1L’« anti-américanisme » s’est largement répandu en Afrique du Nord entre la Deuxième Guerre mondiale et la fin de la période coloniale. Ce courant d’opinion est aujourd’hui lié à l’association des deux termes U.S.A./ Impérialisme, ce qu’il n’est pas dans notre propos de contredire, d’autant que la question dépasse très amplement le cadre de cette étude. Il s’agit simplement ici, d’éclairer le rôle des facteurs externes dans les prodromes de la décolonisation des Protectorats, ce qui n’exclut pas le poids des luttes internes dans le processus qui devait conduire le Maghreb à l’indépendance.

2L’avant-guerre en Méditerranée, la revendication de l’Italie fasciste sur l’Afrique septentrionale française, subsidiairement celle du franquisme, ont été un premier et important facteur d’internationalisation des questions nord-africaines. Jouant des conflits qui opposent à propos de leurs pays, les pays européens, les partis nationalistes ont tenté de les utiliser et fait un apprentissage.

3A leurs yeux, la défaite française est un coup irréparable porté au mythe de l’invincibilité de la puissance protectrice :

4« Le Protectorat est mort, noyé dans les eaux de Dunkerque » affirme un tract néo-destourien diffusé à l’occasion du 60^e anniversaire du Protectorat tunisien.

5A la faveur de la guerre, les Etats-Unis sont « entrés » en Afrique du Nord. Cette donnée tout à fait nouvelle devient une dimension essentielle de la géopolitique de la zone et acquiert une importance considérable dans son évolution. Cela ne peut que porter ombre à la prédominance française.

L’ÈRE ROOSEVELTIENNE OU LA PHASE AIGUË DE LA TENSION

6La défaite de juin 1940, la signature des armistices franco-allemand et franco-italien, l’abandon de l’allié anglais, le large consensus dont jouit le maréchal Pétain, l’incontestable vigueur du courant favorable à la collaboration, sont autant d’événements qui influencent la politique américaine et frappent son opinion.

7La méfiance à l’égard des politiciens français n’a pas épargné le général de Gaulle, suspect d’aspirations dictatoriales et crédité d’une très faible influence sur les Français1. L’affaire de Mers-El-Kebir (juillet 1940), l’échec des Anglo-Gaullistes devant Dakar (septembre), les événements de Syrie (juin 1941) ne peuvent que renforcer les convictions américaines.

8Les protagonistes ont eux-mêmes appelé leur « jeu à Vichy »2, la politique de renforcement des liens avec le nouveau gouvernement de la France, destinée à encourager par une diplomatie très présente les courants neutralistes ou anti-allemands de l’entourage de Pétain. L’objectif est d’obtenir des ralliements aux Alliés en temps opportun, étant acquis l’engagement américain aux côtés des Britanniques en dépit de leur non-belligérance.

9Cette politique a permis par le biais de l’accord Murphy-Weygand3 le renforcement de la présence américaine en Afrique du Nord, relais aux Anglais après la rupture de leurs relations avec la France, consécutive à l’opération sur Mers-El-Kebir. C’est en Afrique du Nord qu’elle a les conséquences les plus négatives sur les rapports entre les Américains et la Résistance.

10Les services consulaires américains sont considérablement renforcés et sous leur couvert, ceux de l’Office of Strategic Services (O.S.S.) dont la base reste Tanger.

LE CONFLIT AMÉRICANO-GAULLISTE

11Robert Murphy représentant personnel du président Roosevelt est arrivé à Alger dès septembre 1940 en mission spéciale. Ancien attaché d’ambassade à Paris, premier chargé d’affaires auprès de Vichy, catholique et très conservateur, il est partisan du compromis avec les autorités loyalistes et oriente dans ce sens les contacts, dans la perspective du débarquement en Afrique du Nord très tôt débattue par l’état-major et soutenue par le président Roosevelt qui accorde désormais une très grande importance stratégique à la Méditerranée4.

12Compliquée d’un enchevêtrement d’intrigues, cette politique aboutit aux accords Murphy-Giraud du 23 octobre 1942 « qui excluaient par avance les Français libres de l’opération »5 et dans lesquels Jacques Lemaigre Dubreuil sympathisant fasciste à l’époque, entièrement acquis à la Révolution nationale mais favorable à une entente avec les Américains sous réserve de l’intégrité de l’Empire menacée par les projets italiens, joue un rôle notable. Le général de Gaulle est entièrement tenu à l’écart des préparatifs de débarquement. Le semi-échec de cette stratégie, les forces françaises ayant résisté tant au Maroc qu’en Algérie à partir du 8 novembre, n’a pas empêché sa prolongation, justifiée par l’accord Clark-Darlan du 28 novembre qui permit l’arrêt des combats.

13L’appui américain à Giraud contre de Gaulle mais aussi à Marcel Peyrouton qui obtient grâce à l’appui de Giraud et Murphy le poste de gouverneur général de l’Algérie en dépit de son passé accablant6, l’obstruction tenace à l’abrogation de la législation vichyste en Algérie, les mesures répressives prises à l’encontre des résistants gaullistes, nourrissent une rancœur anti-américaine à laquelle n’a pas mis fin la victoire gaulliste et l’élimination de Giraud.

14L’éviction du chef de la France combattante des décisions prises par les « Grands », de Dumbarton Oaks à Yalta, approfondit le différend comme en attestent les fréquents rappels de ces événements que l’on retrouve au fil des années dans les écrits du général de Gaulle, dont on sait la volonté de restituer à la France son rang de grande puissance.

15Cette ambition est partagée par tous les courants politiques français en qui les épreuves de la guerre ont renforcé l’espoir de résurrection de la « grande nation ».

L’ANTICOLONIALISME AMÉRICAIN ET L’UNION SACRÉE POUR LA SAUVEGARDE DE L’EMPIRE

16La présence de la « Libre Amérique », son prestige, le principe du « droit qu’ont tous les peuples de choisir la forme de gouvernement sous lequel ils veulent vivre et... les droits souverains et l’autonomie reconnue à ceux qui en ont été dépouillés par la force... » proclamé par la Charte de l’Atlantique ont, comme on le sait, un retentissement aux effets contraires selon qu’il s’agisse des Maghrebins ou des coloniaux français, vichyssois, gaullistes, communistes ou attentistes, toutes tendances confondues. La France n’est pas signataire de la Charte ; en vérité, on ne l’a pas plus sollicitée qu’elle ne paraît avoir exprimé le désir d’y souscrire7.

17La position anticolonialiste de Franklin Roosevelt est attestée par ses multiples déclarations. Son projet, soutenu par les Démocrates et officiellement formulé par l’« Institute of Pacific Relations » envisage la transformation de tous les territoires coloniaux en mandats internationaux, en prélude aux indépendances8. A Yalta, en janvier 1945, Roosevelt défend encore très vivement, mais sans succès son projet contre Churchill9.

18L’alternative française dans laquelle chacun des courants politiques développera sa propre vision de l’assimilation/association, qui exclut toute indépendance, la réponse à la Charte de l’Atlantique, le « contre-feu aux ambitions américaines », fixent à la Conférence de Brazzaville les premiers contours de la future « Union française ». « Pas d’autre indépendance que celle de la France » y déclare le 3 janvier 1944, René Pleven, commissaire aux colonies de la France libre.

19A l’opposé, les nationalistes des trois pays du Maghreb, avec une concordance qui confirme les rapports étroits qu’ils entretiennent10, s’emparent de la Charte pour obtenir le soutien américain à leur aspiration à l’indépendance (qu’ils croient pouvoir faire progresser à la faveur de la guerre), et recherchent le contact avec les autorités américaines qui ne le refusent pas.

20En Afrique du Nord, les tensions sont partout très fortes et les autorités françaises répondent à l’agitation nationaliste par une violente répression qui atteint son maximum en Tunisie en mai 194311, au Maroc en janvier 1944 et en Algérie en mai 194512.

21A Anfa, le 22 janvier 1943, Roosevelt en présence de Churchill, mais sans avoir convié un représentant de la France à l’entretien, a fait des promesses au sultan Mohamed Youssef accompagné de son fils, le prince Hassan13. Les tentatives françaises de minimiser le contenu de ces déclarations sont contredites par les sources américaines : « Il est fortement évident que le président Roosevelt durant la Conférence de Casablanca de 1943 encouragea personnellement le sultan à espérer le soutien américain pour se défaire du contrôle français et préparer le Maroc, peut-être à travers un protectorat américano-anglo-français, à l’indépendance d’ici quelques années »14.

22A Alger, quelles que soient ses réticences personnelles, Murphy a déclaré à Ferhat Abbas, lors de leur première entrevue du 7 décembre 1942, que « Les Américains approuvent en général tous les désirs d’indépendance » et les Américains sont consultés lors de la première rédaction du futur Manifeste du peuple algérien, alors appelé « Message des représentants des Musulmans algériens aux autorités responsables », soit en un premier temps, les seules autorités anglo-américaines15.

23Mais c’est à Tunis et dans un contexte exceptionnel que les rapports américano-tunisiens sont noués très tôt et vont le plus loin, favorisés par l’activité du consul général Hooker Doolittle, nommé à ce poste en février 1941. Très sévère à l’égard de Vichy et des coloniaux français, défenseur des aspirations à l’indépendance, il est vite taxé de « pro-arabe ». Les étapes les plus marquantes des rapports tuniso-américains dans une période très complexe que nous avons étudiée dans le détail par ailleurs16 se résument ainsi :

• Les premiers contacts avec le consulat américain ont été noués dès la fin de 1940 par des personnalités marquantes de la bourgeoisie libérale tunisienne, plus ou moins proche de l’Archéo-Destour et de son leader Abdelaziz Taalbi, lui-même lié au Wafd égyptien et aux Britanniques.
• Doolittle soutient un premier projet de « coup d’Etat » visant à installer auprès d’Ahmed Bey, inféodé à Vichy, un gouvernement tunisien favorable aux Anglo-Saxons contre promesse américaine de soutien à la revendication d’autonomie. Murphy et le département d’Etat informés rejettent le projet comme étant de nature à perturber gravement les relations avec la France.
• Moncef Bey, sous la pression des circonstances réalise le projet, environ un an plus tard, sous occupation allemande en s’entourant de ces mêmes personnalités favorables aux Alliés, après avoir confirmé dans un message personnel à Roosevelt, transmis à Doolittle, son espoir en la Charte, les Anglo-Saxons et le président lui-même, quant à l’avenir de son pays17.
• Le Néo-Destour se rallie aux Anglo-Américains et engage une active campagne dans ce sens dans le Sahel récemment libéré, après le retour de Rome de son leader Habib Bourguiba. Dès la libération de Tunis, Doolittle de retour, intervient auprès des autorités françaises pour que soient arrêtées les poursuites intentées à Bourguiba.

24C’est dans son recours à l’arbitrage allié qu’est la raison essentielle de la destitution de Moncef Bey ; Peyrouton en fut le principal inspirateur et le général Juin l’exécutant.

25L’inquiétude française est grande et tout est mis en œuvre pour contrecarrer l’influence américaine tenue pour responsable de « l’exaltation nationaliste ». Le département d’Etat confirmera que « La propagande de guerre des Etats-Unis fut en partie responsable du récent sursaut du nationalisme en Afrique du Nord et du présent malaise dans la zone... Le contenu de la Charte et des quatre libertés fut largement diffusé parmi les autochtones lors des débarquements alliés pour créer une atmosphère favorable à nos forces »18.

26En effet, pour soutenir l’effort de guerre, une littérature abondante est distribuée par les services américains du Psychological Welfare Branch transformé en Office of War Informations et auxquels collaborent de nombreux Arabes, notamment Choukry Bey et Ahed Bouhafa (alias Docteur Mohamed Abdoul Abrass) qui animera le Comité pour la libération de l’Afrique du Nord (Committee for Freedom in North Africa) ouvert à New York après guerre. Outre Star and Stripes, Arab World, Victory, bulletin de la légation américaine à Tanger, la revue El Mokhtar du Caire, édition arabe du Reader’s Digest, circule sous le manteau en dépit de la vigilance française ; celle-ci serait marquée par « la malveillance... et la mauvaise foi avec laquelle elle dénigre notre œuvre coloniale »19.

27« L’influence morale » des Américains fondée sur leur prestige militaire et économique mais aussi sur les fréquentes distributions de vivres et de vêtements à la population, les salaires élevés accordés à la main-d’œuvre qu’ils emploient, sont soulignés par les sources françaises inquiètes des égards et cadeaux au sultan du Maroc, qui souhaite se rendre en visite aux Etats-Unis, comme des trop fréquentes rencontres entre personnalités civiles et militaires américaines et personnalités marocaines. Les protestations françaises contre ces ingérences sont une constante.

28Les services français au Maroc, insistent comme à Alger et à Tunis sur « le concours des Israélites » aux Américains en même temps que sur leurs contacts suivis « avec les chefs et les bourgeois indigènes », mais par ailleurs sur leur propension à « faire le jeu de Moscou »20.

LES COMMUNISTES, FER DE LANCE DE « L’ANTI-AMÉRICANISME »

29Le rôle héroïque de l’U.R.S.S. dans la guerre et des communistes partout dans la Résistance au nazisme, y compris en Tunisie occupée, leur vigoureuse défense des revendications quotidiennes des masses populaires a considérablement accru l’audience des partis communistes d’Afrique du Nord.

30L’alliance gaulliste contre Giraud, renforcée par l’alliance franco-soviétique « stratagème contre l’hégémonie des Anglo-Saxons », l’identité de vues sur les colonies, fait des communistes les zélés propagandistes de l’Union française assimilée non sans quelque acrobatie à une union des Républiques socialistes.

31Pour eux, les « séparatistes » ou « pseudo-nationalistes inspirés par les impérialismes étrangers favorisent le séparatisme des cent Seigneurs »... « Ceux qui demandent leur indépendance par rapport à la France sont les agents conscients ou inconscients d’un autre impérialisme », etc.

32Lorsqu’on suit de près la presse et les déclarations des dirigeants communistes, il est évident que le thème du « complot nazi »21, systématiquement utilisé par les autorités à partir de la campagne vichyste d’Alger contre Moncef Bey, est repris et amplifié par les partis communistes français et nord-africains jusqu’à ses conséquences les plus tragiques lors des événements du Constantinois de 1945.

33L’amalgame s’articule bien ainsi : « Séparatistes » = « 5^e colonne nazie » = « Cent Seigneurs féodaux (et) grande bourgeoisie autonomiste » = « Cent Seigneurs de la colonisation » = « Trusts étrangers » = « ... cet impérialisme américain qui a bien pris aujourd’hui la place de l’impérialisme hitlérien comme ennemi essentiel de tous les peuples, comme ennemi n° 1 de la démocratie et de la paix »... « Nous savons que les féodaux " autonomistes " et les grands seigneurs de la colonisation ne se contentent pas seulement de s’organiser contre la démocratie, ils distribuent des armes dans les campagnes »22.

34C’est dans l’été de 1946 que les communistes nord-africains, sans abandonner encore leur soutien à l’Union française, qui n’interviendra qu’entre 1947 et 1948, tenteront un rapprochement avec les partis nationalistes au sein du front national qu’ils préconisent les premiers et qui se réalisera sans eux.

35Au lendemain de la brillante victoire du P.C.F. aux élections, qui inquiète beaucoup les Américains, Maurice Thorez dans l’interview accordée à Basil Davidson pour The Times le 17 novembre 1946, développe un véritable programme de gouvernement sans dire un mot ni des questions coloniales, ni de l’impérialisme américain.

CONCLUSION DE LA GUERRE ET PERSISTANCE DE LA TENSION

36La guerre se termine par un renforcement de la domination française en Afrique du Nord et une grande déception des Maghrébins à l’égard des Etats-Unis.

37Dans un entretien accordé à Hooker Doolittle, Roosevelt se référant à l’entrevue d’Anfa lui dit qu’il était peut-être trop tôt pour prendre des positions pro-arabes.

38De Gaulle refuse la proposition de Roosevelt de le rencontrer à Alger au retour de Yalta, considérant qu’il n’a pas à être invité en territoire français.

39En dépit de la visite de De Gaulle aux Etats-Unis sur invitation du président Truman, l’état des relations franco-américaines demeure inchangé en 1946.

40L’événement le plus marquant reste alors le voyage de Habib Bourguiba, arrivé à New York le 1^er décembre 1946 pour plaider la cause tunisienne à l’occasion de la 3^e session de l’O.N.U. La publicité qu’il sait donner à ce voyage, et ses rencontres avec Lois Anderson, chef des services d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient au département d’Etat et Dean Acheson au cours d’une réception saoudienne, font l’actualité.

41Bourguiba a en effet quitté clandestinement la Tunisie en mars 1945 pour le Caire. Il y retrouve Doolittle déplacé sur demande française depuis juillet 1943 et John Utter ancien responsable de l’O.S.S. à Tunis en même temps que vice-consul. Madame Doolittle aurait organisé le départ de Bourguiba23. Le consul Fuller nommé en mars 1946 (après Félix Cole et Marcel Malige), se plaint d’être très mal traité et d’avoir subi en même temps que le vice-consul Domont un véritable interrogatoire sur ses relations avec les nationalistes. L’ambassadeur de France à Washington « reconnaît qu’il n’y a pas dans tout le Proche-Orient de pays où les représentants américains fussent traités plus mal qu’en Tunisie » ; c’est à cause du souvenir de Doolittle répond la Résidence, alors alarmée par un voyage qu’accomplit Utter en Tripolitaine, Cyrénaïque et Tunisie. Le général Mast refuse l’escale de Tunis à des destroyers américains « en raison du caractère politique que prendrait cette visite aux yeux des Tunisiens »24.

L’ATLANTISME

L’ANNÉE 1947

42Les formidables tournants de cette année cruciale ne sont pas sans conséquences, directes ou indirectes sur les relations France/Etats-Unis en Afrique du Nord.

43Doctrine du Containment et Plan Marshall25, préludes au pacte Atlantique la concernent directement et en premier sa façade atlantique du Maroc. Les Américains restituent à la France la base aéro-navale de Kenitra, mais engagent cette même année les pourparlers concernant l’aménagement de nouvelles bases militaires au Maroc.

44L’année 1947 est aussi celle de l’indépendance de l’Inde et de l’Ethiopie, et de la décision anglaise de mettre fin au mandat palestinien.

45Elle est aussi celle du discours de Tanger où le sultan du Maroc a pris en charge la revendication nationale sans prononcer un mot sur l’œuvre de la France et en faisant l’éloge de l’arabisme ; celle du renforcement du Comité de libération du Maghreb arabe au Caire où arrivent les leaders marocains Abdelkrim et Allai El Fassi. Au Caire, où le quotidien El Ahram a publié le 15 août 1946, une interview de Farhat Abbas qui, au nom de l’U.D.M.A., formule la revendication de « self government ».

46Le départ de De Gaulle puis surtout des communistes du gouvernement ont levé bien des hypothèques sur la bonne entente franco-américaine. Avec le gouvernement socialiste, celle-ci renforcée par une identité de vues sur les questions européennes et internationales, inaugure une période de relations beaucoup plus étroites26.

47L’identité de vues franco-américaine concerne-t-elle aussi les questions nord-africaines ?

LA POSITION AMÉRICAINE

48Elle est précisée dans une analyse très détaillée des intérêts et objectifs américains au Maroc et à l’ensemble de l’Afrique du Nord, transmise par le bureau des Affaires politiques du Département d’Etat au Conseil national de sécurité.

– L’importance stratégique de l’Afrique du Nord

49L’Afrique du Nord française est importante pour la sécurité des Etats-Unis premièrement par sa position géographique stratégique le long des routes américaines vers la Méditerranée orientale et le Moyen-Orient... le Maroc est particulièrement important parce qu’il sert de clé de voûte entre l’Atlantique et la Méditerranée.

50L’importance stratégique de l’Afrique du Nord pour les Etats-Unis a été amplement démontrée durant la Deuxième Guerre mondiale. Notre avance sur le continent européen a été précédée par les débarquements au Maroc français, en Algérie et en Tunisie...

51Avec le développement rapide de la puissance aérienne, la position géographique de l’Afrique du Nord a une importance accrue. En mains hostiles, les bases navales et aériennes... pourraient exercer un contrôle sur les portes atlantiques de la Méditerranée et les voies maritimes accédant aux côtes de l’Afrique de l’ouest... neutraliser le potentiel américain des bases atlantiques des Açores...

52Réciproquement... en mains amies... elle serait une base valable pour lancer des attaques aériennes, des opérations navales ou amphibies contre un ennemi occupant l’Europe... Dans le cas d’une action militaire au Moyen-Orient... (l’Afrique du Nord) contribuerait grandement à la sécurité de la zone de Suez...

53La place particulière des Etats-Unis dans la zone internationale de Tanger et notre participation à son administration ont également une importance politique et stratégique... Dans la zone internationale se trouve à présent la principale base de relais atlantique..., le système de télécommunications... commandant les communications télégraphiques avec la plus grande partie de l’hémisphère oriental, mis à part l’Extrême-Orient, et Tanger servira probablement dans le proche avenir de base de relais à « La voix de l’Amérique ». Nulle part dans la partie orientale de l’Atlantique, nous n’avons de pareils avantages, utilisables par nous en droit, à travers nos privilèges extra-territoriaux...

54La puissance toujours plus grande, des Etats-Unis au niveau mondial, comme... notre avance technologique, ont rendu nécessaire l’application de nouvelles conceptions à l’ensemble des territoires bordant l’est atlantique au moins jusque sous le « ventre » de l’Afrique... ce qui signifie en termes modernes que nous ne pouvons tolérer du point de vue de notre sécurité nationale, l’extension à la zone d’un système politique ou d’un pouvoir quelconque qui ne serait membre de la Communauté Atlantique, pas plus qu’un transfert de souveraineté à un quelconque pouvoir qui n’aurait pas pleine conscience de ses obligations... »

LA FRANCE, LE MAROC et L’AFRIQUE DU NORD

55Après une analyse fouillée de la situation intérieure marocaine, dans laquelle les Autochtones ne paraissent pas jouir d’une totale confiance quant à la capacité de conduire leurs propres affaires sans assistance extérieure, dans une perspective d’indépendance, la préoccupation essentielle est bien qu’« une simple bouffée de violence accompagnée de mesures de répression, peut aboutir à une rebellion généralisée qu’à la fois les leaders nationalistes et le gouvernement français auraient peine à contrôler... »

56Le danger majeur : « On peut supposer que la politique communiste vise à gagner le contrôle de la zone directement ou indirectement par Moscou... Un possible mouvement d’indépendance nationaliste-communiste ne doit pas être négligé... leur future tactique dépendra quoi qu’il en soit de la situation politique intérieure de la France, des ordres de Moscou... » A l’égard de la France : « ...nous devons travailler activement et de façon persévérante à une entente avec les Français... nous devons à chaque occasion souligner aux Français que nous ne cherchons pas à démanteler leur empire ou à mettre en danger leur position en Afrique du Nord. Nous devons dire qu’à notre opinion, le peuple marocain peut positivement progresser sous la tutelle française et qu’une association entre France et Maroc, ne doit pas être rompue... nous devons souligner que nous sommes prêts à coopérer de toute manière possible dans le combat contre le communisme dans la zone... »

57Mais : « ... nous ne devons pas perdre de vue notre politique de favoriser l’évolution graduelle des peuples dépendants vers le self-government... Nous devons pour cela... persuader les Français de la nécessité de résoudre le conflit entre les aspirations politiques nationalistes au Maroc et l’attitude coloniale française... nous devons préciser avec tact que l’actuelle tension au Maroc est une responsabilité de la France... persuader les Français d’obtenir la coopération volontaire des leaders musulmans en promulguant les réformes promises, en tout premier lieu en annonçant l’objectif final d’autonomie pour la zone, en annonçant un calendrier aussitôt que possible et en mettant les leaders les plus modérés, au courant des intentions du gouvernement.

58Si les Français acceptent cette thèse, nous pouvons déclarer notre intention d’exercer une influence sur les leaders musulmans pour qu’ils acceptent le concept d’évolution graduelle au lieu de l’indépendance immédiate... »27

59Désormais, l’Afrique du Nord est enchaînée à l’Atlantisme et à une vision très extensive de la sécurité nationale américaine. En dépit d’un recul certain, de précautions nombreuses et ambiguës, la position américaine reste fondamentalement contraire à l’immobilisme français.

LES ETATS-UNIS, ARBITRES DU CONFLIT FRANCE/MAGHREB

60La France n’est pas rassurée par les tournants visibles de l’Atlantisme, en sa faveur, mais les Nationalistes sont inquiets.

61« Le Maroc est la terre de la promesse américaine brisée » écrit le New York Herald Tribune du 11 janvier 1948 dans un article titré « Les Etats-Unis sont accusés de double-jeu par les Marocains » et Ahed Bouhafa a été chargé par Hadj Ahmed Balafrej secrétaire général de l’Istiqlal, de transmettre un mémorandum sur la question marocaine au secrétaire général de l’O.N.U. depuis déjà le 15 septembre 194728.

62Pour contenter la France, le gouvernement américain montre sa bonne volonté. Doolitle est déplacé du Caire aux Indes en 1947.

63Lois Anderson – après avoir reçu le marocain Mehdi Benouna le 5 juillet 1947 – affirme le soutien du Département d’Etat à la France en Afrique du Nord, mais son avis contraire à l’intégration des Protectorats.

64L’ambassadeur Jefferson Caffery en visite à Tunis – qui provoque des manifestations communistes anti-américaines – confie au résident général, le socialiste Jean Mons, que « les Américains ont fait savoir aux milieux nationalistes qu’ils ne sont pas disposés actuellement à soutenir des positions d’indépendance totale » etc.

65Cela n’empêche pas les « protestations véhémentes » qui suivent chaque marque de relations amicales américano-maghrebines, telle celle faite à Caffery contre une conférence de l’Emir Abdelkrim, programmée à l’Université américaine du Caire ; une protestation analogue est adressée au président de l’Université, le Docteur Badeau. Caffery donne des assurances ; la conférence a lieu en décembre 194929.

66Par une sorte de surenchère à l’intention des Américains, la diplomatie française tente de convaincre que les Nationalistes sont « des hommes de Moscou », tandis que les leaders maghrebins laissent entendre que l’abandon américaine risque de les rejeter dans le camp soviétique.

67Le secrétaire général du Néo-Destour, Salah Ben Youssef déclare en janvier 1948 que « Les Tunisiens déçus regarderaient du côté de l’U.R.S.S. » et Bourguiba va plus loin à son retour du Caire en précisant à Sidi Nasrallah le 16 novembre 1949 : 1. Revendication de « l’indépendance intérieure ». 2. Si refus de la France, recours à l’O.N.U. 3. Si c’est un échec, lutte armée « comme les Indous ou les Indochinois ». Vincent Auriol en voyage officiel aux Etats-Unis en mars 1951, répète sans cesse à Foster Dulles « Derrière Bourguiba il y a les communistes, derrière l’Istiqlal il y a les communistes »30.

68Une phase encourageante, ponctuée par l’annonce de réformes, une ouverture en direction des Nationalistes et la déclaration de Robert Schuman à Thionville le 11 juin 1950 selon laquelle « l’indépendance... est l’objectif final pour tous les territoires au sein de l’Union française », semblent accorder les points de vue français et américain. On prépare la visite à Paris du Sultan du Maroc, où sera discutée la révision du Traité de Fez.

69Assiste-t-on vers la fin de l’année 1950, si lourde au plan international et très instable en France, à une aggravation du malentendu franco-américain ?

70La déclaration du président du Conseil Pleven à New York, le 30 janvier 50 selon laquelle « aucune menace ni aucune manœuvre ne réussiront à ébranler l’unité fondamentale qui existe entre France et Etats-Unis », se vérifie-t-elle entièrement en Afrique du Nord ?

71Après l’échec des conversations de Paris au début de décembre 50, les menaces de déposition du Sultan provoquent un grand malaise au Département d’Etat, d’autant que sont signés les 22 décembre 1950 et 12 juillet 1951 les accords concernant cinq bases américaines localisées entre le nord de Casablanca et Marrakech ; étant donné leur nature et leur importance, « la question devrait être officiellement portée à la connaissance du Souverain par le gouvernement français », insistent les Américains. C’est bien ce que souligne le « Comité de Libération de l’Afrique du Nord » dans une lettre de Bouhafa à Truman, du 2 février : « Votre gouvernement envisage de demander au Sultan, seule autorité juridique au Maroc, de prendre à bail des bases... ».

72L’affaire se complique d’un scandale financier sur le point de provoquer une enquête du Congrès, à propos du trafic de matériel destiné aux bases et où sont impliqués des civils américains.

73Après son ultimatum du 26 janvier au Sultan, le général Juin, décidément récidiviste, et qui ambitionne de cumuler les plus hautes fonctions militaires à l’Etat-Major atlantique avec ses fonctions de résident général au Maroc, se rend aux Etats-Unis. Il est investi de la confiance américaine depuis sa nomination en 194731.

74« Les personnalités de la résidence de France à Rabat, semblent bien disposées à l’égard des Etats-Unis... nous pouvons à cet égard, tout en poursuivant nos efforts à Paris, tirer profit des signes de l’empressement français à coopérer avec les Américains au Maroc... »32.

75La tentative de Juin d’obtenir l’aval américain à sa politique de force, « les Américains ayant trop besoin de la France pour agir autrement », est un échec.

76La presse américaine de plus en plus ouverte à ces questions, rend compte de la crise dans un sens souvent favorable aux Marocains, comme Howard Norton dans le Baltimore Sun ou William Atwood dans Le New York Post. La Ligue Arabe a demandé par télégramme au gouvernement américain, une intervention contre la politique française.

77« La France cherche à convaincre les Etats-Unis que le colonialisme moderne n’est à tout prendre que l’une des formes les plus efficaces de l’assistance technique aux pays sous-développés, et que le colonialisme quelles que soient les récriminations inévitables qu’il provoque de la part des plus évolués ou des plus ambitieux, est pour l’instant la meilleure sauvegarde des intérêts des populations comme du monde en général », en même temps « que l’Istiqlal comme la Ligue Arabe ont un caractère féodal et impérialiste tout en faisant le jeu de Moscou ». Mais « Jouer le colonialisme, c’est jouer perdant, tel est le slogan américain ».33

78Les Français sont très alarmés par la pénétration de capitaux américains, accessoirement par les activités de Kennet Pendar, en poste au Maroc depuis 1940 et devenu après-guerre, représentant de Coca-Cola pour l’Afrique du Nord. Cet aspect de la question mérite une étude spécifique ; elle ne semble pas, du moins pas encore, mériter la crainte exprimée d’un « Fachoda technique », les investissements américains au Maroc étant de l’ordre d’un million de dollars entre 1947 et 49 et d’environ six fois plus en Tunisie. Le résident général à Tunis, Perillier précise à ce sujet que « si les Américains ne sont pas aussi systématiquement hostiles que par le passé, ils continuent à entretenir des contacts avec les nationalistes et procèdent à une prospection économique »34.

79L’opposition française à l’importation de devises américaines, coup à leurs privilèges extra-territoriaux mais contraire aux dispositions d’Algesiras, entraîne les Etats-Unis à porter la question devant la Cour de la Haye, qui rend un arrêt largement favorable aux thèses américaines. Les nationalistes dans le but de contrer l’absolue prépondérance économique française, soutiennent les thèses américaines.

80En Tunisie, l’U.G.T.T., centrale syndicale nationaliste, adversaire de la C.G.T. a noué des relations de plus en plus étroites avec l’A.F.L. et reçoit après son adhésion à la C.I.S.L. en mars 1951 son soutien résolu et derrière la Centrale américaine, celui des Démocrates.

81A la 70^e Convention de l’A.F.L. à San Francisco en septembre suivant, son leader Farhat Hached accompagné par Bourguiba, expose, très applaudi, les revendications de son pays et rend hommage « au rôle américain dans la dernière moitié du siècle pour sauver le monde du militarisme et du totalitarisme, notamment en Afrique du Nord ». Hached s’en est expliqué ; « cela ne signifie pas que nous préférons le régime capitaliste au régime socialiste cela signifie que nous sommes géographiquement placés dans le camp occidental que cela nous plaise ou non, et nous Tunisiens pensons que le chef de file de ce camp, par ses pressions sur la France, peut nous aider à cette bataille pour l’indépendance de notre petit pays »35.

L’INTERNATIONALISATION

82La bataille à l’O.N.U. qui depuis longtemps se prépare est en effet ouvertement engagée par le dépôt des recours marocain, puis tunisien36 grâce au soutien de la majorité des membres du groupe afro-asiatique.

83A la préparation de cette bataille, il faut associer le séjour de Bourguiba à New York, à son retour de San Francisco. Il est reçu par le chef de la section Afrique/Levant au Département d’Etat, Mac Ghee et a parlé à « La Voix de l’Amérique » le 13 septembre, ce que la France dans une note sur « La non-immixion des Etats-Unis dans les affaires d’Afrique du Nord », considère comme « inconcevable ». Ce séjour a été organisé par Irving Brown, secrétaire de la C.I.S.L. et membre notoire de la C.I.A.

84La France engage un combat diplomatique acharné pour empêcher le débat37. L’extrême danger, alors que la campagne pour les élections présidentielles américaines est engagée, serait une possible victoire Démocrate qui entrainerait une inflexion de la politique américaine en faveur des Protectorats.

85Les Etats-Unis ont redouté cette issue qu’ils ont cru pouvoir prévenir en servant d’arbitre conciliateur entre deux desseins contraires.

86Pour le Département d’Etat, c’est le dilemme entre la solidarité atlantique et les bons procédés à l’égard des leaders maghrebins amis.

87Ses déclarations comme les actions de coulisses se définissent par l’ambiguïté et le malaise, et se traduisent par une abstention favorable à la France aux VI^e et VII^e sessions d’octobre/décembre 1951 et 52. Le Chicago Tribune du 15 décembre 1951 condamne violemment « l’abstention sur l’inscription de la question marocaine » au prix des principes et de l’honneur ». Au Congrès, le sénateur démocrate d’Alabama considère que son pays a abandonné « le principe qui a inspiré son action à l’O.N.U. (et celui) du droit des peuples... c’est une perte de prestige et du rôle de conciliation entre les Nations. »

88En janvier 1952, une mission du Congrès, la « Mission Green » se rend en Afrique du Nord ; dans ses conclusions elle constate, « que les Etats-Unis ont été amenés à se ranger aux côtés des puissances atlantiques, mais qu’il faut tenir compte du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. »

89Dans son discours le 9 décembre 1952, Jessup délégué américain à la 1^re commission de l’Assemblée générale de l’O.N.U. souhaite « la satisfaction des aspirations... considère qu’il s’agit d’un problème à régler « entre deux Etats souverains... la France a raison, la Tunisie aussi... »

90L’élection d’Eisenhower, tant souhaitée par le gouvernement français ne le déçoit pas. Le vote et les pressions américaines entrainent l’échec des recours à la VIII^e session de 1953, le Conseil de sécurité ayant refusé l’inscription des questions marocaines et tunisiennes le 5 septembre. Mais le délégué américain Byroad confirme devant l’Assemblée générale le 30 octobre la position américaine, tant de fois répétée : « Nous avons grand intérêt à voir la France puissante... nous avons aussi une politique très ferme de soutien au droit des peuples... nous comprenons donc le désir d’autonomie des Marocains et des Tunisiens. Nos intérêts fondamentaux ne peuvent être sauvegardés que par un arrangement acceptable à la fois par la France et les pays nord-africains ».

91Il reste que l’internationalisation est devenue une réalité comme l’ont démontré les batailles de motions, l’étroite majorité obtenue et la place occupée par les Protectorats dans toute la presse.

92Entre-temps, les Etats-Unis dès le 25 août 1953 ont confirmé leur accord à la déposition du Sultan, intervenue le 20 en dépit d’une mise en garde de l’O.N.U.

93Dans les Protectorats, le durcissement français qui n’a cessé de s’accentuer depuis la fin de 1951, en même temps que le premier recours, la fameuse lettre du 15 décembre au premier ministre tunisien qui revient sur toutes les promesses esquissées, la répression généralisée, ont provoqué la révolte ouverte, le déclenchement de la lutte armée et du terrorisme urbain. Les partis politiques et les centrales syndicales solidaires lancent des grèves massives pour soutenir l’action à l’O.N.U. Les partis communistes marocain et tunisien adressent aux trois sessions des mémoires synchronisés où sont violemment dénoncées la politique et les méthodes coloniales françaises.

94« Hached l’américain » comme le désigne la presse colonialiste, s’est rendu aux Etats-Unis au cours de l’hiver 1952 pour plaider auprès des personnalités Démocrates, puissantes au Congrès, l’appui au recours, avec l’aide de l’A.F.L. La Résidence met toutes les entraves possibles à ses déplacements. C’est bien dans le contexte de cette action que se trouve le mobile essentiel de son assassinat par les services français, le 5 décembre 1952. Le meurtre du dirigeant néo-destourien Hedi Chaker le 12 septembre 1953 ne nous semble pas non plus devoir être dissocié des liens qu’il entretenait depuis la guerre avec les Américains.

95Le gouvernement français n’est plus en mesure d’arrêter l’incendie.

96En 1954, la bataille de Diên Biên Phu a lieu et l’Algérie est entrée dans la lutte. Il faut céder la place aux négociateurs pour tenter de limiter les dégâts. Un télégramme de félicitations est adressé au Sultan dès son retour à Rabat par le président Eisenhower. Les Etats-Unis sont les premiers à reconnaître l’indépendance des Protectorats.

97Ce travail fragmentaire nous paraît démontrer au-delà des péripéties : – l’opposition radicale entre les successifs gouvernements français et américains jusqu’à la veille des indépendances, quant à la solution du problème colonial ; – le souci majeur des Etats-Unis de soutenir la France et non de l’abaisser, car en vérité quel risque peuvent-ils courir en aidant plus ouvertement les Nationalistes qui leur sont favorables ? Les gouvernements français n’ont pas d’alternative à l’alliance et à l’aide américaine.

98La décolonisation des Protectorats s’est réalisée comme les Etats-Unis l’ont toujours préconisé par « leurs pressions amicales », dans le compromis à l’intérieur du camp occidental. Le général de Gaulle, défenseur acharné de l’Empire, ne leur donne-t-il pas raison en déclarant à Brazzaville le 28 août 1958 « Il faut surmonter le déchirement qui m’étreint tandis que je mets délibérément fin à une domination coloniale, jadis glorieuse mais qui serait désormais ruineuse » ;

99– par la reconnaissance de fait qu’ils leur ont accordée les Etats-Unis ont incontestablement aidé les chefs du Nationalisme à faire triompher leur revendication face à la France et à la porter devant l’opinion américaine et internationale.

100Quelle qu’ait été la prudence américaine à ce sujet, les jusqu’auboutistes de « l’Algérie Française » ne se trompent pas en accompagnant le putsch d’Alger du sac des services américains.

101Le premier paradoxe veut que l’« anti-américanisme » très violent dans l’opinion coloniale française, n’ait cessé de se développer parmi les Maghrebins. Le second, que le soutien tardif mais ferme de l’U.R.S.S. et des P.C. recueille souvent plus de crédit que l’action pragmatique américaine.

102L’indépendance des Protectorats est acquise mais reste soumise aux impératifs atlantiques et à la vision américaine du monde.

103L’Afrique du Nord serait-elle condamnée au jeu toujours dangereux qui consiste à utiliser les conflits entre Puissances, pour s’assurer une marge de liberté de décision ?