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Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956

 | 
Charles-Robert Ageron

Quatrième partie. Les prodromes de la décolonisation dans les États du Levant et du Maghreb

Continuité et ruptures dans la direction nationaliste algérienne à la veille du 1er novembre 1954

Benjamin Stora

Testo integrale

  • 1 E.N.A. : Etoile nord-africaine, créée en 1926 ; P.P.A. : Parti du peuple algérien, créé en 1937 ; (...)

1Dans la construction d’un dictionnaire biographique consacré au courant E.N.A./P.P.A./M.T.L.D.1 et portant sur 600 dirigeants dans la période qui va de 1926 à 1954, nous avons établi trois séries pour la phase qui précède le 1er novembre 1954 :

  • Les 56 membres du Comité central du M.T.L.D. (1943-1953) (la différenciation entre messalistes et centralistes).
  • Les 30 dirigeants messalistes issus du Congrès d’Hornu (juillet 1954).
  • La direction du courant activiste :
  • le « groupe des 22 » ;
  • le « comité des 9 ».

2C’est l’histoire des différentes crises qui secouent le M.T.L.D. et aboutissent au 1er novembre 1954, qui permet de conprendre ce découpage.

3Dans la période qui va de 1949 à 1954, toute une série de crises affectent le P.P.A.-M.T.L.D., sa direction :

  • Crise de 1949, connue sous le nom de « crise berbériste », surgie dans la Fédération de France du M.T.L.D. et qui se dénoue par l’exclusion de plusieurs dirigeants kabyles.
  • Crise de 1950, à la suite du démantèlement de l’O.S. (Organisation para-militaire du M.T.L.D.) par la police française, et opposant les « clandestins » à la direction.
  • Crise de 1953, à la suite du IIe Congrès du M.T.L.D. où vont s’affronter partisans et adversaires d’un Congrès national algérien et qui se dénoue dans l’été 1954 par une scission du M.T.L.D.

4Dans cette succession de crises va s’opérer une différenciation entre les membres du Comité central (qui sont au nombre de 56 entre 1946 et 1953) : entre les partisans de Messali (les « messalistes ») et la majorité des hommes du Comité central (les « centralistes »). Une troisième « direction » émerge, regroupant les partisans de la lutte armée, les « activistes », qui se constituent dans le « groupe des 22 », puis dans le « Comité des neuf ». Ce sont ces derniers qui seront à l’origine du 1er novembre 1954.

5Cette histoire exige, réclame la constitution de séries pour rendre cohérents des faits liés les uns aux autres. Et ces trois séries sont à rapprocher si l’on veut suivre l’évolution du nationalisme algérien, sa crise.

6D’autre part, les lieux de naissance, origines sociales, professions exercées ou qualifications professionnelles, dates d’entrée dans le mouvement national... sont autant d’indications contenues dans les notices biographiques qui permettent une approche sociale et politique de la crise traversée par le M.T.L.D. et éclairent le passage à la lutte armée. La description d’itinéraires biographiques permet en effet de mettre en évidence les rapports d’analogies, de complémentarité ou d’opposition entre les groupes dans la direction. Cela permet également de comprendre comment se distribuent les stratégies politiques et s’opèrent les choix théoriques parmi d’autres possibles. Et dans la succession des parcours individuels, émerge une activité constituante du parti nationaliste dans ses hésitations, ses choix volontaristes, ses seuils à franchir, ses limites... Ces éléments, déterminés temporellement par des grandes déflagrations externes/objectives (guerres mondiales), internes/subjectives (les crises de 1936, 1949, 1950, 1953), remettent en question une histoire du nationalisme algérien, lisse, continue, linéaire.

7En travaillant sur les données contenues dans les notices biographiques, nous nous sommes posés les questions suivantes :

  • quels sont les choix stratégiques de cette organisation nationaliste et les événements décisifs (objectifs et subjectifs) qui influent sur son armature ?
  • quelle correspondance entre la réalité sociale algérienne et l’édification de la direction/organisation nationaliste ?
  • quand apparaissent des noyaux de direction à partir de ceux déjà à l’œuvre ?
  • pourquoi ce remplacement en 1954 d’une direction par une autre ?
  • 2 En particulier, M. Harbi : Le F.L.N., mirage et réalité, J.A., 1980.
  • 3 Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien, S.N.E.D., 1980.

8Il ne s’agit pas dans les pages qui vont suivre, d’une histoire générale de la crise ou des crises, qui ont secoué le P.P.A.-M.T.L.D. Les bons ouvrages ne manquent pas qui relatent cet épisode2 et la longue marche du courant principal et fondateur du nationalisme algérien3. Notre démarche vise à établir et comprendre les rapports, les embranchements, les corrélations, les différences, entre trois courants qui vont s’affronter.

LA CORRESPONDANCE ENTRE L’INDICATION DONNÉE PAR LES LIEUX DE NAISSANCE DES DIRIGEANTS ET LE DÉVELOPPEMENT DU NATIONALISME

9Dans une société sous domination coloniale, destructurée, les liens qui unissent à la famille, les rapports interpersonnels continuent de prévaloir. Le prestige d’une grande famille, même ruinée par la colonisation, les notions de loyauté ou d’obligation de l’entraide, du pacte d’honneur, survivent comme expression des anciennes formes précapitalistes de solidarité communautaire. C’est pourquoi, d’une certaine façon, les lieux de naissance, les régions d’origine des dirigeants restent des critères pour évaluer les progressions de l’implantation de l’organisation nationaliste. Si le déplacement de la campagne vers la ville, ou le départ vers la France existent pour nombre d’entre eux, tous demeurent attachés à leur région d’origine. Un militant qui a connu la prison à Paris ou à Alger, qui s’est fait connaître au plan régional ou national en se présentant à des élections, ou qui, plus simplement, a circulé à travers le pays et de ce fait est entré en contact avec d’autres formes de vie et de travail, jouit indéniablement d’un prestige lorsqu’il retourne dans son village ou son bourg natal.

10Nous avons établi un tableau comparatif entre cinq séries de dirigeants permettant de mesurer l’impact du nationalisme par l’intermédiaire de ses responsables, dans les différentes régions d’Algérie.

  • 4 L’Algérie et le Sahara, I.E.P., 1958-1959, p. 160.

11Si l’on peut véritablement parler d’une « Etoile kabyle » comme le souligne Letourneau4, elle n’existe que dans l’immigration en France et essentiellement pour les dirigeants de la période 1933-1935. Le transfert du siège du P.P.A. en 1937 à Alger une fois opéré, nous pouvons observer que les membres du Comité central (entre 1946 et 1953) sont originaires de toutes les régions d’Algérie, à l’exception des Territoires du sud. Le mouvement affirme nettement sa coloration citadine avec la prédominance d’Alger.

  • 5 Sur les chiffres, les archives d’Aix, 9 H 51 consacré à l’implantation du P.P.A. dans les sections (...)

12La région des Aurès-Constantinois vient se placer tout près de la Kabylie au niveau des pourcentages. Cette dernière remarque, signale la progression dans le Constantinois, mais ne la traduit qu’imparfaitement. Après les événements de mai 1945, cette région s’affirme comme « la place forte » du nationalisme, puisqu’on recense plus de 4 000 militants sur les 18 000 au total que l’organisation compte en 19525. La tournée que Messali accomplit en avril-mai 1952, à Oued Zenati, Guelma, Souk-Ahras, Skikda, El Arrouch, rassemble des foules considérables, énormes, provoquant le 24 avril 1952 l’expulsion de Messali du département de Constantine. Dans cette série consacrée aux membres du Comité central, l’Oranie n’arrive qu’en dernière position, et si l’on enlève la ville de Tlemcem (avec Memchaoui, Messali), la proportion est encore plus faible.

13Dans la comparaison entre les séries, « messaliste » et « activiste », un point de convergence apparaît : « l’effondrement » de la Kabylie dans les instances de direction de ces deux courants (respectivement 4 % et 5 %). Cela peut s’expliquer par la position adoptée par les dirigeants kabyles lors de la crise du M.T.L.D., hésitant à s’engager franchement dans le courant activiste et soutenant le courant messaliste jusqu’au Congrès d’Hornu. Dans le courant messaliste, la représentation politique issue du Congrès d’Hornu traduit bien la prépondérance de l’Algérois (43 %) et de la ville d’Alger, contrôlée largement par les partisans de Messali.

14L’Oranie (32 %) arrive en deuxième position marquant par là l’influence, le rôle personnel joué par Messali. Par contre, la faiblesse de la Kabylie et surtout des Aurès-Constantinois (14 %) préfigure l’isolement que va connaître l’organisation messaliste, dans l’insurrection armée après le 1er novembre 1954. Enfin, le courant messaliste est le seul à avoir dans sa direction, des responsables issus du sud (7 %). Egalement sur ce plan, cette indication annonce l’avenir, le sud restant longtemps la seule région où les messalistes conserveront une influence au plus fort de l’affrontement avec le F.L.N.

Tableau : Lieu de naissance des membres de la direction (1926-1954) pourcentage par régions (source : indications dictionnaire biographique)

Tableau : Lieu de naissance des membres de la direction (1926-1954) pourcentage par régions (source : indications dictionnaire biographique)

15L’élément marquant, la différence essentielle avec toutes les autres séries, pour ce qui concerne le courant activiste, réside dans la surreprésentation des Aurès-Constantinois. Une simple énumération des dirigeants nés dans cette région permet de mesurer l’ampleur du phénomène :

16Badji Mokhtar ; Benabdelmalek Ramdane ; Benaouda Ben Mostefa ; Ben Boulaïd Mostefa ; Ben M’Hidi Larbi ; Ben Tobbal Lakhdar ; Bitat Rabah ; Boudiaf Mohammed ; Boussouf Abdelhafid ; Mechati Mohammed ; Souidani Boudjemaa ; Zighoud Youssef.

17La répression consécutive au démantèlement de l’O.S. en 1950, et la dispersion des « clandestins » du Constantinois dans toute l’Algérie (Ben Abdelmalek, Bitat, Souidani...) constituent des explications essentielles mais non point uniques. Le poids de la population rurale constantinoise dans l’organisation est bien plus fort que dans l’Algérois et l’Oranie.

  • 6 Réflexions citées par M. Harbi, op. cit., et M. Téguia, L’Algérie en guerre, p. 168.

18Les cadres du M.T.L.D. dans le Constantinois, nombreux dans les petits bourgs, lieux intermédiaires entre la ville et la campagne, demeurent très en prise avec la réalité sociale et politique du monde rural. Citadins des petites ou moyennes agglomérations urbaines, ils gardent des racines paysannes parmi les parents ou grands-parents des douars environnant les villes ou les villages. Bien que messalistes pour la plupart, mais confrontés à des demandes pressantes venant de la paysannerie (« Assez de paroles, donnez-nous des armes ! », « A quand le grand jour ? »)6, ils basculeront plus facilement vers les thèses activistes. Les Aurès et le Constantinois resteront pendant deux années, jusqu’à la mort de Ben Boulaïd et de Zighoud Youssef en 1956, les lieux les plus sûrs du développement de l’insurrection. Les lieux de naissance des membres du Comité central (1946-1953) permettent de dégager une autre indication : la prépondérance des petites et moyennes villes, des gros bourgs. Au total, les lieux de naissance constituent des indications précieuses sur l’évolution qui touche l’Algérie dans le premier quart du xxe siècle au niveau des rapports villes-campagnes, et permettent d’établir une correspondance avec des lieux d’implantation et de développement du nationalisme. Il nous faut maintenant examiner la trajectoire sociale des militants accédant à des postes de responsabilités.

ORIGINES SOCIALES, REPRÉSENTATION PAYSANNE

19Nous avons pu établir l’origine sociale (professions, métiers exercés par le père, situation de famille) pour 27 membres ayant appartenu au Comité central du P.P.A.-M.T.L.D. (1946-1953). La majorité d’entre eux sont d’origine rurale, fils de petits fellahs ou gros propriétaires fonciers.

20Mais force est de constater que l’entrée dans le P.P.A. ne les dispose pas à être des candidats à la propriété, songeant à l’acquisition, concevant l’existence sous l’aspect de petits propriétaires prévoyants et économes. L’entrée dans le P.P.A. marque bien plutôt une rupture avec le milieu d’origine. Les tracas dus à la répression et souvent l’adoption d’un mode de vie clandestin, conduisent à d’autres comportements.

21D’autre part, avec l’apparition des métiers détachés de la terre, à caractère urbain, le départ vers les gros bourgs, les villes algériennes ou la France, l’accomplissement du service militaire, l’acquisition de connaissances par l’école ou par l’organisation, la frontière ruraux-citadins tend à s’établir plus nettement.

  • 7 Chiffre extrait d’un tableau de composition socio-professionnelle de 48 membres du C.C., Professio (...)

22Quelques-uns seulement restent attachés au métier de la terre (Bouka-doum Boulkeroua, et dans une moindre mesure Ben Boulaïd). Et l’on reste ainsi frappé par la faiblesse de la représentation paysanne (6,1 %)7 dans le Comité central de l’organisation nationaliste, alors que la population algérienne est formée à 70 % de paysans. La conception qui prédomine est celle d’une paysannerie force d’appui et non force motrice. Il faut préciser un autre élément de décalage par rapport à la réalité sociale algérienne. Les dirigeants nationalistes, encore rattachés directement à la terre, appartiennent à la catégorie bien particulière de paysans aisés qui ont pu exploiter les terres abandonnées par les autres, parce qu’ils avaient conservé des moyens de production (bétail) et fait fructifier des revenus venant de la propriété urbaine, d’instruments de production et d’immeubles.

CARACTÉRISTIQUES COMMUNES DANS LES TRAJECTOIRES DES MEMBRES DU COMITÉ CENTRAL

23Avant d’opérer le découpage des groupes d’âge et d’établir la corrélation avec les événements décisifs traversés, il nous semble nécessaire de livrer quelques caractéristiques essentielles à la compréhension de la trajectoire des dirigeants nationalistes (membres du C.C.).

  • L’instruction par l’école française se retrouve dans tous les itinéraires des membres du Comité central (1946-1953). La date charnière qui sert de point de repère, c’est le certificat d’études. On s’en souvient, qu’on le possède ou non, il marque la rupture enfance/travail. L’école est perçue d’abord et surtout comme un moyen de quitter les zones rurales, comme un moyen d’ascension sociale dans une société bloquée par la colonisation, comme une voie qui permettra ultérieurement l’accès à la prise de conscience nationale.
  • Le service militaire est une date-rupture que l’on retrouve dans nombre de biographies. Située après les années « d’apprentissage », l’armée coloniale s’offre comme un recours contre le déclassement social, celui des grandes et des moins grandes familles, celui de la paysannerie en ruine. Krim Belkacem entre dans l’armée en devançant l’appel de sa classe, le 1er juillet 1943. Le 26 novembre 1944, il est nommé caporal-chef au premier régiment de tirailleurs algériens. Démobilisé le 4 octobre 1945, il revient vivre à Dra-El-Mizan où il occupe le poste de secrétaire auxiliaire de la commune. Mobilisé en 1939, Mostefa Ben Boulaïd fait la guerre dans l’armée française, est réformé pour blessure en 1942, puis remobilisé en 1943-1944 à Khenchela. Adjudant rendu à la vie civile, il devient président de la corporation des marchands de tissu de l’Aurès. Effectuant son service militaire en 1937, Ahmed Ben Bella est démobilisé en 1940, puis rappelé en 1943. Adjudant des Tabors au 14e régiment des tirailleurs algériens, décoré de la médaille militaire à la suite de la campagne d’Italie, il devient conseiller municipal dès son retour à Marnia sur une liste nationaliste.
  • Pour de nombreux militants d’origine rurale, le service militaire constitue également le premier déplacement en dehors de leur région. Il marque le passage de l’univers de la campagne à celui de la ville. Volontaire ou contraint, il a opéré ainsi sur des générations comme une formidable préparation à l’émigration. Ce mécanisme nous est révélé, avec force détails dans les Mémoires originaux de Messali Hadj qui consacre deux cahiers entiers à cet événement !
  • L’adhésion à l’organisation nationaliste marque pour les militants un changement de vie, reste un moment mémorable. L’adhésion ne se produit pas dans les mêmes circonstances pour tous. Pour beaucoup, dont l’influence d’un père patriote est déterminante, elle va de soi. On embrasse la cause nationaliste à la suite d’une tradition familiale de résistance. L’appartenance à un mouvement de jeunesse (en particulier les Scouts musulmans algériens) est un prélude à l’entrée dans le mouvement national. Ce sont des grands événements politiques (désillusions à l’égard du Congrès musulman en 1936-1938, constitution des A.M.L., événements de 1945) qui sont à l’origine de l’entrée dans l’organisation, et non simplement des faits économiques (licenciement, chômage, luttes pour le salaire).
  • La répression, subie par tous, est une autre constante. Elle rythme les changements de lieux, détermine les orientations politiques, provoque les interruptions qui écartent de la direction, du centre où s’élabore la prise de décision. A observer tant d’itinéraires marqués par les condamnations, poursuites, jugements, l’on se met à penser que la prison reste le lieu de « passage obligé » pour un militant nationaliste dans la société coloniale. La prison, le bagne, la résidence forcée : là se fortifient les convictions, s’enracinent les certitudes acquises dans les combats antérieurs, s’opère le brassage des connaissances par la transmission des expériences des plus « vieux » en direction des plus « jeunes ». Dans la prison se nouent également des formes de complicités politiques. Ainsi la direction emprisonnée en 1939 se montre homogène dans son refus des propositions émanant du régime de Vichy, et résolue à combattre les initiatives visant à demander l’aide de l’Allemagne pour parvenir à l’indépendance de l’Algérie8.
  • Pour tous ces militants devenus dirigeants, l’accès à des responsabilités dans l’organisation constitue à la fois une revanche, une réparation et une vengeance. Une revanche sur leur peu d’instruction ou les difficultés pour l’acquérir ; une réparation, car à travers eux, des Algériens non reconnus par la société coloniale, prennent la parole ; une vengeance sur les brimades, les vexations, la misère subies par eux ou par leur père. L’impossibilité d’une « carrière » sociale, les sacrifices qui éloignent de la famille ou des proches camarades, les conduisent dans un engagement où s’effacent les repères de la vie personnelle. Professionnels de la politique, ils identifient leur vie à la construction de l’organisation nationaliste.
  • Tous, enfin, ont milité très jeunes, dans les mouvements de jeunesse, associations culturelles, syndicats ou organisations nationalistes. La moyenne d’âge d’entrée dans le mouvement national, calculée sur 31 dirigeants membres du Comité central à partir de l’année d’adhésion, est de 21 ans. Ainsi, adhérent à l’organisation entre l’âge de 15 et 20 ans : Belaïd Abdesslam ; H. Ait Ahmed ; A. Boudjerida ; A. Mahsas ; M. Memchaoui ; M. Taleb ; H. Lahouel ; A. Bouda ; T. Boulharouf ; Djilani ; Reguimi... Dans les trois courants qui vont se différencier en 1954 (messaliste, centraliste, activiste), les dirigeants disposent donc d’une solide expérience politique. Preuve s’il en fallait, que le 1er novembre n’est pas le produit d’hommes dépourvus de traditions, de mémoire et d’expérience politiques.

LA DIFFÉRENCIATION PAR L’ÂGE, LES TRADITIONS, L’EXPÉRIENCE POLITIQUE

24Le rappel du passé constitue un événement dans la mesure où il est reconnu comme suffisamment important pour justifier une action à entreprendre. La mémoire politique se fixe sur les temps de combat du passé et sélectionne ses séquences en fonction du présent. Les points de repère différent suivant les militants, et appartiennent à la fois à toute la société ou demeurent plus limités à un groupe politique donné. De par leur âge, non seulement les dirigeants n’ont pas traversé les mêmes événements, mais par leur passé commun (tous ont vécu la 2e Guerre mondiale), ils ont traversé des mêmes situations à des âges différents, avec une expérience différente.

  • Un seul membre du Comité central du M.T.L.D. en 1953 a connu la création de l’Etoile-Nord-Africaine et traversé toute la période du nationalisme algérien, depuis ses débuts. Il s’agit de Messali. Mobilisé comme soldat colonial à la fin de la « Grande Guerre », émigré en France, il est également le seul membre de la direction a avoir été adhérent du P.C.F., au moment de la guerre du Rif. Connaissant de l’intérieur le mouvement ouvrier français, prenant ses distances avec lui sans rompre pour autant (notamment avec l’aile gauche de la S.F.I.O.) il imprime au mouvement national des formes d’organisation, une pratique d’action de masse héritées de cette période. Par réaction de rejet devant le cours politique suivi par le P.C.F. il se voue pour partie aux valeurs arabo-islamiques. Dans sa démarche, sont déjà contenus tous les ingrédients qui vont donner la base au développement de l’idéologie populiste nationaliste.
  • Un seul, Radjef Belkacem, a rejoint le mouvement national au moment de « sa traversée du désert » en 1930. L’E.N.A. est alors dissoute, ses militants dispersés, son isolement est total par rapport au mouvement ouvrier français. Il faut serrer les rangs, compter ses partisans, recruter un à un les nouveaux adhérents. Radjeff entre dans l’E.N.A. en étant sensibilisé par d’autres thèmes, d’autres influences provenant notamment du monde arabe, de l’Algérie (interdiction de prêcher dans les Mosquées, échec du Congrès de Jérusalem en 1931) même s’il reste lui aussi un militant formé dans l’immigration au contact de l’univers industriel.
  • Onze responsables ont adhéré à l’E.N.A. dans la période qui va de sa renaissance en 1933, à sa dissolution par le Front Populaire en 1937. Mais sur ces onze hommes, trois seulement sont issus de l’émigration : M. Boukadoum, M. Boulkeroua, A. Filali. Les huit autres sont entrés à l’Etoile, en Algérie, entre 1933 et 1936. Mahmoud Abdoun, A. Bouda, M. Khider, A. Mezerna et M. Taleb adhérent au mouvement national à Alger. Typographe, employés de bureau et surtout traminots, ils font partie de la catégorie du salariat qualifié, disposent d’un emploi stable, et militent dans le mouvement syndical. Ils accèdent rapidement à des responsabilités avec M. Memchaoui de Tlemcen, A. Boudjerida de Guelma, H. Lahouel de Skikda, premier dirigeant « intellectuel » à devenir permanent lors du passage de Messali à Alger dans l’été 1936. Les membres de ce groupe des 11, sont nés entre 1907 et 1917. Les plus jeunes, M. Taleb, M. Memchaoui et H. Lahouel ont donc 20 ans en 1937 ; les plus âgés, A. Bouda, A. Mezerna ont 30 ans à la même date, c’est-à-dire à la dissolution de l’Etoile et la proclamation du P.P.A. Ce groupe a comme caractéristique de n’avoir pas été affecté par « la Grande Guerre », ses conséquences. C’est avant tout la période 1933-1936 qui transforme leur existence : celle de la crise économique qui les atteint dans leurs premières années de travail, et surtout la « montée » vers le Front Populaire. Ces onze, auxquels il faut rajouter Messali et Radjeff, forment le noyau des pionniers de l’E.N.A., membres de la direction en 1946. Pour la plupart, travailleurs ou artisans qualifiés, disciplinés par le salariat, ils matérialisent le lien du nationalisme en Algérie et l’émigration ouvrière en France.
  • Neuf membres appartenant au Comité central (1946-1953) ont adhéré entre 1937 et 1939. C’est la « période héroïque » du P.P.A., celle de son développement foudroyant sur le sol algérien. Plus aucun, dès cette période, n’a été recruté par l’intermédiaire de l’émigration. Cette montée du nationalisme s’opère au moment de l’échec du projet assimilationiste. La reculade du Front Populaire devant la pression des « prépondérants » hostiles au projet de Blum-Violette renforce la cause nationaliste. En 1938, c’est l’éclatement du Congrès Musulman, Abbas se sépare de Bendjelloul, les Oulemas renoncent au programme politique de ce Congrès.

25L’élection au Conseil général de 1939 de M. Douar, receveur de tramways, militant du P.P.A. révèle l’essor du Messalisme. L’Algérie Française est en question. Le mot d’ordre du « Peuplement Algérien » avancé par le P.P.A. passe au premier plan des revendications. Nés entre 1913 et 1917, ces neuf ont tous entendu parler du discours de Messali au stade d’Alger en août 1936 annonçant l’indépendance de l’Algérie. Cet événement et d’autres (arrestation des dirigeants nationalistes à Alger, élections cantonales de 1937, premiers défilés du P.P.A. en Algérie) motivent l’entrée dans le mouvement national en pleine extension. Avec eux nous commençons à quitter le domaine du salariat, pour toucher la catégorie des commerçants et surtout des professions libérales, étudiants, instituteurs. Houari Souiyah sera représentant de commerce, L. Debaghine accomplit ses études et deviendra médecin, Djilali Embarek sera instituteur à St-Arnaud. Leur présence exprime la modification sociale qui affecte l’organisation nationaliste.

  • Au total, 22 membres ayant participé au Comité central entre 1946 et 1953, ont connu ou déjà occupé des postes de responsabilités dans l’organisation nationaliste dans la période de l’entre-deux-guerres.
  • Aucun responsable n’adhère au P.P.A. entre 1940-1941, années de clandestinité totale, de reflux, de répression sous le régime de Vichy. Il faut attendre l’année 1942 pour que de nouveau s’opère le processus d’adhésion massive à l’organisation.
  • Entre 1942 et 1944, vingt cinq militants, qui, à peine 3 ou 4 ans plus tard vont entrer au Comité central, adhèrent au P.P.A. C’est la période décisive des mutations qui va culminer avec la constitution des A.M.L. le 14 mars 1944 où partisans d’Abbas, Oulemas et Messalistes s’unissent. Ils rentrent à la fois dans une organisation de masse, et une organisation qui érige les règles de la clandestinité en méthode de fonctionnement. Plus de la moitié du Comité central du M.T.L.D. va donc être composée d’une génération d’hommes toute tendue vers l’action clandestine, éclipsant la génération des pionniers. Ils sont jeunes, car nés entre 1920 et 1926, sont originaires de gros bourgs ou villes intermédiaires d’Algérie dont nous avons déjà signalé l’importance. Beaucoup sont étudiants et leurs origines sociales différent de celles des militants précédents. Pendant la Seconde Guerre mondiale en particulier, les idées du P.P.A. commencent à pénétrer dans les lycées, écoles, universités. Ben Bella prend contact avec le P.P.A. au collège de Tlemcen ; Ben Khedda découvre le nationalisme au lycée de Blida, ainsi que Yazid, etc.. Les Medersas constituent également des lieux de diffusion du nationalisme populiste. Les écoles formées par les oulemas deviennent des places fortes du messalisme avec Cheikh Larbi Tebessi, Chadly Mekky, Brahim Mezhoudi.

26Une fraction limitée mais importante socialement de « l’intelligentsia », dans une situation où les organisations du mouvement ouvrier (et principalement le P.C.A.) n’ont pas de projet indépendantiste, rejoint les rangs du nationalisme. Le P.P.A. – M.T.L.D. peut représenter pour cette couche un moyen d’ascension sociale, dans la mesure où il devient l’organisation majoritaire, surtout après 1945 et les élections municipales de 1947.

  • 9 Chiffres/pourcentages extraits du tableau de composition socio-professionnelle de 48 membres du C. (...)

27De plus en plus près du centre où s’élabore la politique, souvent responsables de la presse de l’organisation (Ben M’hel pour l’Algérie Libre, Mehri pour la presse arabe du mouvement, Louanchi Salah pour la Voix des Jeunes), les diplômés et jeunes étudiants (27,1 %) refoulent les autres responsables vers les organismes d’exécution. Leur présence massive dans la direction existe simultanément à celle d’autres couches sociales, comme les professions libérales (12,5 %)9, c’est-à-dire les avocats (Hadj Saïd Cherif), dentistes (Derdour Djamel), professeurs (M. Mahfoudi), Demaghlatrous (interprète). Les années de la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences, voient l’apparition d’une génération qui achève ses études en France, celle du dirigeant nationaliste algérien d’un type nouveau, inconnu jusque là. Son âge, son origine sociale le différencient à la fois des vieux pionniers de l’immigration, et des militants algériens d’avant 1939.

  • Cinq militants (dont Ben Bella et Ben Boulaïd) entrent dans l’organisation après les événements de mai 1945 dans le Constantinois. Pour eux, comme pour ceux du groupe précédent, ils sont directement touchés par la guerre qui a modifié leur itinéraire (mobilisation, crise économique, découverte de l’Europe). Pour tous, la fin de la guerre, pourtant porteuse d’espoirs, se termine par les événements de mai 1945. Aucun compromis n’est possible avec la présence française. Ils n’auront de cesse de clamer cette volonté de rupture en s’appuyant, pour certains, sur l’exemple des A.M.L., seule expérience de mouvement de masse connu dans leur jeunesse.
  • L’analyse des principales phases fait apparaître diverses formes de succession des générations à la direction. Trois grands pôles historiques vont bouleverser les centres de décision de l’organisation, renouveler la direction et les méthodes de fonctionnement, atteindre la masse des militants. Ces trois pôles peuvent être considérés comme suit :
  • La génération issue de la « Grande Guerre » et son cortège de conséquences : l’émigration, la découverte du mouvement ouvrier français, la guerre du Rif en 1925, l’apprentissage des mots d’ordre (« Droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes », « Indépendance », « Constituante Souveraine ») et des formes d’organisation.
  • La génération qui émerge avant, pendant et après le Front Populaire, sur le sol algérien : la fin des illusions assimilationnistes, le recours aux valeurs arabo-islamiques pour justifier l’action à entreprendre, la méfiance à l’égard des « élites » et la sacralisation du « peuple », toutes classes sociales confondues, porteur de l’avenir.
  • La génération issue de la Seconde Guerre mondiale et les événements de mai 1945 : la nécessité d’utilisation de la forme clandestine d’organisation, et allant plus loin que leurs prédécesseurs, l’obligation pour certains du passage à la lutte armée pour résoudre les problèmes.

28Dans l’enchaînement des générations apparaissent plusieurs noyaux de direction :

  • Le noyau de direction, à direction communiste, autour de Hadj Ali Abdelkader, avec Messali Hadj, en 1926 dans la première E.N.A.
  • Le noyau de direction, uniquement nationaliste, autour de Messali Hadj, avec Imache Amar et Radjef Belkacem, à partir de 1933. Les dirigeants sont essentiellement originaires de Fort National en Kabylie.
  • Le noyau de direction toujours autour de Messali, avec des responsables originaires de Tlemcen (Guenaneche, Marouf, Memchaoui, Benosmane) et les salariés d’Alger (Mezerna, Mestoul, Douar, Dechouk,...) entre 1936 et 1938.
  • Le noyau de direction du P.P.A. clandestin entre 1939 et 1943, où émerge la personnalité de Lamine Debaghine, avec A. Filali, A. Bouda, A. Mezerna et Khellil.

29Au-delà de cette classification de niveau de groupes, cohabitent un noyau de direction stable avec d’autres, plus « instantanés ». Le noyau central stable est composé de Messali – Imache – Radjeff de 1933 à 1935, de Messali – Kahal – Filali de 1936 à 1939, de Lamine – Mezerna – Filali de 1939 et 1943.

30A travers le passage entre les différents groupes de direction (dont la figure centrale demeure Messali) s’élabore la mémoire collective de l’organisation nationaliste dont l’unité repose sur trois temps :

  • Le premier s’étend des origines (création en 1926 et renaissance de l’E.N.A. en 1933) à la première manifestation publique sur le sol algérien (discours de Messali au stade d’Alger en août 1936).
  • Le second, c’est le temps-rupture (dissolution de l’E.N.A., guerre mondiale, massacres de mai 1945).
  • Le troisième temps est celui du présent qu’ils vivent, des décisions à prendre (création du M.T.L.D. en 1946, présentation aux élections et création de l’organisation para-militaire, l’O.S.).

31Lorsque s’ouvre la crise du M.T.L.D. en 1952, ces trois temps sont réactivés en fonction de la prégnance du présent. En s’axant sur le premier, il s’agit de ne pas effacer les luttes héroïques des pionniers d’autrefois, de s’affirmer face aux autres, de pratiquer une certaine forme d’alliance avec le mouvement ouvrier français. En privilégiant le second, on met davantage l’accent sur la fin de l’isolement par la constitution des A.M.L., la priorité est donnée à la recherche de l’unité avec les autres formations politiques algériennes. En choisissant de privilégier le troisième, on insiste sur l’articulation entre luttes politiques et luttes armées. Bien entendu, ces trois périodes ne sont pas contradictoires les unes par rapport aux autres et l’on peut les retrouver enchevêtrées, produisant les réflexes politiques collectifs.

CARACTÉRISTIQUES DES TROIS GROUPES ET DIVERGENCES POLITIQUES

32L’analyse des conditions qui ont produit différentes générations de dirigeants, si elle permet de révéler des diversités, n’est pas suffisante. Des responsables appartenant chronologiquement à une même phase d’entrée dans l’organisation ou d’accession à des responsabilités, sensiblement du même âge, peuvent différer en tout dans leurs comportements, leurs choix. Inversement des dirigeants séparés dans le temps peuvent être relativement proches les uns des autres comme si les plus anciens avaient été des précurseurs tant pour la genèse de leur engagement politique que pour l’itinéraire et les choix politiques.

33Ainsi l’examen des trois directions qui vont se différencier en 1954 (messaliste, centraliste, activiste) permet-il de noter les éléments suivants :

  • Dans la direction du courant messaliste (C.N.R. Hornu, juillet 1954) le plus jeune (Bensid) a 22 ans en 1954 et les plus âgés (Messali Hadj, Belkacem Elbaïdaoui) 58 ans à la même date. Ce qui unifie avant tout les militants, c’est leur opposition aux autres organisations, assimilationniste, réformiste et surtout P.C.A. ; le combat livré pour l’affirmation de l’organisation indépendantiste. Leur mémoire ne commence pas avec 1945 et la création du M.T.L.D. Ils posent au plan programmatique, le maintien du mot d’ordre de Constituante, se veulent les héritiers d’une tradition qui commence avec l’Etoile. Ces hommes se sentent retenus les uns aux autres par un lien trop fort de références historiques et programmatiques pour que l’attrait de l’inconnu suffise à les toucher. Aucune circonstance extérieure ne vient troubler cet enchaînement d’habitudes massives.
  • Dans la direction du courant activiste, le plus jeune (O. Belouizdad) a 26 ans en 1954, le plus âgé (M. Ben Boulaïd), 37 ans. Un seul de leurs membres, M. Khider (âgé de 42 ans en 1954) qui les rejoindra à la veille du 1er novembre, a connu l’Etoile en 1936 et a été mêlé à l’affaire du hold-up de la poste d’Oran, au démantèlement de l’O.S. Ce fait n’est pas sans importance. Car ce qui les soude, c’est que tous, sans exception et quelque soit leur âge, ont fait partie de l’O.S., ont dû fuir, se cacher, pour éviter la répression. Le sens qu’ils donnent à la transmission de l’héritage légué par les pionniers du nationalisme se résume dans le recours à l’action directe. Pour tous, dans cette perspective, le contenu social de la crise qui frappe le M.T.L.D. leur échappe.
  • Dans la direction du courant centraliste, le plus jeune (Abdesslam Belaïd) a 26 ans en 1954, le plus âgé (A. Bouda), 47 ans. Beaucoup parmi eux ont connu l’Etoile y compris dans ses débuts difficiles et dans l’émigration, comme Radjef. Dans le processus de légitimation du groupe centraliste, leur rôle est donc considérable. Mais à la différence des messalistes (qui ont également connu en nombre la période d’avant-guerre), leur mémoire privilégie les périodes unitaires au détriment des périodes d’affrontement. Nous sommes là, clairement, en face d’un groupe qui a besoin, parce que expression de forces sociales nouvelles dans l’organisation, de renier ce passé d’affrontements. L’archivation de ce passé se fait donc de manière sélective et au mot d’ordre de Constituante, va se substituer celui de Congrès National Algérien, lieu de « réconciliation » entre toutes les tendances.

34Il est donc logique de retrouver en 1955 tous les centralistes dans le F.L.N. lorsque ce dernier va affirmer sa physionomie politique. Les centralistes poursuivent sur une orientation amorcée dès 1953. Pour mieux étayer notre démonstration, lisons ce qu’écrivait A. Kouane, le 22 octobre 1954, dans la Nation Algérienne :

  • 10 « Réalisons ce Congrès National Algérien » par A. Kouane in La Nation Algérienne, n° 8, 22 octobre (...)

« Est-ce que le Congrès National Algérien (C.N.A.) doit aboutir à la disparition des partis et mouvements algériens ? Pour l’immédiat tout au moins, nous estimons que la question ne se pose pas. Le C.N.A. doit, au départ, rassembler des Algériens non organisés et des organisations. Pendant les premiers temps les participants apprendront à mieux se connaître et à restaurer entre eux la confiance indispensable à la réussite de toute union. Plus tard, et selon le résultat que donnera l’expérience du C.N.A., la question pourrait être examinée, (souligné par nous). Alors chacun donnera son point de vue »10.

35La perspective tracée, celle de la dissolution des partis dans un rassemblement large, ne va-t-elle pas précisément se réaliser dans la constitution du futur F.L.N. ? Se réfugiant dans la continuité rassurante du passé, Messali pour sa part refusera de diluer ses propres objectifs dans un vaste front. Avec les centralistes, les stratégies politiques se répartissent autrement, se concentrent autour du point privilégié de « rassemblement ». Ils organisent ainsi la mémoire nationaliste autour d’un certain nombre « d’oublis » fondamentaux : l’oubli des ruptures avec le Congrès Musulman en 1936, des affrontements avec les réformistes, le P.C.A. La mise en place d’une mémoire qui gomme ces ruptures de temps, organise une célébration nouvelle, celle de l’unité à tous prix.

36Signalons, enfin, que ces trois tendances ne sont pas « étanches » les unes par rapport aux autres. Des passages d’une tendance à l’autre vont se produire en fonction de différents facteurs qui recoupent le choix pour la lutte armée ; la combinaison entre lutte armée et lutte politique ; la primauté du politique conçue dans l’exclusion du recours à la lutte armée. Ces attitudes recoupent elles-mêmes d’autres préoccupations panarabistes, panis-lamistes ou laïques...

LA MISE EN RETRAIT AVANT LA CRISE OUVERTE

37Si la période de l’entre-deux-guerres est un moment essentiel de construction d’une direction grâce à l’immigration et, dans une certaine mesure, d’influences et d’emprunts au mouvement ouvrier français, il n’en est plus de même après 1945. Pendant la Seconde Guerre mondiale, une grande partie de la direction se retrouve dispersée par l’exode, la répression, les prisons. Des années qui comptent double tant le cours des événements y est précipité. Quelques-uns reprennent leur place avec le souvenir d’autrefois. Entre les générations précédentes, l’absence n’a pas détruit les liens cimentés par les combats antérieurs, mais elle les a relâchés. Ceux qui retrouvent la direction ne voient plus les mêmes dirigeants qu’avant leur départ. Malgré les écarts chronologiques réduits, des différences de nature très diverses se produisent au plan des formes d’organisation, du vocabulaire politique.

38Et pour ceux qui sont actuellement en place, la guerre a fait suspendre les habitudes pesant sur eux. La direction qui se constitue entre 1943 et 1946 émerge comme un groupe bien cohérent construisant sa propre histoire, avec ses rivalités, tensions ; détaché des origines de l’immigration, il est devenu spécifiquement « algérien ». Si les caractères traditionnels hérités de la période précédente persistent dans la direction en 1946 et demeurent toujours les plus frappants, ce sont des survivances bien menacées. Le passé se défend (refus des alliances, affirmation de l’organisation, défiance des « élites » et appui sur le peuple) mais la perturbation économique sociale et politique affecte toute la structure de l’organisation. Vivant au milieu d’activités variées, soupçonnant l’évasion possible hors de leur condition sociale par les études qu’ils entreprennent ou les fonctions qu’ils occupent, de nouveaux dirigeants découvrent d’autres mœurs, d’autres possibilités d’actions politiques. Ils perçoivent le retour des « anciens » comme le retour de la rudesse politique. Plus « critiques », plus « raisonneurs », en fait la recherche de raccourci politique prédomine dans leurs analyses. Le lent travail collectif, patient, leur paraît dépassé. Le tournant de 1945 joue à cet égard plus un rôle d’accélérateur que de révélateur et précipite la mise en retrait du groupe construit dans l’entre-deux-guerres autour de Messali.

Note

1 E.N.A. : Etoile nord-africaine, créée en 1926 ; P.P.A. : Parti du peuple algérien, créé en 1937 ; M.T.L.D. : Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, créé en 1946. Tous les acteurs du 1er novembre 1954 sont issus de cette dernière organisation.

2 En particulier, M. Harbi : Le F.L.N., mirage et réalité, J.A., 1980.

3 Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien, S.N.E.D., 1980.

4 L’Algérie et le Sahara, I.E.P., 1958-1959, p. 160.

5 Sur les chiffres, les archives d’Aix, 9 H 51 consacré à l’implantation du P.P.A. dans les sections A.M.L. ; étude de Letourneau : « L’évolution politique de l’Algérie », Cheam, p. 24 ; Thèse J. Zagoria, The rise and the fall of the movement of Messali, HADJ, p. 71 ; M. Harbi, op. cit.

6 Réflexions citées par M. Harbi, op. cit., et M. Téguia, L’Algérie en guerre, p. 168.

7 Chiffre extrait d’un tableau de composition socio-professionnelle de 48 membres du C.C., Professions, activités avant la « permanentisation ». Etabli par l’auteur pour thèse de 3e cycle de sociologie : Approches biographiques et analyses des rapports sociaux, tome 1, p. 158, Paris, VII, 1984, 525 p.

8 Sur cet épisode de M. Kaddache, Histoire du nationalisme, tome II et C.R. Ageron « Contribution à l’étude de la propagande allemande pendant la seconde guerre mondiale » in R.H.M., n°7-8, janvier 1977, pp. 15-32.

9 Chiffres/pourcentages extraits du tableau de composition socio-professionnelle de 48 membres du C.C., op. cit., p. 158.

10 « Réalisons ce Congrès National Algérien » par A. Kouane in La Nation Algérienne, n° 8, 22 octobre 1954.

Indice delle illustrazioni

Titolo Tableau : Lieu de naissance des membres de la direction (1926-1954) pourcentage par régions (source : indications dictionnaire biographique)
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