfaste à l’épanouissement de l’individu, et par conséquent mener à des actes de violence.
6Derk Pereboom développe une conception similaire, puisqu’il montre que l’évacuation de la colère morale liée au ressentiment et à l’indignation, qu’implique la notion de responsabilité, ne serait pas nécessairement un mal pour la société. Il écrit qu’« il se pourrait bien que certaines attitudes réactives, comme certains types de colère ou de ressentiment, ne bénéficient pas du tout aux relations3 ». Leur évacuation liée à la remise en cause, ou du moins à la relativisation du concept de libre arbitre, constituerait donc un avantage plutôt qu’une menace.
7À travers ces quelques remarques sur la notion de responsabilité, nous voyons donc que les deux sens qu’elle peut revêtir recoupent les différentes définitions du libre arbitre que nous avons identifiées, et qu’elle peut également s’étendre avec la mise en pratique de nos capacités attentionnelles, qui constituent selon nous le siège de notre libre arbitre au sens fort, c’est-à-dire au sens d’une réelle liberté d’autodétermination.
Notes de bas de page
1 SMILANSKY, Saul, « Free will, fundamental dualism, and the centrality of illusion », in The Oxford Handbook of Free Will, KANE, Robert (éd.). Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 489-505.
2 STRAWSON, Peter, « Freedom and Resentment », in Free Will, WATSON, Gary (éd.). New York, Oxford University Press, 1982, p. 59-80.
3 PEREBOOM, D., « Determinism al Dente », NOÛS, 29, 1, 1995, p. 39.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Lucien Lévy-Bruhl
Entre philosophie et anthropologie. Contradiction et participation
Frédéric Keck
2008
Modernité et sécularisation
Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Leo Strauss
Michaël Foessel, Jean-François Kervégan et Myriam Revault d’Allonnes (dir.)
2007
La crise de la substance et de la causalité
Des petits écarts cartésiens au grand écart occasionaliste
Véronique Le Ru
2004
La voie des idées ?
Le statut de la représentation XVIIe-XXe siècles
Kim Sang Ong-Van-Cung (dir.)
2006
Habermas et Foucault
Parcours croisés, confrontations critiques
Yves Cusset et Stéphane Haber (dir.)
2006
L’empirisme logique à la limite
Schlick, le langage et l’expérience
Jacques Bouveresse, Delphine Chapuis-Schmitz et Jean-Jacques Rosat (dir.)
2006