1Les journées d’août-septembre 1945 marquent le terme de la domination japonaise au Viêt-Nam. Les militants du Viêt-Nam Doc Lap Dong Minh (dit Viêt-Minh) s’emparent partout du pouvoir. Le 2 septembre, un homme au nom peu connu jusqu’alors, Hô Chi Minh, proclame l’indépendance. Cette période extrêmement confuse voit se mêler, s’entrechoquer, les actions de ce Viêt-Minh, des autres forces nationalistes viêtnamiennes, des Français, des Américains, des Chinois, des Japonais... Comment, en métropole, les différentes forces politiques ont-elles accueilli ces événements ?

UNE COLONIE ISOLÉE

2De 1941, moment de la généralisation de la guerre en Asie, au printemps 1945, la grande colonie extrême-orientale a été coupée de la métropole ; sous la ferme direction de l’amiral Decoux, elle a possédé une quasi-autonomie. De mars à août, la domination directe japonaise, brutale, s’est imposée. De ce fait, des éléments essentiels de la vie politique viêtnamienne échappent totalement à la métropole.

3L’identité des chefs du Viêt-Minh, par exemple, est significativement ignorée des responsables politiques français, jusqu’à un moment avancé de l’année 1945. « Nous n’avons pu obtenir aucun renseignement précis sur la Ligue pour l’indépendance de l’Indochine », se désole le consul de France à Kunming1. Le 29 août encore, alors que les villes et villages du Viêt-Nam sont en train de se couvrir des drapeaux rouges du Viêt-Minh, le gouverneur Laurentie, directeur des Affaires politiques au ministère des Colonies, note : « La situation est remarquable et par la confusion et par l’imprécision »2. Fin septembre, trois semaines après la proclamation de l’indépendance, le chef du G.P.R.F., le général de Gaulle, en est encore à questionner l’amiral d’Argenlieu sur la nature exacte du Viêt-Minh3.

4Il faut comprendre cette méconnaissance. Viêt-Minh ? Terme nouveau, forgé en 1941 seulement. Hô Chi Minh ? Nom alors inconnu, puisque ce pseudonyme du leader révolutionnaire n’a été adopté qu’en 1942. Comme, évidemment, les militants Viêt-Minh vivent dans la plus stricte clandestinité, des informations précises ont bien du mal à franchir les milliers de kilomètres qui séparent la jungle indochinoise des bureaux parisiens.

5La lecture de la presse française de cette époque confirme cet état permanent de sous-information dans lequel vivait la métropole. Les sources sont toujours de seconde main, l’emploi du conditionnel abondant. « Le Monde » du 4 septembre note : « L’empereur d’Annam Bao Dai n’aurait pas abdiqué, ainsi que l’indiquait une information de Chine, mais aurait été déposé ». Le même jour, 48 heures donc après la mise en place de la R.D.V., un certain Nguyen Hai apparaît, pour la première fois à notre connaissance, dans le quotidien de la rue des Italiens. Nguyen Hai : pas de doute, il s’agit de Hô Chi Minh, dont l’un des pseudonymes est Nguyen Ai Quoc.

PAS DE REMISE EN CAUSE DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE

6La « France nouvelle », qui vient de lutter quatre années durant au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, n’imagine pas que cet idéal puisse valoir pour ses colonies. La France de 1945 est colonialiste. Mais il s’agit d’un colonialisme bienveillant, qui a la plus parfaite bonne conscience. La France, fière du comportement de ses « protégés », lorsqu’elle était dans le malheur, saura se montrer reconnaissante, la victoire acquise. L’idée même d’indépendance de l’Indochine, par exemple, est repoussée sans hésitation par la plupart des responsables politiques.

7Le général de Gaulle emploie des formules dénuées d’équivoque : « La position de la France en Indochine est très simple. La France prétend recouvrer sa souveraineté sur l’Indochine »4. L’organe officiel de la S.F.I.O. n’est pas moins formel : « A-t-on réfléchi au non-sens implicite que comporte cette expression : indépendance de l’Indochine ? Car l’Indochine, fédérée par l’arbitrage et le ciment de la civilisation française, cesserait d’exister le jour même où elle viendrait à l’indépendance »5. Du reste, lorsque, quelques mois plus tôt, le 24 mars, le gouvernement avait adopté un projet de statut sur l’Indochine, libéral, mais écartant toute séparation d’avec la métropole, aucune voix d’homme politique important ne s’était élevée pour protester. En septembre 1945, l’Institut français d’opinion publique pose la question : « Quel va être le sort de l’Indochine ? ». 63 % des Français, presque les deux tiers, répondent que la colonie asiatique sera laissée à la France ; 12 % seulement en doutent6. Comment l’Indochine, cette « fleur merveilleuse de nos colonies tropicales »7, serait-elle arrachée à la France ?

8Certes, nul ne doute que les événements de la Seconde Guerre mondiale auront une profonde influence sur les états d’esprit des peuples colonisés. Aussi, de louables intentions réformatrices voient-elles le jour. La déclaration du 24 mars en est un exemple. Marius Moutet, l’ancien ministre des colonies du front populaire et le futur ministre de la France d’outre-mer du tripartisme, écrit pour sa part : « Notre propos, notre thèse, notre résolution est de demeurer en Asie et en Afrique françaises – mais non contre la volonté des Indochinois et des Africains. (...). Le mot de colonialisme a parfois été justement utilisé dans un sens péjoratif : nous entendons conférer à ce mot un sens honorable, en appelant le socialisme à le mieux définir »8.

9La méconnaissance des faits et l’incapacité à imaginer l’action d’un authentique mouvement national viêtnamien s’additionnent et guident les toutes premières réactions du monde politique français, dès que parviennent des échos des événements révolutionnaires d’août-septembre 1945. Dès ce moment, se mettent en place des schémas de pensée qui vont se révéler catastrophiques pour l’orientation de la politique française.

10Premier fait acquis par presque tout le monde : ces « patriotes » Viêt-Minh ne sont que des agents japonais. « Les agitateurs qui prétendent lutter pour l’indépendance de l’Indochine ne sont en fait que des agents à la solde des Japonais et armés par eux »9 ; « Le Viêt-Minh est une création de la gendarmerie japonaise »10, « un gouvernement fantoche au service des Japonais »11, etc. Quant au raffinement des qualitatifs, qu’on en juge : « salopards... méchante vermine »12, « ramassis de bagnards »13, « ambitieux, aigris, intellectuels ayant mal digéré notre culture, aventuriers blancs, la plupart repris de justice, anciens chefs communistes en mal de Tchéka »14, « écervelés, ambitieux, impérialistes »15... On veut à tout prix persuader le lecteur (et/ou se persuader soi-même) que le peuple « annamite » suit tièdement ou pas du tout des « meneurs ». Le Viêt-Minh, explique l’Epoque « n’est qu’une minorité, et le menu peuple ne demande qu’à continuer à travailler et à être débarrassé de cette plaie »16. Seuls, 5 % d’entre eux, affirme Combat, suivent ces meneurs17.

11En résumé, cette revendication de l’indépendance n’est pas sérieuse. Hô Chi Minh s’illusionne s’il croit que tous les « Annamites » sont prêts à se faire tuer pour l’indépendance, note Le Figaro du 5 décembre. « Pour beaucoup d’entre eux, il s’agit d’une nouveauté, d’une mode qui a certes ses côtés plaisants, mais qui ne vaut pas qu’on verse son sang pour elle ».

« CASSE-COU POUR L’INDOCHINE ! »

12Cependant, d’autres voix se font entendre. Sans aller jusqu’à l’acceptation de l’indépendance de l’Indochine, certains hommes politiques, certains journalistes adoptent un ton fort différent de celui qui vient d’être cité. L’image du Viêt-Minh, ici, change sensiblement. Marius Moutet affirme que « certains dirigeants » ne sont pas anti-français et que la France devrait pouvoir s’entendre avec eux. Mais, interroge-t-il, ces chefs Viêt-Minh seront-ils suivis ?18. Jean-Jacques Juglas, député M.R.P., souligne la vigueur du « nationalisme annamite » et qualifie les responsables Viêt-Minh de « patriotes annamites d’Hanoi », ce qui est rare dans la presse conservatrice de l’époque. Plus : il affirme que la politique suivie par la France, qui semble vouloir s’opposer par la force à l’émergence de ce nationalisme, est dangereuse pour la métropole elle-même. Significativement, son article est intitulé : « Casse-cou pour l’Indochine ! »19.

13Le plus dur dans la dénonciation de l’action française est Franc-tireur. « On ne peut pas, on ne doit pas se taire », commence par affirmer Georges Altman20. Et de dénoncer « les représailles sauvages que les défenseurs d’un certain ordre colonial exercent envers les hommes du Viêt-Minh (...). Et qu’est-ce donc qu’on espère ainsi sauver ou protéger ? Croit-on vraiment qu’en traitant des populations soi-disant inférieures comme les Versaillais traitaient les communards vaincus, croit-on vraiment rétablir l’ordre et faire accepter l’Occident de l’alcool, de l’opium et des bombes à des civilisations millénaires ? ».

LES RÉACTIONS COMMUNISTES

14Les communistes sont plus lents, beaucoup plus lents que les autres courants politiques à réagir face aux événements indochinois.

15Le 5 septembre, L’Humanité fait référence à une dépêche d’Associated Press. Sous le titre prudent « Troubles en Indochine (?) », le quotidien communiste apprend à ses lecteurs que « dix Français auraient été tués à Hanoi, il y a quinze jours ». Par contre, l’article ne fait pas référence à la République « annamite » qui est citée par Le Monde du même jour.

16Ce n’est que onze jours plus tard que, citant l’A.F.P., L’Humanité reprend, toujours au conditionnel, la nouvelle : un gouvernement provisoire, comprenant « des ministres nationalistes et quelques communistes » aurait été constitué ; il se fixerait comme but « d’assurer l’indépendance complète du Viêt-Nam »21. On peut imaginer la fébrilité, à la direction du P.C.F. Dés communistes membres du gouvernement du Viêt-Nam ! Qui sont ces hommes ? En effet, pour extraordinaire que cela paraisse, avec le recul, il semble bien que la direction du P.C.F. ait ignoré, jusqu’au dernier trimestre de l’année 1945, que l’un des délégués du Congrès de Tours, ancien de l’internationale, Nguyen Ai Quoc – Hô Chi Minh, était le maître du Viêt-Minh22.

17Le 20 septembre, le bureau politique du P.C.F. publie un texte qui est la première réaction officielle communiste depuis le triomphe de la révolution viêtnamienne23.

18Après avoir affirmé que « le gouvernement provisoire du Viêt-Minh » a été instauré « avec l’appui du peuple », la direction communiste souligne que l’autorité de ce gouvernement s’étend à tout le Viêt-Nam (« la République du Viêt-Nam : Tonkin, Annam, Cochinchine »).

19Ce texte est important. Le P.C.F., seul en tant que grand courant politique, axe son argumentation autour de deux thèmes : la représentativité du Viêt-Minh, authentique mouvement populaire ; l’unité du Viêt-Nam (même si le vocabulaire reste emprunté au colonialisme). Une conclusion s’impose : il faut négocier avec ce gouvernement de Hanoi. En septembre-octobre 1945 apparaît ainsi, pour la première fois, cette exigence qui restera présente dans l’argumentation communiste durant presque une décennie.

20Par contre, les communistes se défendent de renoncer à la présence française en Extrême-Orient. C’est au nom d’un intérêt national bien compris que sont rédigés beaucoup d’articles de « L’Humanité » de cette période. Les communistes appliquent à la question viêtnamienne un schéma de pensée qui leur est habituel : ce sont les trusts qui trahissent l’intérêt national français. « Aujourd’hui, il semble que l’on ne néglige rien pour approfondir et élargir chaque jour le fossé entre la France et l’Indochine »24 ; « Il est encore temps, mais il est tout juste temps de choisir : ou se faire de l’Annam une amie, une alliée fidèle et dévouée, que nous attacherons des liens spirituels et économiques, ou contraindre à la révolte un peuple désespéré qui, jamais ne nous pardonnera »25.

21La conception communiste de l’Union française pointe ici : renoncer à toute domination coloniale, mais maintenir, dans l’intérêt mutuel, des liens de toutes sortes entre métropole, sorte de sœur aînée, et anciennes possessions, afin de constituer une grande famille. Conception qu’Aimé Césaire, plus tard, qualifiera de « fraternaliste »26.

UNE « HISTOIRE EN FUSION », DES CONCEPTIONS FIGÉES

22Le 16 avril 1946, un spécialiste de longue date du Viêt-Nam qui, de plus, a l’avantage d’être sur place, Paul Mus, note, dans un rapport destiné à René Pléven : « L’histoire, en Extrême-Orient, vient de faire, sur place, un bond prodigieux, un bond d’un siècle. Toutes nos idées sont à remettre à neuf (...). Ce que nous trouvons, c’est de l’histoire en fusion »27. Superbe formule. Tout, en ces mois charnières de 1945, est en train de bouillonner, en Extrême-Orient, et particulièrement au Viêt-Nam. Tout ne commence certes pas : le nationalisme a des racines très profondément ancrées dans l’histoire de ce pays. Mais la profondeur du sentiment national, jointe au sens du moment opportun qu’ont toujours eu Hô Chi Minh et ses camarades, ont fait basculer le rapport des forces, sur place. La France n’est, dès ce moment, plus capable d’endiguer le mouvement d’émancipation.

23Or, à l’exception des communistes, de certains socialistes et de quelques individualités marquantes, le monde politique français adopte, pour analyser cette situation radicalement nouvelle, des critères inadéquats.

24La situation réelle, en ces derniers mois de 1945, est d’une extrême complexité. De multiples forces, on l’a vu, interfèrent. Un processus irréversible, en tout cas, se met en place : l’intervention, comme acteur central de la vie politique, d’un secteur important de la population viêtnamienne, l’explosion du sentiment national.

25Or, tout se passe comme si la grande majorité des Français ignore ou refuse de voir ce phénomène. Il y a comme une inversion des facteurs : « On expliqu(e) la revendication d’indépendance par Hô Chi Minh, au lieu d’expliquer Hô Chi Minh par cette revendication »28.

26La population viêtnamienne est considérée comme une spectatrice d’un jeu dont les règles lui échappent (entre Japon et France avant août, entre Chine nationaliste et France à partir d’août), comme un enjeu des luttes acharnées en train de se mener, comme une victime trop candide d’éléments troubles et calculateurs. La masse « annamite », qui avait si souvent démontré « sa foi (en) une nation qu’elle juge(ait) capable et digne de la conduire sur le chemin de l’honneur et de la prospérité »29, ne pouvait, par elle-même, remettre en cause la présence française. Une telle contestation ne pouvait être que greffe étrangère – japonaise ou chinoise, voire américaine, selon les époques et les commentateurs – bénéficiant, ça et là, de honteuses complicités dans la population.

27A une « histoire en fusion », la « France nouvelle », dans ses profondeurs, n’a su appliquer que des idées figées. L’espoir de l’année 1946, avec la signature de l’accord du 6 mars, ne sera finalement qu’une courte et trompeuse parenthèse.

28Dès les premiers contacts de la métropole avec la révolution viêtnamienne, les vieux schémas de pensée ont masqué la réalité grouillante de vie, empêchant la France d’entrer sereinement dans l’ère de la décolonisation.