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Michel Foucault, un héritage critique

 | 
Jean-François Bert
, 
Jérôme Lamy

Introduction

Foucault et les sciences humaines et sociales : entre dialogues et incompréhensions

Jean-François Bert et Jérôme Lamy

Texte intégral

« Je ne suis pas un chercheur en sciences sociales »
Michel Foucault 1980, DE 280 : 38

  • 1 Les références bibliographiques sont rassemblées en fin de volume.

1Foucault aimait créer des espaces. Il faut se souvenir de l’ouverture de Surveiller et punir (Foucault 19751) où il met en regard deux documents d’archives que tout semble opposer : le long et douloureux récit du démembrement de Damiens (1757) et le règlement pour une maison de jeunes détenus de Paris (1838). C’est entre ces deux archives qu’il va déplier son histoire généalogique de la prison, histoire du choix de la prison comme forme exclusive de la punition dans nos sociétés occidentales.

2Procédons de la même manière et mettons en regard deux documents qui décrivent la manière dont le « travail » de Foucault a été utilisé dans les sciences humaines et sociales. Le premier date de 1984, quelque temps après la mort du philosophe. Georges Labica, professeur à Nanterre, spécialiste de philosophie politique, présente Foucault sous la figure du philosophe dérangeant et dérangeur, « celui qui a donné à l’interdisciplinarité sa charge la plus forte, en démontrant que la philosophie ne trouvait son plein sens qu’à adresser à ses ailleurs et à provoquer les circulations conceptuelles. De même qu’autrefois les philosophes se rendaient sur le terrain des mathématiques, de la physique ou de la biologie, Foucault ne craignit pas de s’engager en économie ou en linguistique » (Labica 1984). Difficile à classer, Foucault se situe à l’interstice ; entre histoire, philosophie et sociologie, mais aussi entre recherche érudite, bibliothèque et terrain, révolte et signatures de pétition, prises de parole et groupe d’information (Fournel, Zancarini 2010).

  • 2 C’est ainsi que Le Nouvel Observateur, en décembre 2013, titre un article : « Pourquoi Michel Fouca (...)

3Trente ans après, Foucault semble être entré au panthéon des sciences sociales. Cité, utilisé, parfois pillé, il fait désormais recette – et pas uniquement en terme éditorial. Pour autant, se dire « foucaldien » ou « foucaultien » est encore périlleux dans l’université française. Beaucoup de préjugés le concernant continuent d’avoir la vie dure, qu’il s’agisse de son structuralisme sans acteur ni auteur, son nihilisme ou son scepticisme radical, sa généalogie historique qui ne fait que multiplier les contradictions sans donner d’explications, paralysant et anesthésiant ces lecteurs… Des travaux, surtout, fondamentalement rétifs à toute récupération disciplinaire2. Pourtant, Robert Castel, décédé en 2013, a été de ceux qui ont inlassablement souligné l’apport de Foucault pour les sciences humaines et sociales, mais aussi la difficulté de tenir jusqu’au bout sa posture « critique ». Si Foucault a du succès, rappelle Castel, c’est qu’il permet d’interroger le présent – ou plutôt ce qui fait problème aujourd’hui – au travers de ses transformations historiques. Une méthode qui engage : « tous ceux qui, non-historiens, font néanmoins de l’histoire une grille essentielle pour ressaisir le présent. C’est par exemple une manière de faire de la sociologie et même, à mon avis, la manière privilégiée de faire de la sociologie » (Castel 1997 : 165).

  • 3 Il faut se souvenir de la description que fait Jacques Derrida de ce moment tout à fait particulier (...)

4Quelque chose s’est passé entre ces deux appréciations du travail de Foucault ? Est-ce l’effet d’une mode intellectuelle3, d’une véritable prise de conscience ? Qu’est-ce qui a changé dans le rapport pour le moins en tension des travaux Foucault avec les sciences humaines et sociales ? S’agit-il d’une percolation généralisée de certains de ces concepts foucaldiens ou bien d’un usage superficiel de cadrage théorique transformé en attrape-tout heuristique ? Ce sont ces questions, autour de la réception longue d’une œuvre théorique et pratique, que nous posons dans cet ouvrage.

Quelques raisons d’un succès

5Pour comprendre le succès actuel de Foucault, il faut en revenir à l’histoire de sa réception après 1984, retracer les appropriations multiples dont ses textes ont fait l’objet, comment aussi il a été débattu, critiqué, souvent prolongé.

6Rappelons, tout d’abord que Foucault a été l’objet durant les années 1980 d’un profond rejet du monde universitaire. Il s’agit là d’une conséquence directe du rapport pour le moins difficile qu’il avait noué de son vivant avec les sciences humaines et sociales. À deux reprises, en 1966 et en 1975, il rappela à ces « sciences » d’où elles venaient, quels étaient les mécanismes profonds qui les animaient, mais surtout quelles étaient leurs limites. Sans domaine spécifique, ces sciences sont à l’interstice entre les sciences empiriques et la philosophie ; pis encore, ce qui les a rendues possibles, c’est l’émergence du pouvoir disciplinaire. Un pouvoir qui assujettit, mais qui, en même temps crée du savoir en observant ceux à qui il s’applique d’une manière de plus en plus scientifique. La réponse des tenants de chacune des disciplines concernées illustra alors les limites d’un dialogue qui ne pouvait être noué sans accepter de se déprendre (des deux côtés) de ses propres préventions.

7Ce n’est qu’au début des années 1990 que l’œuvre de Foucault connaît un détour/retour qui passe par les États-Unis. François Cusset a bien rappelé le panorama des modes de diffusion des idées françaises dans les départements de littératures américains, des colloques aux revues en passant par les traductions (Cusset 2003). C’est minimiser les opérations qui ont lieu en France à ce même moment. L’année 1986 est importante car elle voit par exemple la publication du texte de Blanchot, Foucault tel que je l’imagine (Blanchot 1986) ; du livre de Deleuze, Foucault (Deleuze 1986) ; mais aussi d’un numéro spécial de la revue Le Débat en octobre 1986 et de la revue Actes, « Foucault hors les murs : la gouvernementalité ». John Rajchman publie en 1987 son Michel Foucault la liberté de savoir (Rajchman 1987). Deux ans plus tard, en 1989 c’est la publication de la première rencontre internationale Michel Foucault philosophe (1989). Ces années, aussi, ont vu les critiques se multiplier. On peut penser, par exemple, à l’ouvrage de José-Guilherme Merquior dans lequel il fait une sévère évaluation de l’œuvre de Foucault et de son apport à la sociologie et plus globalement aux sciences humaines (Merquior 1986) ; mais aussi à l’article de John Weigthman « Pourquoi je n’ai pas compris Foucault ? », publié dans la revue Lettre Internationale (Weigthman 1989). Il faut aussi faire une place importante au livre très réactionnaire et tout aussi à charge de Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68 (Ferry, Renault 1988). Ces lectures ont été précédées par le livre de Marcel Gauchet et Gladys Swain qui mènent contre Foucault une contre-offensive plus politique qu’épistémologique (Gauchet, Swain 1980).

  • 4 Deux autres biographies existent sur Foucault (Miller 1994 et Macey 1994). À ce premier corpus, il (...)

8Ce retour de Foucault au début des années 1990 s’exprime, aussi, par la biographie de Didier Eribon (19894), par de nouvelles publications de collectifs, comme celui – important et malheureusement négligé aujourd’hui, de David Couzen Hoys, Michel Foucault lectures critiques (Couzen Hoys 1989). C’est en 1989 que Julliard publie le résumé de ses cours au Collège de France (Foucault 1989) et que Manfred Franck s’interroge au Cerf sur Qu’est-ce que le néostructuralisme ?, tentant un bilan critique de la démarche de Foucault (Franck 1989).

  • 5 Nombreux sont les commentateurs qui se sont amusés à dresser des catégories : E. Saïd propose par e (...)

9C’est en 1992 que les choses s’accélèrent vraiment, du moins dans les lectures universitaires. La traduction de Michel Foucault un parcours philosophique de Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, donne aux lecteurs une première périodisation détaillée du parcours de Foucault suivant quatre étapes : heideggérienne, archéologique ou quasi-structuraliste, généalogique et enfin éthique (Dreyfus, Rabinow 19925).

10Depuis, il ne se passe pas une année sans que de nouveaux textes de ou sur Foucault ne soient publiés.

11D’abord, ce sont les imposants Dits et Écrits (1994, en 4 volumes) qui donnent à voir Foucault en prise avec son actualité. À partir de 1997, ce sont ses enseignements du Collège de France qui donnent à voir l’un des « ateliers » de la pensée de Foucault. C’est dans les cours en effet qu’il teste la plupart de ses hypothèses avant de leur donner une forme plus stable dans les ouvrages. Ces deux opérations éditoriales importantes, menées dans le cadre de l’Association pour le Centre Michel Foucault (créée en 1986) ont eu une conséquence très directe, comme l’indique Potte-Bonneville, en détotalisant l’œuvre de Foucault de deux manières : « par la manière dont les cours opèrent des déplacements dans ce qu’on croyait comprendre jusque-là du rapport entre les textes publiés », mais aussi « parce que, à l’intérieur même des cours, ce qui est le plus perceptible, c’est le déplacement » (Potte-Bonneville 2009).

  • 6 Pour les plus importants : Le corps utopique (Foucault 2009b) ; Foucault-Aron (Foucault 2007) ; Le (...)

12Un effet renforcé ces dernières années par la multiplication de la publication de nombreux inédits disséminés – malheureusement – dans plusieurs collections6. Des publications qui entretiennent, à chaque fois ou presque, l’attention des lecteurs envers Foucault et le mythe, toujours vivace, d’un quatrième volume (fantôme ?) de l’histoire de la sexualité intitulé Les aveux de la chair. Tel un corpus-palimpseste, l’œuvre de Foucault s’est déployée en fragments inédits (les cours, les textes oubliés) ; mais elle reste aussi (provisoirement ?) ouverte sur l’attente d’un volume aussi absent que magnétique.

13Surtout, autre effet de ces multiples publications, le Foucault que d’aucuns pensaient connaître, que l’on aimait réduire à quelques images chocs comme sa fameuse phrase venant clore les Mots et les Choses sur la Mort de l’Homme, est redécouvert. Redécouvert, à la fois, par des chercheurs qui du vivant de Foucault n’avaient eu accès qu’à ses livres, mais redécouvert désormais par des lecteurs plus jeunes qui et de plus en plus, entrent dans les textes foucaldiens par le biais des cours et non plus par celui des ouvrages, provoquant quelques effets de lecture. Les cours sont par nature plus malléables, ils sont animés de glissements permanents, y compris entre le titre donné et son contenu.

Passeurs et passages

14Vouloir expliquer le « succès » de Foucault dans les sciences humaines et sociales par le seul argument éditorial n’est pas suffisant.

15Il faut encore souligner le rôle joué par les nombreux « passeurs » qui ont su ne pas s’arrêter à des idéologies disciplinaires et montrer les ressorts de la pensée foucaldienne : Arlette Farge, Michelle Perrot (2001) ou Roger Chartier (1998) pour le domaine de l’histoire. Robert Castel pour le champ de la sociologie et l’analyse de la santé mentale. Georges Vigarello et ces travaux sur le corps dès la fin des années 1970 qui prolonge l’ambition d’une histoire somatique (Vigarello 2004). C’est aussi Pierre Lascoumes (1994) qui explore les fécondités heuristiques potentielles des approches foucaldiennes dans les sciences juridiques puis dans le domaine du politique ; Jean-François Bayart (2006) qui cherche, quant à lui, à appréhender le politique « par le bas » ; Marc Abélès qui décentre notre perception du politique (Abélès 2008)… C’est encore Danilo Martucelli (1999), Jean-François Laé (2006) ou Guillaume Le blanc (2006) qui ont tenté diverses approches des textes de Foucault.

16Ces intercesseurs ont su articuler les fondamentaux de leurs disciplines avec la difficile pensée foucaldienne, une pensée rétive (et pour cause) à toute assignation. Il a fallu transcrire le « codex » foucaldien, l’adapter, l’ajuster aux thématiques et aux méthodologies de chaque discipline. Ce qui n’a rien d’évident.

17Il faut d’ailleurs tenir compte des importants changements qui ont touché, au même moment, le champ des sciences humaines et sociales. La lecture de Foucault est également tributaire de ces transformations. De nouvelles lignes d’analyse sont venues questionner autrement les textes du philosophe. Une sorte de dialogue post mortem s’est engagé avec une œuvre dont la fécondité se révélait aussi dans le questionnaire auquel on la soumettait. Les « tournants » ont été légion ces trois dernières décennies. Et à chacun d’entre eux, c’est un « autre » Foucault qui apparaît. Sans prétendre en faire un inventaire complet, tentons de cerner les angles les plus saillants de ces reconfigurations épistémiques.

18Il faut d’abord remarquer que les grands systèmes de pensée, les paradigmes dominants (et englobants) des sciences humaines sociales se sont peu à peu démonétisés. Le marxisme, le structuralisme, et même, avant l’existentialisme ou la phénoménologie ont cessé de constituer des horizons pour les chercheurs. Foucault a la particularité de n’avoir adhéré à aucun de ces grands ensembles de pensée. Il s’est toujours refusé à se dire structuraliste (quand bien même les critiques le classaient sous cette étiquette (Foucault 1983, DE 330), a discuté à distance avec Marx et a vite été lassé par la phénoménologie. Lui-même, malgré une certaine unité de son œuvre (Revel 2010), et surtout une certaine progression heuristique (des façons de connaître aux manières de se connaître), s’est refusé à faire système de sa philosophie. Il a toujours souhaité échapper à l’enclosure conceptuelle qui cherche à déployer une grille d’analyse totale, un schéma explicatif et analytique complet. Il est au contraire resté attaché à dégager des lignes de fuite, des points d’échappement, des zones interstitielles. Son réemploi s’est donc trouvé facilité lorsque l’ère des grands paradigmes intégrateurs a totalement cessé. Le corpus foucaldien s’accomode très bien des climats désunis et morcelés des sciences humaines de la fin du xxe siècle et du début du xxie siècle, même si cette adéquation a demandé un long et patient travail de captation, de relecture, de démembrement des textes foucaldiens pour que leur usage récurrent (et parfois inconsidéré) devienne la norme.

19Cultural studies, ethnométhodologie, microhistoire et pragmatisme sont quelques-unes des nouvelles méthodes d’enquêtes ayant émergé depuis une quarantaine d’années. Tous les tenants de ces pratiques de terrain ou de ces nouvelles manières de conduire des recherches ont dialogué (parfois de façon critique pour ne pas dire polémique) avec les propositions de Foucault. Comme un point d’attraction inexorable, le corpus foucaldien est devenu l’un des pôles méthodologiques à partir duquel il était nécessaire de se situer.

20Les cultural studies, apparues en Angleterre, dans les années 1960, ont tenté de faire éclater les frontières disciplinaires habituelles (sociologie, anthropologie, histoire, notamment) en prenant pour objet d’études des phénomènes culturels de masse (Mattelart, Neveu 2008). Autour de Richard Hoggart, Raymond Williams, Edward P. Thomson ou Stuart Hall, c’est un bouillonnement de recherches qui explorent les médias (leur réception notamment), la vie quotidienne (dans le sillage de Michel de Certeau), l’identité et la subjectivité. Véritable attracteur épistémique, les cultural studies n’ont cessé d’enrôler (parfois à leur corps défendant) de nombreux auteurs (Derrida, Wittgenstein, Habermas, Deleuze…) dans leurs constructions théoriques (Van Damme 2004 : 50). Foucault n’échappe pas à cette force de rappel. Il est en bonne place, par exemple, dans le reader édité par Chandra Mukerji et Michael Schudson, intitulé Rethinking Popular Culture. Contemporary Perspectives in Cultural Studies (Mukerji, Schudson 1991a). Son article « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (Foucault 1991) est mobilisé pour montrer comment l’auteur est non seulement le produit d’une culture occidentale centrée sur l’individu, mais aussi un instrument de pouvoir donnant accès (ou non) à l’écrit et à sa publicisation (Mukerji, Schudson 1991b : 49). Stuart Hall a détaillé cet arrimage des cultural studies au corpus foucaldien. Pour lui, le concept de « pratiques discursives » constitue « une tentative (…) radicale pour rompre avec tout modèle de hiérarchie des facteurs déterminants » (Hall 2008 : 66). Foucault aurait repoussé la « dichotomie » classique entre « discursif » et « extra-discursif », en se focalisant sur l’intérieur des « champs de connaissances » et en restant « agnostique à propos de leurs conditions déterminantes générales et de leur “vérité” » (Hall 2008 : 67). Autrement dit, Foucault sert ici d’appui à une méthode d’investigation, qui consiste à ne pas distinguer immédiatement les pratiques sociales et les façons dont elles sont représentées. L’enjeu est massif pour les cultural studies qui tiennent les questions de représentation pour essentielles dans l’approche des cultures (Ebert 1986). C’est à un très haut niveau de généralité que les textes foucaldiens sont mobilisés : il s’agit véritablement de fonder une méthode d’enquête à partir d’une série de principes heuristiques plus ou moins stabilisés.

21L’ethnométhodologie, fondée par Harold Garfinkel (2007), vise à ne considérer que les observations faites par l’enquêteur, sans référer à des instances extérieures (la société, l’institution…). Les interactions sont privilégiées pour saisir, sur le vif, la façon dont les acteurs recomposent en permanence l’ordre social. Cette méthode d’enquête, particulièrement radicale, a parfois été rapprochée des travaux de Foucault, notamment sur la sexualité. Ainsi Alec MacHoul envisage dès 1986, un rapprochement entre Garfinkel et Foucault : la marginalisation des discours « populaires » sur la sexualité passe par une professionnalisation du langage que l’on peut saisir en acte (MacHoul 1986 : 77). Si ces tentatives d’articulation ne sont pas sans heurts (Bailey 1988, MacHoul 1988), elles sont toutefois un indice sérieux – encore une fois – de la plasticité des thèses foucaldiennes susceptibles de participer aux épreuves de terrain que l’ethnométhodologue s’impose.

22L’incorporation des propositions de Foucault aux nouvelles formes d’enquête en sciences humaines et sociales, telles qu’elles émergent dans les années 1970 et 1980, est souvent difficile à percevoir, le travail d’acclimatation se faisant bien souvent par petites touches. C’est le cas, notamment, pour la microhistoire. Face à la rareté de certaines sources, ne rendant compte que de quelques parcelles de vie, les historiens italiens Giovanni Levi, Carlo Proni et Carlo Ginzburg ont mis au point une méthode d’étude historique qui consiste à suivre des parcours individuels en tenant compte de l’arrière-plan sur lequel ils se dégagent. Considérant que les acteurs saisis dans les rets des archives (si minces soient-ils) sont toujours rapportés à des cadres sociaux plus vastes, les microhistoriens étudient leurs trajectoires (par exemple les discours cosmologiques d’un meunier frioulan du xvie siècle (Ginzburg 1980), ou la vie d’un exorciste piémontais (Levi 1985) en considérant les contraintes qui pèsent sur eux comme les traits saillants des structures dans lesquelles ils évoluent). Globalement, l’école microhistorienne s’est tenue à une distance raisonnable de Foucault. Ainsi, dans son ouvrage sur Menocchio, Ginzburg souligne que Foucault ne s’est pas centré sur les exclus (notamment dans ses travaux sur la folie), mais sur les pratiques d’exclusion. L’appréciation de Ginzburg à l’endroit de Foucault est globalement négative, et l’écart méthodologique fermement marqué : à Foucault les grands ensembles discursifs dépassant les acteurs, à la microhistoire les trajectoires des individus (Ginzburg 1980 : 12-13 et 26). Cependant, par la suite, les pratiques micro-historiques se sont ouvertes aux propositions foucaldiennes pour engager une réflexion méthodologique d’ampleur. C’est ainsi que la sociologue australienne Valerie Munt explore les discours sur le stress des enseignants dans l’établissement de Westwood High (Munt 2004). Combinant microhistoire (dans l’attention aux acteurs) et microphysique (dans la saisie des formes de pouvoir s’exerçant sur les enseignants), la sociologue propose une synthèse méthodologique qui offre une vue grand angle sur tous les plans du problème envisagé. Foucault semble donc s’acclimater à tous les terrains, y compris ceux sur lesquels il n’était, à l’origine, pas invité. Même lorsque les pratiques de recherche qu’il a engagées semblent lointainement utiles, il arrive qu’il soit requis pour dégager une méthode.

23C’est ainsi que le pragmatisme, dans ses versants philosophique américain et sociologique français, tient le corpus foucaldien en lisière, non pour l’exploiter directement, mais pour faire des propositions.

24Ainsi Richard Rorty a-t-il défendu l’idée (totalement contestable, selon nous) que les sciences sociales doivent être envisagées comme un « prolongement de la littérature » (Rorty 1986 : 889). Il n’est plus question d’« objectivité » ou de « méthode » ; seul comptent « les soucis pratiques du moment » (Rorty 1986 : 890). Dans une perspective pragmatique, deux voies s’ouvrent alors aux chercheurs : soit, comme Dewey, considérer le rôle moral des sciences humaines, soit, comme Foucault, insister sur leur emprise disciplinaire. Mais ce qui importe à Rorty c’est que Foucault et Dewey renoncent à l’objectivité, à la rationalité ou à la méthode pour parler des sciences sociales. Il est difficile de faire de Foucault un relativiste acharné (lui-même s’étant proclamé « positiviste heureux ») et plus encore de l’inscrire dans une tradition d’antiméthodologie (qui serait en quelque sorte une méthodologie pour les sciences sociales). Il n’empêche, ce que nous pouvons retenir de cette captation pour le moins hasardeuse, c’est que Foucault est rendu compatible (y compris au prix de torsions sévères avec ses propres ambitions heuristiques) avec une certaine méthodologie pragmatique. Paul Rabinow s’en est d’ailleurs fait l’écho dans un récent article en pointant toutes les jonctions potentielles entre Dewey et Foucault : les deux soulignent qu’une histoire des idées autonome empêche la compréhension des raisons profondes de l’engagement dans la pratique intellectuelle ; ils admettent également que la pensée n’est pas d’abord une affaire de représentation (Rabinow 2004). Il s’agit ici de rassembler les deux philosophes sur le sol stable d’une pragmatique défiant tout recours à l’idéel.

25Du côté des sociologues français, autour de Luc Boltanski, Laurent Thévenot et Nicolas Dodier, le pragmatisme désigne une attention soutenue aux engagements pluriels des acteurs dans le monde et à une analyse minutieuse des façons dont ces mêmes acteurs rendent compte de leurs pratiques. C’est un autre Foucault qui affleure, présent par exemple dans l’ouvrage de Nicolas Dodier sur L’Expertise médicale (Dodier 1993a). La clinique médicale, dont le sociologue étudie les ressorts, est « une forme de jugement traversée de paradoxes » : le registre de la sollicitude s’articule à celui de l’expertise. Foucault, en forgeant « la figure du “voir” » a permis de bien capter le travail d’expertise et sa capacité d’objectivation. Mais, selon Dodier, il laisse dans l’ombre « les mouvements de sollicitude qui caractérisent certaines interventions médicales » (Dodier 1993a : 326). Autrement dit, Foucault fournit à la sociologie pragmatique les moyens d’une exploration des rationalités en action du regard médical (cette façon de voir les nosologies dans l’épaisseur somatique), mais pas de capter d’autres formes d’examen qui mobilise une attention compatissante (Dodier 1993b : 79). En bordure d’une pragmatique du regard, Foucault sert encore de point d’appui, de jalon.

26On le voit, Foucault est actualisé, depuis une trentaine d’années, au gré des changements de méthode dans les sciences humaines et sociales. Même les méthodologies initialement rétives à ses approches (comme la microhistoire) puisent certaines ressources dans les textes foucaldiens.

27Le découpage des objets et le choix des thématiques, dans les différentes sciences sociales, ont été, depuis trente années, très nettement orientés par les propositions de Foucault. Qu’il s’agisse du corps, des dominations, des nouvelles formes de pouvoir, du libéralisme et de ses avatars contemporains, cette matrice a servi de réservoir presque inépuisable aux remaniements conceptuels. Dans le même ordre d’idée, certains objets ancrés dans des disciplines précises (les espaces pour la géographie, les discours pour les études littéraires) ont été reconfigurés par l’apport foucaldien.

Des objets morcelés

28Comme toute cartographie, celle que nous proposons ici sera nécessairement incomplète, imparfaite, tantôt trop spécifique, tantôt trop vaste. Difficile, aujourd’hui, de donner un mode d’emploi de la fameuse boîte à outil foucaldienne. Projet qui finirait d’ailleurs par être contre-productif en raidissant les usages encore à venir de la pensée de Foucault. Pour autant, et c’est l’objet de ce livre, il est important de faire le point sur ce morcellement actuel et d’en dessiner les lignes de force.

29L’objet le plus immédiatement associé aux travaux de Foucault reste incontestablement le corps. Le territoire somatique a connu une nouvelle problématisation à partir des années 1970. Dans l’imposant Faire de l’histoire, véritable manifeste de la Nouvelle Histoire, Jean-Pierre Peter et Jacques Revel réinscrivent « les aventures » du corps dans l’ordre de l’histoire (Peter, Revel 1974) : avant même la parution de Surveiller et punir en 1975, Foucault fait figure de pionnier dans l’exploration des expériences morbides et dans l’analyse de ces silences qui entourent le corps dans les archives. Par la suite, le somatique foucaldien, cette prise première du pouvoir, ce lieu, aussi, de résistance, n’a cessé d’irriguer les sciences humaines et sociales : qu’il s’agisse des corps exhibés, des corps meurtris ou bien des mises à mort, c’est un vaste nuancier de mise à l’épreuve des thèses foucaldiennes qui a été constitué. Les travaux de Jean-Jacques Courtine ont ainsi tenté de réarticuler la question du regard sur le corps et celle de la production des discours (Courtine 2011). Dominique Memmi, quant à elle, prolonge les travaux de Foucault sur le « faire mourir » dans nos sociétés contemporaines (Memmi 2003, Memmi, Taïeb 2009). Le corps réinventé au gré des pratiques médicales suscite des analyses aiguës chez David Armstrong (1994).

30À proximité du corps, la folie est un thème qu’il est difficile de penser sans faire référence à Foucault. On peut même ici parler d’un terrain miné, tant les polémiques, les charges plus ou moins de bonne foi, strient l’espace des discussions. En France comme dans le monde anglo-saxon, la thèse du grand renfermement n’en finit pas de crisper les débats. Les algarades entre Colin Gordon (1990) et Andrew Scull (1990) ont quelque peu figé la discussion aujourd’hui. Il ne s’agit plus d’interroger le découpage de la folie dans l’ordre des pratiques sociales, mais de se prononcer « pour » ou « contre » Foucault.

31Un autre concept foucaldien s’est imposé dans le champ des sciences humaines et sociales, c’est celui de la « gouvernementalité ». La science politique ne cesse de l’invoquer pour questionner ce qu’il est désormais convenu d’appeler les sciences de gouvernement (Kaluszynski, Payre 2013 ; Deloye, Ihl, Joignant 2013 ; Laborier, Audren, Napoli, Vogel 2011 ; Laborier 1999). Un ensemble de savoirs spécifiquement orientés pour l’action publique s’est constitué en disciplines autonomes. Les sciences camérales comme « dispositifs publics » sont analysées à l’aune des « académismes de la puissance » (Ihl, Kaluszynski, Pollet 2003 : 15) qui drainent les vies, les organisent, les dirigent, les contrôlent. Dans cette perspective, Yves Cohen poursuit l’intention foucaldienne en questionnant le découplage de l’autorité et du commandement dans les pratiques de gouvernement (Cohen 2011). La gouvernementalité, parce qu’elle tente de saisir la question des dominations à travers des pratiques massives de surveillance et de diligence, offre une plasticité conceptuelle remarquable qui permet une multitude d’études sur les façons de faire politique et d’organiser la vie en société. Dans l’aire anglo-saxonne, la gouvernementalité a également beaucoup circulé et a été articulée à la rationalisation de l’action publique (Gordon 1991).

32La biopolitique est probablement le concept le plus en vogue dans le répertoire foucaldien. De la reconstitution de sa généalogie chez Foucault lui-même à ses usages les plus inattendus, la production gnosique est immense. Ce réemploi massif témoigne toutefois d’une certaine difficulté à construire des objets stables (ou stabilisés) à partir d’une conceptualisation très large des manières de fonder le pouvoir sur le gouvernement du vivant. Le sociologue Nikolas Rose, par exemple, s’est attaché à suivre les reconfigurations d’une biopolitique disséminée aujourd’hui dans la biomédecine, la génomique, la pharmacologie, la criminologie et la psychiatrie (Rose 2007). Les philosophes Roberto Esposito et Giorgio Agamben ont tenté d’éprouver le concept de biopolitique en l’étendant plus loin encore. Le premier en faisant émerger le paradigme de l’« immunisation » tente de caractériser un gouvernement préventif qui fait de l’instabilité principielle des communautés humaines la condition d’une politique d’immunisation (Esposito 2008). Agamben, quant à lui, cherche à confondre la biopolitique et la discipline pour retracer l’anthropologie structurale de la vie nue, ce somatisme pur qu’est la saisie politique des corps (Agamben 1997). La biopolitique permet moins de dégager des objets d’enquête que de ramener des observations concourantes à une perspective générale sur les modes de gouvernement contemporain. Une certaine confusion entoure parfois son usage, comme dans les travaux de David Roberts sur la « gouvernance globale » et la « sécurité humaine » (Roberts 2010) où les processus analysés sont tellement massifs qu’ils rendent difficile la nuance. À tout le moins, c’est à l’éclatement de la notion de biopolitique qu’on assiste dans les sciences humaines et sociales (Kiéfer, Risse 2012).

33Au-delà des objets à construire, le corpus foucaldien a servi à faire travailler certaines disciplines des sciences humaines et sociales. Leurs orientations, leurs identités mêmes ont parfois été transformées par l’irruption des problématiques mises au jour par Foucault. D’autres disciplines (comme la sociologie, mais aussi l’histoire) se sont montrées beaucoup plus rétives à l’incorporation des thèses foucaldiennes.

Dé-discipliner les disciplines

34On l’a vu, les objets construits à partir des matériaux conceptuels foucaldiens ne s’embarrassent pas, a priori, de distinction disciplinaire. À y regarder de plus près, la situation n’est pas aussi simple que cela. Les nouvelles disciplines, nées dans les recoupements interdisciplinaires des campus américains, ont saisi les textes de Foucault comme des points d’appui potentiels pour légitimer leur existence. Mais d’autres disciplines, plus ancrées, plus anciennes, ont eu et continuent d’avoir des difficultés à dialoguer avec Foucault.

  • 7 Un dossier à ouvrir suite à la publication, à CNRS Éditions, d’un collectif autour des rapports ent (...)

35L’histoire et la sociologie ont fait montre d’une rétivité notable. Sans remonter aux incompréhensions qui ont suivi la publication de Surveiller et punir, aboutissant au volume de L’impossible prison, force est de constater que les travaux des historiens se tiennent à distance des textes de Foucault. L’un des exemples les plus marquants, concerne l’histoire de la sensibilité autour d’Alain Corbin. Attentive aux émotions, aux matières sonores, aux désirs de rivage et aux effluves, cette pratique historienne se rapproche de l’anthropologie. L’histoire de la prostitution, qu’Alain Corbin a publiée en 1978 (Corbin 1978), aurait pu être l’occasion d’un dialogue avec les thèses de Foucault sur la sexualité. Mais il n’en a rien été. Alain Corbin explique qu’il ne parle « ni de l’hystérie, ni du corps des enfants, ni de l’homosexualité » dans son livre. Il ajoute que « ce qui paraissait “foucaldien” était ce qui relevait non pas de La Volonté de savoir, mais de Surveiller et punir. J’ai très vite constaté, poursuit-il, que les prostituées étaient en permanence (…) sous l’œil purifiant du pouvoir (…). Si l’on veut s’inscrire dans une perspective foucaldienne un peu simple, on peut considérer les personnes prostituées comme les “cibles” d’un pouvoir qui les atteint dans leur corps. Sans méconnaître l’apport considérable de Michel Foucault, je serais tenté de dire que je n’avais pas besoin de cette référence pour constater cet enfermement et cette circulation » (Corbin 2000 : 48). Cette subtile réflexion sur les usages plus ou moins nécessaires de Foucault est aussi une façon, en contrepoint, de noter des utilisations sinon inutiles, du moins abusives dans certaines disciplines. On ne peut que constater avec Alain Corbin qu’il n’est pas nécessaire d’en référer à Foucault pour parler d’enfermement des prostituées au xixe siècle. Mais cette utilisation parcimonieuse des outils foucaldiens se double parfois d’une franche hostilité à l’endroit de ces propositions7. Notons un changement de ton ces derniers temps, puisque la question « Foucault est-il un historien ? » ne cesse d’obnubiler les historiens comme si Foucault était désormais la figure tutélaire d’une histoire décomplexée, critique et tournée vers de nouveaux horizons, ainsi qu’en témoigne le dernier numéro de l’année 2013 de la Revue d’histoire moderne et contemporaine.

36Les usages sociologiques de Foucault sont plus complexes encore. Lorsqu’on évoquait devant le philosophe une éventuelle parenté entre son travail sur la folie et celui d’Erwin Goffman, Foucault semblait mettre à distance la pratique sociologique : « Je ne cherche pas à faire la même chose que Goffman. Lui s’intéresse surtout au fonctionnement d’un certain type d’institution : l’institution totale, l’asile, l’école, la prison. Pour ma part j’essaie de montrer et d’analyser le rapport qui existe entre un ensemble de techniques de pouvoir et des formes : des formes politiques comme l’État et des formes sociales » (Foucault 1980, DE 280 : 38). Autrement dit, Foucault ne vise pas les établissements de la discipline en tant que tels, mais bien davantage les processus de pouvoir et de domination qu’ils sont censés incarner. Robert Castel fut l’un des rares à tenter une double approche sociologique et foucaldienne en étudiant l’ordre psychiatrique (Castel 1977).

37Jean-Louis Fabiani a formulé sans doute l’hypothèse la plus intéressante pour expliquer cet écart entre Foucault et la sociologie. Il remarque, à partir de L’Archéologie du savoir, que la pratique foucaldienne de la philosophie est une quasi-disqualification de la sociologie tant dans la construction des objets, la mise au point d’une méthode que dans le recours au référentiel sociologique classique (Weber et Durkheim malmenés par Foucault) (Fabiani 2004).

38Précisément, si la portée de Foucault est moindre dans ces deux disciplines, c’est probablement parce que l’assise heuristique de ces dernières était fort bien constituée avant Foucault. Il ne suffisait pas qu’il arrive avec ses propositions renouvelant à la fois les méthodes et les objets pour qu’elles fussent adoptées. Les disciplines plus récentes, de croisement ou d’intersection (comme les gender studies ou les subaltern studies) n’ont pas eu les mêmes préventions, puisant dans le matériel foucaldien de quoi constituer (avec d’autres références) leur propre sol épistémique.

39Les gender studies, par exemple, ont entrepris de reconsidérer la question du genre, sa fixation sociale, sa généalogie historique et ses soubassements politiques. Comme l’a noté Michèle Riot-Sarcey, Foucault n’a pas « précisément pour objet la relation de domination entre hommes et femmes » (Riot-Sarcey 2010 : 485). Les études sur le genre ont pourtant puisé chez Foucault une double source d’inspiration : d’abord une réflexion sur la construction normative de la sexualité, à partir de La Volonté de savoir (Lauretis 2007) ; ensuite une analyse des moyens de contestation de l’oppression patriarcale par les outils d’une subjectivation renouvelée (notamment en suivant les derniers travaux de Foucault sur le sujet [Scott 1988]). Il en résulte, notamment chez Judith Butler, un dialogue constant avec Foucault, une prise de distance aussi parfois (notamment dans le cas d’Herculine Barbin et de sa condition d’hermaphrodite qui n’est pas un au-delà du sexe [Butler 2005]). Ce n’est donc ni une méthode, ni des concepts à retravailler que les gender studies ont puisé chez Foucault, mais des orientations très générales pour se fonder en tant que discipline.

40Dans le mouvement de recomposition disciplinaire américain des années 1970, les subaltern studies ont également profité des travaux de Foucault, après s’être inspirées de ceux de Gramsci (Samaddar 2010 : 166). Gayatri Charkravorty Spivak a défendu une construction des subaltern studies en partant des blancs laissés par Foucault dans sa théorie du pouvoir : en signalant notamment l’absence de réflexion sur les spécificités du pouvoir impérial et de ses modes de domination (Spivak 1988). Dans son ouvrage Beginings. Intention & Methods, paru en 1975, Saïd discute de l’opportunité d’en référer aux épistémaï de Foucault pour penser les dominations produites par les constructions coloniales et postcoloniales (Saïd 1975). Il reconnaît en particulier à Foucault d’avoir souligné le fait « que nous comprendrons mieux la persistance et la longévité de systèmes hégémoniques saturants tels que la culture si nous reconnaissons que leurs contraintes internes sur les écrivains et les penseurs sont productives et non unilatéralement inhibitrices » (Saïd 2004 : 27). Considérant l’espace des possibles d’un savoir produit sur l’Orient comme une « formation discursive » à part entière, Saïd se démarque de Foucault en croyant « en l’influence déterminante d’écrivains individuels sur le corpus des textes (…) » (Saïd 2004 : 37).

41Nous n’avons pris ici que deux exemples des orientations disciplinaires dessinées à partir du corpus foucaldien (ce qui ne veut pas dire inféodées aux propositions de Foucault, loin s’en faut). D’autres percolations dans les disciplines des sciences sociales (comme la géographie [Philo 1992], l’économie [Barry, Osborne, Rose 1996], les sciences studies [Markely 1999] ou les sciences du management [McKinlay, Starkey 1998]) disent la polarité des textes du philosophe pour recomposer (au moins en partie) des champs de recherche.

42Quel bilan peut-on tirer de cette réception contrastée, évolutive, nuancée ? Quels acquis peut-on repérer dans le mouvement général des sciences humaines et sociales. À gros traits, on pourrait dire que la pensée de Foucault s’est donc redéployée en fonction de nouvelles interrogations, de nouvelles pratiques scientifiques, de nouveaux clivages disciplinaires. Après le Foucault de l’archéologie des savoirs et de la généalogie des pouvoirs (surtout disciplinaires), on (re)découvre un Foucault penseur de l’espace avec sa notion d’hétérotopie ; un Foucault penseur du corps et des techniques ; un Foucault penseur de l’archive et de sa nécessaire prise en compte dans le travail historique…

Pourquoi et comment lire Foucault aujourd’hui ?

43L’œuvre de Foucault ne s’aborde pas comme d’autres œuvres des sciences humaines et sociales, que ce soit celle d’Elias, de Lévi-Strauss ou de Bourdieu.

  • 8 Voir ce qu’en dit Daniel Defert : « Les archives de Foucault ont une histoire politique », Le Nouve (...)

44En premier, et comme nous l’avons trop brièvement esquissé, les caractéristiques matérielles de l’œuvre de Foucault ont une place importante pour comprendre sa réception. Ses écrits sont stratifiés, hiérarchisés, mais surtout disséminés. Foucault n’a pas écrit que des ouvrages, mais aussi des articles et des essais pour un grand nombre de revues spécialisées ou adressées à un public plus large, des comptes-rendus, des préfaces, des entretiens… À cela s’ajoutent aussi des fonds d’archives dans lesquels des inédits sont conservés, des enregistrements sont en voie de transcription (Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine, Bibliothèque de France8). Cette plasticité de l’œuvre de Foucault doit être analysée.

45Il y a une autre spécificité au travail foucaldien dont lui-même avait conscience en se désignant, dans certains entretiens, non pas comme un auteur, ni même un penseur, mais d’abord comme un « marchand d’instruments, faiseur de recettes, indicateur d’objectifs, releveur de plan, armurier », puis un « cartographe » (Foucault 1975, DE 172 : 725). Quelque chose de plus réside dans ses textes ; quelque chose qui explique aussi son succès actuel dans les sciences humaines et sociales. Foucault ne cesse de croiser continuellement deux lignes : l’historique et l’actuel. Ce parti pris méthodologique est surtout visible dans les cours du Collège de France mais il transparaît aussi dans les livres, au détour d’une phrase comme en 1975 lorsqu’il rappelle que Surveiller et punir tient autant à un travail d’histoire qu’à son engagement au sein du Groupe d’Information sur les Prisons ou en 1976, lorsqu’il évoque la question de la biopolitique et la cristallisation des débats sur la question de l’avortement, de la peine de mort ou encore de l’euthanasie.

46Toutes ces particularités doivent nous obliger à sortir de l’idée qu’il serait possible de saisir l’œuvre de Foucault en se situant, classiquement, du côté soit d’un pur contextualisme, soit d’une herméneutique de type philosophique. C’est à la jointure de ces deux modalités d’interprétations qu’il faut lire Foucault. Du « dedans » et du « dehors ».

47On peut, et cela a été fait par exemple par l’ANR « La Bibliothèque foucaldienne », entre 2008 et 2011, chercher à saisir Foucault au travail en s’interrogeant sur les multiples « inscriptions » de son activité de philosophe, ses pratiques quotidiennes et ordinaires, ses outils… Tenter, en d’autres mots, une ethnographie rétrospective. Comme le rappelle Christian Jacob (Jacob 2007, 2011), accéder aux pratiques concrètes, aux investigations tâtonnantes et aux hypothèses de travail d’un chercheur, est un formidable moyen pour saisir la démarche suivie dans la construction des idées et éprouver certaines de ses « réflexions ».

48L’ambition de cet ouvrage est un peu différente, puisqu’il s’agit de faire état des rapports complexes que les textes de Foucault ont entretenus et ne cessent d’entretenir avec les sciences humaines et sociales. Disséquer les généalogies intellectuelles, remonter les diagonales conceptuelles, sonder les provignements théoriques doit nous permettre de proposer une capture des nervures les plus saillantes de cette irruption des propositions de Foucault dans les problématiques des sciences humaines et sociales, comprendre en d’autres termes comment les thématiques du corps, de la folie, du gouvernement, de la sexualité, de la clinique, de l’évolution des savoirs, mais aussi ses engagements ont travaillé et fait travailler les historiens, les sociologues, les anthropologues, les politistes…

  • 9 Ce que fait avec plus de précision la collection « Regards Critiques » des Presses universitaires d (...)
  • 10 Une chose n’a pas encore été remarquée avec précision, ce que dit Foucault de son travail à l’étran (...)

49Pour ce faire nous avons décidé d’articuler des chapitres qui permettent de situer Foucault dans l’environnement intellectuel de son temps, de repérer les rapprochements comme les jeux de distanciation par rapport à d’autres acteurs du champ des sciences sociales qui ont travaillé sur des sujets connexes ou similaires, de suivre la réception critique de ces travaux, leur place dans le débat intellectuel et plus largement public, les résistances qu’ils ont pu susciter9, et des focus qui abordent des thèses centrales, des concepts et des grandes propositions théoriques qui ont pu faire l’objet de nombreux retours réflexifs, d’explicitations, d’approfondissements, d’autocommentaires de la part de Foucault. Un métadiscours que le philosophe n’a cessé de produire depuis l’Histoire de la folie et qui ne peut pas être balayé aussi facilement que certains le prétendent car il donne à voir le caractère mouvant et changeant de son travail10.

50Bien entendu, il ne s’agit pas, et contre la volonté de Foucault, de distinguer et de décider entre des « bons » et des « mauvais » usages, de juger ceux-ci en fonction de leur conformité théorique ou de leur utilité politique. Judith Revel, il y a peu, avait distingué deux usages : les juges et les détracteurs et les sauveurs (Revel 2005 : 219-230). Hervé Oulc’hen, plus récemment, a distingué ceux qui utilisent Foucault comme un « classique » et ceux qui se saisissent de ses concepts comme des outils polyvalents (Oulc’hen 2014). À cela, on peut ajouter tous ceux qui décident de s’inspirer fortement de son travail sans le citer explicitement ; ceux qui le détournent ; ou ceux qui le travaillent de l’intérieur, en cherchant à perpétuer son geste de mise à distance.

51Tels les morceaux d’un miroir brisé, l’œuvre de Michel Foucault se réfléchit donc en tout sens dans les sciences sociales depuis les années 1960. Il s’agit précisément, dans cet ouvrage collectif, de cerner ces éclats réfléchis, ces lumières inédites jetées sur l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, l’épistémologie ou la psychologie… La composition de ce livre collectif cherche à maintenir la force suggestive de cet éclatement, de cette saisie incomplète, mouvante, fructueuse et parfois contrariée du corpus foucaldien. Le parti pris d’une vue d’ensemble sur ces territoires fluctuants explique que nous ayons fait le choix de varier les formats d’articles : entre courtes présentations (pour les thématiques les mieux circonscrites), entrées conceptuelles et analyses développées en longueur, l’ouvrage épouse les effets kaléidoscopiques de la réception diffractée de Foucault.

52Dans un premier temps, nous proposons d’aborder les influences et les héritages de Foucault : sa position vis-à-vis de la phénoménologie, son lien premier avec la psychologie et plus globalement, la façon dont il a envisagé les apports d’une histoire structurale dominante dans les années 1950 et 1960. Dans une deuxième partie, nous reviendrons sur les grands axes méthodologiques imaginés par Foucault tout au long de son œuvre. C’est là, sans doute, que l’originalité du rapport de Foucault aux sciences humaines et sociales nous paraît la plus manifeste : la suture entre une pratique philosophique (au sens d’un horizon tensif dans les questionnements) et une exigence empirique puisée aux sources des sciences sociales n’est possible que dans un rapport dialogique complexe. La troisième partie du livre se concentre sur les concepts centraux du corpus foucaldien ; du moins ceux dont les éclats scintillent aujourd’hui. Pouvoir, discipline, parrèsia, politique de la santé, infamie et gouvernementalité sont forgés au contact d’une série de problèmes que se posent les sciences humaines et sociales des années 1960 aux années 1980 : le rapport aux structures, les formes de gouvernement, les contestations du pouvoir. La quatrième partie de l’ouvrage se focalise sur certains usages actuels de Foucault : articulation de la religion et du pouvoir, recours à la généalogie pour l’anthropologie, puissance de la biopolitique, géographie des savoirs, travail du corps, questionnements démographiques et réactivation de la critique, les provignements sont nombreux qui colonisent et soutiennent des interrogations primordiales des sciences humaines et sociales les plus actuelles. Une cinquième partie envisage les confrontations entre l’œuvre éclatée de Foucault et quelques-unes des grandes figures des sciences sociales de la seconde moitié du xxe siècle : Saïd, Elias, Bourdieu, de Certeau. Tous trois ont, chacun, dialogué avec Foucault, se sont affrontés à son corpus théorique, ont discuté ses vues et ses prises de position. Ils ont livré, dans ces dialogues hétérogènes, des prises pour prolonger Foucault dans les rapports dialectiques qu’il a pu entretenir avec des conceptualisations qui lui étaient étrangères. Enfin, la sixième et dernière partie, en manière de clôture réflexive, est consacrée à une série d’entretiens menée avec des chercheurs de sciences humaines et sociales ayant travaillé avec Foucault, directement ou indirectement. Judith Butler, Roger Chartier et Simon Schaffer exposent leurs rapports non pas seulement à la pensée de Foucault, mais à la force dialogique qu’il a sans cesse manifestée à l’endroit des sciences humaines et sociales.

Notes

1 Les références bibliographiques sont rassemblées en fin de volume.

2 C’est ainsi que Le Nouvel Observateur, en décembre 2013, titre un article : « Pourquoi Michel Foucault est partout ? », Le Nouvel Observateur, 21 décembre 2013 (http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20131220.OBS0394/pourquoi-michel-foucault-est-partout.html).

3 Il faut se souvenir de la description que fait Jacques Derrida de ce moment tout à fait particulier des années 1970 et 1980 : « les discours philosophiques étaient des discours ̎“difficiles”, [qui] séduisaient, […] passaient… se vendaient même [il] y avait une réceptivité, une demande pour ce type de parole » (Derrida 2004).

4 Deux autres biographies existent sur Foucault (Miller 1994 et Macey 1994). À ce premier corpus, il faut ajouter les exemples de texte littéraire où Foucault se retrouve mis en scène : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (Guibert 1990), et plus récemment, le texte de Lindon (2011).

5 Nombreux sont les commentateurs qui se sont amusés à dresser des catégories : E. Saïd propose par exemple de réduire le parcours de Foucault à trois phases : celle des fouilles érudites, celle où il s’éloigne du savoir pour le décrire systématiquement, celle enfin où le savoir se trouve, dans ses interprétations, lié au pouvoir (Saïd 1988). C’est aussi Gilles Deleuze qui, dans son Foucault, recompose le système théorique foucaldien suivant trois volets, ou thèmes, que sont « le savoir », « le pouvoir » et « le soi ».

6 Pour les plus importants : Le corps utopique (Foucault 2009b) ; Foucault-Aron (Foucault 2007) ; Le beau danger (Foucault 2011), La grande étrangère, À propos de la littérature (Foucault 2013b). Dans le Cahier de l’Herne consacré à Foucault trois documents inédits sont donnés à lire : un texte sur Picasso, la première version du chapitre introductif de l’Archéologie du savoir, et une conférence sur l’antipsychiatrie (Artières, Bert, Gros, Revel 2011). Récemment, la revue Anabases a publié une conférence sur la parrèsia de 1982 (Foucault 2012). Ce sont aussi les éditions Vrin qui ont publié la conférence de Foucault au Darthmouth College en 1980 (Foucault 2013c).

7 Un dossier à ouvrir suite à la publication, à CNRS Éditions, d’un collectif autour des rapports entre Foucault et les « jeunes » historiens (Boquet, Dufal, Labey 2013).

8 Voir ce qu’en dit Daniel Defert : « Les archives de Foucault ont une histoire politique », Le Nouvel Observateur, 26 novembre 2013 (http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20121106.OBS8175/daniel-defert-les-archives-de-foucault-ont-unehistoire-politique.html).

9 Ce que fait avec plus de précision la collection « Regards Critiques » des Presses universitaires de Caen.

10 Une chose n’a pas encore été remarquée avec précision, ce que dit Foucault de son travail à l’étranger ne coïncide pas tout à fait avec ce qu’il en dit en France.

Auteurs

UNIL Lausanne. Institut Religions, Cultures, Modernité – Faculté de Théologie et des sciences des religions

Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Laboratoire Professions, Institutions, Temporalités (UMR CNRS 8085)

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