1Le rejet de l’histoire événementielle n’a pas tué l’événement ; il prend sa revanche et s’impose à l’historien comme le révélateur brutal de faits indécelables qui couvent sous la cendre épaisse des erreurs, des échecs, des tentatives avortées, prématurées ou vaines. Depuis la répression de 1938, la Tunisie vit dans une léthargie trompeuse. Pendant quelques mois – de novembre 1942 à mai 1943 – le pays, transformé en champ de bataille, vit une expérience accélérée qui modifie radicalement l’évolution du Protectorat français et prépare la voie à la décolonisation. Quelles « révélations » ces événements apportent aux protagonistes de la situation coloniale ; comment vont-elles définir les options politiques tunisiennes ?

2Malgré l’absence de consultation des Archives nationales françaises qui jugent prématuré le travail des historiens, les sources archivistiques1 sont nombreuses tant à Paris qu’à Tunis. La presse nous donne l’écho officiel du gouvernement et des partis. Le témoignage direct de quelques-uns des acteurs et la préhension directe de cette époque, vécue avec intensité, donnent à l’historien la chance trop rare de passer au crible de la critique le perçu et le vécu quotidien – après 40 ans d’interrogation.

I. UN LENT PROLOGUE

3D’une façon imperceptible, la situation de la Tunisie s’est modifiée depuis le début de la Deuxième Guerre mondiale. Les ondes de choc sont venues battre aux frontières tunisiennes sans provoquer des vagues majeures mais des flux internes, à la propagation lente et continue.

LES DONNÉES NOUVELLES DE L’OCCUPATION EUROPÉENNE

4En 1942, une petite minorité européenne vit en Tunisie. Fort hétérogène, elle se compose principalement de 2 communautés : les Français – dont beaucoup de fraîche date (120 000) et les Italiens (100 000) pour une population tunisienne estimée à 2 700 000 Musulmans et 90 000 Israélites. Cette minorité européenne, démographiquement équilibrée, vit en tension montante depuis les revendications fascistes. Les Italiens, prolétaires du Sud, n’ont pas l’importance agricole et financière des Français et se jugent bridés dans leur désir d’extension2. Seule, une bourgeoisie juive livournaise, installée depuis longtemps, a une solide réputation commerciale et intellectuelle3. Or, depuis les bombardements italiens en Tunisie, en juin 1940, et les succès des troupes axistes, le climat s’est détérioré entre Français et Italiens. La propagande fasciste mobilise la population italienne et organise périodiquement des manifestations vociférantes autour du consulat d’Italie. Le 4 novembre 1942, les excès de gestes et de langage inquiètent les autorités françaises mais aussi les Tunisiens peu désireux de troquer un colonialisme pour un autre.

5La minorité française, atterrée par la défaite, a accepté, moins facilement qu’en Algérie, l’installation du régime de Vichy, conservateur, puritain et confit en dévotion. Les deux têtes du gouvernement colonial représentent bien cette tendance dévote : l’amiral Esteva et Monseigneur Gounod heurtent les sentiments laïcs des gens de gauche qu’un régime de surveillance policière oblige à se terrer. Les Israélites, naturalisés, se sentent mis au banc par les lois racistes qui les affectent dans leurs sentiments et leur sécurité. Pour colmater cette désagrégation, le pouvoir colonial multiplie les manifestations de « présence française », les défilés au pas cadencé des mouvements de jeunesse, les prestations de serment au maréchal Pétain, les messes en plein air et manifestations religieuses. Dans un climat de suspicion et de chasse aux « mauvais Français », la Résidence générale prétend affirmer l’autorité qui s’effiloche, l’unité des prépondérants qui marginalisent les suspects et sa domination, remise en question, sur les sujets de la régence.

LES MODIFICATIONS DE L’OPINION TUNISIENNE PAR UNE LENTE MONTÉE SOUTERRAINE DU NATIONALISME

6Les données, les méthodes et les hommes ont changé, mais l’activité ne se dément pas et les archives témoignent de cette vie militante intense qui modifie, qualitativement et quantitativement, l’atmosphère tunisienne.

7Les leaders, depuis le 9 avril 1938, sont emprisonnés et déportés en France ou en Algérie. Les directions successives sont éliminées, inexorablement, par une police efficace qui trouve ses informateurs, au niveau le plus élevé. Les procès politiques se multiplient et entraînent des condamnations sévères. Pourtant, les campagnes pour la libération des détenus, les souscriptions pour un soutien financier, les réunions clandestines et les manifestations publiques pour la célébration de l’anniversaire du 9 avril entretiennent le zèle militant. Pour lutter contre une répression impitoyable, le parti du néo-destour multiplie les associations parallèles ou factices qui canalisent les activités des jeunes, des intellectuels, des métouis, des docteurs, des étudiants de la Zitouna.

8Ainsi, l’association des « Jeunes Musulmans », dirigée par S. Bsaïes et R. Driss, en mars 1941, devient, deux mois plus tard, « la Main noire », « Association révolutionnaire de lutte contre le colonialisme » qui n’hésite pas à prôner des méthodes de terrorisme individuel. Les manifestations publiques attestent de l’audience du parti : le 18 mai 1941, un défilé, banderoles en tête, part d’Halfaouine et se rend à la Résidence générale pour porter un manifeste demandant la libération des chefs déportés. Tracts et inscriptions se multiplient. Des journaux, souvent éphémères, diffusent les consignes : le style se fait incisif et violent.

« Il faut obligatoirement que, dans son intérêt, le gouvernement français abandonne le pays à ses habitants avant d’en sortir par la force.4 »

9Dans ces mois difficiles, les menées activistes atteignent un niveau supérieur : sabotages de voies ferrées, poteaux sciés, incendies et explosions... Ces actions multiples prouvent l’excitation populaire. Déjà, depuis 1940, des troubles antisémites ont eu lieu : le 1^er novembre 1940 à Degache5, en mai 1941 à Gabès, un véritable progrome a terrorisé la communauté juive. Aussi les mots d’ordre de la « Main noire » trouvent-ils un terrain d’élection et dans les campagnes, nombreux sont ceux qui s’impatientent de la lenteur des actions. Au moment où les leaders sont hors-circuit et où les très jeunes se trouvent investis de responsabilités et initiatives grisantes, le mouvement nationaliste se radicalise et durcit ses méthodes de combat.

10Au même moment, la bourgeoisie tunisienne, qui a opté pour la légalité et la lutte dans le cadre du protectorat, commence à douter de la pérennité de la domination coloniale. Si la défaite de 1940 n’a pas eu d’effets immédiats, l’élite tunisienne suit avec soin la désagrégation de la vie politique locale, l’élimination et la mise en accusation de ses amis et alliés socialistes, communistes, radicaux, francs-maçons. Fort au courant des données de la stratégie mondiale, ayant de nombreuses sources d’information, la bourgeoisie sent vaciller la puissance française alors que, l’issue du duel de l’Axe contre les Alliés, est encore incertaine. Elle est donc sur le quivive, prête à modifier sa position et sa politique.

11Le problème international devient l’interrogation majeure des Tunisiens. Les victoires allemandes impressionnent nombre d’entre eux et l’influence du grand Muphti et de Chekib Arslan contribue à détacher de la nation protectrice ses plus fidèles auxiliaires. Les sirènes nazis sont enjoleuses et la grande majorité suit l’adage : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Pour eux, la victoire allemande leur permettra d’éliminer l’autorité française de tutelle. Peu d’analyses politiques résistent à ces slogans. Pourtant, du fond de sa prison, Habib Bourguiba, fort au courant des tendances proallemandes très fortes dans le pays, n’hésite pas à aller à contre-courant et multiplie les mises en garde. En août 1941, « il recommande à ses partisans de ne pas prêter l’oreille aux propagandes allemandes »6. Un message à Badra est encore plus explicite. Il lui demande « d’oublier les querelles du passé et d’user de son influence pour contre-carrer les effets de la propagande allemande en Tunisie » ; il donne « l’ordre aux membres de la cellule de Paris de faire le vide autour de Yassine et de le discréditer »7.

12Car le danger est grand de faire une erreur de stratégie et de choisir le mauvais camp ; mais, dans la tactique politique, ces options peuvent entraîner une scission dans le Néo-Destour qui serait fort dommageable au moment où s’accélère l’histoire. Malgré ces avertissements, les émissions, en langue arabe, de Radio-Berlin et Radio-Bari, sont suivies avec passion par les Tunisiens et commentées dans tous les cafés de Bab-Souika. Des messages continuent à être transmis en Allemagne pour vanter les activités de sabotage.

13Enfin, la minorité des Israélites tunisiens se sent de plus en plus isolée. L’antisémitisme latent qui explose en « émotions » populaires s’est considérablement amplifié depuis les événements de Palestine. Le racisme officiel des autorités de Vichy coupe toute porte de sortie. Les rumeurs les plus alarmantes circulent sur le numérus clausus dans les écoles, les lycées, pour les professions libérales et sur l’élimination des fonctionnaires juifs. Le syndrome du ghetto atteint la communauté, fortement traumatisée.

14Ainsi, en juin 1942, la Tunisie, exsangue économiquement, épuisée par les restrictions en tous genres, obnubilée par le problème du ravitaillement et les passe-droits du marché noir, continue à vivre intensément les problèmes politiques qui l’assaillent mais, déroutée par les événements imprévus, elle cherche, dans la tempête qui se lève une bouée de sauvetage. Or, le 19 juin 1942, l’avènement d’un nouveau Bey peut apparaître comme un fait mineur de changement de figurant. L’arrivée au trône de Moncef Bey modifie radicalement l’atmosphère tunisienne et ouvre la voie à une politique différente.

II. MONCEF BEY ET LA REVENDICATION DE LA SOUVERAINETÉ NATIONALE

15Recueillant l’héritage de l’impopulaire Ahmed Bey, en quelques semaines, le nouveau souverain réussit à retourner la situation en sa faveur.

16Il bénéficie d’un préjugé favorable car le peuple tunisien voit, en lui, l’inspirateur de la révolte de Naceur Bey, son père, en 1922 et le rédacteur des revendications en 18 points inspirées par Le Destour : « Le Bey du Destour » dira-t-on.

17Ses premiers actes affirment sa volonté de prendre en main les rênes de la Régence pour moderniser et démocratiser un pouvoir désuet. Chef de la dynastie, il s’appuie sur la solidarité husséinite en affirmant son amitié pour le Bey de Camp qu’il désire associer étroitement à son régime et dispense de l’humiliant baise-main. Il fait participer ses frères et, principalement, le prince Hassine « le cerveau de la famille »8 à toutes les décisions importantes. Il s’entoure de conseillers nouveaux : hommes politiques, hommes d’affaires, intellectuels en qui les Beldis9 se reconnaissent et qui joueront un rôle important par leurs relations très larges et leurs informations puisées aux meilleures sources. La nomination immédiate d’un nouveau directeur du protocole, le général Sadok Zmerli, connu pour son extrême civilité, sa double culture et son ouverture d’esprit, donne un lustre nouveau à la cour beylicale trop longtemps claquemurée dans ses traditions d’un autre âge.

18Bey de son peuple, il ouvre son palais, reçoit des délégations de toutes les régions, écoute leurs doléances. A la délégation des communautés juives, il déclare : « solennellement ne faire aucune distinction entre ses enfants ». Ce, au lendemain de l’introduction en Tunisie des mesures racistes. Qui, plus est, le souverain quitte son palais pour visiter son peuple et ses saints protecteurs.

19En quelques jours, sa popularité se forge et ses visites à la Médina et à la banlieue deviennent des manifestations de liesse populaire. Il peut alors affirmer son autorité sur les services de la cour beylicale et les caïds :

« N’oubliez pas que vous êtes mes représentants et que je suis le roi. Quant aux contrôleurs civils, ils sont aux ordres de la Résidence générale. Si l’un d’entre eux vous gêne, n’hésitez pas à venir me trouver »10.

20Par ces premiers gestes et ces premiers discours, Moncef Bey a conquis la confiance de ses sujets.

21Il peut dès lors parler en leur nom. Répondant au discours d’investiture du résident qui promet des réformes, le Bey présente, le 2 août 1942, un plan en 16 points11 : catalogue revendicatif pour restituer au Bey le pouvoir législatif, réorganiser l’administration et redonner aux Tunisiens plus de poids dans la vie économique, sociale et culturelle de leur pays. Ce programme revendicatif de « tunisification » de l’administration et des rouages gouvernementaux est accompagné d’une missive au maréchal Pétain et le souverain demande « le respect des principes essentiels du Protectorat ». De longues semaines s’écoulent sans que Vichy ne réponde, persuadé comme Esteva, que « tout cela tombera comme de la mousse »12.

22La crise pour la définition de la souveraineté tunisienne s’ouvre. Crise à épisodes, à rebondissements, qui prend d’abord l’aspect d’un conflit de personnes, opposant les deux têtes du Protectorat.

23Le résident : « trapu, portant une grande barbe grise et jouissant d’une réputation de profonde piété et d’une infatuation un peu enfantine... difficile à manœuvrer, opiniâtre et voulant toujours avoir raison »13, souffre de troubles graves et douloureux avec des réactions nerveuses imprévues14, mais prétend, envers et contre tous, maintenir « l’Empire français », sans faiblesse et sans compromission. Face à lui, Moncef Bey, de même corpulence, barbu, émotif et impulsif, souffre de l’isolement terrible des sourds comme du ghetto beylical et, heureux de se sentir enfin appuyé par une popularité chaleureuse, veut justifier la confiance de son peuple. Deux hommes qui se sentent investis d’une mission divine, ne peuvent manquer de se heurter. Ce conflit de personnes traduit le conflit politique latent, depuis 1881, sur la nature même du Protectorat.

24Une première crise mineure éclate le 8 septembre 1942. Un contrôleur civil du Cap-Bon a interdit la venue à Tunis de délégations près du Bey. Celui-ci, informé, menace de démissionner, le résident refuse le sceau et il faut toute la diplomatie de son entourage pour apaiser la fureur beylicale. Le mois du Ramadan apaise la querelle et le souverain se contente d’un accusé de réception vague et courtois du maréchal Pétain.

25Jamais fêtes du Ramadan ne virent tant de manifestations de loyalisme du peuple de Tunis pour le nouveau souverain. La fête du 26^e jour se déroula dans une liesse générale « où de toutes les classes de la population mêlées s’élevait un même cri d’allégresse et de foi »15.

26La Résidence avait pris des mesures de clémence pour les 16 déportés de 1938 en Algérie, en les rapatriant en Tunisie, et en diminuant leurs peines.

27Le drame éclate, en pleine euphorie générale. Le 12 octobre, au cours de la cérémonie officielle de l’Aïd es-Sghir. Lors de la présentation officielle des vœux par les délégations de fonctionnaires, le Bey ne peut s’empêcher de noter l’absence de tout élément tunisien dans certains services. La remise de décoration au secrétaire général du gouvernement aggrave la tension quand le résident général décèle dans la déclaration du souverain une allusion désobligeante pour les chefs de service, tous Français ; il s’emporte et conclut : « Ils y sont, ils y resteront ».

28Il faut toute l’onction diplomatique du général Zmerli pour atténuer les propos peu politiques du résident et éviter l’irréparable. Néanmoins, le lendemain, le Bey informe le gouvernement de Vichy de l’impossibilité de collaborer avec l’amiral Esteva. C’est au tour du cabinet résidentiel d’apaiser la querelle. Le délégué à la Résidence, après une brève consultation à Vichy, rapporte un message lénifiant de Pétain qui « réaliserait les vœux du souverain dès le retour de temps meilleurs »16. Formule habile qui évite au résident de proposer les réformes attendues.

29Ainsi, au début de novembre 1942, Moncef Bey apparaît aux Tunisiens, auréolé de sa jeune gloire, décidé à mettre en œuvre un programme de réformes et à s’appuyer sur le concours de tout son peuple. Pour les Français, le souverain devient le chef d’orchestre du nationalisme, l’homme de paille des Destours, décidés à rejeter : « la tutelle de la nation protectrice » et à profiter des circonstances extérieures pour se libérer du Protectorat : le coup de poignard dans le dos.

30Ainsi se cristallise autour de la personne de Moncef Bey toutes les oppositions, toutes les tensions, toutes les incompréhensions qui, lentement, s’accumulent depuis 1938. Quelques éclats, quelques rumeurs, quelques vagues de surface à peine perceptibles à l’opinion publique, mais qui traduisent de profonds et lents bouleversements internes.

III. L’ACCÉLÉRATION DE L’HISTOIRE : SIX MOIS D’ORDRE NOUVEAU

31Le 8 novembre 1942, le débarquement américain en Afrique du Nord bouleverse les données. Six mois suffisent pour modifier, d’une façon radicale, le climat politique tunisien et mettre en évidence des options nouvelles.

LES ALLEMANDS INSTALLENT UNE TÊTE DE PONT ET S’EMPARENT DES LEVIERS DE COMMANDE

32Avec une facilité déconcertante, les Allemands profitent des lenteurs américaines pour transporter, le 10 novembre, un petit contingent de 284 hommes qui s’installent à l’aérodrome d’El-Aouina, aux portes de Tunis. L’armée française, forte de 25 000 hommes, a commencé à faire retraite vers l’Algérie, mais hésite à s’engager et contactée par les Allemands « reste l’arme au pied pendant un temps déterminé, à condition de ne pas être attaquée ».17

33Le 13 novembre, envoyé par Ribbentrop, arrive, comme délégué politique Rahn avec pour mission « assurer une certaine tranquillité » à l’arrière du front. L’installation allemande se fait sans coup férir. Les points névralgiques de Tunis sont occupés militairement. Pour Bizerte où l’amiral Derrien a quelque velléité de résistance et élabore le dernier « complot de la marine », les amiraux français et Rahn unissent leurs efforts pour dissuader toute action.

34« Je ne sais plus où j’en suis, un partisan loyal du maréchal ou un traître à mon pays »,18

35confie-t-il à Rahn. Le grand port de la Méditerranée et ses installations militaires sont aux mains de l’Axe ; les renforts peuvent arriver par mer et par air.

36Rahn, dans un premier temps, s’impose comme seul responsable politique. Il met au pas le commando spécial de la Sûreté Allemande (S.D.) qui prétendait s’emparer des services de police et prenait, dès son arrivée, les mesures les plus extrêmes19. Avec les Italiens qui agissent déjà en pays conquis, l’affaire est plus délicate car « ils se considèrent comme les maîtres légitimes du pays »20. Kesselring, alerté, règle l’affaire directement avec Mussolini.

37Les mains libres, Rahn, habile politique, cherche à remettre en route la machine administrative grippée par une réelle résistance passive. Il met sur pied une organisation parallèle, fort originale, chargée de faire vivre, coûte que coûte, 200 000 personnes assiégées. Pour chaque branche de la vie publique, des commissions mixtes sont créées où Allemands, Français, Italiens et Tunisiens sont représentés. Ces commissions de décision et de contrôle siègent sous la haute autorité de Rahn au Dar Hussein (ex-résidence du commandant en chef des troupes) où il a élu domicile. Ainsi se trouvent privés de toute initiative et autorité les différents services de la Résidence – et les Tunisiens, sous la bénédiction allemande siègent sur pied d’égalité avec les Français – sans que l’amiral Esteva élève cette fois la moindre protestation.

38L’antisémitisme, érigé par Vichy se codifie sans atteindre les excès européens. Rahn veille sur la tranquillité de son troupeau. La communauté juive traverse pourtant une période de terreur collective. Elle doit, en premier lieu, payer les frais d’occupation – 120 millions de francs21 sont ainsi prélevés : la communauté recourt à des avances bancaires à brève échéance, garantie sur les biens des notables. Les stocks d’or des bijoutiers22 seront saisis, quant à eux, par les Français (17 kg 628). Elle assure les lots quotidiens de travailleurs obligatoires23 sur les aérodromes, au port ; chaque jour les rafles empilent comme des bestiaux les jeunes pour aller combler les trous de bombe, réparer les pistes d’atterrissage, maçonner les abris pour les troupes de l’Axe, travail forcé aux endroits les plus exposés aux bombardements. Les dirigeants de la Communauté sont considérés comme otages et répondent de la soumission de leur coréligionnaire. Les quartiers juifs, plus que les autres sont soumis à des rondes continuelles et les occupants, sur simple dénonciation, arrêtent, malmènent et même exécutent les suspects24.

39Une partie des sommes prélevées sur les Juifs permet aux Allemands de faire des largesses. Le C.O.S.I. (Comité Ouvrier de Secours Immédiat) créé à Paris au lendemain du bombardement de Billancourt par les partis collaborationnistes et les autorités allemandes, fonctionne comme un organisme de propagande et de secours en sélectionnant les sinistrés à aider : pratiquement, seuls les Tunisiens musulmans recevront 2 à 3 000 francs par sinistré. Sur les 35 millions mis par les Allemands à la disposition du C.O.S.I., 27 en seront dépensés. L’Aryanisation des entreprises juives étend son action aux suspects : les Allemands font placer des hypothèques sur leurs biens. Enfin, la mainmise sur tout le stock de métaux précieux de la Banque d’Algérie, appartenant à l’Etat tunisien (environ 13 millions de francs de bijoux, 6 lingots d’or, 96 kg de métaux précieux et des pièces de monnaie) ou à la Pennaroya (de l’argent) permet aux forces allemandes de vivre confortablement sur le pays où Rahn, toujours esthète, fait rouvrir le théâtre, applaudit Rina Ketty qui se souvient de son ascendance italienne et fait créer le Faust de Berlioz. Un colonialisme remplace l’autre.

LE POUVOIR COLONIAL FRANÇAIS N’EST PLUS QU’UNE FICTION COMMODE POUR ENDOSSER LES RESPONSABILITÉS

40Certes, la Maison de France arbore le drapeau tricolore et le résident général est toujours à son poste. Mais il n’a plus la résistance nerveuse, ni la force réelle de s’opposer aux injonctions de l’occupant. Comme son entourage semble tiède pour la collaboration effective, il se voit privé peu à peu de ses collaborateurs qui, avec un tact exquis, sont expédiés vers Vichy ou l’Italie. Prisonnier d’un personnel qui lui est en partie imposé, l’amiral cède aux exigences les plus extravagantes et ne peut plus se dérober sans risque.

41Rahn trouve le résident encore trop raide à son gré ; aussi Christian du Jonchay, brillant aviateur de la 1^re Guerre mondiale « en mission » à Tunis pour organiser la légion tricolore est-il imposé comme chef de cabinet et provisoirement préfet de police. Il cumule le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif et relègue l’amiral à un rôle purement représentatif ; Rahn a un interlocuteur dévoué entièrement à la cause allemande, qui lui simplifie la tâche.

42Les fonctionnaires de la Résidence ont joué la carte américaine : ils ont profité des premiers jours d’incertitude pour expédier vers l’Algérie le matériel ferroviaire, arrêter l’émetteur radio, libérer les prisonniers politiques25 et mettre dans le dernier convoi : Américains, anti-fascistes, Polonais, Espagnols et Alsaciens-Lorrains. Il importe donc d’organiser des rouages nouveaux qui supplantent les services officiels suspects ou inopérants. Seuls les tenants de la Kollaboration peuvent fournir des cadres de confiance. Comme ils sont peu nombreux à Tunis, la France envoie des volontaires.

43Le P.P.F., jusqu’alors peu important, devient le pivot du régime sous la direction de Georges Guilbaud26 prêt à devenir le Quisling de la Tunisie. Il cherche à s’appuyer sur les mouvements de jeunesse collabora-tionnistes (jeunes de la Légion, Francs-Gardes...) et fonde le C.U.A.R. (Comité d’Union et d’Action Révolutionnaire) qui obtient de l’amiral Esteva un « ordre de mission lui donnant le droit d’arrêter tout Français... soupçonné de s’opposer à la politique du maréchal Pétain »27. Il s’arroge, ainsi, les droits de haute et basse police. Le tableau de chasse du premier jour d’activité est éloquent : 17 arrestations de personnalités marquantes qui, par mesure de prudence seront expédiées à Vichy. Le P.P.F. semble gagner la partie.

44Il se heurte pourtant au Service d’ordre légionnaire (S.O.L.) créé en décembre 1941 en zone libre et que Laval appuie ostensiblement pour lutter contre l’hégémonie du P.P.F. Les S.O.L. recrutés principalement dans la masse inoccupée des réfugiés de Bizerte ou des chômeurs de Tunis, prétendent au début maintenir « l’ordre légionnaire » en prônant le pétainisme, base idéologique nécessaire et suffisante du pouvoir colonial. Mais entraînés par l’atmosphère ambiante, ils rivalisent bientôt avec le P.P.F. et se chargent non seulement de défense passive, d’intendance des centres de réfugiés, mais bientôt de police active pour rechercher les suspects.

45A partir du 31 janvier 43, le S.O.L. devient la sinistre « milice française » et se met au service du C.U.A.R., tout puissant...

46La Presse et la Radio sont réorganisées. Le C.U.A.R. s’empare des locaux de la Dépêche Tunisienne et lance Tunis-Journal dont la direction est assurée par un professeur d’histoire connu pour ses travaux sur les Juifs d’Algérie : Claude Martin qui, avec son collègue Norbert Dufourcq, a cherché à instaurer l’ordre nouveau dans les lycées de Tunis. Ils donnent à cette feuille d’information allemande une certaine tenue littéraire française, mais ce journal, que tout Tunis appelle le Tüniser Zeitung, se signale par ses propos racistes et ses dénonciations haineuses.

47En février 43, lorsque la contre-offensive amène les troupes de Rommel aux portes de Tebessa, le C.U.A.R. se signale par un coup d’éclat : l’arrestation d’une vingtaine de personnalités dont la plupart seront déportées. Pèle-mêle, des hommes et des femmes de gauche, des hauts fonctionnaires en retraite capables, à la libération, de remettre en route la machine administrative et même un « pétainiste convaincu, membre influent de la Légion »28 victime peut-être d’une rivalité entre historiens. L’organisation policière, mise en place par le commissaire François Firpi29, fait preuve d’une efficacité redoutable en multipliant perquisitions, interpellations, intimidations.

48Les collaborateurs de France viennent renforcer les équipes locales un peu squelettiques et l’arrivée de jeunes officiers permet de créer une légion de volontaires français. La Phalange africaine naît en Tunisie où 2 compagnies, pieusement bénies, se battront aux côtés et sous l’uniforme de Rommel « avec une extrême vaillance »30, sous la direction du commandant Curnier31.

49Les collaborateurs français, fiers de la confiance des autorités allemandes, font du zèle pour maintenir l’ordre dans cette petite ville de 200 000 assiégés, en proie à la famine et au typhus où disparaître n’est pas chose aisée.

50Dépossédé de son pouvoir sur les Français, les Italiens et les Juifs par l’autorité militaire allemande, le résident général se contente d’un rôle représentatif et liquide, en finesse, quelque haine sénile32. Le moment est venu pour le bey d’affirmer son autorité sur ses sujets.

MONCEF BEY DEVIENT LE SYMBOLE DU NATIONALISME TUNISIEN

51Décidé à rester au milieu du peuple dont il a la charge, Moncef Bey, face à une situation exceptionnelle, a le choix entre deux lignes de conduite : ou accueillir l’inévitable occupation en s’alignant, comme l’y invite le maréchal Pétain sur la politique de collaboration métropolitaine, ou pratiquer une stricte neutralité en rejetant, à la paix, toutes solutions aux problèmes politiques. Pour réussir son choix difficile, il s’appuie sur l’accord total du peuple tunisien.

52Moncef Bey joue la carte neutraliste dans un pays occupé par les troupes germano-italiennes. Dès le 12 novembre 1942, en réponse au message de Roosevelt du 7, le Bey « formule le souhait de voir ce pays rester en dehors du conflit »33 et il espère déclarer Tunis ville ouverte. La présence des troupes allemandes empêche la négociation d’aboutir. Les bombardements alliés entraînent des destructions spectaculaires et des victimes quotidiennes. De véritables paniques suivent le premier bombardement de la Medina et l’exode vers les banlieues moins exposées commence.

53La neutralité oblige le Bey à éluder toutes les manœuvres de l’Axe pour le compromettre et l’engager dans la collaboration. Moncef Bey, bien conseillé, refuse de signer toute déclaration condamnant la « barbarie » alliée, flérissant le bombardement de Kairouan34 ou de la Marsa35. Dans la même optique, le Souverain refuse de signer les décrets de mobilisation des Tunisiens, celui instaurant le recensement pour le travail civil. Avec une extrême habileté, il éconduit poliment le représentant italien qui lui propose de l’aider à réaliser une politique de réformes, au moment où Mussolini libère les prisonniers politiques tunisiens. Inlassablement, le Souverain argue de l’obligation d’obtenir l’aval du représentant de la France pour toute décision importante ; quant aux réformes, elles seront examinées « quand les circonstances le permettront ».

54Chaque succès de la diplomatie de l’Axe est assuré par l’infinie complaisance de l’amiral Esteva qui ne peut plus rien refuser à l’occupant. Telle l’affaire des décorations, l’un des chefs d’accusation déterminant dans le dossier Moncef Bey. Contrairement aux allégations de Tunis-Journal36 et, plus tard, de Rahn, le Souverain n’a pas décoré les généraux allemands de son plein gré, ni sur l’initiative de son gouvernement, mais sur injonction de l’amiral Esteva et à contre-cœur.

55Lorsque l’étau allié se resserre sur Tunis, Moncef Bey tente à nouveau de déclarer Tunis puis Hammam-Lif, zone démilitarisée et, il se heurte aux exigences militaires allemandes. Aussi lorsque dans sa déroute l’armée allemande propose au Bey de l’emmener, il refuse.

56Pourquoi donc cette politique neutraliste ?

57Cette opinion ne lui est nullement imposée par l’opinion publique tunisienne. Dans tout le pays règne un climat nettement favorable aux Allemands – vieille tradition due à la politique arabe de l’Allemagne dès le début du xx^e siècle. Lorsque le problème palestinien se pose avec acuité, dès 1936, les mouvements arabes rejoignent la politique nazie : antisémitisme et antisionisme peuvent s’allier. En Tunisie, le nationalisme, bridé par le colonialisme français, a trouvé écho et appui dans le camp nazi. Les grandes manifestations de Bab-Souika, en 1942-43, acclament le Bey, le Destour, les leaders et les Allemands. Dans les campagnes, les troupes de Rommel ont été accueillies chaleureusement et ont trouvé un appui non négligeable. Le vieux Destour, très anglophile, échappe à la contagion, mais le Néo-Destour se laisse prendre à l’engouement ambiant et prête une oreille amicale à la propagande de Radio-Berlin. La direction du parti collabore poliment avec Rahn et certains d’entre eux préfèreront partir dans les bagages allemands pour ne pas subir la vengeance expéditive des Français. Seule, la bourgeoisie tunisienne, formée dans les lycées et universités françaises, ouverte sur le monde anglo-saxon, en liaison avec les émissaires américains, connaissant la formidable avance économique des U.S.A., a pris le parti des alliés, et forme le noyau des conseillers politiques du Souverain : Chenik, prévenu avant la date de l’imminence du débarquement, Badra, Mzali brillant caïd de Bizerte destitué pour appartenance à la Franc-maçonnerie, Annabi, premier polytechnicien tunisien.

58Le Souverain, francophile, est persuadé de la victoire alliée. Dès la réception du message de Roosevelt, il a chargé le Consul des U.S.A. d’un message oral très chaleureux. Pris entre la force physique de l’armée allemande, l’opinion publique tunisienne germanophile et la résignation pitoyable du Gouvernement de Vichy, le Souverain louvoie avec humour sachant que le temps travaille pour les alliés. Conscient de ses responsabilités, il reste avec son peuple pour partager ses dangers et lui éviter le pire, même s’il a peu d’influence sur le cours des choses37. En fait, cette politique de neutralité permet de maintenir l’unité, toute récente, du peuple tunisien autour de sa personne : sa véritable victoire.

MONCEF BEY ET LE CONSENSUS TUNISIEN

59En moins d’une année, le Souverain cimente l’unité nationale, rendue plus difficile par l’occupation coloniale. Si le patriotisme était profond dans toutes les couches sociales, les méthodes politiques divergeaient et avaient coupé de la masse, la bourgeoisie moderniste, séduite par l’Occident et décidée à se battre dans le cadre de la légalité coloniale pour arracher des réformes qui lui permettraient de se hisser à l’égalité avec les Français dans le cadre tunisien, puis d’accéder à l’autonomie et à l’indépendance.

60Ainsi raisonnaient ceux que les nouvelles générations méprisent pour leur « collaboration ». Pour combattre à armes égales, ils partaient étudier en Europe et revenaient, bardés de diplômes : médecins, pharmaciens, avocats, polytechniciens, prêts à enrichir leur pays de leur savoir moderne qui n’excluait pas la fidélité à leurs traditions intellectuelles.

61Mal appréhendée par le peuple, cette politique ne rencontrait qu’incompréhension et opposition de la part de ceux qui se battaient jour après jour pour leur dignité et leur liberté et rejetaient les « béni oui-oui ». Ainsi, la ligne de fracture qui traversait les classes et les régions, avait créé deux mondes hostiles : le pouvoir colonial avait gagné.

62Or en quelques mois, cette situation grave pour l’avenir de la Tunisie, se modifie radicalement. L’unité se cristallise autour de Moncef Bey qui profite du vide politique colonial pour réussir un coup de force, impensable en temps normal.

63A son avènement, les circonstances l’avaient obligé à assumer le gouvernement de son prédécesseur présidé par Hedi Lakhoua. La mise en œuvre de sa politique de neutralité l’engage à s’appuyer sur une équipe sûre et ferme. Profitant d’un incident mineur, le Bey demande la démission du gouvernement et le 1^er janvier 1943, il nomme, de sa propre autorité, un ministère d’Union nationale, sous la direction de M’Hamed Chenik. Une équipe équilibrée, compétente et représentative des forces politiques se met en place. Le monde des affaires, le vieux Destour, l’ancien président du Néo-Destour mais, surtout, la petite équipe de conseillers du Bey cherche à protéger leur Souverain de l’influence du Prince Raouf, germanophile convaincu, des pièges tendus par la résidence pétainiste, et de la tendance germanophile du peuple tunisien. Situation paradoxale d’un gouvernement d’hommes qui n’ont pas la confiance de l’Axe pendant l’occupation mais représentent les différentes tendances nationalistes. L’année 1943 débute donc par un coup de théâtre qui cimente l’Unité tunisienne enfin trouvée.

64Le premier geste du gouvernement est de revendiquer la libération des détenus politiques par une missive à Laval. Deux décisions importantes répondent aux revendications du pays : l’abolition du décret de 1898 sur les biens habous et l’extension de l’indemnité de 28 % aux fonctionnaires tunisiens. Simple indication de tendance car le temps des réformes n’est pas encore venu et la guerre n’épargne pas le pays. Le Bey et son gouvernement défendent leur peuple et s’opposent aux exigences des autorités militaires avec une souplesse politique remarquable.

65En quelques semaines, tous les Tunisiens se reconnaissent dans le nouveau gouvernement. La question de la participation du Néo-Destour reste posée. Certes, le docteur Materi, ancien président du Néo-Destour est ministre de l’Intérieur, mais le parti, en tant que tel, n’y figure pas. Cet effacement s’explique par la réorganisation du parti qui, régulièrement décapité, répparaît en décembre 42 avec la libération du Dr Habib Thameur. L’absence des leaders, la pression des très jeunes militants activistes et germanophiles, les tensions internes et la présence de l’armée allemande freinent l’action destourienne. Ainsi, le 1" janvier 43, lors d’une rencontre avec Rahn, la délégation nationaliste refuse de prendre position en l’absence de ses leaders. Le Parti doit se démarquer des options frénétiquement nazies d’Ifrikia el Fatat, dirigé par Driss et Triki, qui sont exclus du parti et fondent leur propre journal : Ech Chabab au ton anti-français et anti-beylical.

66A la veille de l’anniversaire du 9 avril, les détenus arrivent enfin à Tunis après avoir été les « hôtes » de l’Italie38. Bourguiba, le jour même, rencontre le Souverain et refuse toute action publique. Il déclarera au policier français chargé de l’interroger après l’occupation :

« J’ai été pressenti pour faire partie avec mon camarade Salah Ben Youssef du gouvernement tunisien. S.A. le Bey ayant manifesté le désir d’élargir le ministère et d’y faire entrer en même temps que nous deux d’autres personnalités représentatives de l’élite tunisienne pour une politique d’Union et de concorde de tous les éléments de la population... Le résident Esteva a estimé la renvoyer à quelques mois plus tard. S.A. le Bey a dû s’incliner »39.

67Des témoignages oraux, dignes de foi, font état d’une proposition d’H. Bourguiba d’un gouvernement qu’il présiderait et qui entrerait immédiatement dans la clandestinité pour préparer la venue des alliés. Moncef Bey aurait refusé, sur les conseils d’Hassine, par crainte pour le sort de la dynastie.

68Dès lors, le Parti néo-destourien prépare sa clandestinité. Les leaders, nouveaux débarqués, décident de rester pour se mettre sous la protection américaine en cas de danger. Quant à la direction, elle préfère se mettre à l’abri en partant dans les avions allemands pour Berlin.

69Le 8 mai 43, les troupes alliées font leur entrée à Tunis pendant que les dernières unités allemandes se battent à Hammam-Lif où le palais beylical est soumis à d’incessants bombardements. Le 9 mai, les troupes anglaises, en ordre de bataille, investissent le palais beylical : l’humiliante déposition de Moncef commence40, elle s’achèvera le 14 mai par la déportation en Algérie du Souverain qui résiste encore aux injonctions du général Juin et, seuls la maladie et l’isolement lui feront signer son acte de renonciation au trône.

70Injustice, méconnaissance des traditions islamiques, violation du traité de protectorat, la destitution de Moncef Bey est avant tout une faute politique de portée considérable pour la Tunisie. Désormais, tout bascule et, en 10 ans, l’indépendance sera acquise.

71Quel est donc, en conclusion, le bilan de ces quelques mois ?

72Apparemment pour les Français qui arrivent en vainqueurs, tout doit se remettre en place : la prépondérance française retrouve son autorité et la soumission de ses sujets tunisiens. Un résident amiral est parti, un résident général arrive, semblable à ses devanciers. Le régime du Protectorat est souple et efficace, il suffit de le marocaniser. La fiction beylicale est utile. Quelques modifications mineures suffiront. Les Français, absorbés par leurs dissenssions politiques, se refusent à comprendre que tout a changé sur la scène tunisienne.

73Les Israélites tunisiens s’en tirent mieux qu’en Europe de ces épreuves successives, mais avec le goût amer d’être rejetés. Les jeunes ne croient plus à l’assimilation française et mettent leurs espoirs dans le mouvement sioniste qui leur donnera la dignité et la partie. Encouragés par le scoutisme, l’Alliance israéliste et les associations américaines, les départs vers la Terre Promise sont envisagés avec ferveur. La cassure entre Musulmans et Juifs est déjà réalisée.

74L’unité des Musulmans tunisiens, par contre, s’est soudée et le « Mon-cefisme », né du martyr du Bey, maintiendra cette union sacrée en souvenir du souverain aimé ; il reste l’autorité spirituelle qui préside aux cérémonies religieuses. Cette union rassemblera, en manifestations de loyalisme, le parti réformiste, le Néo, le vieux Destour et le Parti communiste41. Tout un réseau de relations se met en place, utilise les structures du Néo-Destour et organise : pétitions, réunions, campagnes de presse, délégations. Le peuple tunisien se met en branle pendant que les intellectuels rédigent mémorandum, études, protestations. Cette unité, accentuée par les excès de la libération et les mesures de coercition qui atteignent principalement les Tunisiens, mobilise toute la Régence, pour réclamer la libération du Souverain.

75Car le règne de Moncef Bey représente la première tentative de gouvernement tunisien autonome, préfiguration de l’indépendance politique. Le pays appuie donc le programme des Destours, partis les plus implantés et les plus représentatifs, non plus sur le plan intellectuel et politique, mais sur le plan passionnel, donnant une force immense au mouvement. Les événements de Syrie et du Liban, suivis et commentés, montrent la voie pour secouer le joug colonial. Des associations se multiplient et regroupent en revendications particulières les agriculteurs, les fonctionnaires, les sportifs, les femmes... : écoles élémentaires de formation syndicale et politique.

76Sur le plan de la stratégie, les Tunisiens ont compris le rôle des appuis extérieurs. Avec diplomatie, ils alertent les Américains et le Consul Doolittle, converti à la cause nationaliste, leur sert de relais pour transmettre à Roosevelt les données essentielles du dossier et faire pression sur les Français. A Alger, capitale provisoire, le docteur Tamzali centralise les informations à fournir aux délégués et ministres. De Gaulle, alerté par Saumagne et son volumineux rapport, demandera un memorandum et tentera d’infléchir la politique raide du général Mast. La « Question tunisienne » est posée sur la scène internationale.

77Enfin, les partis tunisiens profitent des circonstances pour regrouper leurs forces et développer leur action. En apparence, le vieux Destour sort affermi, soudé autour du Cheikh Taalbi, à la très forte personnalité ; champion de la réconciliation nationale, il dirige le combat moncéfiste et peut apparaître comme un vainqueur potentiel42. Le Néo-Destour semble affaibli par la tourmente, amputé d’une partie de son bureau politique et de nombreux militants obligés à une semi-clandestinité. Mais il a retrouvé ses leaders, auréolés d’un charisme certain. Habib Bourguiba joue avec brio la carte alliée et à la libération, signe un tract « pour un bloc franco-tunisien » où il tend la main « à la France qui lutte ». Il accepte, sans enthousiasme, mais avec sincérité, de mener la bataille moncéfiste car il a senti toute la puissance du courant unitaire, mais il en mesure aussi le danger pour sa popularité et son parti. La leçon est bien enregistrée : il transfèrera, à son profit, cette force considérable, le temps travaille pour lui. C’est le génie politique de Bourguiba d’avoir réussi à capter l’héritage de Moncef Bey.