Chapitre 1. Les différentes conceptions de la relation esprit-cerveau
p. 87-93
Texte intégral
1Nous employons ici le terme controversé d’« esprit » car il est couramment employé dans les discussions entourant le problème qui nous occupe. Néanmoins, un terme plus approprié selon nous serait celui de pensée, qui est moins connoté métaphysiquement parlant. Par souci de commodité, il nous arrivera toutefois d’utiliser indifféremment l’un ou l’autre de ces deux termes.
Le dualisme
2Bien que cette position philosophique soit aujourd’hui minoritaire, nous devons néanmoins l’aborder ne serait-ce que pour nous y opposer, puisqu’elle continue à imprégner la plupart des débats concernant la relation de l’esprit et du cerveau. Elle a pour origine la conception cartésienne d’une âme substantiellement distincte du corps. Selon Descartes, le corps est une machine qui peut être expliquée mécaniquement, mais l’homme possède également une âme, substance immatérielle qui le distingue des animaux. Or, le fait de postuler l’existence de deux substances distinctes conduit à s’interroger sur la façon dont ces deux substances interagissent. Pour Descartes, les deux substances, matérielle et immatérielle, interagissent par l’intermédiaire d’une petite glande située à la base du cerveau, la glande pinéale (ou « épiphyse »). Aujourd’hui, le neurophysiologiste John Eccles, qui soutient également une forme de dualisme, développe la conception selon laquelle la matière neuronale et la pensée interagissent dans le cerveau grâce à des phénomènes quantiques.
3Or, cette position reste fort peu économique sur le plan métaphysique : il est certes impossible de prouver l’inexistence de deux substances distinctes, dont l’une serait spécifiquement mentale, néanmoins la conception dualiste n’est pas, à strictement parler, en accord avec les théories scientifiques actuelles, puisqu’elle suppose, dans la version qu’en donne Eccles, que certaines lois de conservation de l’énergie soient remises en cause. Eccles défend néanmoins sa théorie en montrant que ces lois ne sont affectées qu’à un degré minime, et que le phénomène en question n’est donc pas perceptible. Il n’en reste pas moins que cette explication, qui malmène les lois de conservation de l’énergie, conduit à penser l’existence d’une seconde substance, et nous voyons que cela pose de nouveau le problème de l’interaction entre ces deux substances, dont il est difficile de rendre compte.
4Il existe également une autre conception dualiste qui permet d’échapper au problème de l’interactionnisme : à savoir le parallélisme psychophysique. Cette conception permet de penser la synchronisation entre les deux substances, indépendamment d’un lien causal les reliant l’une à l’autre. Il s’agit de l’idée de l’harmonie préétablie défendue par Leibniz, ou encore de l’occasionnalisme de Malebranche, qui suppose que Dieu intervienne en permanence pour permettre la synchronisation des deux substances. Or, si cette position permet d’échapper au problème de l’interaction, elle n’est pas moins coûteuse sur le plan métaphysique, et il faut alors rendre compte du phénomène de synchronisation. Sous l’une comme l’autre de ses deux formes, le dualisme est actuellement minoritaire au sein de la communauté scientifique, et les conceptions monistes, qui postulent l’existence d’une seule substance, sont plus courantes, bien qu’elles puissent se présenter également sous des formes sensiblement différentes.
Le matérialisme réductionniste ou éliminativiste
5Le monisme matérialiste, qui suppose l’existence d’une seule substance, à savoir la matière, occupe une position dominante au sein de la communauté scientifique. Notons que le terme de « matière » est en lui-même problématique, puisqu’il fait référence à une réalité objective que la science s’attacherait à décrire. Nous avons vu néanmoins que cette réalité extérieure, indépendante de toute perception humaine, fait problème et pourrait être inaccessible à notre savoir théorique.
6Le monisme matérialiste est théorisé de différentes façons, plus ou moins radicales. Les formes réductionnistes et éliminativistes du matérialisme sont les plus extrêmes, et notamment ces dernières qui prétendent évacuer, à terme, la notion même d’état mental. Selon la philosophe Patricia Churchland, représentante de ce courant, nous pourrions ainsi, au fur et à mesure du développement des neurosciences, nous passer entièrement des descriptions issues de ce qu’elle nomme la « psychologie populaire » avec son usage de catégories telles que celles de désirs ou de croyances, pour réduire entièrement ces entités, qui n’auraient aucune réalité en tant que telles, à des états cérébraux. L’éliminativisme postule en effet que nos états mentaux, tels qu’ils sont théorisés par la psychologie populaire, ne constituent que des explications erronées du comportement humain, et que ces états mentaux n’ont aucun fondement dans la réalité. Seules les neurosciences, parvenues à maturité, pourraient nous fournir une explication adéquate du comportement humain. L’étude de la matière aurait ainsi la primauté sur toute autre catégorie que nous utilisons pour expliquer les phénomènes, et notamment celles qui sont issues de la psychologie. Or, selon Patricia Churchland, cette réduction n’est pour le moment pas possible, mais uniquement parce que les neurosciences ne sont pas encore assez avancées pour permettre la révision de nos catégories de pensée habituelles.
7Celles-ci, dénuées de pertinence, pourront à terme être remplacées par des descriptions purement physiques de nos états cérébraux. Patricia Churchland ne nie cependant pas la réalité de l’introspection et du fait que nous pouvons appréhender nos états mentaux en première personne. Néanmoins, étant donné que l’introspection est trompeuse et laisse de côté de nombreux phénomènes, seule une explication en termes d’états cérébraux nous permettra d’avoir une connaissance juste et complète de nos capacités cognitives. Cette position a été vivement critiquée et dépend selon nous d’un présupposé métaphysique qui fait de l’étude scientifique de la matière une forme de savoir privilégiée, en oubliant la circularité fondamentale qui est à l’origine même de la démarche scientifique.
Les formes de matérialisme non réductionnistes
8À côté de ces positions éliminativistes et réductionnistes, il existe néanmoins des variantes du matérialisme qui conçoivent la spécificité des états mentaux. En effet, l’expérience courante que nous faisons de nos états mentaux internes nous pousse à croire que ce à quoi nous avons accès par la pensée est fondamentalement différent de ce que pourrait en dire toute description scientifique, uniquement basée sur la description d’interactions de groupes de neurones. Thomas Nagel a ainsi fortement critiqué, dans son article « What is it like to be a bat1? » paru en 1974, le réductionnisme des états mentaux aux états cérébraux. Il montre qu’une connaissance approfondie des mécanismes physiques se produisant dans le cerveau d’une chauve-souris ne nous donnera jamais accès à son expérience sensorielle propre, qui ne peut être appréhendée qu’en première personne. Ces phénomènes appréhendés en première personne sont désignés du terme de « qualia ».
9Afin de rendre compte de ce caractère intrinsèquement différent de nos états mentaux, différentes théorisations matérialistes ont été formulées. Mais il est tout d’abord utile de revenir sur les différentes façons de concevoir l’identité des états mentaux et des états cérébraux. En effet, les théorisations matérialistes non réductionnistes, même si elles conservent une spécificité aux états mentaux, n’en restent pas moins monistes, et doivent par conséquent concevoir l’identité des états mentaux et des états cérébraux. Il existe trois types de théories de l’identité : l’identité type-type, l’identité « token-token », et enfin l’identité du rôle causal.
10L’identité type-type suppose qu’une classe d’événements mentaux est identique à une classe d’événements cérébraux. Les états mentaux du type « douleur », par exemple, seraient ainsi identiques au type correspondant d’événements cérébraux. L’identité « token-token » (« token » signifiant « occurrence ») considère au contraire l’identité d’un état mental et d’un état cérébral particuliers. L’identité est ainsi pensée par rapport à un état spécifique « douleur » réalisé à un instant t, par un état cérébral également particulier. Cette dernière conception de l’identité permet de répondre à certaines objections : tout d’abord, il est difficile de s’entendre sur ce qui constitue un « type » d’état mental. D’autre part, il faut également rendre compte du fait que le même type d’état mental, tel que celui de douleur, peut être réalisé de différentes façons, au niveau neuronal, chez différentes espèces. L’identité « token-token » est moins contraignante que l’identité type-type, mais suscite une autre objection : si rien ne permet de comparer différentes occurrences d’un même type d’état mental, comment s’assurer qu’il s’agit bien du même type d’état mental ?
11Les fonctionnalistes ont donc développé une troisième théorie de l’identité afin de parer cette objection : la théorie de l’identité du rôle causal, qui permet de classer les états mentaux en fonction de la relation causale qu’ils entretiennent avec d’autres états mentaux. Cela permet de concevoir qu’un type d’état mental puisse avoir différentes réalisations cérébrales, mais également que ce qui relie un état mental particulier à un état cérébral particulier est le fait qu’ils possèdent le même rôle causal, ou la même « fonction » par rapport à d’autres états, mentaux pour l’un, et cérébraux pour l’autre.
12Malgré l’identité des états mentaux et des états cérébraux, il est donc possible de concevoir la spécificité des explications en termes d’états mentaux. Les représentants du fonctionnalisme Fodor et Pylyshyn, notamment, pensent que la psychologie est irréductible aux neurosciences : selon eux, les généralisations qu’effectue la psychologie ont une valeur propre et sont utiles à une meilleure compréhension des comportements, car à un même type de représentations « peuvent correspondre des états physiologiques sous-jacents d’une consternante diversité2 ». Il est ainsi possible de concevoir la théorie de l’identité du rôle causal comme une sous-catégorie des théories de l’identité « token-token ».
13Néanmoins, d’autres théorisations matérialistes non réductionnistes sont également disponibles : certains philosophes et scientifiques en sont ainsi venus à parler de la conscience comme d’une « propriété émergente » de la matière. Tout en reconnaissant que la matière constitue la seule réalité observable, ils définissent la pensée comme une propriété qui vient se surajouter, qui émerge d’une organisation particulière de la matière. Cette conception, souvent qualifiée de « dualisme des propriétés », par opposition au « dualisme des substances » défendu par Descartes et Eccles, s’oppose radicalement à un réductionnisme complet des états mentaux aux états cérébraux. Ces deux types d’états auraient des propriétés distinctes, bien qu’étant reliés à une même substance. Néanmoins, cette position émergentiste peut aller dans le sens d’un épiphénoménalisme de la conscience, puisque la conscience, comme propriété émergente de la matière, ne pourrait avoir d’efficacité causale sur les processus cérébraux, à moins de supposer que cette propriété émergente puisse elle-même rétroagir sur les niveaux sous-jacents.
14Enfin, la théorie du double aspect est un monisme particulier en ce qu’il est « neutre », c’est-à-dire qu’il postule l’existence d’une substance unique, mais ne se prononce pas quant à la nature de cette substance. En revanche, au niveau méthodologique, il admet que nous pouvons étudier cette substance sous deux aspects distincts : d’un côté, en tant que phénomènes physiques, et de l’autre, en tant que phénomènes psychiques. Ces deux aspects correspondent aux méthodologies en première et en troisième personne, dont nous avons vu qu’il semblait nécessaire de les mettre en parallèle afin d’étudier la conscience.
15Or, cette position constitue selon nous la position métaphysique la plus neutre qui est le mieux à même d’ouvrir la démarche scientifique à la complexité intrinsèque des phénomènes. En effet, puisque nous ne pouvons avoir accès à la réalité ultime, il est selon nous indispensable que nos connaissances n’évacuent aucun pan du savoir, et que nos divers champs théoriques s’informent les uns les autres. Cette position philosophique a le mérite de ne pas introduire de nouvelles entités métaphysiques telles qu’une seconde substance pour rendre compte des phénomènes, tout en interrogeant toute la richesse de l’expérience humaine qui est à la base de la démarche scientifique, et afin d’en rendre compte de manière plus complète, sans en évacuer aucune caractéristique fondamentale. Il s’agit de la position que nous défendrons, bien que cela reste une position métaphysique, par conséquent inaccessible à toute forme de justification empirique.
16Ce bref examen des différentes conceptions de la relation de l’esprit au cerveau nous montre ainsi que l’interprétation des données neuroscientifiques peut varier en fonction de la position qui est adoptée. C’est notamment le cas en ce qui concerne les expériences fameuses qu’a effectuées Benjamin Libet dans les années 1980, et qui ont prétendu remettre en question le concept de libre arbitre. Nous allons nous attacher à décrire et à discuter ces expériences à la lumière des distinctions conceptuelles que nous venons d’effectuer. Cette discussion nous amènera dans un second temps à étudier la théorisation effectuée par Daniel Wegner, selon laquelle les expériences de Libet, mais également certains cas pathologiques, conduisent à penser que la conscience n’aurait aucune efficacité causale dans la production de nos comportements. Or, cette thèse constitue selon nous une des menaces majeures à l’encontre de la notion de libre arbitre, et il convient par conséquent de l’étudier afin d’en déterminer la validité. Mais il est essentiel, dans un premier temps, d’analyser une autre distinction philosophique importante pour comprendre les enjeux d’une conception épiphénoménaliste de la conscience : la distinction entre causes et raisons, qui a donné lieu à maints débats en philosophie de l’action, et qui a opposé notamment Donald Davidson et Elisabeth Anscombe.
Notes de bas de page
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