Chapitre 2. La distinction entre causes et raisons
p. 95-100
Texte intégral
1La distinction entre causes et raisons a en effet prêté à controverse en philosophie, et des auteurs tels que Donald Davidson et Elisabeth Anscombe ont développé des théorisations divergentes des rapports qui unissent ces deux termes. Chacun de ces deux auteurs représente un courant distinct en philosophie de l’esprit : d’un côté les « intentionalistes » représentés par Anscombe, et de l’autre les « causalistes » représentés par Davidson. Si ces deux auteurs partagent un certain nombre de thèses relatives à la théorie de l’action intentionnelle, ils s’opposent néanmoins sur un point fondamental, à savoir le fait que des explications en termes de raisons peuvent être considérées comme des explications causales. Selon Anscombe, il importe de distinguer ces deux types d’explication. Davidson au contraire, défend la thèse selon laquelle « une rationalisation est une forme d’explication causale ordinaire1 ».
2Bien que Davidson rejette l’utilisation de notions mystérieuses telles que celle de « volition », la position causaliste implique habituellement d’adhérer à l’idée selon laquelle certains états mentaux (intentions, volitions), sont à l’origine de la production d’actions intentionnelles, et donc qu’ils en constituent les causes. Au contraire, selon la position intentionaliste, les intentions ne sont pas des états mentaux qui se produisent à un instant t et qui causent l’action, mais constituent davantage une façon d’expliquer, d’interpréter une action à la lumière de certains buts que vise l’agent.
3Davidson et Anscombe s’entendent sur le fait qu’une action intentionnelle est une action accomplie pour certaines raisons. Ils conçoivent également qu’une même action peut donner lieu à différentes descriptions, par exemple à une description en termes physiques et à une description en termes psychologiques (un grand nombre de descriptions distinctes d’une action peuvent toutefois coexister). Mais, selon Davidson, une seule description de l’action permet d’identifier la raison qui constitue également la cause de l’action. Son argumentation est la suivante : si l’on se contente d’identifier les raisons que peut avoir un agent pour accomplir son action, il est impossible de rendre compte de l’idée selon laquelle « l’agent a accompli l’action parce qu’il avait une certaine raison2 ». Le sens du « parce que » n’est expliqué que dans la mesure où nous pouvons distinguer entre les cas où un agent possède certaines raisons d’agir – mais n’agit pas nécessairement pour ces raisons – des cas où l’agent agit effectivement pour ces raisons. Dans ce dernier cas seulement nous identifions les raisons qui ont effectivement poussé l’agent à agir, celles qui ont eu une efficacité causale dans la production de son action.
4Selon Davidson, les raisons jouent donc un réel rôle causal, et plus précisément celles qu’il nomme des « raisons primaires », à savoir certaines croyances et certains désirs ou « proattitudes », de l’agent. Ces raisons primaires constituent une manière non seulement de redécrire l’action pour en fournir une explication, mais aussi et surtout de mettre au jour ce pourquoi l’agent a accompli une action. Davidson s’oppose ainsi à l’argument de la connexion logique invoqué par les intentionalistes, selon lequel, puisqu’une raison d’agir rend compte d’une action en la redécrivant, la raison et l’action ne constituent pas deux événements distincts, mais un seul événement, décrit de deux manières différentes. Or, la relation causale présupposant des événements distincts, la relation qui unit raison et action ne peut être une relation causale.
5Cependant, Davidson considère contre cet argument que « les raisons, étant des croyances et des attitudes, ne sont certainement pas identiques à des actions3 », et remet ainsi en cause l’idée que les raisons ne constitueraient qu’une justification de l’action, c’est-à-dire une façon de redécrire l’action. Il rejette donc l’argument de la connexion logique qui implique que raison et action ne constituent en réalité qu’un seul événement, et non deux événements distincts. Selon Davidson, certaines raisons peuvent également entrer dans une relation causale, au sens où les sciences empiriques entendent ce terme, avec les actions dont elles rendent compte.
6Or, cette conception de l’action intentionnelle nécessite d’identifier les croyances et les désirs de l’agent à certains états mentaux qui peuvent être considérés comme des événements, et qui peuvent entretenir des liens causaux avec d’autres événements, à savoir avec un changement dans le monde. Ainsi, Davidson donne l’exemple de ma volonté d’allumer la lumière qui cause l’illumination de la pièce. La volonté étant considérée comme un événement mental, elle peut, sous une certaine description, expliquer la production de l’action « tourner l’interrupteur » de manière causale.
7Cette conception de l’action intentionnelle est justifiée par la thèse du « monisme anomal » que défend Davidson afin de rendre compte de la relation entre événements mentaux et événements physiques. Selon cette thèse, il n’existe qu’un seul type d’entités, les entités matérielles ou physiques, mais nous pouvons décrire ces entités, soit grâce à des concepts physiques, soit grâce à des concepts psychologiques, qui ne sont pas réductibles les uns aux autres. Il s’agit donc d’une réduction ontologique, mais non conceptuelle. Or, cette réduction ontologique lui permet ainsi de concevoir que nos intentions d’agir puissent faire partie d’une explication causale de l’action, bien que pouvant être décrites de deux façons différentes : en termes psychologiques ou en termes physiologiques.
8La non-réduction des concepts psychologiques aux concepts physiologiques est motivée, chez Davidson, par le fait qu’il n’existe pas, selon lui, de lois déterministes rendant compte du lien entre raisons et actions, c’est-à-dire de lois psychophysiques qui relieraient des événements mentaux à des mouvements physiques, ni de lois déterministes reliant les événements mentaux entre eux, c’est-à-dire des lois psychologiques. Cette absence de lois est ce pourquoi Davidson parle de monisme anomal. Cependant, cette absence de lois psychophysiques ou psychologiques n’implique pas l’inexistence de lois physiques. Or, un événement mental correspondant à un événement physique, cet événement mental peut être considéré comme la cause d’une action, puisqu’un événement physique lui correspond qui entre dans une relation causale avec les événements physiques correspondant à l’action elle-même. De même, l’événement mental peut rendre compte de l’action, mais uniquement au sens où il lui donne une signification.
9Davidson concède ainsi aux intentionalistes l’idée que « les généralisations qui relient des raisons et des actions ne sont pas – et ne peuvent pas être précisées de manière à produire – le genre de lois sur la base desquelles on peut faire des prédictions exactes4 ». Cette idée amène ses opposants à défendre l’argument de l’absence de lois causales du comportement : si les raisons et les actions ne peuvent être reliées par des lois causales, alors les raisons ne peuvent être considérées comme des causes des actions qu’elles justifient. Mais Davidson établit une distinction entre loi causale, relation causale et explication causale. Le fait de ne pouvoir fournir de loi causale qui relie raisons et action ne remet pas en cause l’existence d’une relation causale entre elles, et le fait que les raisons puissent ainsi fournir une explication causale de l’action. Il existe en effet, selon Davidson, des lois non strictes qui unissent les raisons aux actions, et il est donc possible d’identifier une relation causale entre elles. Ces lois non strictes à ce niveau de description deviennent néanmoins des lois strictes dans la mesure où les raisons correspondent, sous une autre description, à des événements physiques particuliers. Ainsi, selon Davidson, l’explication d’un comportement peut parfaitement être causale sans reposer sur la connaissance d’une loi empirique qui relie raisons et action.
10Cependant, contre la conception causaliste défendue par Davidson, les arguments des intentionalistes sont également pertinents : tout d’abord, Wittgenstein5 montre que la notion d’intention représente davantage un but futur, auquel l’agent subordonne ses comportements et ses décisions, mais qui n’a pas besoin d’être sans cesse à son esprit. Il n’est donc pas nécessaire, pour qu’une action soit considérée comme intentionnelle, que l’on se représente une intention d’agir préalablement à l’effectuation de l’action. Il se peut que cela arrive, mais certaines actions sont initiées sans qu’une représentation mentale spécifique liée à une intention d’agir soit présente, et dans ce cas nous ne pouvons retenir aucune raison d’agir comme cause de l’action.
11Elisabeth Anscombe montre également qu’il faut privilégier un usage adverbial du terme d’intention, plutôt qu’un usage substantif, c’est-à-dire que le sens pertinent de l’intention correspond à celui qui est employé quand nous disons qu’un agent agit intentionnellement, et non qu’il a l’intention de faire quelque chose. Cette critique va dans le sens de la remise en cause d’entités mystérieuses, telles que des volitions, pour expliquer l’action intentionnelle, ce qui est le propre de la démarche intentionaliste par rapport à la conception causaliste ou mentaliste de l’action. Le seul critère pertinent pour qualifier une action d’intentionnelle, selon cette conception, est donc le fait qu’elle puisse être expliquée par des raisons d’agir, et non qu’un quelconque événement mental dénommé intention ou volition soit à l’origine de l’effectuation de l’action.
12Anscombe distingue donc entre, d’une part, les raisons de l’action et, de l’autre, les causes mentales de l’action. Une cause mentale est un certain état mental qui précède et cause l’action, et qui peut faire référence soit à un état interne de l’agent (un désir, une image), soit à un événement externe perçu par l’agent. Or, Anscombe montre que, dans certains cas, la réponse à la question « pourquoi avez-vous fait cela ? » peut être ambiguë, comme par exemple lorsque la réponse est « parce qu’il m’a dit de le faire6 ». Cette réponse peut en effet désigner soit une cause mentale, à savoir la perception des paroles de cette personne, soit une raison, en ce que la réponse à la question explique l’action et lui donne un sens, une interprétation. Cependant, selon cette conception intentionaliste, les causes et les raisons ne désignent pas le même type d’explication.
13Ces deux analyses divergentes des concepts de cause et de raison, bien que s’opposant radicalement l’une à l’autre, ont néanmoins chacune leur pertinence et des arguments forts qu’il convient de prendre en considération. La conception défendue par Davidson, bien qu’accordant une efficacité causale à certains types de raisons, a néanmoins été critiquée comme menant à l’épiphénoménalisme de la conscience, puisque les seules lois causales réelles sont conçues en termes d’événements physiques. Si un événement mental tel qu’une intention peut causer une action, c’est donc uniquement au sens où lui correspond un événement physique qui peut entrer dans une relation de cause à effet déterminée avec d’autres événements physiques. Davidson a néanmoins répondu à ces critiques et n’admet pas que sa position implique de telles conséquences. D’autre part, la position défendue par Anscombe est pertinente dans la mesure où elle opère une distinction entre les raisons d’agir, qui fournissent une interprétation de l’action, et les causes mentales, événements mentaux spécifiques qui précèdent l’action. Nous pouvons toutefois nous demander s’il est nécessaire d’évacuer entièrement la possibilité de concevoir certaines raisons également comme des causes.
14Or, si nous souhaitons rendre compte de l’action intentionnelle, il est important de confronter cette question de la distinction entre causes et raisons avec les données empiriques actuellement disponibles. Au regard des récentes découvertes, la question de la possibilité de considérer nos raisons d’agir comme des causes est cruciale pour le problème qui nous occupe, à savoir la possible compatibilité du libre arbitre avec les récentes avancées neuroscientifiques. En effet, l’interprétation des données empiriques dépendra de la position adoptée concernant le lien entre causes et raisons, mais également, comme nous l’avons vu, de notre conception des rapports qui unissent esprit et cerveau. Nous allons donc à présent exposer les données expérimentales actuellement disponibles afin de les discuter à la lumière des distinctions philosophiques que nous venons de dégager.
Notes de bas de page
1 DAVIDSON, Donald, Actions et événements, Paris, PUF, 1993, p. 15.
2 Ibid., p. 23.
3 Ibid., p. 24.
4 Ibid., p. 31.
5 Voir DESCOMBES, Vincent, La denrée mentale, Paris, Les éditions de Minuit, 1995, p. 52-53.
6 ANSCOMBE, G. E. M., L’intention, trad. fr. Matthieu Maurice et Cyrille Michon, Paris, Gallimard, 2002, p. 63.
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