Chapitre 3. Les expériences de Benjamin Libet et leurs critiques
p. 101-113
Texte intégral
Premières expériences
1Dans leur article de 19831, Benjamin Libet et ses collaborateurs ont rapporté l’une de leurs expériences qui remettait profondément en question, selon Libet, la notion de libre arbitre. Il avait déjà été montré qu’un signal électrique généré au sein des aires motrices du cerveau, nommé « potentiel de préparation motrice » (ou « readiness potential ») avait lieu juste avant la réalisation d’un acte moteur simple, tel qu’une flexion de l’index. Cependant, la nouveauté des expériences menées par Libet a été de prendre en compte le rapport verbal des sujets, afin d’étudier les corrélations temporelles entre, d’une part, les données recueillies expérimentalement et, de l’autre, les informations que les sujets rapportaient concernant le moment auquel ils avaient pris conscience de leur décision d’effectuer le mouvement.
2Libet et ses collaborateurs ont donc demandé à des sujets, dont l’activité cérébrale était enregistrée par un électroencéphalogramme (EEG) et l’activité musculaire par un électromyogramme, de fixer le centre d’une horloge, ou plus précisément d’un oscilloscope cathodique, dont le cadran était divisé en soixante démarcations représentant des intervalles de 43 millisecondes, soit un temps de révolution total de 2,56 secondes. Un point lumineux se déplaçait autour de ce cadran.
3Les sujets devaient ensuite laisser advenir spontanément un « besoin » ou une « intention » d’effectuer une simple flexion de l’index ou du poignet, sans aucune planification ou concentration sur un moment spécifique d’agir. Selon Libet, ce mouvement moteur simple constituait un exemple idéal d’acte volontaire libre, puisque la spontanéité de ce mouvement en garantissait le caractère endogène : il ne pouvait ainsi pas être déterminé par l’occurrence de stimuli externes. De plus, son absence de signification semblait également exclure l’existence de facteurs psychologiques qui en détermineraient l’occurrence.
4À l’issue de chaque essai, les sujets devaient rapporter à quel endroit du cadran se trouvait le point lumineux lorsqu’ils avaient eu conscience de leur décision d’agir. Or, les résultats de l’étude montrèrent que le « potentiel de préparation motrice » situé au niveau de l’aire motrice supplémentaire s’activait 550 millisecondes avant le début de l’acte moteur, et, fait le plus remarquable, 350 à 400 millisecondes avant le moment de la prise de décision consciente, rapporté ensuite par les sujets de l’expérience (ces données temporelles sont représentées sur la figure 1 ci-dessous).
Figure 1 : extraite de LIBET, B. « Do we have free will ? », Journal of Consciousness Studies, 1999, 6, No 8-9, p. 51.

5La régularité avec laquelle ce potentiel de préparation motrice précédait de plusieurs centaines de millisecondes la prise de conscience de l’intention d’agir a amené Libet à conclure de ces expériences que nos intentions conscientes d’agir, du fait qu’elles apparaissent tardivement dans le processus qui mène à l’effectuation de l’action, ne peuvent en être à l’origine. Il conclut néanmoins qu’elles pourraient, dans l’intervalle qui les sépare de la réalisation de l’acte moteur, exercer un veto. Ainsi, même si l’acte est initié de manière inconsciente par des processus cérébraux tels que le potentiel de préparation motrice, l’intention consciente pourrait empêcher que le processus aboutisse et mène à la réalisation effective de l’action.
6Or, l’interprétation faite par Libet de ses expériences semble relever d’une théorisation dualiste des rapports de l’esprit au cerveau : en effet, il conçoit l’exercice du veto comme le fait que la conscience intervienne de l’extérieur sur les processus cérébraux, sans être à la fois réalisée par eux. Or, si la conscience est identique à certains états cérébraux, il n’est pas étonnant que la prise de décision d’agir soit le résultat de processus cérébraux inconscients, tout comme il devrait également exister des précurseurs inconscients à la production du veto lui-même, mais nous reviendrons sur ces différents points lorsque nous étudierons les critiques adressées aux interprétations de Libet.
7D’autre part, Libet admet que ces expériences ne disent rien des cas où une action serait précédée par une délibération et une planification. Il se pourrait que la conscience d’agir puisse alors exercer un certain contrôle, ou être à l’initiative du déroulement de l’action, dans les cas où il y aurait eu une délibération antérieure, et non dans les cas de décisions spontanées ou « libres » au sens où l’entend Libet. Ces premières expériences ont été longuement discutées et nous examinerons les différentes interprétations qui en ont été données. Il convient néanmoins d’étudier auparavant les expériences plus récentes qui ont repris le protocole de Libet, tout en le modifiant légèrement afin de lui apporter des améliorations.
Expériences de John-Dylan Haynes
8John-Dylan Haynes, du Bernstein Center for Computational Neuroscience à Berlin, a quelque peu modifié le protocole utilisé par Libet. Dans l’article qu’il rédige avec ses collaborateurs en 20082, il montre que le potentiel de préparation motrice pourrait ne constituer qu’une activation préparatoire non spécifique, et qu’il serait alors impossible d’en déduire le déroulement ultérieur de l’action. Il a donc cherché à établir un protocole expérimental qui permettrait d’étudier une décision libre en ce qu’elle impliquerait un choix entre différentes options comportementales. Il serait ainsi possible de voir si l’activité cérébrale enregistrée permet de déduire l’option choisie par chaque sujet, en se basant uniquement sur l’activité cérébrale antérieure à la prise de décision consciente.
9La tâche consistait à choisir entre appuyer sur un bouton droit avec l’index droit, ou sur un bouton gauche avec l’index gauche. Outre ces modifications, Haynes a également critiqué le protocole expérimental utilisé par Libet en ce qu’il faut, selon lui, éviter d’avoir recours à un objet en mouvement, et notamment à un point lumineux se déplaçant sur un cadran, pour déterminer le moment où le sujet prend conscience de sa décision d’agir. Il montre ainsi que l’effet « flash lag » qui conduit à anticiper le mouvement d’un objet, et donc à extrapoler sa position comme étant légèrement en avance sur sa position réelle, peut fausser les mesures subjectives recueillies. Il a donc remplacé l’oscilloscope cathodique par des lettres qui défilent les unes après les autres devant les yeux des sujets (voir la figure 2). Ceux-ci doivent ensuite rapporter quelle lettre était présentée au moment où ils ont pris conscience de leur décision d’agir.
10Or, les expériences de Haynes ont montré que le potentiel de préparation motrice généré par l’aire motrice supplémentaire et identifié par Libet ne représente en réalité que les phases les plus tardives de la planification motrice. En utilisant non plus l’électroencéphalographie, mais l’IRM fonctionnelle, Haynes et son équipe ont pu montrer que deux aires corticales, autres que l’aire motrice supplémentaire, s’activent jusqu’à 7 secondes avant l’acte moteur du sujet. La première région est le cortex fronto-polaire, la seconde est localisée dans le cortex pariétal et s’étend du précuneus jusqu’au cortex cingulaire postérieur. Ces deux régions codent les informations relatives au choix de l’action à entreprendre, et il a ainsi été possible de prédire, au vu de leur activité, le choix que les sujets allaient faire avec 60 % d’exactitude. Le philosophe Eddy Nahmias, en évoquant ces expériences, note que « bien qu’étant statistiquement significatives, ces “prédictions” (en réalité des corrélations post-hoc), n’ont pu être obtenues qu’avec 60 % de précision (c’est-à-dire 10 % au-dessus du hasard3) ». Néanmoins, il a également été possible de prédire l’instant auquel l’action motrice allait avoir lieu, près de 5 secondes avant son occurrence, en se fondant sur l’information enregistrée dans l’aire motrice supplémentaire (qui est à l’origine du potentiel de préparation motrice) ainsi que dans l’aire prémotrice supplémentaire.
Figure 2 : extraite de SOON, C. et al., « Unconscious determinants of free decisions in the human brain », Nature Neuroscience, mai 2008, 11, 5, p. 543.

11Ces expériences montrent donc qu’une information prédictive du comportement du sujet est présente dans le cerveau jusqu’à 7 secondes avant l’acte moteur, ce qui permettrait de répondre à certaines objections formulées contre les expériences de Libet : il a été en effet montré que le délai temporel de 550 millisecondes était trop court pour écarter la possibilité qu’il y ait eu des erreurs dans le rapport des données relatives à la prise de conscience subjective de la décision d’agir. Une distinction fonctionnelle entre diverses aires cérébrales a également été observée, certaines aires codant pour les informations relatives au choix de l’action, les autres pour les informations relatives au moment où l’action allait être accomplie.
Discussion
12Les expériences de Libet ont donné lieu à un certain nombre de critiques : tout d’abord, le choix paradigmatique de l’acte volontaire libre, à savoir celui de fléchir le poignet, est apparu très réducteur, et non représentatif d’une décision réellement libre. Le libre arbitre ne réside pas nécessairement dans une capacité à effectuer un mouvement de manière spontanée, sans que celui-ci soit déterminé par aucune cause (que ce soit par un stimulus extérieur ou par des facteurs psychologiques internes), mais semble bien plutôt requérir la capacité à évaluer des raisons d’agir et à adapter son comportement en fonction de ces raisons, après avoir délibéré. Or, le type d’acte étudié par Libet et ses collaborateurs semble bien éloigné de cette définition du libre arbitre.
13Outre cette objection, les termes employés par Libet dans ses instructions données aux sujets qui ont participé à l’expérience, semblent prêter à confusion. Il emploie ainsi indifféremment les termes d’« envie », de « désir », d’« intention » et de « décision » d’agir. Or, dans un article de 1997, le philosophe américain Alfred Mele4 établit une distinction fondamentale entre ces différents termes, afin de montrer que le potentiel de préparation motrice identifié par Libet correspondrait effectivement à une impulsion, une envie d’agir inconsciente, qui parviendrait par la suite à la conscience, et deviendrait seulement alors une réelle « intention » d’agir. Eddy Nahmias va plus loin en soutenant que cette prise de conscience elle-même ne constituerait pas proprement une intention, mais seulement un désir d’agir. Il écrit qu’« il se pourrait que les sujets ne rapportent pas leur conscience d’une intention formée consciemment d’agir maintenant, mais plutôt la conscience d’une envie d’agir5 ». Cette interprétation est selon lui adaptée aux expériences de Libet, car la répétition de la tâche, qui est exécutée par séries de quarante essais, amène à une certaine forme d’automatisation, qui ne prête pas à une interprétation de l’acte en termes d’intentions. Timothy O’Connor6 formule également une critique du même ordre, en montrant que les instructions données aux sujets les invitent à attendre passivement qu’une envie d’agir se manifeste. Le fait qu’ils doivent rapporter le moment où ils prennent conscience de cette envie d’agir les met dans une position de spectateurs de leur propre action, ce qui expliquerait la survenue inconsciente du potentiel de préparation motrice, préalablement à la prise de conscience de l’intention, ou du désir d’agir formé passivement.
14Une seconde distinction, qui peut s’avérer utile dans le cadre de notre discussion, est celle qu’effectue John Searle dans son ouvrage intitulé L’intentionnalité – Essai de philosophie des états mentaux7, entre les intentions préalables et les intentions en action. Cette distinction a été reprise par d’autres philosophes, et notamment par Elisabeth Pacherie8, qui a formulé un modèle hiérarchique des intentions en trois moments : les intentions prospectives, les intentions immédiates et les intentions motrices. Or, les expériences de Libet se concentrent sur les deux derniers types d’intentions, à savoir celles qui sont les plus proches de l’action ou qui en font partie, pour le cas des intentions motrices. Elles ne prennent néanmoins pas en considération les intentions préalables, qui peuvent être par exemple la décision que prennent les sujets de participer à cette expérience, ainsi que leur acceptation des instructions formulées par Libet. Or, ces intentions conscientes vont être déterminantes pour le bon déroulement de la tâche à effectuer, et il se pourrait qu’elles soient par conséquent à l’origine des processus cérébraux inconscients étudiés par Libet. Le rôle de la volonté consciente dans le déroulement de nos actions ne serait donc pas totalement évacué, grâce à l’intervention des intentions préalables.
15D’autre part, Eddy Nahmias montre que si les expériences de Libet constituent une menace pour la notion de libre arbitre, ce n’est pas en vertu du fait qu’elles appuient le déterminisme causal. Selon lui, ces expériences ne disent rien du lien déterministe qui existerait entre l’occurrence du potentiel de préparation motrice et la réalisation effective de l’action, non plus que les expériences de Haynes ne peuvent prédire avec exactitude le choix des sujets au vu de leurs activations cérébrales. Avec un taux de prédictibilité de 60 %, il reste possible que les sujets aient eu la possibilité de choisir autrement. Ainsi, indépendamment de la question de savoir si les états cérébraux fonctionnent de manière déterministe ou indéterministe, le problème posé par les expériences de Libet concerne avant tout le statut des intentions conscientes, qui selon certaines interprétations ne seraient que des épiphénomènes, ne jouant aucun rôle causal dans l’effectuation de l’action.
16L’épiphénoménalisme de la volonté consciente est donc une hypothèse à prendre au sérieux, mais selon Nahmias, elle n’est pas non plus démontrée par les expériences de Libet. En effet, Libet lui-même admet la possibilité d’un rôle causal de la volonté consciente, notamment par l’exercice d’un veto lors des 150 millisecondes qui séparent l’intention consciente d’agir de l’effectuation de l’action. Nous avons vu néanmoins que cette interprétation est sujette à controverse, étant donné que Libet semble réintroduire ainsi une forme de dualisme. Si donc nous évacuons cette position dualiste, il n’en reste pas moins que les résultats de Libet ne remettent pas en question le rôle causal de la volonté consciente : si nous admettons que les processus conscients sont corrélés à des processus neuronaux, il est possible de concevoir que ces processus neuronaux soient eux-mêmes causés par des processus neuronaux antécédents, qui peuvent être inconscients, de même que des intentions conscientes encore antérieures peuvent également avoir une influence causale sur ces processus inconscients. Cela ne remet pas en question l’intégration des corrélats neuronaux de la volonté consciente au sein de la chaîne causale.
17De plus, Nahmias montre que même si les intentions conscientes immédiates étaient réellement des épiphénomènes, cela ne remettrait pas en question notre libre arbitre, c’est-à-dire notre capacité à exercer un contrôle rationnel sur nos actions. Il utilise pour cela la distinction que nous avons établie précédemment entre intentions prospectives et intentions immédiates afin de montrer que les actions volontaires nécessitent l’existence d’un rôle causal des intentions prospectives ou « plans » d’action, davantage que d’intentions immédiates. Ces plans d’action peuvent ainsi être suivis par l’effectuation de gestes automatiques, sans que cela remette en question l’efficacité causale de la volonté consciente. La conscience ne ferait que « contrôler » par la suite les mouvements qui s’exécutent en accord avec ces plans d’action définis préalablement.
18L’efficacité causale des intentions distantes d’agir n’est donc pas remise en question par les expériences de Libet. Nahmias écrit qu’« il n’y a simplement pas (encore) de preuves montrant que la délibération consciente, le raisonnement et la planification n’ont pas de tels effets sur ce que nous faisons, ou que le monitoring conscient de notre comportement n’est pas impliqué de manière critique dans la façon dont nous effectuons et ajustons nos actions9 ». Ainsi, ce ne sont selon lui pas seulement les intentions préalables, mais également le contrôle conscient ou « monitoring » des gestes amorcés inconsciemment qui pourraient avoir un rôle déterminant dans nos comportements.
19Selon Alfred Mele également, les expériences de Libet ne sont pas nécessairement à interpréter en des termes épiphénoménalistes. Mele défend au contraire le caractère effectif des intentions conscientes dans son ouvrage de 200910. Comme Elisabeth Pacherie et Eddy Nahmias, il opère une distinction entre les intentions proximales (ou immédiates) et les intentions distales (ou prospectives) d’agir, en montrant qu’il n’est pas nécessaire de produire une intention proximale consciente d’agir afin que l’action soit considérée comme intentionnelle. Il suffit d’avoir produit une intention distale d’agir, par exemple d’avoir accepté de participer aux expériences de Libet.
20Mais il ajoute également que le potentiel de préparation motrice identifié par Libet pourrait ne correspondre qu’à une « cause potentielle d’une intention ou d’une décision proximale » et non « à l’intention ou la décision proximale elle-même11 ». Ainsi, même si le potentiel de préparation motrice est bien le précurseur d’une intention ou d’une décision consciente, celle-ci pourrait n’apparaître que plus tardivement (entre – 90 ms et – 50 ms selon Mele, qui déduit cette approximation des expériences menées par Libet sur les temps de réaction). Ces résultats n’impliquent donc pas que le cerveau « décide » d’agir avant que nous en ayons conscience, mais simplement qu’il existe certains précurseurs inconscients de nos décisions d’agir. Mele montre par ailleurs que si le potentiel de préparation motrice peut être nécessaire pour produire l’action, il peut ne pas être suffisant, et par conséquent ne pas mener nécessairement à la production de l’action. Les expériences de Libet ne remettent pas en cause cette idée, selon Mele, puisque les cas où les sujets ont interrompu le processus menant à l’effectuation de l’action n’ont pas pu être enregistrés par Libet et ses collaborateurs. En effet, seule la production du mouvement déclenchait l’enregistrement des données.
21D’autres expériences effectuées par Libet ont néanmoins enregistré les potentiels de préparation motrice liés à des situations dans lesquelles les sujets devaient former une intention proximale d’agir, puis interrompre ce processus avant d’accomplir réellement l’action. Cependant, Mele montre que ce type de situation expérimentale est ambigu : les sujets savent d’avance qu’ils ne devront pas effectuer le mouvement correspondant à leur intention, et il est donc probable que cet état mental spécifique ne constitue pas réellement une intention proximale d’agir, mais davantage des « envies de “se préparer à” fléchir bientôt12 ». Il n’est donc pas possible, selon Mele, de déduire de ces expériences que le potentiel de préparation motrice identifié par Libet constitue réellement une intention inconsciente d’agir, et non pas la cause proximale de cette intention d’agir, l’intention d’agir en elle-même survenant plus tardivement et n’étant pas nécessairement impliquée par l’occurrence du potentiel de préparation motrice.
22Les résultats de Libet ne constituent donc pas, selon Mele, une menace pour le libre arbitre. D’une part, ces expériences correspondent davantage à des situations d’indétermination « du type Buridan13 » qui ne sont pas nécessairement les plus appropriées pour exemplifier le concept de libre arbitre. D’autre part, le fait que les intentions proximales d’agir ne soient pas toujours conscientes (si toutefois il est alors possible de parler d’« intention ») n’exclut pas que nos intentions distales d’agir aient une efficacité causale dans la production de ces intentions proximales. Cette idée semble intuitive étant donné qu’il serait très contraignant de devoir effectuer ce type de décision consciente avant chaque action simple, comme de lever l’index. Même s’il s’agit bien d’une action intentionnelle, au sens où le mouvement est produit par un agent de manière spontanée et non contrainte (il ne s’agit pas non plus d’un pur réflexe), la présence d’une intention proximale consciente d’agir avant d’effectuer une telle action n’est pas requise pour fonder cette intentionnalité, et celle d’une intention distale pourrait suffire.
23Nous avons vu également que les termes employés par Libet pour désigner la tâche à effectuer allaient dans le sens d’une action, sinon automatique, du moins spontanée. Or, cela va à l’encontre d’une conception du libre arbitre fondée sur une décision prise à l’issue d’une délibération rationnelle, c’est-à-dire d’une conception du libre arbitre qui n’implique pas l’existence d’une indétermination fondamentale à l’origine du choix. Les conséquences de ces résultats pour la possibilité d’existence du libre arbitre dépendent donc de la définition du libre arbitre qui est privilégiée.
24Enfin, Mele montre que si l’interprétation donnée par Libet de ses propres résultats n’est pas pour autant réfutée, du moins les données empiriques en elles-mêmes laissent-elles place à d’autres types d’interprétation qui ne remettent pas nécessairement en question l’efficacité causale des intentions conscientes d’agir. Sans réintroduire une forme de dualisme qui réhabilite le rôle de la conscience dans l’effectuation de l’action (ou, en l’occurrence, dans la non-effectuation de l’action), les résultats de Libet permettent de penser l’efficacité causale d’intentions préalables, aussi bien qu’elles permettent de concevoir que les intentions proximales d’agir ne coïncident pas avec l’apparition du potentiel de préparation motrice, mais peuvent survenir plus tardivement, tout en conservant un rôle spécifique dans la chaîne causale.
25Les expériences de Libet ont donc le mérite d’avoir engagé le débat concernant la compatibilité des résultats neuroscientifiques avec le concept de libre arbitre, bien qu’elles ne permettent pas de justifier, ainsi que nous avons tenté de le montrer, les conséquences que Libet lui-même tire de ses expériences. Néanmoins, une autre menace pèse sur la notion de libre arbitre : elle est liée à une importante théorisation par le psychologue Daniel Wegner du caractère illusoire de la volonté consciente. Nous allons à présent aborder cette seconde menace, qui nous donnera l’occasion de traiter la question de l’épiphénoménalisme de la conscience sous un autre aspect. Wegner s’appuie en effet non seulement sur les expériences de Libet, mais également sur différentes maladies neuropsychologiques afin d’appuyer sa théorie. Nous allons voir que cette position a rencontré, tout comme les expériences de Libet, une forte opposition, et qu’elle a ainsi contribué à alimenter le débat autour de la question de la possibilité du libre arbitre.
Notes de bas de page
1 LIBET, Benjamin et al., « Time of conscious intention to act in relation to onset of cerebral activity (readiness-potential) », Brain, 1983, 106, p. 623-642.
2 SOON, C. et al., « Unconscious determinants of free decisions in the human brain », Nature Neuroscience, mai 2008, 11, 5, p. 543-545.
3 NAHMIAS, E., « Scientific challenges to free will », in O’Connor et Sandis (éd.), op. cit., p. 349.
4 MELE, A. R., « Strength of motivation and being in control », American Philosophical Quarterly, juillet 1997, 34, 3, p. 319-332.
5 NAHMIAS, E., « Scientific challenges to free will », in O’Connor et Sandis (éd.), op. cit., p. 352.
6 O’CONNOR, T., « Conscious Willing and the Emerging Sciences of Brain and Behavior », in Downward Causation And The Neurobiology Of Free Will, George F. R. Ellis, Nancey Murphy, et Timothy O’Connor (éd.), New York, Springer Publications, 2009, p. 173-186.
7 SEARLE, John R., Intentionality. An Essay in the Philosophy of Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; trad. fr. Cl. Pichevin, L’intentionnalité, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985.
8 PACHERIE, E., « The phenomenology of action : A conceptual Framework », Cognition, 2008, 107, p. 179-217.
9 NAHMIAS, E., « Scientific challenges to free will », in O’Connor et Sandis (éd.), op. cit., p. 353.
10 MELE, A. R., Effective intentions, The power of conscious will, Oxford, Oxford University Press, 2009.
11 Ibid., p. 51.
12 Ibid., p. 51.
13 Ibid., p. 87. Alfred Mele emploie l’expression « Buridan-like settings » en référence à l’histoire bien connue de l’âne de Buridan qui, ne pouvant choisir entre manger ou boire, finit par mourir de faim et de soif. Il s’agit d’une situation de liberté d’indifférence, qui n’est pas nécessairement impliquée par le concept de libre arbitre.
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