Préface
p. 9-10
Texte intégral
1Dans notre monde dénaturé et au sommet de notre imaginaire, les bouquetins occupent une place encore privilégiée : sauvages, comme il convient à d’authentiques représentants de la Nature, ils sont beaux, perchés sur d’insensés rochers ou profilés sur l’inimitable bleu des ciels montagnards. Comme leurs cousins et voisins, les chamois (isards), ils défient les lois de la pesanteur et notre équilibre incertain de bipèdes. Puissants et infatigables, ils ne nous apparaissent ni dangereux ni menaçants. Lointains comme nul animal de prairie ou de plaine ne l’est jamais, leur observation sur le vif, privilège de montagnards, fascine, insatiable.
2L’auteur érudit de ce bel ouvrage, Michel Martin, est allé voir le Bouquetin en montagne, sans doute aussi le contempler, tel qu’il apparaît, inchangé, protégé par son milieu rocheux encore assez à l’écart de nos pollutions visuelles et sonores. Sa proximité admirative avec le caprin sous-tend la présentation naturaliste qu’il en donne en ouverture. Pour bien l’apprécier et en mesurer l’exactitude et la précision, il me faut juste évoquer ici le parcours conceptuel et scientifique de M. Martin : docteur en médecine, il a développé et brillamment conclu une recherche doctorale en Préhistoire consacrée à l’art paléolithique, plus particulièrement à l’image des bouquetins qu’ont donnée, dans des grottes, des abris rocheux et sur des objets, ces peuples contemporains de la dernière glaciation en Europe. Biologiste, anatomiste... de formation et comme praticien, l’auteur présente savamment les deux espèces de bouquetins, vus et chassés par les Paléolithiques, désormais cantonnés dans leurs refuges montagnards de l’Europe occidentale : Capra ibex ibex dans les Alpes et Capra pyrenaica dans les Pyrénées. Tout est dit sur leurs parentés zoologiques, sur les origines paléontologiques, sur leurs formes, leurs dimensions, leurs pelages, sur l’anatomie de certains segments pertinents pour comprendre leurs déplacements, tel le « pied ibicique », ou leur encornure, discriminante pour diagnostiquer l’espèce figurée par les Paléolithiques ou pour déceler dans les représentations un dimorphisme sexuel. Les observations descriptives qu’il donne sur les allures et les attitudes, sur les comportements individuels et sociaux de ces animaux rupicoles, ni solitaires ni grégaires, préparent et éclairent les analyses comparatives des images paléolithiques. En effet, M. Martin montre bien par la suite que les chasseurs d’alors avaient eux aussi su observer l’animal au vivant et en exprimer le tempérament, les habitudes.
3Méditerranéen, M. Martin a choisi d’analyser les bouquetins figurés par les Paléolithiques méditerranéens, ceux qui vivaient sur le littoral même ou dans les régions proches, telle l’Ardèche avec, notamment encore tout récemment découverte, la grotte Chauvet. L’arc méditerranéen dessiné par les sites paléolithiques offrant des représentations pariétales (sur parois rocheuses) et mobilières (armes, instruments et objets divers en pierre, os, ivoire) est immense. La grotte Pagglicci, sur la côte des Pouilles, en Italie méridionale, la grotte d’El Higueró dans la baie de Ma´laga en Espagne, au fin fond de l’Europe méditerranéenne, en marquent les limites extrêmes. Comme l’avait fameusement montré la grotte marseillaise, Cosquer, les niveaux marins étaient plus bas que l’actuel lors des maximums glaciaires : dans cette partie immergée de la frange littorale, d’autres sites paléolithiques, habitats et probablement sites ornés, sont encore enfouis. Cependant, la densité de sites préhistoriques connus dans la ceinture méditerranéenne atteste déjà suffisamment de peuplements intenses depuis des périodes très anciennes et jusqu’à des périodes récentes.
4À l’évidence, un tel déploiement géographique regroupe des provinces, écologiquement et culturellement distinctes, même si elles partagent le même horizon marin et des climats plus tempérés que dans les régions continentales, plus particulièrement, bien sûr, pendant les périodes glaciaires. Certaines des grandes cultures iconographiques du Paléolithique, étalées sur une bonne vingtaine de milliers d’années, entre 33 000 et 11 000 ans environ avant le Présent, sont connues dans les péninsules ibérique, italique et en France, par exemple l’Aurignacien et le Gravettien qui précèdent le maximum du Pléniglaciaire. En revanche, ensuite, l’Épigravettien est resté italien pendant que le Solutréen puis le Magdalénien se développaient en France et Espagne ; des cultures originales de modestes extensions ayant été parfois mises en évidence comme le Salpétrien dans le Languedoc. Les 34 sites méditerranéens « à bouquetins » retenus et analysés par M. Martin relèvent de cette diversité géographique et de la variété culturelle qu’elle a recouvrée pendant ces deux dernières dizaines de millénaires du Paléolithique supérieur.
5La rigueur ordonnée de l’inventaire dressé par l’auteur, site après site, animal par animal, est remarquable, agrémentée par une écriture agile et une terminologie particulièrement bien appropriée. Le lecteur y découvrira avec un plaisir soutenu par l’iconographie de qualité les quelque 311 représentations de bouquetins dûment identifiées et caractérisées. L’importance thématique du bouquetin, numérique et iconique, y apparaît comme un des traits majeurs de l’art paléolithique méditerranéen, en particulier lors de la phase solutréenne, la plus dense et la plus homogène dans son espace culturel, allant de l’ouest du Rhône au sud méditerranéen de la péninsule Ibérique. Les variations de l’« iconicité » du bouquetin, son évolution nuancée au fil des temps paléolithiques et régionalement diversifiée sont subtilement disséquées par M. Martin. Il parvient ainsi à penser que « ... tous les changements stylistiques se sont effectués de façon nuancée par des mutations lentes accompagnées d’innovations franches mêlées de conservatisme » (p. 335).
6L’analyse comparative des dispositifs pariétaux, dont il souligne justement les irréductibles originalités, lui permet finalement de cerner avec finesse les enjeux symboliques des représentations du bouquetin par rapport au bestiaire qu’elles côtoient et par rapport aux signes qui les accompagnent. Il est ainsi conduit à émettre une hypothèse qui serait effectivement novatrice pour caractériser l’art méditerranéen selon laquelle, lui semble-t-il, « ... le bouquetin obéit à des contraintes d’iconicité et d’emplacement, d’agrégations ou d’isolement, qui traversent l’espace et le temps et engendrent des similitudes entre les cavités méditerranéennes » (p. 336).
7La comparaison qu’il systématise avec l’art pariétal franco-cantabrique renforce la reconnaissance d’une autonomie des représentations (figuratives en général) et des dispositifs pariétaux méditerranéens, ainsi que la spécificité stylistique des 126 représentations mobilières (sur pierres), pour moitié solutréennes et un quart magdaléniennes, de l’habitat du Parpallódans la province de Valencia. Tant sur le plan stylistique des bestiaires que sur celui de la structuration pariétale des dispositifs et leurs insertions dans les cavités, les sites du Sud-Ouest (singulièrement Périgord et Quercy), des Pyrénées (ariégeoises, centrales et basques), du littoral cantabrique au sens large (pays basque, Cantabres, Asturies) offrent des caractères propres et le plus souvent nettement différenciés de ceux des sites méditerranéens : en fait, il s’agit surtout des cavités magdaléniennes, celles qui ont fini par être considérées comme classiques et emblématiques, telles Lascaux, Font-de-Gaume, Niaux, Altamira, Castillo parmi les plus célèbres. La différenciation de l’aire méditerranéenne par rapport aux régions classiques est nettement moins nette pour les dispositifs gravettiens et solutréens. Leurs distances stylistiques et thématiques sont réduites voire imperceptibles ; un certain parallélisme pourrait être envisagé avec les sites périphériques, comme ceux du Bassin parisien, qui eux-mêmes ne sauraient se fondre dans les moules formels de l’iconographie magdalénienne.
8On le voit, l’ouvrage de Michel Martin, magnifiquement édité dans la prestigieuse collection des Suppléments de Gallia Préhistoire, ouvre et renouvelle une analyse approfondie de l’art paléolithique, monumental et miniature, en en valorisant à la fois sa diversité et son unité, son hétérogénéité créatrice et son uniformité expressive. Le bouquetin y apparaît comme emblématique des choix opérés par les Paléolithiques pour communiquer, sur des modalités symboliques à la fois conventionnelles et variables, ce qui traversait le plus profondément leurs courants de pensées, leurs croyances : une splendide observation de la nature, de sa métamorphose dans l’œuvre artistique, finalement une réflexion généreusement construite et donnée sur l’homme de la Préhistoire.
Auteur
Professeur au Muséum national d’Histoire naturelle
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