1Quatre jours après son arrivée à Saïgon, le général Leclerc envoyait à Phnom Penh le détachement ayant soutenu le processus qui normalisa rapidement les relations avec la monarchie khmère, alors fortement engagée dans la voie de l’indépendance.

2L’intérêt de la France comme du Cambodge et des questions de face ont longtemps conduit à laisser dans l’ombre le coup d’Etat silencieux auquel j’ai procédé les 15 et 16 octobre 1945, comme commissaire de la République et commandant militaire au Cambodge. Ce silence a créé un vide documentaire meublé par quelques relations sans grand rapport avec la réalité. Nous exposons ici, pour la première fois, le déroulement détaillé des événements, appuyé sur des documents inédits.

SEPT MOIS D’INDÉPENDANCE

3Le 13 mars 1945, le roi Norodom Sihanouk proclama solennellement l’indépendance du royaume. Le timide lycéen de dix huit ans qu’en avril 1941 l’amiral Decoux avait imposé comme successeur à feu son grand-père maternel Sisowath Monivong, s’était révélé un patriote passionné, dont la presse et la radio, très actives, propageaient les paroles exaltant la grandeur khmère, la sphère de co-prospérité de la Grande Asie orientale et dénonçant l’exploitation du pays au profit de la Cochinchine. Un Conseiller suprême japonais était placé à ses côtés. En quelques mois, le Protectorat, proche de l’administration directe, avait été aboli par une série d’actes et de mesures administratives. Les inscriptions en français avaient disparu et les postes et entreprises de nos compatriotes confinés et spoliés, occupés par des Cambodgiens.

4Le 20 mars, le meneur nationaliste Son Ngoc Thanh, ex-secrétaire de l’Institut Bouddhique de Phnom Penh, condamné à mort par contumace, rentrait du Japon. Très populaire dans le clergé et la jeunesse, il devint à trente sept ans ministre des Affaires étrangères, prépondérant dans le cabinet.

5Dans la nuit du 9 août, le commandant de la Garde royale, agent d’un complot non élucidé, faisait appréhender à leur domicile les ministres à l’exception du prince Monireth et de Son Ngoc Thanh. Mais, sous une monarchie d’essence religieuse et magique, remontant aux rois-dieux d’Angkor, tout changement politique postulait l’assentiment du roi. Celui-ci, alors très superstitieux, était inhibé par la prédiction des astrologues (Hora) de la Cour, annonçant que la fin de l’année pourrait lui être fatale. Son chef de cabinet ayant été grièvement blessé d’un coup de feu, il signa à minuit un kret (décret) tout préparé, par lequel il dissolvait le cabinet et renonçait à le présider, en faveur de Son Ngoc Thanh, nommé Premier ministre habilité à choisir les membres du gouvernement. Avec son collège Pac Choen, lui aussi ex-condamné à mort, le nouveau détenteur du pouvoir dominait les rares tenants du Protectorat, dont Khim Tith, ancien adjudant de notre armée.

6Le prince Monireth n’était plus que conseiller du gouvernement.

7Le 16 août, dès la capitulation, était formé le Corps des Volontaires pour la défense de l’Indépendance, incorporant les anciens Heiho, auxiliaires des Japonais. Mais les candidats étaient rares. Pour secouer la passivité ambiante, Thanh organisait le 26 août une manifestation massive autour de la butte sacrée du Phnom.

8Le 31 août le commandant Gallois (Gajan) de la D.G.E.R., parachuté et arrêté par les Japonais fut laissé libre à Phnom Penh, où une mission britannique « E » (Escape) le rejoignit le 11 septembre. Le 13, les dignitaires et hauts fonctionnaires du royaume, convoqués à la Pagode d’argent, y firent le serment de défendre l’indépendance jusqu’à la mort. La veille avait débarqué à Saïgon la compagnie « A » du Corps léger d’Intervention, avec le premier échelon de la 20^e division hindoue.

9Le 18 septembre, à l’occasion d’une conférence mixte pour le maintien de l’ordre, Gallois envoya trois lettres successives au roi. Celui-ci lui notifiait en ces termes sa position :

« Monsieur,
« J’ai l’honneur d’accuser réception de vos lettres du 22, 24 et 27 septembre 1945, par lesquelles vous me demandez s’il m’est possible d’envoyer auprès de l’amiral d’Argenlieu une délégation cambodgienne pour traiter des affaires du royaume.
« L’importance d’une telle proposition méritait qu’avant d’y répondre je consulte au préalable les membres du gouvernement royal et son conseiller. C’est ce qui explique le retard apporté à la rédaction de cette lettre, retard dont je vous prie de m’excuser.
« La consultation a été close hier soir et en voici les résultats :
Primo : Le Trône et le Gouvernement ne refusent pas de négocier avec le Gouvernement français représenté par l’amiral Thierry d’Argenlieu. Secundo : Nous demandons à l’amiral de nous faire connaître si les délégués que nous désignerons éventuellement seront considérés comme délégués d’un pays indépendant. Le Cambodge a recouvré son indépendance après les événements du 9 mars 1945, indépendance sanctionnée par le Krâm (Ordonnance royale), n° 3 N.S. promulgué le 12 mars. Tertio : Nous sommes disposé à traiter avec la France et à avoir avec elle des relations amicales d’ordre politique, économique et culturel, relations qui toutefois ne doivent pas être de nature à porter atteinte à l’indépendance de Notre pays ».
Veuillez agréer... sihanouk.

10Le 8 octobre, le ministre Khim Tith « se fait transporter secrètement par les Anglais à Saïgon » (Sihanouk), où il fut reçu par les généraux Gracey, puis Leclerc. Ce dernier lui donna l’assurance que « dans ses relations avec la France, le Cambodge bénéficiera d’un statut exceptionnel dans le cadre cambodgien ». Khim Tith laissa au délégué général l’impression que la souveraineté française serait facilement rétablie à Phnom Penh. En réalité le poids du visiteur était très faible et, dès son retour, il fut contraint de se défendre dans le journal officieux Cambodge contre l’accusation de trahir la cause de l’indépendance.

11Le 9 octobre, le général Gracey détachait à Phnom Penh, pour transmettre ses ordres au général Nakamura le major Murray, promu lt-colonel local rank, assisté d’un officier de renseignements et de trente Gurkhas. Il fut installé dans le palais de l’ancienne résidence supérieure, sur lequel flotta l’Union Jack. Le jeune officier parut à un banquet de bienvenue, offert par Thanh, qui donnait ainsi l’image d’une reconnaissance de fait par les Alliés et une contrepartie au voyage de Khim Tith. Les officiers anglais et Gallois, présents au banquet, reçurent les coupes d’argent traditionnellement offertes aux hôtes de marque. La garde du palais restait alors aux mains des Japonais et, si le général Nakamura restait correct, son chef d’état-major, le colonel Saïto qui avait pris sur Thanh une grande influence et le major Hora, chef de la Kempeitaï (gendarmerie japonaise) restée en action, s’employaient à exciter les éléments anti-français et à leur fournir des armes1.

12Le même jour, un Krâm dotait d’un statut le Corps des Volontaires et Thanh autorisait le Viêt Minh à ouvrir à Phnom Penh un bureau de recrutement. A Saïgon, le général Leclerc me donnait l’ordre d’envoyer à Phnom Penh où il attendrait des ordres, un détachement aéroporté « C ». Fort de 220 hommes, il partit le I0, sous les ordres du chef de bataillon breveté Daveau et comptait le commando du capitaine de Cockborne, que j’avais choisi comme ancien camarade du prince Monireth à la Légion étrangère.

UN COMMISSAIRE PROVISOIRE

13Le 11 octobre au matin, le général Leclerc me remit la décision me nommant commissaire provisoire de la République et commandant militaire au Cambodge. Aussitôt après, parlant en général de cavalerie plutôt qu’en délégué du Haut Commissaire, il me dit que l’objectif était de rétablir sans délai la France dans tous ses droits à Phnom Penh. Les moyens à employer me concernaient, sans reculer éventuellement devant la déposition du roi, ce qui était impensable à l’égard d’une des plus vieilles dynasties du monde.

14Pour avoir plusieurs fois accompagné le général Billotte au Cambodge, je connaissais les difficultés éprouvées pour rétablir des rapports normaux quand le roi Norodom, brutalement obligé par le gouverneur de Cochinchine Thomson, de signer le traité de 1884 abolissant pratiquement tous ses pouvoirs, avait suscité en sous-main l’insurrection de 1885, qui tint nos troupes en haleine pendant deux ans et ne cessa que lorsque le roi voulut bien convoquer les chefs dissidents et recevoir leur soumission. Je me devais de porter ce précédent à la connaissance de mon camarade de l’Ecole de Guerre, qui mit fin à l’entretien en m’envoyant demander mon ordre de mission à son conseiller politique, le capitaine Mus, auquel je rapportai les propos précités. Laconique, celui-ci me remit une lettre protocolaire pour le roi et cet ordre de mission n° 70/cab du 11 octobre.

« I. Le lt-colonel Paul Huard, breveté d’état-major, est désigné pour assurer provisoirement les fonctions de Commissaire de la République auprès de Sa Majesté le Roi du Cambodge.
« II. En cette qualité, il est dépositaire des pouvoirs de la République, tant civils que militaires.
Sous l’autorité du Haut-commissaire de France pour l’Indochine, il représente la France auprès de Sa Majesté le Roi du Cambodge. Il a notamment compétence pour suspendre l’application des lois, décrets, arrêtés généraux ou locaux, pour nommer ou relever les fonctionnaires de tous grades et de tous cadres, y compris ceux de l’ordre judiciaire. Il sera ordonnateur des dépenses civiles et militaires. « III. Sa mission comporte notamment et principalement :
– en accord avec Sa Majesté le Roi, la restauration de l’autorité royale, du Gouvernement et de l’Administration cambodgiens ;
– l’arrestation des ministres cambodgiens ayant eu une attitude contraire aux intérêts de la France et leur remise aux autorités françaises de Saïgon ;
– la récupération et l’armement de l’armée cambodgienne avec le matériel récupéré lors du désarmement des bandes annamites ;
– la centralisation, sous les ordres de l’administrateur Thierry, désigné comme chef local de la Sûreté, des Services de Police et de Contrôle technique ;
– demander à la Cour du Cambodge d’assurer une représentation provisoire auprès du Haut-commissaire de France à Chadernagor et auprès du général Leclerc à Saïgon ».
Le général de corps d’armée Leclerc, Délégué général du Haut-commissaire de France pour l’Indochine.
leclerc

15Ce texte, influencé par la description erronée, faite par Khim Tith, de la situation, postulait un accord qui n’existait pas entre le roi et la France et ignorait la vigueur avec laquelle le sentiment et le fait de l’indépendance avaient pénétré une population très hiérarchisée et loyaliste. D’ailleurs, comment suspendre unilatéralement l’application des lois d’une monarchie absolue et arrêter des ministres, sans porter atteinte à l’autorité du monarque, qu’il s’agissait en même temps de restaurer ?

16Devant les contradictions émanant de ce texte maximaliste et sans nuances, que Mus n’avait certainement pas rédigé, je préférai garder le silence et Mus, que je connaissais bien, ne me parla pas de la situation au Cambodge, me croyant à tort renseigné par la D.G.E.R. Comme je me retirais, il me surprit en me disant que, si j’étais amené à prononcer le mot d’indépendance, ce devrait être dans un cadre français. Je lui répondis qu’en aucun cas je n’emploierais ce terme, personne n’en ayant ici le droit.

17Dans l’après-midi, le général Leclerc signa avec un certain amusement un projet de décision que je lui soumis, rédigé au nom du général de Gaulle, faisant le roi général de brigage honoraire, titre rappelant celui que son grand-père avait porté avec fierté, l’autre nommant de même les princes, ses oncles : Monireth lieutenant-colonel et Monipong, chef de bataillon2.

18Je terminai la journée en consultant notamment M. Thibaudeau, le résident supérieur qui avait évincé du trône Monireth ; il approuva mon intention de le placer à la tête du gouvernement et me donna des renseignements précieux sur le petit nombre des ministrables et sur nos adversaires.

19M’étant ainsi procuré certains moyens de manœuvre, je partis le 12 octobre sur un avion japonais, emmenant sept Cambodgiens du 5^e R.I.C. capables de servir de gardes du corps à une haute personnalité locale. En quittant l’aérodrome de Phnom Penh, un camion japonais, chargé d’armes en vrac, gagnant la jungle, nous croisa.

20Le détachement C s’était déjà procuré des camions japonais, et des Légionnaires remettaient en état une dizaine de chars légers obtenus grâce à Murray, auprès duquel je m’établis. Ses vues étaient simples : le général Nakamura était responsable de l’ordre et de l’exécution des termes de la capitulation. Pour le reste, on ne tirait pas et il fallait que cela dure. La Kempeitai restait en place.

21J’avais à atteindre rapidement, dans un ordre dépendant des circonstances, trois objectifs : être reçu es qualité par le roi ; m’entendre avec Monireth et faire tomber Thanh, sans compromettre les relations à rétablir avec le roi.

22Dans l’heure de mon arrivée, j’avais écrit directement à celui-ci pour lui remettre la lettre du général Leclerc. Dans la soirée, j’eus confirmation par M. de Lens, ancien résident-maire, du départ du roi pour le pélerinage de Vihea Suor, à un jour de navigation de la capitale. Sa réponse laconique, datée du 13, me fut remise le 14 au soir :

« Sa Majesté Preah Bat Samdech Preah
NoroDom Sihanouk Varman,
Roi du Cambodge,
à monsieur le lieutenant-colonel Huard,
Mon colonel,
Nous serions heureux de recevoir votre visite en notre Palais Khemarin le jeudi 18 octobre 1945 à 10 heures.
Nous vous prions de bien vouloir agréer l’assurance de Notre haute considération.
N. sihanouk.

23C’était un échec, la qualité de commissaire ne m’étant pas reconnue.

24De son côté, le prince Monireth n’avait pas répondu à une lettre de Cockborne, mais avait fait savoir qu’il me rencontrerait volontiers après l’audience royale. Il avait alors trente six ans. Fils du feu roi, critique à l’égard de la résidence supérieure, il avait été écarté de la succession et envoyé un temps servir au Tonkin, comme lieutenant au 5^e Etranger, alors commandé par le colonel Alessandri. Il fit ensuite preuve de fidélité au roi, qui l’écoutait et, après le 9 mars, fut presque seul, parmi les dirigeants khmers à rendre service à des Français pendant la période d’exaltation de l’indépendance.

LE GÉNÉRAL LECLERC À PHNOM PENH (15 octobre, 10 h-10 h 30)

25L’élimination de Son Ngoc Thanh, qui se gardait, ne pouvait être résolue sans risques, ni séquelles que sur le plan allié, en jouant sur le souci britannique de sécurité. A notre popote, arrêtant mon regard sur les coupes venant du Premier ministre, je fis entendre aux deux officiers qu’ils s’étaient laissé compromettre par un personnage figurant sur ma liste de criminels de guerre. En outre, ils ne pouvaient ignorer le trafic d’armes dont j’avais été le témoin, et la sécurité serait compromise tant que la Kempeitai n’aurait pas été mise à la raison.

26Murray me demanda que faire3. Je lui proposai des scénarios simples : puisque Thanh, en réplique à Khim Tith, venait de lui demander à être reçu par le général Gracey, on pouvait le convoquer au P.C. et le diriger sur Saïgon, où il serait à merci ; ou encore l’arrêter ici au P.C. et le transférer discrètement. Murray télégraphia aussitôt et se rendit à Saïgon le 14. Le soir, il m’apprit que « l’affaire marchait ». Je ne posai pas de question.

27Le lendemain, au breakfast, il me dit avoir convoqué Thanh à 10 heures et me pria de rester à la résidence. A 9 h 45, appliquant une consigne, il m’annonça que le général Leclerc venait prendre l’opération à son compte. Nous appréhendâmes un déplacement qui paraissait inutile. A 10 heures, j’arrivais à l’aérodrome lorsqu’un Dakota se posa, d’où jaillirent un aspirant et quatre matelots parachutistes du 5^e R.I.C., qui prirent position autour de l’appareil. Leclerc, que suivaient deux officiers, s’enquit aussitôt de Thanh. Il devait arriver en ce moment au P.C. Le général fut mécontent de ne pas avoir de certitude et le trajet se fit en silence.

28A notre arrivée, Murray m’indiqua du pouce, comme convenu, la pièce voisine. J’en ouvris la porte et dis : « mon général, voici Son Ngoc Thanh ». Leclerc le foudroya du regard sans mot dire, se retourna, lança à la cantonade : « suivez-moi » et gagna la sortie, laissant les Anglais ébahis.

29Nous rejoignîmes l’aérodrome sans avoir éveillé la moindre attention car Thanh avait voulu, lui aussi procéder discrètement. En cours de route, le général me demanda quand je verrais le roi, dont le déplacement lui parut suspect, après le précédent de Norodom.

30Au moment du départ, il marqua sa déception devant l’absence de péripétie en disant : « Et c’est pour ça qu’on déplace un général de corps d’armée ! ». En fait, il avait de quoi être satisfait : deux heures après son départ de Saïgon, on le voyait revenir avec le Premier ministre prisonnier. Une vraie image d’Epinal à exploiter.

31Le commandant Fonde, qui attendait le général, commente : « il est détendu, il glousse de satisfaction ». Le commandant Buis le trouve « gai comme un pinson ».

32Son Ngoc Thang a, pour sa part, déclaré au juge d’instruction militaire :

« Le 15 octobre, j’ai reçu une lettre me priant d’assister à une conférence qui devait avoir lieu à la résidence supérieure et me demandant si je pouvais être libre le jour-même à 10 heures. J’ai immédiatement répondu que je serais au rendez-vous. Le général Leclerc ne m’a pas adressé la parole. Le sous-chef d’état-major (sic) a donné quelques ordres, puis un officier m’a dit : « suivez-nous ». J’ai pris place dans la deuxième voiture à côté du commandant Gallois ».

33Cet épisode n’a été connu à Phnom Penh que de Gallois, Daveau et de moi. Toute autre version du voyage est donc nécessairement de deuxième main et romancée. Ni le roi, ni Monireth, ni les partisans de Thanh n’ont connu la venue du général.

L’APRÈS-MIDI DU 15 OCTOBRE

34La disparition de Thanh était le prélude d’une partie politiquement incertaine à mener vis-à-vis du roi et de l’opinion publique, sur laquelle la presse et les nationalistes avaient une grande influence.

35Vers midi, le terrain était déblayé pour une action qui serait décisive. Monireth accepta brusquement de déjeuner avec les officiers du 5^e R.I.C., à l’abri des partisans de Thanh, inquiets et alarmés. J’eus ainsi l’occasion de parler longuement au prince qui venait d’envoyer des émissaires hâter le retour du roi. Après une légère hésitation, il accepta son grade honoraire et celui de son frère absent, et convint de la nécessité de former rapidement un nouveau cabinet, dont je suggérai qu’il devrait prendre la tête. Peu après, tout en se défendant d’aller à l’encontre d’une prérogative royale, il tira de se poche une liste de ministres très acceptable.

36Je lui présentai alors les Cambodgiens du 5^e R.I.C., qu’il accepta très volontiers pour garder sa famille. J’avais convoqué Khim Tith et Tiou Long, gouverneur de la capitale, en charge respectivement de la Garde nationale et de la police. Le premier accourut, souriant et visiblement soulagé. Le second vint avec quelque retard. Le matin même, accompagnant Thanh, il avait prononcé au lycée Sisowath, purgé de ses maîtres français, un discours exaltant l’indépendance, le dernier du genre. Dans l’après-midi, le cabinet se réunit au ministère de l’Intérieur, d’où Tiou Long partit aux nouvelles et ne revint pas, suivi, de Khim Thit et de Monteiro.

LA NUIT DU 15 AU 16 OCTOBRE

37Au début de la soirée, Monireth, Tiou Long et Khim Tith rejoignirent le P.C. de Murray où le prince signa, comme représentant du roi, une note de service plaçant la police, la sûreté et la Garde nationale sous les ordres du colonel britannique. Quelques heures plus tard, le prince fut très ému à l’annonce d’un rassemblement de partisans de Thanh. Il craignait pour sa famille et perdait son assurance, souhaitant impatiemment le retour du roi.

38Je saisis cette occasion pour le compromettre aux yeux des ministres anti-français et, à travers lui, rendre le roi conscient du prochain rapport des forces. Mon intention était de rencontrer, à son débarquement, un interlocuteur assoupli par une certaine appréhension. J’éveillai la responsabilité dynastique de Monireth dans l’éventualité où des partisans de Thanh ou des révolutionnaires annamites songeraient à entraîner le roi dans la jungle, inversant une situation historique présente à nos esprits.

39Quand le prince me demanda conseil, je lui dis que, tenant à toute éventualité deux chaloupes sous pression, il pourrait estimer opportun d’y voir embarquer des légionnaires de son ancien régiment, pour aller protéger la flottille royale. Le prince accepta et l’exécution, préparée, fut immédiate. Un effet de force serait donc manifesté aux yeux du roi, sans que la responsabilité put m’en être imputée. Sur le fleuve, l’apparition, au petit jour, de chaloupes armées causa du désarroi et la Garde royale aurait été sur le point d’ouvrir le feu.

40Vers minuit, la ville étant calme, le prince, Khim Tith et Tiou Long repartirent. Les deux derniers avaient certainement gardé contact avec le clan Thanh, car leur effort porta sur la non-arrestation de Pac Choeun, concession que j’avais été autorisé à faire. Ils purent la mettre à leur actif au cours d’un long et orageux conseil des ministres, où ils furent accusés de trahison, Monireth étant pris à partie pour l’envoi des légionnaires.

RETOUR DU ROI (16 octobre, matin)

41Vers 11 heures, la flottille royale était en vue. J’avais convenu avec Monireth, parti au devant du roi sur le Mékong, que j’arriverais sur le quai dès que les commandos, venus en camion, seraient en place pour rendre les honneurs. Mais les liaisons fonctionnèrent mal. La flottille aborda la « maison flottante » avant mon arrivée, la colonne ayant trouvé certains points de son itinéraire barrés, qu’il fallut dégager sous les regards inquiets des Cambodgiens parmi lesquels courait le bruit de la déposition du roi. Amené à doubler la troupe, je me trouvai à sa tête quand j’arrivai devant la maison flottante, face à laquelle était déjà rangé le détachement envoyé sur le fleuve.

42La passerelle étant en pente entre la berge et le ponton, je me trouvai dominer le roi quand la porte s’ouvrit. Celui-ci, très rouge, me reconnut immédiatement comme commissaire, regardant son oncle avant chaque phrase.

43Après avoir fait allusion à la décision judicieuse du prince qui avait voulu assurer la protection du roi, je remontai, de front avec lui, l’allée bordée de banyans conduisant au palais. Après que le monarque m’eut accordé une audience pour l’après-midi, Monireth me présenta chacun des ministres présents, parmi lesquels des adversaires déclarés, auxquels je marquai clairement ma réserve.

44A 16 heures, j’arrivai sous escorte devant la poterne du palais, gardée par un poste japonais. Dans l’enceinte, les honneurs furent rendus selon le grand cérémonial par la Garde à cheval, en uniforme bleu-gris et argent, rangée en bataille dans l’allée menant à la salle d’audience, au pied de laquelle deux officiers japonais se tenaient au port du sabre.

45Le roi, en tunique blanche et sampot, était seul et détendu, la période néfaste annoncée par les astrologues étant considérée comme passée. Après la lettre protocolaire, je lui remis la décision du général de Gaulle prise par délégation, le faisant officier général. Sa surprise et son émotion furent réelles et il dit : « Je ne sais si je dois... ». Son acceptation constituerait en effet un geste d’allégeance. Pour l’aider à passer le pas, j’élargis l’épisode en faisant allusion à son grand-père : « Sire, puisse ce témoignage du libérateur de la France, évoquant le souvenir de votre illustre aïeul, être le présage de la libération du berceau de Votre dynastie ». Il acquiesca de la tête et me dit avoir accepté la démission du cabinet, que reformerait le prince Monireth. Le passé récent ne fut pas évoqué4, mais seulement l’esprit rénové d’amitié qui devait s’établir entre nos pays.

46Le 17 octobre, Murray était nommé brigadier général local rank, pour avoir sur moi une longueur d’avance. Comme il en était un peu confus, je dessinai moi-même à l’encre de Chine les insignes de son grade. Il signa aussitôt une affiche, placardée en ville, annonçant l’arrestation de Thanh et son transfert à Saïgon « pour agissements contraires à la sécurité des Alliés et au détriment du Cambodge ». Sa promotion pouvait être interprétée comme le prix de son intervention, qui écartait tout soupçon d’ingérance française.

LE CABINET MONIRETH

47Je ne changeai, pour le principe, qu’un seul nom dans la liste de ministrables que m’avait présentée le prince avant de la soumettre au roi5.

48Le gouvernement fut formé le jour-même. L’original du décret fut présenté à mon contre-seing, par un réflexe administratif ressurgi mais de courte durée, car le krêt fut publié sans cette attache compromettante.

49Suivant le juriste R. Olivier, Thanh restait légalement premier ministre, car le titre de président du Conseil attribué à Monireth, inconnu dans les textes organiques du royaume, pouvait être une mesure d’opportunité réservant l’avenir.

50Je m’installai avec des administrateurs, dont certains provenant du 5^e R.I.C.6 dans les bureaux vacants de la résidence supérieure. L’apposition sur la façade d’un panneau en français se heurta à une lenteur voulue, les Cambodgiens ayant désiré que le commissariat siégeât dans le palais sur lequel flottait l’Union Jack.

51Le 19 octobre se tint, suivant le cérémonial ancien7 le premier Conseil des ministres dont Le Cambodge donna ce compte rendu :

« ... S.A.R. le prince Monireth exalta l’amitié franco-cambodgienne et fit ressortir l’esprit d’étroite collaboration qui unit le gouvernement de Sa Majesté et le Commissaire de la République pour le règlement des questions intéressant les deux pays, dans le respect des traditions et des aspirations légitimes du peuple cambodgien.
« Le Commissaire a répondu, en termes amicaux, à l’allocution en assurant les membres du Cabinet de son ferme désir de réaliser, en plein accord avec le Gouvernement royal, une œuvre constructive pour le resserrement des liens qui unissent les deux pays et pour l’évolution du Cambodge vers un avenir de liberté et de grandeur digne de nos deux peuples. A cet effet, une Commission franco-khmère va être instituée pour l’étude des bases concrètes de la future collaboration franco-cambodgienne ».

52J’avais été à même de faire à chaque membre du gouvernement une allusion personnelle agréable à son passé ou à son activité, de sorte que le conseil se termina dans une certaine euphorie8.

LA PROCLAMATION ROYALE

53Dans l’après-midi, je rédigeai le projet d’une Proclamation royale, urgente à diffuser pour marquer dans les provinces le changement de cap. Je m’attendais à en voir discuter la forme ou le fond. Mais Monireth en ayant trouvé adéquate la tonalité, le présenta aussitôt au souverain, qui l’adopta sans changement et même avec satisfaction9. Cette rapidité inhabituelle montre que le roi et son oncle ont décidé, seuls, de passer le pas :

« Les obstacles qui s’opposaient, depuis plusieurs mois, à la reprise des relations traditionnelles d’amitié de Notre Royaume avec la France ont aujourd’hui disparu. Le 16 octobre 1945, Nous avons accordé audience, en Notre palais Khemarin, au lieutenant-colonel Breveté d’état-major P. Huard, accrédité par le Gouvernement de la République Française comme Commissaire de la République auprès de Notre Personne.
« Le Commissaire de la République, en Nous transmettant le salut de la France et du Chef de son Gouvernement, le général de Gaulle, a porté à Notre connaissance que la France est fermement résolue et s’emploie activement à faire rétrocéder à la Couronne du Cambodge les provinces qui lui ont été arrachées par le Siam en 1941 et qui doivent être désormais défendues comme le reste du royaume, avec la participation de l’armée nationale cambodgienne. « La France et le Cambodge sont décidés à rendre plus étroite et plus confiante la collaboration entre les deux nations, vieille aujourd’hui de plus de 80 ans. C’est à la France que le Cambodge doit d’avoir vécu en paix pendant cette longue période ; c’est à la France qu’il doit d’être aujourd’hui une nation » évoluée, qui aspire à prendre en Extrême-Orient, avec l’aide et sous l’égide de la France, le rang que lui assigne la grandeur de son histoire.
« Dans ses rapports avec Notre Royaume, Nous avons l’assurance que la France suivra une politique empreinte d’un esprit de générosité, de libéralisme et de progrès, dans le respect des croyances, des institutions et des traditions locales. Le Cambodge doit jouir d’une liberté pleinement adéquate à son degré d’évolution et à ses capacités.
« Les bases nouvelles de la collaboration future de la France et du Cambodge seront établies à la suite d’études menées en commun par les deux gouvernements et en tenant compte largement des aspirations légitimes de Notre peuple.
« A l’heure où s’ouvre à nouveau devant Nous une ère de paix longue et prometteuse, Nous invitons instamment Nos sujets comme tous les autres habitants de Notre Royaume, à reprendre leurs occupations sans la moindre appréhension. « M. le Brigadier Général E.D. Murray, Commandant allié à Phnom Penh a sous son autorité l’ensemble des forces terrestres, navales, aériennes et de police du Cambodge, y compris les troupes cambodgiennes et japonaises, à l’exception de Notre Garde. Il est responsable de la sécurité et du maintien de l’ordre dans la ville de Phnom Penh.
« Aucun trouble n’est donc à craindre. Aucun trouble ne sera toléré ».
Fait en Notre Palais Royal, à Phnom Penh, le 22 octobre 1945
sihanouk

54La Proclamation royale parut le 23 dans Le Cambodge en même temps qu’une version officielle des événements, fortement édulcorée avec mon accord.

55Le 21 octobre, le gouvernement cambodgien avait donné dans les salons de l’ancienne résidence supérieure, où nous habitions avec Murray, une réception masculine à laquelle seuls les Britanniques et les Français « nouveaux » furent invités. Elle marquait la conclusion positive de journées dont la surface lisse avait masqué les péripéties. La chance avait été que chacun des moyens dont je m’étais muni ait été utile au moment voulu. Il avait surtout fallu que l’état psychologique de mes partenaires successifs ait permis que les événements souhaités se réalisent et s’enchaînent.

56La plupart des épisodes rapportés ci-dessus n’ont laissé – et ne devaient pas laisser de traces visibles en milieu cambodgien, afin de faciliter la reprise des relations.

57Ce résultat a été atteint, selon R. Olivier, magistrat chargé du rétablissement de l’ordre judiciaire au Cambodge qui, ayant procédé à une enquête sur la période qui nous occupe, me communiqua en 1962 le manuscrit d’un ouvrage très documenté, qu’il ne put malheureusement publier :

« Encore une fois, l’observateur réduit aux seules sources officielles doit s’avouer incapable de rebâtir avec précision le fil des événements et les mécanismes du guet-apens où sombra Song Ngoc Thanh. Il est, en l’état, impossible de retracer la teneur des palabres, des promesses et menaces notifiées, acceptées et échangées. A la différence de ce qui s’est passé au Viêt-nam, aucun des agents du drame n’a cru devoir (ou pouvoir) raconter le rôle qu’il a joué, et tous ceux qu’interrogea l’auteur de ces lignes arguèrent ou de leur insignifiance ou du temps écoulé pour se réfugier dans les plus vagues généralités. Quels furent dans toute l’affaire, le rôle exact de Gallois et Huard, celui du prince Monireth, qui revient brusquement au premier plan, celui de Khim Tith, celui des Britanniques, celui du Roi, opportunément absent de sa capitale et qui, par la suite, ne cessera d’intervenir en faveur de son ancien premier ministre ? »

58La manœuvre politique développée sur fond militaire a impliqué de ma part un certain machiavélisme. Chacun des acteurs ne devait connaître à chaque instant que la partie le concernant immédiatement dans le processus pragmatique qui se déroula. La pression décisive, exercée sur le roi par le canal de Monireth, a servi l’intérêt de la monarchie comme celui du Cambodge.

ARRIVÉE DU GÉNÉRAL ALESSANDRI

59Le 22 octobre dans la matinée, le général Alessandri, que je croyais à Hanoï, étant introduit, je me levai : « mon général, votre place est de ce côté du bureau ». « Il n’en est rien », me répondit-il et il me montra l’ordre de mission n° 107/Cab du 21 octobre :

« Le général de division Alessandri se rendra en mission temporaire jusqu’à nouvel ordre auprès du lt colonel Huard, commissaire de la République au Cambodge. Il sera chargé :
1. de représenter le général commandant supérieur des troupes françaises en Extrême-Orient et de prendre toutes décisions en son nom ;
2. d’aider le lt colonel Huard, d’accord avec le commandant d’armes britanniques et le gouvernement cambodgiens ;
3. de prendre toutes mesures tendant à la consolidation du nouveau gouvernement cambodgien, en plein accord avec la France ».
leclerc

60La situation était paradoxale. Le général m’expliqua qu’ayant été accueilli avec indifférence à Saïgon, logé dans un hôtel de second ordre, ignoré de l’état-major, quand il avait été reçu par le général Leclerc, il lui avait demandé à être envoyé à Phnom Penh, où il pensait être utile, en attendant l’arrivée de l’amiral d’Argenlieu, son espoir tenace étant de retourner à Hanoï « où il avait une revanche à prendre ». En fait, le général, avec ses trois étoiles était gênant à Saïgon, comme je l’avais été avant lui, étant le plus ancien après Leclerc.

61J’expliquai en détail le processus suivi et il prit connaissance de la proclamation royale alors à la composition. Je préparai sur le champ ses rencontres avec le princes Monireth et le roi, et le général revit avec satisfaction Cockborne et les légionnaires qu’il avait conduits dans leur mémorable retraite.

62Avant qu’il vit le prince, je dis au général que, tôt ou tard, ma vue rappelerait à la Maison royale le souvenir de moments cuisants pour elle. Ma tâche accomplie, l’intérêt général était que je sois remplacé par un commissaire étranger aux événements survenus et d’un grade supérieur, à même de conduire utilement des négociations qui pourraient être ardues. Le général pensait, pour sa part, que la place ne tarderait pas à être prise par un civil. C’est donc dans un état d’esprit tout à fait libre que, dans l’après-midi, le général eut un long entretien en tête à tête avec le prince Monireth, qu’il décida d’emmener à Chandernagor voir le Haut-commissaire, en dépit des graves inconvénients que je lui signalai, inhérents à une telle absence.

63Le 23 octobre, le roi accorda au général, en ma compagnie, une audience dont le compte rendu de presse signala « l’heureuse reprise de la collaboration entre le Cambodge et la France, ainsi qu’une prochaine venue du général Leclerc ». Partis le 24 dans l’après-midi, le général Alessandri et le prince attendirent à Saïgon le Haut-commissaire, qui les reçut successivement le 30 octobre.

64Le lendemain eut lieu une conversation politique à trois, au cours de laquelle l’amiral remit au prince le projet d’une lettre au roi indiquant les principes qu’il envisageait pour établir le statut du royaume :

« Dans le cadre de la Fédération, le royaume du Cambodge jouira d’une large autonomie intérieure. Il constituera lui-même son propre gouvernement. La France se propose de nommer auprès de Votre Majesté et de son gouvernement un commissaire assisté de conseillers et notamment d’un conseiller financier... La France est toujours disposée à mettre à la disposition du Gouvernement et de l’Administration cambodgiens le personnel qui leur sera nécessaire. Ses sujets pourront accéder aux charges et aux fonctions de l’administration fédérale... et notamment assureront au sein de l’Assemblée fédérale la juste représentation du peuple cambodgien...
« Si ces principes obtiennent le Haut agrément de Votre Majesté, le soin de les traduire en actes juridiques pourrait être confié à une Commission mixte... »
d’argenlieu

65Le 1^er novembre, au moment où le général Alessandri allait monter en avion, l’amiral lui faisait remettre un arrêté le nommant, à titre temporaire, commissaire de la République au Cambodge, décision qui contraria fort le destinataire. Dès son retour à Phnom Penh, il télégraphait au général Leclerc :

...« Estime votre solution maintien Huard dans fonctions actuelles et moi-même comme chargé de mission temporaire préférable à tous égards. Vous demande vouloir bien intervenir auprès Haussaire pour adoption cette formule. Attends décision. Lettre suit ».
alessandri

66Cette lettre n’avait aucune chance d’être prise en considération par le Haut-commissaire, peu porté à modifier une décision notifiée. La suite a d’ailleurs montré qu’elle était la meilleure.

67Le 3 novembre, l’amiral écrivait au roi :

« Sire,
« Le général de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire de la République française, m’a chargé d’apporter à Votre Majesté le salut de la France. Il m’est agréable, en arrivant sur le sol Indochinois, de m’acquitter de ce devoir et de présenter à Votre Majesté les vœux fervents que je forme pour la grandeur de Son règne et la prospérité de Son royaume.
« Je souhaite que la libération du territoire cambodgien marque le début d’une ère féconde dans les relations déjà anciennes qui se sont nouées entre nos deux pays. La France, qui n’a jamais cessé de combattre aux côtés des nations alliées... est restée fidèle à ses traditions de libéralisme... Les intentions du gouvernement ont été définies dans la Déclaration du 24 mars. C’est dans le cadre de cette Déclaration que je compte faire étudier, en accord avec le Gouvernement de Votre Majesté, le statut futur du Cambodge au sein de la Fédération indochinoise. J’ai remis à Son Altesse Royale Monireth un projet de lettre, dans lequel j’ai indiqué les principes essentiels qui pourraient, à mon sens, servir de guide pour l’établissement de ce statut.
« Je ne doute que les travaux de la Commission franco-khmère, dont la réunion est envisagée dans ce but, se développent rapidement dans une atmosphère de confiance réciproque et que le Cambodge soit ainsi le premier des Etats de la Fédération à bénéficier du régime d’autonomie ».
d’argenlieu

68Le 8 novembre, le roi, après avoir affirmé « la joie » du Cambodge de reprendre contact avec la France « magnifiquement représentée » par l’amiral, prenait acte de la promesse de « la plus large autonomie » et exprimait l’espoir que « le Royaume verra satisfaites ses aspirations légitimes ».

69Le 9, changeant de ton, il répondait brièvement et assez sèchement à la lettre du 31 octobre :

« Je donne mon accord aux termes du projet de votre lettre, qui m’a été remise par S.A.R. Monireth, je me permets de vous adresser les vœux ci-joints du Cambodge, qui pourront servir de base à l’élaboration du nouveau statut du royaume dans le sein de la Communauté française, par la Commission franco-khmère. »
sihanouk

70L’amiral répondait le 13 novembre :

« J’ai examiné avec attention les suggestions contenues dans le Mémorandum joint à la lettre précitée de Votre Majesté et je ne manquerai pas d’en saisir la section française de la Commission franco-khmère.
« La mise au point du futur statut du Cambodge demandera nécessairement un certain délai. En attendant..., il me paraît indispensable d’établir un modus vivendi provisoire, qui permette à l’administration du Cambodge de faire face aux nécessités d’une période de transition, que les circonstances actuelles vont rendre particulièrement délicates.
« J’ai demandé, en conséquence, au général Alessandri, commissaire de la République, d’examiner avec le Gouvernement de Votre Majesté, les dispositions pratiques qui pourraient être prises dans ce but... ».

71En fait, son accord étant reconnu indispensable, le roi multipliait, dans son mémorandum, les revendications en s’efforçant de distendre le cadre flou tracé le 24 mars. Il réclamait en effet :

« La gestion de tous les services publics, locaux et généraux ;
– une frontière douanière et policière avec l’ancienne Indochine ;
– la perception de toutes les ressources fiscales prélevées sur son territoire moyennant un versement négocié au budget de la fédération ;
– la non-participation du Cambodge, qui aura son armée nationale, à l’armée fédérale ;
– la compétence de juger tous les Asiatiques. »

72Enfin, le Cambodge réservait sa position vis-à-vis des autres états indochinois, demandant à payer lui-même ses représentations au sein des assemblées fédérales.

73Pratiquement, le Cambodge voulait limiter le plus possible le pouvoir fédéral et donc celui du Haut-commissaire. Ces « vœux » volontairement démesurés, avaient pour but de gagner du temps en s’assurant des bases sérieuses de marchandage si la Fédération était créée. Le Haut-commissaire ne put que remettre à plus tard les discussions de fond et proposer la négociation du modus vivendi.

74Entre temps, le général Leclerc était venu à Phnom Penh : « Il parle autonomie, je lui réponds indépendance. Le grand soldat évite d’engager avec moi une discussion qui n’aboutirait à rien pour le moment... » (Sihanouk).

75A Saïgon, le 13 décembre, après un long entretien entre l’amiral, le ministre Tiou Long, le général Alessandri et M. Bloch-Lainé, conseiller aux Finances, l’inspecteur de Raymond fit la navette entre la capitale et Phnom Penh, pour suivre les progrès de la négociation, menée avec autorité et rapidité par le général Alessandri, exerçant son ascendant sur le prince Monireth.

76Le 24 décembre, un Krâm désavouait les déclarations anti-françaises faites au cours de la période japonaise. Contresigné par le commissaire, il déclarait nuls et non avenus les Krâm n^os 4 et 17 de mars 1945, transférant au gouvernement royal les compétences administratives et judiciaires.

77Le modus vivendi provisoire (qualificatif auquel les Cambodgiens attachaient beaucoup d’importance), signé par le prince et le général le 7 janvier 1946, entra en vigueur le 29. Il remettait en vigueur une très forte emprise française dans un Protectorat assoupli, mais l’idée d’indépendance resta sous-jacente à l’autonomie. Le roi n’était pas satisfait de l’acte :

78« pour l’instant, le modus vivendi conclu entre Allessandri et Monireth permet aux deux pouvoirs se vivre côte à côte sans trop d’animosité »... et il trouve que « Monireth, chef du gouvernement royal et capitaine de l’armée française consent à celle-ci un avantage très important : elle aura la responsabilité de la défense du Cambodge ».

79Le 29 janvier 1946, l’amiral d’Argenlieu était reçu solennellement à Phnom Penh, événement qu’il rapporte avec dilection dans ses Mémoires inédits : « Le roi s’incline, se lève. Petit de taille, le visage très jeune de ses vingt-cinq ans, vêtu du sampot de soie jaune foncé, d’une tunique blanc-ivoire que barre le grand cordon de la Légion d’Honneur, d’une cape légère pailletée, il s’approche, souriant ».

80Le traité d’association sera signé à l’Elysée le 9 novembre 1949.