Chapitre 2. Discussion des arguments opposant compatibilistes et incompatibilistes
p. 47-82
Texte intégral
1Le débat opposant compatibilistes et incompatibilistes se poursuit aujourd’hui, et les réponses données par les uns et les autres semblent reposer en dernière instance sur une position métaphysique : les uns adoptent une conception de l’agent qui est compatible avec le déterminisme causal, indépendamment du fait de savoir si celui-ci est valide ou non, tandis que les autres requièrent des conditions supplémentaires pour que soit concevable le libre arbitre : ils défendent ainsi le principe des possibilités alternatives, ou celui selon lequel l’agent doit être la source ultime de ses actes, ou encore les deux conjointement. Or, ces conceptions métaphysiques ont des conséquences pratiques. En effet, bien qu’il soit important, selon nous, de resituer la science dans le cadre de cette circularité fondamentale sur laquelle nous avons ouvert notre propos, il semble néanmoins également important, d’un point de vue pragmatique, que le développement scientifique et notre façon de nous concevoir en tant qu’agents puissent s’accorder.
2Le libre arbitre est une notion profondément ancrée dans le vécu de notre monde intérieur, mais il est également lié à la façon dont nous percevons les phénomènes extérieurs, bien que ces deux réalités puissent parfois sembler en contradiction l’une avec l’autre, comme le montre la controverse qui nous occupe. En effet, si notre perception des phénomènes nous amène à concevoir la causalité comme une propriété de la réalité extérieure et non de notre façon de percevoir cette réalité, ce qui fait l’objet de la critique humienne, notre familiarité avec le concept de causalité est également due au fait que nous sommes acteurs, et que nous nous percevons comme ayant une efficacité causale sur le monde.
3Nous voyons ainsi que, paradoxalement, l’idée de causalité que nous dégageons en partie de l’expérience de notre efficacité causale sur le monde est remise en question par notre perception de la liberté de notre volonté, laquelle volonté libre nous constituerait en premier moteur, en cause non causée. Or, que le déterminisme corresponde à une réalité métaphysique ou seulement à un principe épistémologique, et bien que son idée même soit aujourd’hui remise en cause jusque dans les sciences, il fait partie intégrante, autant que le concept de libre arbitre, de notre perception des phénomènes. Il serait par conséquent bénéfique, sur le plan pratique, d’unifier ces deux concepts au premier abord contradictoires que sont le libre arbitre et le déterminisme causal.
4Le déterminisme causal, au sens où il est communément employé dans les débats philosophiques contemporains, constitue selon nous un principe épistémologique, qui, certes, guide la recherche scientifique, mais qui ne peut être démontré, par définition. Nous nous opposons ainsi à la position d’Adina Roskies1, selon qui le déterminisme, même s’il ne peut être prouvé par les neurosciences puisqu’elles ne font qu’identifier des mécanismes neuronaux reposant sur des processus probabilistes, pourrait être démontré par nos théories physiques. La posture pragmatique qui est la nôtre nous invite cependant à considérer l’effet que pourrait avoir une contradiction indépassable entre ce déterminisme causal, fruit de notre expérience vécue de la causalité et principe régulateur de la démarche scientifique, et le libre arbitre, qui fait également partie intégrante de notre vécu. Peut-on concilier ces deux notions, toutes deux fondamentales à notre expérience humaine, ou bien doit-on se résoudre à rejeter l’une ou l’autre ?
La compatibilité du déterminisme et des trois premières formes de liberté
5Tout d’abord, le déterminisme causal ne remet pas en cause la liberté d’action telle que la défendaient les compatibilistes classiques, comme absence de contraintes extérieures. Cette forme de liberté est en effet compatible avec le fait que l’enchaînement des états du monde soit déterminé, et nous pouvons être libres en ce sens, même si nos actions sont déterminées causalement. Au contraire, nous avons vu que si un lien causal entre nos motivations et nos actions n’existait pas, alors nous ne serions pas libres, car nos actions ne dépendraient pas de notre volonté mais de causes extérieures à notre volonté, ou bien du hasard. Nous sommes en effet d’autant plus assurés de cette liberté d’action qu’il existe un lien de cause à effet déterminé entre nos intentions d’agir et le fait que nous réalisons les actions correspondantes, ainsi qu’entre la production de ces actions et la réalisation des buts recherchés. Si cela n’était pas le cas, nos intentions n’auraient aucune efficacité causale sur nos comportements, et la production des actions correspondantes serait dépendante du hasard. Cette forme de liberté requiert donc uniquement qu’aucune cause extérieure ne vienne interférer entre nos désirs et l’effectuation des actions correspondantes.
6Dans le même sens, le déterminisme ne semble pas non plus remettre en cause le libre arbitre comme capacité à exercer un contrôle de soi. Du moment que nous possédons cette capacité à réfléchir sur les raisons de nos actions et à mettre en suspens l’exécution de certains désirs, peu importe que l’exercice de cette capacité soit lui-même déterminé par un ensemble de causes antérieures. Le déterminisme causal pourrait au contraire nous permettre d’exercer cette capacité de manière fiable, puisque l’introduction d’une part de hasard au sein de ces mécanismes de contrôle pourrait en réalité le réduire, voire l’annihiler.
7Nous ne nous attardons pas ici sur la liberté d’autoperfectionnement défendue par Susan Wolf, qui selon nous apporte peu au débat concernant la compatibilité du libre arbitre et du déterminisme, puisqu’elle est introduite avant tout pour fonder la responsabilité morale, et revêt par ailleurs un caractère normatif qui est étranger à notre propos. Les notions de bonnes ou de mauvaises raisons d’agir sont propres à un individu et à une communauté culturelle, et nous ne souhaitons pas ajouter ces considérations à la complexité du débat entourant le concept de libre arbitre. Cependant, une partie du débat actuel s’est effectivement concentrée sur la compatibilité du déterminisme et de la responsabilité morale, plutôt que du libre arbitre. Nous aurons donc l’occasion d’évoquer cette notion puisque les auteurs contemporains l’utilisent couramment, bien qu’elle ne constitue pas le centre de notre propos.
La compatibilité du déterminisme avec les libertés d’autodétermination et d’autoformation
8Enfin, le problème de la compatibilité du libre arbitre et du déterminisme se pose de manière cruciale lorsqu’il s’agit d’aborder les deux derniers types de liberté identifiés par Robert Kane, que nous prendrons soin de conceptualiser, car la présentation faite par ce dernier est, comme nous l’avons vu, empreinte de sa propre position incompatibiliste. Or, nous ne pouvons aborder cette question sans passer par l’identification des différents arguments aujourd’hui employés dans le débat entre compatibilistes et incompatibilistes. Si un compte rendu exhaustif de la discussion n’est pas l’objectif de ces pages, nous résumerons néanmoins les principaux arguments opposant les deux camps afin de pouvoir défendre notre propre position.
Rappel des différents arguments
9Tout d’abord, nous avons vu avec l’étude de la position lockéenne que le principe des possibilités alternatives (PAP) pouvait être reformulé au conditionnel. Il s’agit de l’argument principal utilisé par les compatibilistes, dans la première moitié du xxe siècle, selon lequel nous pouvons reformuler le PAP en analysant le sens de « pouvoir » de manière contrefactuelle. Le principe s’énonce alors ainsi : un agent aurait pu agir autrement, s’il l’avait voulu. Or, le principe ainsi compris est entièrement compatible avec l’idée du déterminisme causal, puisque la volonté et l’action sont liées causalement de manière contrefactuelle, c’est-à-dire que les possibilités alternatives sont ici uniquement virtuelles, et non réellement actualisables. Plusieurs solutions sont envisagées lors de la délibération, mais l’action que je réalise actuellement est déterminée et s’ensuit logiquement de l’ensemble des conditions antérieures à l’effectuation de l’action.
10Une théorisation compatibiliste telle que celle d’Harry Frankfurt critique ainsi le principe des possibilités alternatives, selon lequel l’agent devrait avoir le choix entre des possibilités alternatives inconditionnelles pour fonder la responsabilité morale : Frankfurt montre en effet qu’il n’est pas utile, pour fonder nos jugements de responsabilité, que l’agent ait eu la « possibilité d’agir autrement ». Le seul critère qui compte, selon lui, est que l’action ait été effectuée volontairement. Il donne un certain nombre d’exemples devenus célèbres, qui mettent en scène un agent ainsi qu’un intervenant contrefactuel : cet intervenant est ainsi nommé car il n’intervient que si l’agent en question n’effectue pas volontairement l’acte que l’intervenant souhaiterait qu’il fasse.
11Prenons l’exemple d’un intervenant contrefactuel qui souhaiterait que l’agent tue son voisin : si l’agent produit cette action volontairement, alors l’intervenant, qui souhaite également que cette action ait lieu, est satisfait et n’intervient donc pas. Si, au contraire, l’agent choisit de ne pas tuer son voisin, l’intervenant le contraint à le faire. Ce type d’exemples montre que dans le premier cas, l’agent a volontairement tué son voisin, et nous le jugeons responsable de cet acte en vertu du caractère volontaire de l’acte, bien que l’agent n’ait en réalité pas pu faire autrement (l’intervenant contrefactuel l’aurait dans tous les cas contraint à commettre cet acte).
12Ces exemples « à la Frankfurt » sont ainsi destinés à démontrer que les jugements de responsabilité morale n’impliquent pas nécessairement le principe des possibilités alternatives. Cyrille Michon montre que, d’après Frankfurt, l’illusion du PAP « tient à la confusion facilement faite entre des circonstances qui font qu’une certaine action a lieu (elles jouent un rôle dans l’accomplissement de l’action), et des circonstances qui font seulement qu’aucune alternative n’est possible2 ». Dans l’exemple cité, la présence de l’intervenant implique l’absence de possibilités alternatives, mais ce n’est pas cette absence de possibilités alternatives qui contraint l’agent à commettre son crime puisqu’il agit de son plein gré, sans savoir qu’il n’a en réalité pas d’autre option disponible.
13Une première objection à ce type d’argument serait de dire que, si tant est que l’agent « n’aurait pas pu agir autrement », il reste que l’agent « aurait pu choisir autrement ». L’agent aurait pu choisir de ne pas tuer son voisin, et dans ce cas il aurait été contraint de le tuer par l’intervenant contrefactuel, mais il n’aurait pas été jugé responsable de son acte. L’agent semble conserver ici son pouvoir de « choisir autrement » qui fonde le caractère volontaire ou non de l’action, et donc la responsabilité morale. En effet, le sens de « vouloir » qui fonde la responsabilité morale est celui qui laisse place à plusieurs possibilités, ne serait-ce que des possibilités virtuelles. Si l’agent ne peut envisager qu’une seule possibilité d’action, nous ne pouvons pas réellement parler d’action volontaire au sens fort du terme. Ici, la réduction des possibles au nombre de un constitue une forme de contrainte, et rend impossible l’effectuation d’un quelconque choix.
14Il est toutefois encore possible de parler d’acte volontaire, si l’agent ne répugne pas à commettre cet acte qui est le seul qui s’offre à lui, mais non de choix libre, et quelqu’un qui agirait par suite de ce type de détermination du vouloir pourrait être exempté de responsabilité à moins de faire résider la responsabilité dans l’intention même qui préside à l’acte, et dans son accord ou son désaccord avec l’acte lui-même, dans une perspective kantienne. Le proverbe populaire selon lequel « c’est l’intention qui compte » trouverait ici sa légitimité : si je n’ai comme autre issue que de commettre un crime, alors ce qui me rend réellement responsable de ce crime est l’accord ou le désaccord de mon intention avec cet acte : s’il ne contredit pas mon intention, alors mon acte est réellement volontaire, mais s’il est en désaccord avec elle, alors j’agis simplement par défaut d’alternative et contre mon gré. Cette solution est envisageable et l’acte de référence est donc ici un acte mental, l’intention, que je reste libre de diriger dans un sens plutôt qu’un autre. La possibilité alternative qui subsiste, si elle n’est pas actuelle, permet néanmoins de disculper l’agent : Ira Schnall3 a dénommé cette possibilité « option disculpante alternative ».
15Or, Frankfurt produit également des exemples dans lesquels l’agent « n’aurait pas pu choisir autrement », c’est-à-dire que l’intervenant contrefactuel peut agir en amont de la prise de décision, et non seulement en amont de l’acte. Dans le cas où l’agent effectue ce choix de lui-même, il est jugé responsable, et la simple présence d’un intervenant contrefactuel qui pourrait agir à la source même du choix ne remet pas en cause cette responsabilité. Cet exemple montre à nouveau, selon Frankfurt, que la présence de possibilités alternatives, y compris au niveau du choix, n’est pas requise pour fonder la responsabilité morale. Cependant, les exemples de Frankfurt ne permettent pas de lever l’objection des incompatibilistes, que nous allons examiner maintenant, et qui consiste à montrer que si la responsabilité morale ne requiert pas le principe des possibilités alternatives, elle peut néanmoins requérir que l’agent soit la source ultime de ses actes.
16Ainsi, du côté des incompatibilistes, nous pouvons distinguer l’incompatibilisme des possibilités alternatives, et l’incompatibilisme de la source, bien que ces deux argumentations ne soient pas exclusives l’une de l’autre. Ces deux positions divergent, en effet, selon que l’argumentation pour appuyer l’incompatibilisme repose sur le principe des possibilités alternatives, ou bien sur la question de la source de l’acte (« sourcehood »). Les incompatibilistes défendent ainsi l’une des deux propositions fondamentales suivantes, que requiert selon eux le libre arbitre : l’une est le principe des possibilités alternatives, ou PAP, que nous avons déjà évoqué, selon lequel un individu n’est libre que s’il « peut agir autrement qu’il ne le fait » ; l’autre est l’idée selon laquelle l’acte libre doit dépendre ultimement de l’agent, c’est-à-dire que, pour être considéré comme libre et responsable, l’agent doit être la source ultime de ses actes.
17Or, l’« argument de la conséquence », ainsi dénommé par Peter van Inwagen, se rapporte, selon l’analyse la plus courante, à cette seconde proposition : il exprime le transfert de nécessité que le déterminisme causal implique du présent vers le passé, et montre que si le déterminisme causal est vrai, l’agent ne peut être la source ultime de ses actes. Le déterminisme causal implique en effet que nos actions ne dépendent pas réellement de nous, que nous ne pouvons pas en être la source ultime, puisque, de même que nos intentions, elles dépendent de conditions antérieures à notre naissance, en conjonction avec les lois de la nature. L’argument de la conséquence s’énonce ainsi :
Si le déterminisme est vrai, alors nos actes sont les conséquences des lois de la nature et de certains événements dans le passé éloigné. Mais ce qui s’est passé avant notre naissance ne dépend pas de nous, pas plus qu’il ne dépend de nous que les lois de la nature soient ce qu’elles sont. Par conséquent, les conséquences de ces deux réalités (y compris nos actes présents) ne dépendent pas de nous4.
18En conséquence, mon action dépend certes de moi, au sens où l’intention qui la produit « passe par » moi, qu’il s’agit de mon intention, mais cette intention elle-même est déterminée par un ensemble de causes sur lesquelles je n’ai aucun contrôle, ce qui semble remettre en cause le concept de libre arbitre au sens fort, celui qui est requis par les incompatibilistes. Cependant, si l’issue du choix est déterminée par des causes antécédentes, la considération par l’agent de plusieurs possibilités virtuelles n’est pas remise en question par ce principe. Mais l’intention que l’agent formera en dernière instance est déterminée par l’ensemble des causes qui la précèdent.
19Ce que cet argument met en avant, c’est le problème qui concerne la source de l’acte : pour les incompatibilistes, le libre arbitre ne peut exister que si la source de l’acte réside ultimement dans l’agent. L’agent doit être la source ultime de son acte, ou de son intention, pour en être jugé responsable ; et pour que l’agent puisse être considéré comme la source ultime de son acte, il faut que son action ne dépende pas de circonstances sur lesquelles il n’a aucun contrôle. Or, le déterminisme semble bien impliquer, si l’on suit l’argument de la conséquence, qu’une action donnée soit le résultat des états du monde passés, qui peuvent remonter bien avant la naissance de l’agent, et des lois de la nature, qui sont également hors du contrôle de l’agent.
20Le principe des possibilités alternatives ainsi que la question de la source semblent aller dans le sens de l’incompatibilisme. Si l’analyse conditionnelle du PAP a contribué à conforter la position compatibiliste, cette analyse a depuis quelque temps été critiquée et n’appuie pas assez solidement la position compatibiliste. Cependant, la question de la source semble constituer une réelle menace à l’existence du libre arbitre. Il existe donc deux issues possibles pour les tenants de l’incompatibilisme : soit le libre arbitre existe, auquel cas le déterminisme est faux, soit le déterminisme est vrai, auquel cas nous devons renoncer au concept de libre arbitre, et par conséquent également au concept de responsabilité morale qui lui est lié.
21Les tenants de la première position sont nommés « libertariens », puisqu’ils défendent l’existence du libre arbitre au sens fort, tandis que les tenants de la seconde position sont nommés « déterministes durs », puisqu’ils croient en la vérité du déterminisme et remettent par conséquent en cause le libre arbitre. Cette dernière position est néanmoins peu défendue aujourd’hui, puisque le déterminisme causal a été affaibli par l’avènement de la mécanique quantique. Une autre position consiste à rester agnostique quant à la vérité du déterminisme, et de défendre la conception selon laquelle le libre arbitre ne peut exister en aucun cas, puisqu’il n’est ni compatible avec le déterminisme, ni avec l’indéterminisme. Les défenseurs de ce courant sont nommés « incompatibilistes durs », et cette position est défendue notamment par Derk Pereboom5.
Le libertarianisme
22Après ce bref aperçu des différentes positions en présence ainsi que des principaux arguments utilisés, nous allons nous concentrer sur une analyse de la conception libertarienne, qui défend l’existence du libre arbitre aux dépens de la vérité du déterminisme. Nous avons vu qu’il existait un certain nombre d’arguments appuyant l’incompatibilité du libre arbitre et du déterminisme. Néanmoins, un grand nombre de disciplines scientifiques se fondent sur le déterminisme causal, et la conception libertarienne irait donc à l’encontre de la majorité de nos avancées scientifiques. Cela, en soi, n’est pas un motif suffisant pour l’évacuer. Néanmoins, le libertarianisme doit pouvoir rendre compte de l’intelligibilité du libre arbitre dans un univers qui laisserait place à l’indéterminisme. Or, cette question de l’intelligibilité est celle qui a donné lieu aux critiques les plus virulentes du libertarianisme. En effet, l’indétermination que les libertariens supposent nécessaire à l’existence du libre arbitre dans sa version forte semble réduire, voire évacuer, la notion de contrôle qu’un agent doit exercer sur ses actions pour en être jugé responsable, et donc pour être réellement libre.
23Un certain nombre de philosophes ont ainsi démontré que, si le déterminisme causal remet en question le concept de libre arbitre, l’indéterminisme ne lui est pas plus favorable. Pour répondre à ce type d’arguments, les libertariens ont formulé différentes stratégies. Il existe en effet trois types de solutions : tout d’abord, la solution développée par Robert Kane, qui reste centrée sur une conception de la « causalité des événements », c’est-à-dire la notion de causalité utilisée par les sciences contemporaines, bien qu’il introduise une forme d’indétermination au sein des phénomènes naturels. Une autre solution consiste à concevoir un second type de causalité, la « causalité de l’agent », à savoir l’idée que l’agent est une substance, et qu’en tant que substance il possède un pouvoir causal distinct de celui qui unit les événements entre eux. Cette notion de causalité de l’agent permet aux libertariens de rendre compte de la notion de contrôle nécessaire au libre arbitre, bien que les choix attribués à l’agent soient indéterminés. Enfin, une troisième position consiste à remettre radicalement en question la notion de causalité, mais nous ne nous attarderons pas sur cette théorisation développée par Carl Ginet et Hugh McCann, qui est largement minoritaire au sein du débat contemporain. Ces trois solutions ont toutes en commun de laisser une place à l’indétermination, tout en essayant néanmoins de rendre compte du contrôle que doit avoir l’agent sur ses actions.
24En effet, pour que l’agent soit jugé responsable de ses actes, il est nécessaire qu’il exerce une forme de contrôle sur ses actions : il s’agit de la critique lockéenne selon laquelle, si mon action n’est pas déterminée par mes motifs, alors elle est déterminée par des circonstances qui sont extérieures à moi, ou bien elle est due au hasard. Mon action ne peut alors être réellement dite mienne, ce qui paraît contraire à l’idée de liberté. Mais les libertariens sont néanmoins attachés à la notion de contingence, c’est-à-dire à l’idée que le principe des possibilités alternatives vaut non seulement dans son acception contrefactuelle, mais également dans son acception forte : il doit concerner également des possibilités réelles, c’est-à-dire que jusqu’au moment du choix, les circonstances étant les mêmes et les processus menant à la décision ayant été les mêmes, il est néanmoins toujours possible d’opter pour l’une ou l’autre des solutions qui se présentent à moi.
25D’autre part, cette indétermination est, selon les libertariens, nécessaire pour que l’agent puisse être considéré comme la source ultime de ses actes. En effet, nous avons vu que le déterminisme causal impliquait que les décisions de l’agent étaient nécessairement causées par des conditions antérieures à sa naissance en conjonction avec les lois de la nature : seule une rupture dans l’enchaînement causal, une indétermination, ne serait-ce que ponctuelle, pourrait ainsi rendre à l’agent sa position de source ultime, et non seulement de maillon de la chaîne causale. Les libertariens doivent donc introduire une indétermination dans l’enchaînement des causes et des effets. Or, cette indétermination peut se situer à différents niveaux : elle peut se situer en amont de la décision, au moment même de la décision, ou bien encore entre la décision et la réalisation de l’action correspondante.
26Selon Robert Kane, il pourrait y avoir un moment d’indétermination au niveau de ces actions « autoformées » qui contribuent à la formation du caractère de l’agent. L’indétermination requise pour fonder la responsabilité morale ne serait pas nécessaire pour toutes les actions, mais uniquement pour les actions autoformées, qui seules peuvent être dites réellement libres. Néanmoins, l’agent peut être jugé responsable de tous ses actes, du moment qu’il a contribué par le passé, grâce à ces actions autoformées, à forger son propre caractère. Kane conçoit ainsi la liberté d’autoformation comme étant la capacité à produire ces actions autoformées dont il postule l’existence. Or, les actions autoformées doivent, selon Kane, être indéterminées au sens où l’agent aurait pu agir autrement, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent avoir lieu que si le principe des possibilités alternatives est valide, indépendamment de son analyse conditionnelle. Mais l’argumentation de Kane repose avant tout sur l’idée que l’agent doit être la source ultime de ses actes. En effet, les actions autoformées dont il postule l’existence permettent d’apporter une solution au problème de la source de l’acte, et permettent de répondre à l’argument de la conséquence selon lequel le déterminisme causal implique que nos actions ne dépendent pas de nous au sens fort, c’est-à-dire que nous n’en sommes pas les causes ultimes.
27Kane tente ainsi une théorisation de ces actions autoformées par lesquelles l’agent contribue lui-même à la formation de son caractère. Dans son article intitulé « Free will : new directions for an ancient problem6 », il montre que ce type d’actions correspond « à ces moments difficiles de la vie lors desquels nous sommes tiraillés entre des visions concurrentes de ce que nous devrions faire ou devenir7 ». Et il théorise ainsi la possibilité concrète de ces actions autoformées : « Je suggère qu’il y a de la tension et de l’incertitude dans nos esprits concernant quoi faire dans ces moments-là, et qu’elles se réfléchissent dans les régions appropriées de nos cerveaux par un mouvement qui les éloigne de l’équilibre thermodynamique – en bref, une sorte d’“agitation de chaos” dans le cerveau qui le rend sensible aux micro-indéterminations au niveau neuronal8. »
28Il s’agit bien entendu d’une hypothèse que Kane formule afin de rendre compte du type d’actions nécessaire pour que le libre arbitre et la responsabilité morale soient possibles. Or, cette hypothèse ne peut être validée selon lui que de manière empirique et pour l’instant, aucune découverte ne permet de l’appuyer. Mais il existe également des arguments théoriques qui permettent de penser que cette solution n’en est pas réellement une. En effet, il semble que le type de contrôle nécessaire au libre arbitre est remis en cause par ce type d’approche. Car l’indétermination nécessaire, selon Kane, pour que l’agent soit la source ultime de certains de ses actes, à savoir ses actions autoformées, nuit dans le même temps à l’étendue du contrôle que l’agent peut avoir sur ses actions : le choix que fait l’agent est, en dernière instance, indéterminé, et l’agent aurait aussi bien pu choisir autrement : aucune raison ne le pousse à agir dans un sens plutôt qu’un autre. Ainsi, même si l’agent peut être dit d’une certaine façon contrôler ses actions autoformées, puisqu’il est bien à la source de ces actions qui ne dépendent d’aucune autre cause, il lui manque le contrôle nécessaire pour s’assurer que ce choix soit bien en conformité avec ses raisons d’agir. Autrement dit, le libre arbitre suppose que nous puissions rendre compte par des raisons, et par la primauté de certaines raisons sur d’autres, du choix que nous formons. L’objection que constitue l’argument de la chance vaut donc quel que soit le type d’indétermination supposé. L’argument de la chance peut être ainsi formulé :
Si un événement est indéterminé, il est dû à la chance et nul n’en a le contrôle ;
Si nul n’a le contrôle d’un événement, nul n’en est (moralement) responsable ;
Donc, si un choix est un événement indéterminé, le sujet du choix n’en est pas responsable9.
29Kane tente de répondre à cette objection en montrant que, bien que le choix qui est à la source des actions autoformées soit indéterminé, il n’en reste pas moins que chaque option qui s’ouvre à l’agent est motivée par des raisons, qui sont celles de l’agent lui-même. Ainsi, quelle que soit l’option choisie, l’agent pourra toujours justifier son choix par des raisons. Néanmoins, aucune raison supplémentaire ne permet de rendre compte de ce choix. Le simple fait de choisir d’une certaine façon, de former une intention dans un sens plutôt qu’un autre, est l’acte par lequel une certaine option va prendre plus de valeur pour l’agent, et donc contribuer à la formation de son caractère.
30Or, cette capacité à effectuer des actions autoformées semble problématique et difficile à réconcilier avec les avancées des sciences contemporaines. En effet, pour que ces actions soient possibles, nous avons vu qu’il était nécessaire de réintroduire une forme d’indétermination au sein des phénomènes. Or, la position la plus répandue aujourd’hui est que, même si les phénomènes quantiques étaient réellement intrinsèquement indéterminés, cela n’aurait qu’une influence négligeable au niveau macroscopique. Étant donné que les actions humaines se situent au niveau macroscopique, le déterminisme vaudrait pour les expliquer. Mais ce débat ne peut être tranché aussi simplement, et les diverses positions en présence reposent selon nous sur des conceptions métaphysiques distinctes. Les sciences elles-mêmes ne pouvant prétendre à l’exhaustivité, et nos capacités ne nous permettant pas de connaître la réalité ultime du monde, il sera toujours possible de défendre soit le déterminisme, soit l’indéterminisme, comme principe régissant cette réalité : ce qui nous importe néanmoins, dans une perspective pragmatique, est de voir s’il est conceptuellement possible de réconcilier les avancées des sciences contemporaines avec notre vécu subjectif du libre arbitre. Or, nos connaissances scientifiques semblent bien fondées sur l’adoption du présupposé théorique fondamental que constitue le déterminisme causal.
31Supposons donc pour le moment que la position de Kane constitue une hypothèse plausible pour rendre compte du libre arbitre. Néanmoins, le modèle de la causalité qu’il adopte, qui est celui de la causalité des événements, est considéré par certains libertariens insuffisant pour rendre compte de cette capacité causale qu’a l’agent de choisir parmi des possibilités alternatives. Timothy O’Connor montre ainsi que, si l’indétermination causale réintroduite par Kane, dans le cadre d’une conception événementielle de la causalité, permet de penser l’existence de possibilités alternatives, il manque à une telle conception l’introduction d’une capacité causale qui viendrait sélectionner librement l’une des diverses options disponibles. Selon lui, l’introduction d’une indétermination entre d’une part les conditions antécédentes à l’action, telles que les états motivationnels, et d’autre part l’action qui s’ensuit, ne suffit pas pour justifier la notion de liberté, du moins de cette liberté sans laquelle nous ne saurions fonder les attributions de responsabilité.
32Il serait donc nécessaire, selon O’Connor, d’introduire une causalité d’un autre type que celle qui unit des événements entre eux, à savoir la causalité de l’agent. Ce type de causalité unit une substance aux événements qu’elle produit, et cette substance est en l’occurrence, en ce qui concerne le débat sur l’existence du libre arbitre, l’agent lui-même. L’agent ne peut donc être considéré comme faisant partie de l’enchaînement causal des événements, et il serait comme un « premier moteur non mu », une cause première, en ce que ses décisions ne seraient causées que par l’agent lui-même, en tant que substance. Cependant, ces décisions seraient actualisées dans le monde et auraient des effets sur ce monde, qui pourraient être eux-mêmes déterminés. Selon cette position, il existe donc une relation causale ontologiquement primitive entre l’agent et ses actions libres, ou au moins un des constituants de ses actions libres. Cette relation causale confère à l’agent le pouvoir de causer un certain type d’événement à l’intérieur de lui-même, à savoir la réalisation d’un état d’intention de mener à bien une action, qui résout ainsi un état d’incertitude quant à la nature de l’action à entreprendre.
33De plus, au sein de cette conception, les raisons fournissent une explication aux actions, non en ce qu’elles contribuent à les causer, mais en ce qu’elles permettent d’identifier le but en vue duquel l’action est entreprise. Ces raisons structurent le pouvoir causal de l’agent, au sens où elles lui confèrent des tendances objectives vers certaines actions particulières, mais elles n’activent pas ce pouvoir en déclenchant la production par l’agent d’une intention spécifique. Cette distinction permet aux tenants de cette position de montrer en quoi elle se différencie de la définition de l’action libre en termes de causalité des événements, car si les raisons déclenchaient la production par l’agent d’une intention spécifique, alors il n’y aurait pas lieu de postuler l’existence d’une causalité de l’agent : les seuls éléments nécessaires pour rendre compte de l’action libre pourraient être réduits entièrement à des événements, et notamment aux raisons qui causent l’occurrence de l’action. Mais nous avons vu que la causalité des événements ne permettait pas, selon les défenseurs de la causalité de l’agent, de rendre compte du type de contrôle nécessaire au libre arbitre.
34Cette position a été fortement critiquée, car elle s’avère très coûteuse sur le plan métaphysique : il s’agit effectivement de réintroduire un autre type de causalité, la causalité de l’agent, qui implique d’admettre l’existence d’entités substantielles, ou au moins d’une telle entité, constituée par l’agent. Cette position est également éloignée du paradigme majoritairement adopté dans les sciences, et notamment en neurosciences : il serait en effet nécessaire pour l’admettre de laisser place, soit à une forme de dualisme (des substances ou des propriétés), soit à une forme forte d’émergence de l’esprit à partir de la matière. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces différentes conceptions de la relation entre l’esprit et le cerveau. Pour le moment, il suffit de retenir que la causalité de l’agent pourrait être une solution au débat concernant l’existence du libre arbitre, mais que cette conception ne semble pas être en accord avec les données des sciences contemporaines. Elle permet néanmoins à ses défenseurs de réintroduire une forme de contrôle de l’agent sur ses actions qui soit compatible avec une indétermination fondamentale au niveau de ses choix, réhabilitant ainsi l’agent comme source ultime de ses actes, puisqu’elle permet de pallier la faiblesse du modèle de Kane, c’est-à-dire le fait que la causalité des événements ne suffirait pas pour rendre compte de la capacité de contrôle que doit exercer l’agent sur ses actions.
35Le problème réside alors dans le fait de savoir si une conception de l’agent comme source ultime de ses actes est réellement nécessaire à une définition du libre arbitre. Ici, des études de philosophie expérimentale menées par Eddy Nahmias10, que nous avons déjà cité lors de notre examen des différentes confusions liées à la notion de déterminisme, nous paraissent particulièrement pertinentes.
L’apport de la philosophie expérimentale
36La philosophie expérimentale, qui vise à étudier les intuitions des non-spécialistes relatives à certains concepts philosophiques, emploie les mêmes méthodes que la psychologie expérimentale. Les philosophes qui utilisent ces méthodes souhaitent étudier certaines distinctions conceptuelles précises qui sont peu étudiées en psychologie. Or, Nahmias montre que, si les intuitions des non-spécialistes sur les concepts de libre arbitre et de déterminisme ne peuvent être utilisées pour confirmer une position compatibiliste ou incompatibiliste, il est néanmoins important de ne pas les évacuer. Les notions de libre arbitre et de responsabilité morale sont en effet essentielles à la vie en société : elles ne concernent donc pas uniquement les philosophes, mais ont également des implications pratiques majeures. D’autre part, même si elles ne constituent pas en elles-mêmes des arguments valables, les intuitions jouent un rôle important en philosophie, et il est donc intéressant de les étudier expérimentalement. Enfin, la position incompatibiliste étant plus coûteuse sur le plan métaphysique, le fait que les intuitions communes aillent dans le sens d’une incompatibilité du libre arbitre et du déterminisme pourrait permettre d’appuyer cette conception, et d’imposer ainsi aux compatibilistes la charge de la preuve de leur position théorique.
37Nahmias a mené une série d’expériences afin de tester ces intuitions concernant la compatibilité ou l’incompatibilité du libre arbitre et du déterminisme. Son hypothèse de départ était que les intuitions incompatibilistes, qui sont mises en avant par les tenants de cette position, ne dépendent en réalité pas du déterminisme en tant que tel, mais d’une description du déterminisme qui implique également le réductionnisme mécaniste ou l’épiphénoménalisme. Ainsi, il était important, selon lui, de créer deux scénarios distincts, décrivant le déterminisme de deux façons différentes : l’un contenant une définition du déterminisme en des termes qui impliquaient le réductionnisme des états mentaux aux états cérébraux, ainsi que l’influence de l’environnement physique sur ces états cérébraux ; l’autre en des termes qui impliquaient uniquement le déterminisme psychologique, à savoir l’idée que l’agent est déterminé à agir par ses pensées, désirs et buts, qui eux-mêmes sont déterminés par son éducation. Notons au passage que le déterminisme causal pourrait très bien impliquer une combinaison de ces deux types de déterminismes, selon la position qui est adoptée quant aux rapports qui unissent l’esprit et le cerveau.
38Ces deux scénarios distincts ont ensuite été donnés à lire à deux groupes de sujets, et les résultats ont été comparés. Or, les résultats de cette expérience montrent que les participants ont davantage tendance à penser que l’agent possède un libre arbitre dans le second scénario que dans le premier (72 % contre 18 %), et ils ont également tendance à penser que l’agent mérite davantage le blâme et la louange dans le second cas que dans le premier (77 % contre 19 %). Ces résultats laissent donc supposer que l’intuition de Nahmias était pertinente : le déterminisme en tant que tel ne remettrait pas en cause le libre arbitre et la responsabilité, tel n’est le cas que s’il est joint à une conception réductionniste de l’être humain, selon laquelle nos états mentaux sont réductibles à nos états cérébraux, et si l’accent est mis sur l’influence de l’environnement physique plutôt que de l’éducation. Les intuitions des non-spécialistes recueillies iraient donc soit dans le sens de l’incompatibilisme, soit dans celui du compatibilisme, selon que le déterminisme est présenté de manière à impliquer le réductionnisme ou non.
39Cette conception rejoint la distinction opérée par Daniel Dennett11 entre la posture intentionnelle et la posture physique : il s’agit de l’idée selon laquelle un même système peut être considéré sous différents angles, c’est-à-dire à la fois comme un système physique régi par des lois mécaniques ou déterministes, et comme un système intentionnel qui fonctionne sur la base de raisons et d’intentions. Or, selon Dennett, le choix de l’une ou l’autre de ces postures dépend avant tout de critères pratiques : plus un système devient complexe, et plus il est approprié d’utiliser la posture intentionnelle pour le décrire. De même, nous utilisons la posture intentionnelle lorsque nous entrons dans des relations interpersonnelles qui supposent les notions de responsabilité morale et de libre arbitre. Or, une description du déterminisme qui implique le réductionnisme semble provoquer l’adoption d’une posture physique au détriment d’une posture intentionnelle, ce qui évacue d’emblée les notions de responsabilité morale et de libre arbitre. Ceci expliquerait pourquoi les sujets ont tendance à avoir des intuitions incompatibilistes lorsque le déterminisme est décrit en des termes qui impliquent le réductionnisme des états mentaux aux états cérébraux.
40Nahmias montre néanmoins que, bien que le déterminisme n’implique pas nécessairement le réductionnisme, il est possible que nous soyons amenés à réviser nos concepts de libre arbitre et de responsabilité morale, en acceptant le fait que nous puissions être des systèmes à la fois mécanistes et mentalistes, position également défendue par Dennett. Mais alors, selon Nahmias, « la compréhension de la manière dont les gens ont tendance à réfléchir sur ces questions, et des processus psychologiques qui les amènent à réfléchir de cette manière, sera cruciale pour réviser leur réflexion afin qu’ils puissent parvenir à accepter le fait – si c’est un fait – que nous puissions être à la fois des systèmes mécanistes et des systèmes mentalistes avec au moins la possibilité d’avoir un authentique libre arbitre et une authentique responsabilité morale12 ». Il est donc utile de comprendre les mécanismes par lesquels nous adoptons différents types d’attitude afin de permettre une réévaluation de nos conceptions du libre arbitre et de la responsabilité morale, si les avancées scientifiques étaient amenées à promouvoir une vision réductionniste de l’être humain.
41Eddy Nahmias montre ainsi que « les philosophes engagés dans le débat sur le libre arbitre devraient par conséquent se demander si les problèmes posés par la possibilité du mécanisme sont plus pressants que les problèmes potentiels posés par la possibilité du déterminisme13 ». Nous sommes également de cet avis, et traiterons de la question du réductionnisme dans le prochain chapitre. Pour le moment, retenons qu’il existe de forts arguments pour penser que l’incompatibilisme n’est pas une position intuitive lorsque la notion de déterminisme est considérée en elle-même, mais que cette position est induite par une manière particulière de comprendre le concept de déterminisme, à savoir lorsqu’il est assimilé à d’autres concepts tels que celui de réductionnisme ou d’épiphénoménalisme.
42D’autre part, nous voyons que les résultats de l’expérience de Nahmias vont dans le sens d’une conception compatibiliste du libre arbitre et du déterminisme, indépendamment du fait que l’agent soit considéré comme la source ultime de ses actes ou non. En effet, le déterminisme psychologique n’implique pas que l’agent soit la source ultime de ses actes. Au contraire, il semble bien remettre en cause cette idée, puisque les décisions de l’agent sont déterminées par des motifs, qui sont eux-mêmes déterminés par son éducation. Pourtant, les participants aux études jugent l’agent responsable de ses actes, et ceci malgré l’influence du déterminisme psychologique mis en avant par le second scénario utilisé.
43Une autre étude rapportée dans Nahmias et al. (200414) a montré qu’entre deux descriptions distinctes du principe des possibilités alternatives, l’une étant compatible et l’autre incompatible avec le déterminisme, les participants avaient davantage tendance à choisir la description compatibiliste (62 % contre 35 %), selon laquelle l’agent « aurait pu choisir autrement, si les conditions avaient été différentes ». Mais les auteurs montrent qu’une critique qui peut leur être adressée, notamment par les incompatibilistes, est que les sujets ont pu interpréter cette formulation comme impliquant que ce qui doit changer dans les conditions initiales, pour que leur décision soit différente, est quelque chose qui reste sous leur contrôle : par exemple, quel désir est mis en avant au moment de la délibération, ou l’influence qu’ils peuvent avoir sur ce processus de délibération et qui peut requérir un certain effort. Nous pouvons toutefois nous demander si ces deux conditions sont réellement perçues comme étant sous le contrôle de l’agent, ce qui fournirait une réponse compatibiliste à cette objection, mais pour cela il est nécessaire de mener d’autres études qui concernent précisément cette question.
44Les études menées en philosophie expérimentale ne vont néanmoins pas toutes dans le sens du compatibilisme. En effet, une étude effectuée par Nichols et Knobe15 a permis de tester leur hypothèse selon laquelle les résultats obtenus par Nahmias étaient dus en partie au fait que les scénarios utilisés déclenchaient certaines émotions chez les sujets, ce qui les amenait à juger l’agent du scénario responsable de ses actes, malgré qu’il soit déterminé causalement à agir de cette façon. Ils ont donc utilisé des scénarios concrets et des scénarios abstraits, les scénarios concrets étant supposés déclencher des émotions vives chez les sujets, tandis que les scénarios abstraits devaient les amener à adopter un mode d’appréhension plus théorique de la situation décrite. Leur hypothèse de départ était que les scénarios abstraits éliciteraient des intuitions incompatibilistes chez les sujets, tandis que leur réaction aux scénarios concrets irait davantage dans le sens des intuitions compatibilistes.
45Or, les résultats de cette étude montrent qu’effectivement, les scénarios abstraits conduisent les sujets à adopter davantage une conception incompatibiliste (86 %), tandis que les scénarios concrets conduisent les sujets à adopter une conception compatibiliste (72 %). Les auteurs en déduisent que « les affects jouent un rôle clé dans la production des intuitions compatibilistes des gens16 ». Mais Nichols et Knobe cherchent ensuite à rendre compte de ces résultats, puisque ceux-ci mettent au jour deux processus psychologiques distincts. Il s’agit alors d’expliquer pourquoi ces deux processus psychologiques sont à l’œuvre dans la production de nos jugements de responsabilité.
46Les auteurs considèrent trois modèles psychologiques simples qui pourraient permettre de rendre compte de ces résultats : le modèle de l’erreur de performance, le modèle de la compétence affective, et enfin le modèle de la compétence concrète. Le modèle de l’erreur de performance consiste à dire que les sujets ont d’ordinaire un système d’attribution de responsabilité qui s’appuie sur des intuitions incompatibilistes, mais que les émotions suscitées par certains scénarios les amènent à se tromper et à ne plus pouvoir appliquer ce système. Le modèle de la compétence affective considère, au contraire, que les émotions constituent le moyen par lequel nous effectuons nos jugements de responsabilité, et qu’il n’y a pas de sens à convoquer ces jugements par des scénarios abstraits. Enfin, le modèle de la compétence concrète consiste à évacuer entièrement l’hypothèse selon laquelle les scénarios concrets mettent en jeu des processus émotionnels. Il se pourrait en effet que des processus psychologiques cognitifs soient également à l’œuvre, bien que distincts de ceux qui opèrent face à des scénarios abstraits (par exemple, les uns pourraient être automatiques, tandis que les autres donneraient lieu à une délibération consciente). Nahmias et Knobe montrent néanmoins que des modèles plus complexes pourraient également être élaborés sur la base de ces trois modèles simples, et ils en viennent à considérer un modèle hybride qui est composé des deux premiers modèles que nous venons de décrire : selon ce modèle en effet, les émotions joueraient un rôle crucial dans les attributions de responsabilité, et néanmoins certaines émotions (distinctes des précédentes) pourraient interférer avec ce système d’attribution.
47Nahmias et Knobe ont ainsi élaboré un autre dispositif afin de tester lequel de ces différents modèles pourrait être le plus approprié, en faisant varier la teneur émotionnelle, plus ou moins forte, des scénarios, mais en maintenant stable la variable correspondant à leur caractère concret. Or, les résultats montrent que les émotions jouent bien un rôle spécifique dans la production d’intuitions compatibilistes, et non seulement le caractère concret des scénarios utilisés, ce qui évacue le modèle de la compétence concrète pour rendre compte de ces résultats. De plus, Nichols et Knobe interprètent leurs résultats comme allant davantage dans le sens du modèle de l’erreur de performance, plutôt que de la compétence affective, ce qui impliquerait que les intuitions compatibilistes induites par les scénarios concrets ne correspondent pas réellement au système d’attribution de responsabilité utilisé par les sujets. Ces intuitions compatibilistes constitueraient donc, d’une certaine façon, des « erreurs », des déviations par rapport au fonctionnement normal du système d’attribution de responsabilité. Nichols et Knobe montrent cependant qu’une seule expérience ne peut suffire à évacuer le modèle hybride qu’ils ont également considéré, et que les études portant sur les implications des émotions dans la cognition morale doivent être poursuivies et approfondies afin de déterminer quel modèle est le mieux à même de rendre compte des processus psychologiques mis en œuvre dans nos jugements de responsabilité.
48Nahmias et Murray17 ont ensuite répondu à cette critique adressée par Nichols et Knobe. Ils montrent en effet, dans une étude plus récente, que les termes employés par Nichols et Knobe semblent suggérer que le déterminisme implique la notion de « bypassing », c’est-à-dire soit le fatalisme, selon lequel certains événements doivent advenir indépendamment de ce que l’agent choisit de faire, soit l’épiphénoménalisme, selon lequel les états mentaux de l’agent (ses désirs, croyances, délibérations) n’ont aucun rôle causal dans la production de ses actions. Or, cette confusion pourrait, selon Nahmias et Murray, induire des intuitions incompatibilistes. Ils expliquent ainsi les résultats de Nichols et Knobe en montrant que leur description du déterminisme implique que, dans les cas abstraits, les participants adoptent une position incompatibiliste en vertu du fait que cette description suggère également le « bypassing », et que ceci constitue donc une erreur par rapport à une interprétation correcte du déterminisme. Les cas concrets, quant à eux, permettent de rétablir cette erreur, puisque les participants sont alors naturellement amenés à adopter une position qui admet l’efficacité causale des états mentaux de l’agent décrit dans le scénario. Nahmias et Murray pensent en effet que les attributions de responsabilité sont plus facilement réalisées dans les cas concrets que dans les cas abstraits, ce qui les amène à défendre un « modèle de la compétence concrète », selon les termes de Nichols et Knobe.
49Ils ont donc mis en place un protocole expérimental afin de tester leur hypothèse selon laquelle la formulation du déterminisme employée par Nichols et Knobe pouvait permettre de rendre compte des intuitions incompatibilistes qu’ils recensent dans les cas abstraits, notamment en vertu du fait qu’elle implique le bypassing. Ils ont ainsi repris les scénarios tels qu’ils ont été formulés par Nichols et Knobe, ainsi que ceux que Nahmias et al.18 avaient développés dans une étude précédente, et qui n’impliquaient pas cette notion de bypassing, en faisant varier le caractère concret ou abstrait de ces différents scénarios. De plus, ils ont interrogé les sujets, non seulement sur les concepts de libre arbitre et de responsabilité morale, mais également sur celui de bypassing en lui-même.
50Or, les résultats montrent qu’il existe une corrélation entre le fait que les participants interprètent un scénario comme impliquant le bypassing et le fait qu’ils expriment des intuitions incompatibilistes, ainsi qu’entre le fait que les participants interprètent un scénario comme impliquant le bypassing et le degré auquel ils attribuent des jugements de responsabilité et de libre arbitre (en l’occurrence, un degré moindre lorsque le scénario implique le bypassing). Enfin, les résultats montrent également que les différences d’attribution de responsabilité et de libre arbitre dans les deux scénarios abstraits sont causées pas les interprétations en termes de bypassing. Les auteurs en déduisent donc que les gens ont simplement des intuitions incompatibilistes apparentes, lorsque le déterminisme est présenté comme impliquant la notion de bypassing, tandis que lorsque le déterminisme est correctement présenté, les intuitions compatibilistes sont plus courantes. D’autre part, le fait que des intuitions incompatibilistes soient induites par les formulations qui impliquent le bypassing permet d’appuyer, selon les auteurs, les théories compatibilistes : en effet, cela montre que ce qui est considéré comme nécessaire pour attribuer des jugements de responsabilité et de libre arbitre est le fait que certains états mentaux (désirs, croyances, délibérations) jouent un rôle causal approprié dans la production de nos choix et de nos actions, ce qui est en accord avec les théories compatibilistes.
51Pour conclure, les expériences que nous avons rapportées ici montrent donc que les intuitions des non-spécialistes peuvent être testées expérimentalement, et qu’il est intéressant de voir qu’elles dépendent en grande partie de la manière dont les scénarios sont formulés. Les expériences rapportées par Nichols et Knobe ont ainsi démontré que les jugements de responsabilité pouvaient être influencés par le caractère émotionnel des scénarios présentés. Néanmoins, si Nahmias et Murray acceptent que les émotions puissent biaiser les attributions de responsabilité et de libre arbitre, leurs dernières études démontrent, contrairement aux interprétations de Nichols et Knobe, que les intuitions incompatibilistes ne seraient qu’apparentes, puisqu’induites par des formulations du déterminisme qui impliquent la notion de bypassing, ce qui ne constitue pas une présentation correcte du déterminisme causal.
52La charge de la preuve revient donc selon eux aux incompatibilistes, qui doivent à présent montrer que, même dans les cas où le déterminisme causal est correctement présenté, les sujets expriment néanmoins des intuitions incompatibilistes. Les incompatibilistes pourraient en effet critiquer les expériences de Nahmias et Murray en montrant que les scénarios utilisés ne permettent pas aux sujets de réellement saisir les implications du déterminisme sur l’idée que l’agent doit être la source ultime de ses actes, ou encore sur le fait qu’il puisse exister des possibilités alternatives inconditionnelles. De tels scénarios doivent ainsi être élaborés afin de tester encore davantage ces intuitions. Néanmoins, les expériences de Nahmias et Murray contribuent à appuyer les théories compatibilistes, en montrant que les résultats obtenus par Nichols et Knobe résulteraient en réalité du fait que leurs scénarios impliquent une confusion entre déterminisme causal et bypassing. Nahmias et Murray admettent cependant, comme nous l’avons vu, que l’hypothèse développée par Nichols et Knobe concernant le rôle joué par les émotions dans certaines erreurs d’attribution de responsabilité est également pertinente.
Défense du compatibilisme
53Les études de philosophie expérimentale que nous venons d’examiner semblent donc appuyer davantage les théories compatibilistes, mais un problème lié à ces théories reste irrésolu. Qu’en est-il, en effet, des libertés d’autodétermination et d’autoformation ? Ce sont les deux types de liberté qui semblent les plus difficiles à réconcilier avec le déterminisme causal. Devons-nous dès lors les abandonner et redéfinir le concept de libre arbitre afin de lui attribuer un sens plus faible ? Y aurait-il même encore un sens à parler de libre arbitre, et non seulement de liberté ? Kane précise que la liberté d’autodétermination est considérée par les compatibilistes comme ne nécessitant pas cette autre liberté qu’il nomme « liberté d’autoformation ». Les compatibilistes pourraient en effet définir la liberté d’autodétermination sur la base des trois premières formes de liberté : la liberté d’action, le contrôle de soi, et la liberté d’autoperfectionnement, qui sont toutes compatibles avec le déterminisme causal.
54Les principaux arguments défendus par les compatibilistes contemporains consistent à dire qu’il suffit, pour qu’un agent soit considéré comme responsable de ses actes, que ses actions soient produites par un réseau approprié formé par ses états mentaux (désirs, croyances, intentions). Nous avons déjà évoqué la théorie d’Harry Frankfurt qui consiste à postuler l’existence de désirs du premier et du second ordre : un agent est libre lorsqu’il agit sur la base de désirs du premier ordre qui sont rendus effectifs par ses désirs du second ordre. Une forme d’unification du vouloir est donc requise pour la production d’actes libres. La théorie de Gary Watson considère la relation du système motivationnel au système évaluatif de l’agent, en montrant que certaines valeurs doivent guider les désirs motivant l’action. Susan Wolf montre quant à elle qu’un agent responsable doit avoir la possibilité d’agir en fonction du Vrai et du Bien. Or, toutes ces théorisations compatibilistes ont en commun d’impliquer une certaine configuration d’états mentaux, ce pourquoi elles sont dénommées « théories de la conformité psychologique19 » (« mesh theories » en anglais). Ce qui importe en effet pour que l’agent soit responsable de ses actes, c’est qu’il ait agi sur la base d’un certain réseau d’états mentaux, c’est-à-dire que ses états mentaux présentent une configuration particulière.
55Ces théories permettent de rendre compte adéquatement de phénomènes tels que la faiblesse de la volonté, ou encore des compulsions. Cependant, ces théories succombent pour la plupart aux arguments de la manipulation, tels qu’ils ont été produits notamment par Derk Pereboom20. Ces arguments tentent d’identifier des conditions dans lesquelles un agent ne serait pas jugé responsable de ses actes, bien que toutes les conditions requises par les compatibilistes soient réunies : à savoir une unification du vouloir, la capacité de répondre à des raisons, ou tout autre « réseau » d’états mentaux nécessaire et suffisant, selon eux, pour fonder la responsabilité morale.
56Pereboom décline ainsi une série de quatre scénarios : le premier exemple est un cas de manipulation directe de l’agent par un neuroscientifique qui peut contrôler ses pensées à l’aide d’une télécommande ; le deuxième exemple décrit le cas d’un agent qui a été créé et programmé par des neuroscientifiques pour qu’il forme certains états mentaux, juste avant la production d’une action particulière ; le troisième exemple fournit la description d’un agent qui est déterminé par son éducation à effectuer cette action ; et enfin le quatrième exemple décrit le cas d’un agent qui est simplement déterminé causalement à agir de la façon dont il le fait. Tous ces exemples sont cohérents avec les descriptions compatibilistes, qui requièrent une certaine configuration des états mentaux de l’agent pour qu’il puisse être jugé responsable de son acte. Néanmoins, Pereboom montre que ces différents exemples se ressemblent, au point que si les trois premiers ne permettent pas de juger l’agent responsable de son acte, alors le quatrième doit également donner lieu à la même conclusion. Or, selon Pereboom, l’agent ne peut être considéré comme responsable dans les trois premiers exemples, car ses actions ont pour origine un certain nombre de facteurs causaux qui le dépassent et sur lesquels il n’a aucun contrôle ; par conséquent il ne serait pas non plus responsable dans le quatrième exemple.
57Ces arguments prétendent contrer à la fois les théorisations compatibilistes internalistes, telles que celles de Frankfurt et de Watson, qui ne considèrent que la configuration d’états mentaux de l’agent au moment où il agit, et les théorisations compatibilistes externalistes, qui prennent cette fois en compte l’histoire du sujet et la façon dont il est parvenu à former les états mentaux qui président à son action. En effet, les arguments de Pereboom dans leur forme la plus radicale remettent en cause ces deux types de théories, puisque la manipulation peut remonter jusqu’à la naissance de l’agent.
58Néanmoins, nous voyons au moins une différence essentielle entre les trois premiers exemples et celui qui utilise uniquement la notion de déterminisme causal. Cette différence essentielle consiste selon nous dans l’introduction d’un tiers : or, la présence de ce tiers peut notamment évoquer la notion de contrainte, puisque le fait d’introduire une dépendance à l’égard d’autrui tend à nous faire penser que nous sommes contraints par lui à agir de la façon dont nous le faisons. Mais nous avons vu que la notion de contrainte n’était pas directement impliquée par le déterminisme causal. D’autre part, pour adopter la terminologie de Dennett, l’introduction d’un tiers nous amène à adopter la « posture du plan » (« design stance »), c’est-à-dire l’attitude qui consiste à percevoir un système en fonction du dessein qu’avait son créateur au moment de la création. Mais le déterminisme causal en lui-même n’implique pas cette idée d’un créateur de qui notre devenir dépendrait, à moins de considérer les lois de la nature comme une création de Dieu, ce qui n’est pas requis par la thèse du déterminisme causal. Par conséquent, aucune de ces deux suppositions, qu’il s’agisse de la notion de contrainte ou de l’adoption de la « posture du plan », ne vaut pour le déterminisme causal pris en lui-même. Il s’agit néanmoins, selon nous, de critères importants qui influencent les jugements de responsabilité, puisque la responsabilité est alors transférée de l’agent lui-même au tiers dont il dépend.
59D’autre part, le deuxième exemple décrit par Pereboom semble impliquer, au-delà de la notion de déterminisme causal, celle selon laquelle certains traits de caractère de l’agent sont rendus inévitables par la programmation des neuroscientifiques. Or, cette notion d’inévitabilité est également étrangère à la notion de déterminisme causal, puisque nous avons vu que celui-ci se distinguait du fatalisme. Pour que les neuroscientifiques puissent s’assurer que cet agent développe tel type de caractère, et certains états mentaux particuliers préalablement à l’effectuation de l’action, il faudrait qu’ils puissent contrôler non seulement ses caractéristiques biologiques, mais également l’ensemble des facteurs causaux qui sont présents au sein de son environnement, ses relations interpersonnelles, etc.
60Le troisième exemple souffre du même type de réductionnisme, puisque seuls les facteurs causaux liés à l’éducation sont considérés. Or, bien qu’il s’agisse d’expériences de pensée, il nous semble que ces différentes ambiguïtés qui parsèment les exemples utilisés par Pereboom contribuent également à influencer les jugements de responsabilité. D’autre part, nous avons vu que les études menées par Nahmias contredisent la validité du troisième exemple de Pereboom : les non-spécialistes auraient tendance à juger l’agent responsable de son acte, même si l’effectuation de cet acte dépendait en dernière instance de l’éducation qu’il a reçue.
61Nous défendons ainsi l’idée selon laquelle le déterminisme causal ne remet pas directement en question le libre arbitre et la responsabilité morale, bien que ce dernier concept soit à relativiser, puisque le libre arbitre au sens fort, qui suppose que l’agent soit la source ultime de ses actes, est exclu par le déterminisme causal. Nous avons vu que la liberté d’autoréalisation et le contrôle de soi sont non seulement compatibles avec le déterminisme, mais semblent également le requérir. Néanmoins, il manque selon nous aux théories de la « conformité psychologique » défendues par les compatibilistes contemporains, une condition supplémentaire afin de rendre compte de la liberté d’autodétermination, et non seulement des trois premiers types de liberté identifiés par Kane qui, comme nous l’avons vu, ne sont pas problématiques. S’il existe donc un sens possible de la liberté d’autodétermination qui soit compatible avec le déterminisme, cela nécessite qu’un certain nombre de conditions soient réunies.
62Mais avant de décrire ces conditions, il est nécessaire selon nous de distinguer entre une approche objective, dite « en troisième personne » et une approche subjective, dite « en première personne », de la prise de décision volontaire. La considération de possibilités alternatives propre au vécu de la prise de décision est en effet compatible avec l’idée que le choix ultime est déterminé par des causes antécédentes. Il suffit que la considération de ces différentes possibilités, en tant que réalités virtuelles, soit pertinente et ait une efficacité causale sur le choix produit ultérieurement, afin que ce choix soit dit « libre ». Cette idée est cohérente avec les théories de la conformité psychologique que nous venons d’examiner.
63Certains qualifieront dans ce cas ces possibilités d’« illusoires », mais ce terme ne convient pas selon nous car d’un point de vue subjectif, ces possibilités, en tant que possibilités, ont bien une réalité et une efficacité causale déterminante pour le choix ultérieur. La considération des raisons d’agir de différentes façons contribuerait à la prise de décision en ceci que cette considération aurait elle-même une place dans l’enchaînement causal qui mène à la prise de décision, du moins si nous souhaitons conserver une place pour le libre arbitre, et si certaines objections que nous examinerons ensuite peuvent être levées. Du moment que l’enchaînement causal « passe par » l’agent d’une certaine façon qu’il convient de préciser, alors l’action peut être dite libre et dépend effectivement de l’agent, en un sens spécifique de « dépendre de ».
64Nous avons vu que le sens de « dépendre de » utilisé dans l’argument de la conséquence, selon lequel nos actions ne dépendent pas réellement de nous si elles sont les conséquences d’événements antérieurs à notre naissance en conjonction avec les lois de la nature, est beaucoup plus exigeant que celui que nous venons de définir. Il implique que nos actions dépendent ultimement de nous afin que nous puissions être considérés comme libres. Au contraire, le sens faible de « dépendre de » implique simplement que l’enchaînement causal qui mène à l’effectuation de nos actions libres doit « passer par nous » d’une manière appropriée : la considération de certains désirs, croyances et valeurs doit avoir une efficacité causale sur la production de nos actions, et ces états mentaux doivent être liés entre eux d’une façon cohérente. Or, selon nous, le sens faible de « dépendre de nous » est suffisant pour que soient conservées l’utilité et la pertinence du concept de libre arbitre.
65De plus, il est possible de concevoir une liberté d’autodétermination qui passe par la considération du fait que nos actions dépendent de nous en ce sens faible. Cela nécessite néanmoins que nos états mentaux soient considérés comme faisant partie intégrante de l’enchaînement causal qui mène à l’effectuation de l’action, et non comme de simples épiphénomènes. Cette liberté d’autodétermination consisterait dans la prise de conscience, en première personne, de certaines influences qui agissent sur nos prises de décision, et cette prise de conscience contribuerait ainsi à l’issue de nos délibérations. Cette conception rejoint celle de Stuart Hampshire, que nous avons déjà évoquée. Or, cette prise de conscience, dont l’efficacité causale reste à justifier, contribuerait ainsi à la formation de notre caractère. La liberté d’autodétermination, prise en ce sens, ne requiert aucune forme d’indétermination : elle ne nécessite pas d’introduire de l’indéterminisme dans le fonctionnement cérébral, ou encore une forme distincte de causalité reliant la substance que constitue l’agent à ses actions conçues comme événements.
66Considérons l’exemple utilisé par Harry Frankfurt, évoqué plus haut, dans lequel un agent déterminé causalement à tuer son voisin est néanmoins considéré comme responsable de son acte tant qu’un intervenant contrefactuel n’a pas à le contraindre en ce sens. Frankfurt montre ainsi que le fait qu’il n’y ait pas de possibilité alternative n’implique pas que l’agent soit exempt de toute responsabilité : il faut encore que cette absence de possibilité alternative soit ce qui rend compte de son action. Or, dans l’hypothèse où l’agent est déterminé causalement à choisir de tuer son voisin, il semble que son acte soit considéré comme volontaire, du moment qu’il n’est pas conscient qu’il n’aurait en réalité pas pu agir autrement : le fait qu’il n’aurait pas pu agir autrement n’a pas contribué à contraindre son acte, n’a pas été la cause de son acte.
67Au contraire, on peut se demander quel serait le jugement de responsabilité s’il avait été conscient de cette absence de possibilité alternative : il aurait alors pu invoquer cette cause comme raison suffisante de son action, et aurait peut-être été excusé, n’ayant pas même été capable de former l’intention de ne pas tuer son voisin, conscient qu’une seule option s’offrait à lui. Une autre possibilité consiste à dire que, ayant conscience de cette impasse, il aurait pu décider de ne pas adhérer à cet acte, et de ne former ainsi aucune intention, tout en sachant qu’il allait néanmoins être contraint à effectuer l’action. Il apparaît dès lors que les raisons invoquées par un agent pour produire ses actes sont d’une importance capitale pour juger de sa responsabilité, dans la mesure où elles auraient une influence causale, non seulement sur son comportement, mais également sur la formation d’intentions qui peuvent ou non donner lieu à des actions.
68Ainsi, selon nous, peu importe que l’agent soit la source ultime de ses actes : il semble bien, au vu des découvertes scientifiques, que l’agent soit déterminé par un grand nombre de causes, dont certaines échappent à sa conscience. Ce qui importe toutefois est la connaissance qu’il a des causes qui le déterminent. Mais ce type de connaissance n’est en réalité, et il s’agit d’un point essentiel, jamais exhaustif. Il est alors important de garder à l’esprit cette non-exhaustivité afin de ne pas adopter l’attitude qui consiste à rejeter notre responsabilité sur les diverses causes qui nous influencent. Nous verrons ainsi que la connaissance de certains déterminismes, au sens de déterminismes particuliers (qui constituent donc toujours une réduction de la complexité causale), peut représenter davantage un frein au libre arbitre que la thèse du déterminisme causal en elle-même, qui au contraire permet de le penser.
69Les raisons d’agir qu’invoque l’agent peuvent correspondre à des causes sur lesquelles il pense ne pas avoir de contrôle, ce qui l’amène à réduire la part de contrôle qu’il aurait en réalité pu avoir s’il n’avait pas pris conscience de ces influences. Il importe donc de reconnaître la multiplicité des facteurs qui entrent en considération dans le choix d’une action, et de former une intention qui soit compatible avec nos connaissances, mais également de rester assez modestes pour comprendre que nous n’aurons jamais la pleine et entière connaissance de toutes les causes qui déterminent nos choix.
70Il convient néanmoins, dans la mesure du possible, d’intégrer ces diverses influences au sein de nos délibérations, puisque cette attitude pourrait également nous amener à développer la capacité de les contrer. En définitive, la position à adopter vis-à-vis de ces diverses influences relève d’une posture existentielle, qui constitue elle-même un choix : ou bien cette prise de conscience nous amène à concevoir ces influences comme une forme de fatalisme, ou bien elle nous conduit à développer des stratégies pour les intégrer et les dépasser. Or, cette seconde posture semble elle-même supposer une croyance en l’existence du libre arbitre, et donc dans l’efficacité causale de nos prises de décision.
71Il se pourrait par conséquent que le libre arbitre doive être postulé pour être exercé, néanmoins le fait même que cette croyance théorique ait des implications pratiques semble fournir une preuve de l’existence de cette capacité : si nous admettons en effet que le libre arbitre est la capacité selon laquelle certains états mentaux particuliers (croyances, intentions, raisons) peuvent avoir une efficacité causale dans la production de nos actions, alors le fait que les actions qui découlent d’une posture fataliste, ou au contraire d’une croyance au libre arbitre, diffèrent, semble bien appuyer la thèse de l’existence du libre arbitre, et non appuyer la validité du fatalisme.
72Mais la prise de conscience des influences qui nous déterminent, selon nous nécessaire à l’exercice de la liberté d’autodétermination (cependant que la liberté d’autoréalisation et le contrôle de soi ne requièrent pas nécessairement cette prise de conscience), constitue une prise de recul et implique un niveau « méta » par rapport aux théories de la conformité psychologique. Or, cette prise de recul n’est pas sans difficulté et nécessite un apprentissage, dont nous verrons dans notre dernier chapitre qu’il est intrinsèquement lié, selon nous, à l’exercice de nos capacités attentionnelles.
73Il importe donc d’introduire un critère supplémentaire pour fonder une réelle liberté d’autodétermination, ce qui nous amène à formuler les trois conditions suivantes pour l’exercice d’un libre arbitre qui inclue également cette dernière forme de liberté : a) nos actions doivent dépendre de nous (au sens faible), et donc nos états mentaux doivent faire partie de l’enchaînement causal, b) l’agent doit présenter une configuration appropriée d’états mentaux, et c) l’agent doit être capable de développer ses capacités attentionnelles. Cependant, ces critères ne peuvent être réunis que si un certain nombre d’objections sont levées : nous examinerons en détail dans le prochain chapitre la menace que constitue l’épiphénoménalisme de la conscience, puisque cette position irait à l’encontre de la condition a). Selon cette conception, en effet, nos états mentaux n’ont aucune efficacité causale dans la production de nos actions, ce qui impliquerait que nos actions ne dépendent pas de nous, même au sens faible que nous avons défini. Mais il est également important de considérer le fait que notre argumentation n’est valable que si nos raisons d’agir peuvent être conçues comme les causes de nos actions. Nous aurons par conséquent à étudier cette question dans le prochain chapitre, et nous montrerons en quoi elle est intimement liée aux enjeux d’une théorisation épiphénoménaliste de la conscience.
***
74Nous avons tenté de montrer que le libre arbitre n’est pas nécessairement remis en cause par le déterminisme causal. Nous ne pouvons prouver l’existence du déterminisme causal, pour la simple raison qu’il s’agit d’un présupposé théorique permettant d’identifier des régularités au sein des phénomènes. Nous soutenons ainsi que le déterminisme causal, au sens où il est aujourd’hui employé dans les discussions philosophiques, constitue avant tout une posture métaphysique, ainsi qu’un principe qui guide la recherche scientifique. Il ne pourrait être « prouvé » que dans la mesure où l’homme acquerrait un savoir absolu, et donc une connaissance de la totalité des causes qui composent à chaque instant l’univers. Or, s’il s’agit d’un principe régulateur de la science qui permet effectivement d’accroître nos connaissances, ce principe en lui-même est inaccessible à toute vérification empirique.
75Néanmoins, la posture pragmatique qui est la nôtre nous invite à adopter ce principe, qui est également présent dans notre perception la plus commune des phénomènes qui nous entourent, comme l’avait déjà identifié David Hume. Il nous semble donc particulièrement important de tenter de réconcilier ce principe avec le concept, tout aussi important et qui compose également notre expérience subjective, de libre arbitre. Nous espérons ainsi avoir contribué à soutenir la thèse selon laquelle le libre arbitre, loin d’être incompatible avec le déterminisme causal, le requiert pour pouvoir rendre compte du contrôle nécessaire à l’effectuation d’actions réellement libres.
76En effet, les conceptions libertariennes, qui tentent de réintroduire de l’indéterminisme au sein de l’enchaînement causal, succombent à l’argument de la chance, selon lequel un agent ne peut avoir de réel contrôle sur un événement qui est produit de manière indéterminée. D’autre part, la conception d’une causalité de l’agent réintroduite par certains libertariens nous semble trop coûteuse sur le plan métaphysique, et n’est pas en accord avec les données des sciences contemporaines. Par conséquent, le libre arbitre au sens fort, qui implique l’idée d’un agent qui se situerait en dehors de l’enchaînement déterministe des causes et des effets, est remis en question. Cependant, cela n’évacue pas la liberté d’autoréalisation ni celle du contrôle de soi, et nous avons également contribué à élaborer une définition de ce que pourrait constituer une liberté d’autodétermination qui soit compatible avec le déterminisme causal.
77Il reste cependant à examiner certaines objections qui pourraient nuire à l’existence du libre arbitre, sur d’autres bases que celles qui ont prétendu lui opposer le déterminisme causal. Ces objections découlent des arguments présentés jusqu’ici et doivent être examinées afin de confirmer la position compatibiliste que nous venons d’esquisser : il s’agit, tout d’abord, de concevoir la conscience comme ayant une efficacité causale particulière dans l’enchaînement des causes et des effets, et non comme un épiphénomène. En effet, nous avons vu que selon Eddy Nahmias, le déterminisme ne constitue pas réellement une menace au libre arbitre, mais que d’autres conceptions le menacent bien davantage, comme l’épiphénoménalisme qui est la thèse selon laquelle nos états mentaux n’ont pas d’influence causale sur nos actions. Nous aurons donc, dans un premier temps, à lever cette objection. La considération de cette objection passera par l’étude des données scientifiques actuellement disponibles, dont nous avons jusqu’ici fait l’économie afin de nous concentrer sur une conceptualisation purement philosophique des notions centrales à notre sujet, mais qui doivent désormais faire l’objet de toute notre attention.
Notes de bas de page
1 ROSKIES, Adina L., « Neuroscientific challenges to free will and responsibility », Trends in Cognitive Sciences, 2006, vol. X, No 9, p. 419-423.
2 MICHON, Cyrille, Qu’est-ce que le libre arbitre ?, op. cit., p. 46.
3 Ibid., p. 54 (note n° 2).
4 Ibid., p. 31. Souligné par l’auteur.
5 PEREBOOM, D., « Determinism al Dente », NOÛS, 29, 1, 1995, p. 21-45.
6 KANE, Robert, « Free will : new directions for an ancient problem », in KANE, Robert (éd.), Free will, Oxford, Blackwell, 2002.
7 Ibid., p. 228.
8 Ibid., p. 228.
9 MICHON, Cyrille, Qu’est-ce que le libre arbitre ?, op. cit., p. 60.
10 NAHMIAS, E., « Folk fears about freedom and responsibility : Determinism vs. Reductionism », op. cit., p. 215-237.
11 NAHMIAS, E., COATES, D. J. et KVARAN, T., « Free will, moral responsibility and mechanism : experiments on folk intuitions », Midwest Studies in Philosophy, XXXI (2007), p. 221.
12 Ibid., p. 236-237.
13 Ibid., p. 237.
14 NAHMIAS, E. et al., « The phenomenology of free will », Journal of Consciousness Studies, 2004, 11, N° 7-8, p. 162-179.
15 NICHOLS, S. et KNOBE, J., « Moral responsibility and determinism : the cognitive science of folk intuitions », NOÛS, 2007, 41, 4, p. 663-685.
16 Ibid., p. 671.
17 NAHMIAS, E., & MURRAY, D., « Experimental Philosophy on Free Will : An Error Theory for Incompatibilist Intuitions », in New Waves in the Philosophy of Action, J. Aguilar, A. Buckareff, K. Frankish (éd.), New York, Palgrave-Macmillan, 2010, p. 189-216.
18 NAHMIAS, E., MORRIS S., NADELHOFFER T., and TURNER, J., « Is incompatibilism intuitive ? », Philosophy and Phenomenological Research, 2006, 73, 1, p. 28-53.
19 Nous empruntons cette traduction française à Stefano COSSARA, qu’il propose dans sa thèse : Pour un quiétisme pragmatique. En finir avec le débat sur le libre arbitre, Paris, Paris Sorbonne – Paris IV, 2011.
20 PEREBOOM, D., « Determinism al Dente », op. cit., p. 21-45.
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