1Après avoir pris en compte les latrines dans tous leurs aspects constitutifs, il convient de les considérer dans leur cadre architectural et d’y replacer les hommes – et les femmes – qui les ont construites et entretenues, fréquentées et animées. Quelle a été l’évolution dans le temps de ces édifices, leur mode d’utilisation ? C’est toute l’économie et la sociologie des latrines qui doivent être ici abordées.

les latrines dans les contextes architecturaux

2Les latrines publiques, situées sur une grande voie d’accès, se retrouvent parfois à proximité des complexes monumentaux. Il peut s’agir d’un sanctuaire comme à Aubigné-Racan (fig. 127a), Barzan (fig. 127b), Gaujac (fig. 127c), Saint-Bertrand-de-Comminges (état 2b des Thermes du Nord) (fig. 127d), peut-être Tavel, ou du forum comme à Alise-Sainte-Reine/Alesia (fig. 128a), Martigny1 (fig. 128b), Rouen (fig. 128c), Xanten2 (fig. 128d) et peut-être Poitiers (voir infra, Catalogue, fig. 213). Elles sont présentes également dans les complexes gymnasiaux et les campi comme à Saint-Romain-en-Gal (Thermes des Lutteurs) (cat., fig. 185) et Vaison-la-Romaine (état primitif de la Maison du Buste en Argent)3 (cat., fig. 196), mais essentiellement dans les thermes, accessibles alors uniquement depuis l’intérieur du monument : Chassenon (cat., fig. 201), Thermes du Forum (cat., fig. 220) et état 1 des Thermes du Nord (cat., fig. 221) à Saint-Bertrand-de-Comminges, état 1 des Petits Thermes du Nord-Est à Saint-Romainen Gal (cat., fig. 183), Toulouse/Saint-Michel-du-Touch (cat., fig. 187), Trèves (cat., fig. 275), Insula 38 de Xanten (cat., fig. 377), peut-être Saint-Rémy-de-Provence/Glanum (cat., fig. 386).

3Le lien avec les centres monumentaux existe toujours, bien qu’indirect, car les thermes sont parfois proches de ceux-ci (Chassenon, Thermes du Forum à Saint-Bertrand-de-Comminges, Trèves). Leur présence à proximité de tels lieux répond à une nécessité pratique : ils drainent une population importante, mais aussi, dans le cas du sanctuaire ou du forum, ils représentent des espaces sacrés. Le Romain, avant de se rendre au sanctuaire, doit se purifier extérieurement en prenant un bain, ce qui explique la proximité de telles constructions (Scheid, 1991) ; il le fait également en se rendant aux latrines et en expulsant ses excréments car il était interdit de souiller ces lieux sacrés4, empreints d’une grande dignitas5.

Fig. 127 – Emplacement des latrines par rapport aux sanctuaires.

Fig. 128 – Emplacement des latrines par rapport aux fora.

Fig. 129 – Emplacement des latrines par rapport aux édifices de spectacle.

4Ailleurs, le lien entre latrines et complexes monumentaux est moins évident et il s’agit de commodités mises simplement à la disposition des passants : latrines de Kastelen 2 à Augst, de Bourbonne-les-Bains, de Liberchies, de la Rue de la Fontaine à Lyon, de l’Îlot est de Mâlain, du Marché et de l’état 2 des Petits Thermes du Nord-Est à Saint-Romain-en-Gal6, de la Rue Hannong à Strasbourg, de la Basilique à Vaison-la-Romaine, de Saint-Père-sous-Vézelay, du Vieil-Évreux. Quoi qu’il en soit, certaines latrines publiques devaient marquer suffisamment le paysage urbain pour servir de point de repère. Un témoignage est apporté par une des trente tablettes inscrites retrouvées à Oberwinterthur, qui évoque les latrines comme point de repère dans l’adresse : « Donne-le à Fronto en face des latrines »7.

5Reste le cas particulier des édifices de spectacle. Ceux-ci rassemblaient en un même endroit un grand nombre de personnes et pourtant, aucun aménagement permettant la satisfaction de leurs besoins naturels n’a été véritablement conçu. Dans les régions étudiées, on ne peut citer que le cas unique de l’amphithéâtre de Nîmes et ses cent vingt urinoirs8, prévus tant pour les hommes que pour les femmes, mais qui ne pouvaient satisfaire qu’une partie des besoins naturels. Hors de ces régions, les mentions de latrines dans les monuments sont rares et incertaines. Les études menées ces dernières années sur certains amphithéâtres – Colisée, Capoue et Pouzzoles (Italie), El Djem (Tunisie) – ont montré qu’ils étaient alimentés en eau par un aqueduc et qu’un certain nombre de fontaines trouvaient place sous les galeries. Des latrines ont

6été envisagées au Colisée, dans la galerie située sous le podium. Les arguments retenus concernent le décor de marbre qui s’accommode mal avec un couloir de service et la présence d’un égout latéral nettoyé par les eaux des trop-pleins des fontaines. D’autres latrines, accessibles par les spectateurs de la summa cavea et de l’attique, sont possibles entre le deuxième et le troisième ordre. Il semble que le système – et son labyrinthe de tuyauteries – ait été rapidement abandonné (Coarelli et al., 1999, p. 238-240). Si l’hypothèse venait à se confirmer – et l’auteur lui-même demeure très prudent –, nous aurions une répartition sociale des utilisateurs9, et non pas sexuelle comme à Nîmes. Dans les amphithéâtres de Capoue et d’El Djem, l’aménagement, sous le pulvinar, d’une galerie identique à celle du Colisée évoque également des latrines (Coarelli et al., 1999, p. 240)10.

7On retrouve parfois des lieux d’aisance dans les environs immédiats de ces monuments11. À Augst, une petite structure à fosse12 accolée au mur périmétral du théâtre a fonctionné entre la fin du i^er s. apr. J.-C. et le début du ii^e s.13 (fig. 129a). Elle était complétée par la pièce des Thermes des Femmes14 distante de seulement 50 m et utilisée entre l’époque de Vespasien et la première moitié du ii^e s. Aucun aménagement contemporain de la construction du théâtre vers 60-70 n’est connu dans l’état actuel de la recherche, ni d’ailleurs après la première moitié du ii^e s. alors que le monument a subi deux reconstructions complètes. À Lyon, on trouve une autre salle dans les environs du théâtre15. À Évreux, les latrines des thermes de la Maternité se situent à 100 m du théâtre16 (Aupert, 1997, p. 13) (fig. 129b). À Alise-Sainte-Reine/ Alesia, les toilettes publiques déjà mentionnées ne sont également guère éloignées du théâtre (voir fig. 128a).

8La gestion des déjections humaines dans un lieu de convergence populaire comme pouvait l’être un édifice de spectacle où rien – ou si peu – n’avait été prévu à cet effet17, devait poser certains problèmes18, et ce malgré l’assertion d’Artémidore19 ; ceux-ci ont pourtant été largement sous-estimés, voire totalement ignorés. Le stercus comme l’urine sont connus de tout temps pour ronger les assises des bâtiments, attaquer les murs, voire le mortier20. On peut aisément imaginer les conséquences sur l’architecture du monument... Une comparaison peut être faite avec le stade du Maracana21, à Rio (Brésil), qui peut accueillir cent cinquante mille spectateurs. Dans sa construction primitive, des urinoirs avaient été prévus, mais ils devinrent rapidement inapprochables du fait de la puanteur qui s’en dégageait. Aussi, les supporters avaient-ils pris l’habitude de se soulager dans les tribunes, si bien que l’urine a rongé les piliers et les rampes d’accès aux gradins. La rénovation de ces parties a nécessité un budget double de celui initialement prévu22. Cet exemple fait bien apparaître les problèmes auxquels les architectes romains ont dû être confrontés lors de la rénovation des édifices de spectacle23.

9Il n’existe pas d’endroit privilégié pour disposer les latrines à l’intérieur des villae ou des maisons urbaines. Leur emplacement dépend avant tout de leurs destinataires (domesticité ou maître) et du plan de l’ensemble de l’habitation dans lequel elles s’insèrent24. On peut toutefois formuler quelques remarques concernant les latrines à fosse en milieu urbain. Dans plusieurs agglomérations secondaires qui développent un urbanisme en lanières, parcelles étroites et allongées perpendiculaires à la voie principale, les lieux d’aisance sont toujours placés à l’opposé de la voie, au fond de la cour ou dans l’espace laissé libre à l’arrière de la maison25. Dans l’agglomération d’Oberwinterthur, les fosses de l’état 2 (avant 20 apr. J.-C.) de la Römerstrasse 186 se trouvent à 31,20 m de la voie (voir infra, Catalogue, fig. 336) ; cette distance est maintenue à l’état 3 (milieu du i^er s.) (cat., fig. 337) et portée à 33 m à l’état 4 pour la fosse 21 (troisième quart du i^er s.) (cat., fig. 338). Plus à l’ouest, les structures de la Römerstrasse 227/229 sont creusées au minimum à 28 m au nord de la voie, et ce à toutes les époques (cat., fig. 339-341). À l’extrémité occidentale de l’agglomération, dans les parcelles 12 et 14 de l’Unteres Bühl, elles sont à 28 m de la façade septentrionale de la maison dans les états 4 et 5 (dernier tiers du i^er s./premier quart du ii^e s.) (cat., fig. 343-344), soit à 30,50 m si l’on tient compte du portique de façade existant à l’état 1 et disparu par la suite, mais dont la limite pourrait correspondre au parcellaire26. On pourrait également ajouter la fosse 41 de la parcelle 9 de l’état 1d (41-42 apr. J.-C.) située à 26,50 m de la façade (cat., fig. 342). Ce dernier cas est peut-être à écarter car il s’agit à l’origine d’un bassin transformé en latrines.

10À Tremblay-Les-Villages et Le Boullay-Thierry, les deux latrines se trouvent à 10 m du fossé bordant la voie et il a été souligné qu’on pouvait faire le même constat pour les caves aménagées sur une ligne grossièrement parallèle à la voie et en retrait de 4 à 6 m du fossé (Morin et al., 2003, p. 163) (cat., fig. 252). La distance minimale observée dans le vicus de Ladenburg est de 20 m à partir de la voie et ce pour toutes les époques (cat., fig. 325-328), et de 37 m27 à Schwarzenacker (cat., fig. 349).

11Dans les agglomérations où l’urbanisme est plus complexe et où les voies ont peut-être une plus forte hiérarchie, les enseignements tirés sont plus difficilement interprétables. À Périgueux, la fosse 10 du site de Campniac I n’est distante que de 1,60 m de la rue voisine28 (cat., fig. 209). Sur le site du Lycée Bertran de Born, elle se trouve dans la cour arrière de la maison (probablement à péristyle), non loin d’une limite parcellaire, mais la rue n’est pas connue (cat., fig. 210). À Poitiers, les fosses de la Domus 1 du Parking du Calvaire (seconde moitié du i^er s.) sont à environ 38 m du decumanus nord, mais à seulement 20 m du cardo est (cat., fig. 215). La fosse 24 du ii^e s. est implantée en bordure de la voie est, mais il s’agit selon nous de latrines publiques29 (cat., fig. 216). Quant aux dernières fosses 53 – privées – remontant au iii^e s., 46 m environ les séparent de la voie nord, mais seulement 5,50 m de celle de l’est (cat., fig. 217). Dans la même ville, la fosse 3 de la Domus 2 de l’Îlot des Cordeliers, mise en place dans les années 20-40, n’est aménagée qu’à quelques mètres d’un chemin qui sera repris par la rue postérieure (cat., fig. 211). Ces aménagements sont antérieurs à l’urbanisation planifiée à situer entre 30 et 70, et plus probablement à l’époque claudienne (Jouquand et al., 2000, p. 246). À Rom, la fosse 7 se trouve à 29,50 m de la rue sud et 31 m de celle de l’ouest (cat., fig. 219). À Jouars-Pontchartrain, elle est presque appuyée au mur de façade (cat., fig. 232). À Bliesbruck, les trois fosses sont à des distances de la voie variant de 20 à 42 m (cat., fig. 259).

12On constate également que certaines fosses se situent en bordure de parcelle : Ensembles XIXb et XXIa d’Alise-Sainte-Reine/Alesia dans l’état 230 (cat., fig. 296), Bâtiment nord de l’Insula XXII à Augst dans l’état 531 (cat., fig. 303), parcelle C à Ladenburg dans l’état 2b (cat., fig. 326), Maisons B2 (état 2 ; voir cat., fig. 336) et C2 (état 3 ; voir cat., fig. 337) de la Römerstrasse 186 à Oberwinterthur, Maisons 10, 11 et voisine de 12 à Schwarzenacker (cat., fig. 349). Lorsqu’il existe plusieurs fosses appartenant à des lots différents, elles sont jointives : La Rochette à Melun (cat., fig. 243), parcelles B et C de Ladenburg dans l’état 3a (voir cat., fig. 328), parcelles 10 et 12 (état 4 ; voir cat., fig. 343), 12 et 14 (état 5 ; voir cat., fig. 344) de l’Unteres Bühl à Oberwinterthur. La présence de deux fosses mitoyennes sur des parcelles distinctes pourrait être un argument accréditant l’idée que la parcelle 13 ne fait pas partie de la Domus 1 du Parking du Calvaire à Poitiers (cat., fig. 215) ; le mur les séparant serait ainsi la façade méridionale de l’habitation. Cas particulier que celui des latrines 40 de l’Ensemble XXVIIIa et 41 de l’Ensemble XXIX dans l’Insula F d’Alise-Sainte-Reine/ Alesia, car les secondes sont publiques (cat., fig. 293).

13Ce qui est valable dans l’habitat l’est également pour les camps militaires, au moins pour celui d’Oberaden. Nous avons vu que les petites fosses étaient en relation avec le logement des centurions. Or, elles sont disposées généralement dans le prolongement de leur mur de façade, si bien que lorsque l’on est en présence d’un bâtiment double mitoyen, on retrouve la même juxtaposition que dans les maisons (cat., fig. 367).

14On note – dans les agglomérations à l’urbanisme en lanières – la logique ayant présidé à l’installation de ces latrines à fosse : les architectes se conformaient à un règlement urbanistique imposant de respecter un plan cadastral pré-établi32, comme on l’a déjà noté en ce qui concerne les dimensions des parcelles, l’orientation des façades ou l’obligation de construire un portique le long de la voie publique (Ebnöther, 2003, p. 73). La distance à respecter se calcule à partir de l’axe principal de l’agglomération et non pas des rues secondaires perpendiculaires. Le règlement – dont les mesures diffèrent d’un site à l’autre – ne s’applique probablement qu’au niveau de l’agglomération et doit donc être pris en compte par les autorités municipales. On constate son existence tout au long des i^er s. et ii^e s. Des règles semblables se retrouvent probablement dans certaines agglomérations à l’urbanisme plus hiérarchisé, mais du fait de la complexité plus grande du tissu urbain, elles apparaissent de façon moins nette. Ailleurs, il n’existait peut-être aucune contrainte de ce type. À Barzan, la fosse 65 n’est qu’à 5 ou 6 m de la rue ; à Alise-Sainte-Reine/Alesia ou Augst, certaines sont même creusées sous les portiques de celle-ci.

15On constate également, à plusieurs reprises, la grande proximité des fosses, dont on doit rappeler qu’elles ne sont pas étanches, et des puits33 : Ensemble XVa de l’Insula E34 (cat., fig. 285-286), Ensemble XXIVb de l’Insula F35 à Alise-Sainte-Reine/Alesia (cat., fig. 290) ; Rue Haute-des-Champs - Faubourg de Renancourt à Amiens36 (cat., fig. 255) ; Saint-Marcel/Argentomagus37 (cat., fig. 223) ; Besançon38 (cat., fig. 311) ; Hyères-les-Palmiers/Olbia39 (cat., fig. 149) ; 17 avenue Thiers, 19^bis rue de la Rochette40 (cat., fig. 243) et ZAC Gruber41 (cat., fig. 244-245) à Melun ; 36^bis- 38 rue de Cernay à Reims42 (cat., fig. 271-272) ; Rue du Clair-Logis à Saintes43 (cat., fig. 225) ; Rue du Donon à Strasbourg44 (cat., fig. 352) ; Tours45 (cat., fig. 251).

16Même rapprochement dans le camp d’Oberaden (cat., fig. 367) : les puits, comme les latrines, se situent pour la plupart dans le prolongement des façades du logement des centurions, à quelques mètres seulement du lieu d’aisance. Le fouilleur a bien montré qu’à une ou plusieurs fosses sont associés très régulièrement un ou plusieurs puits. Les derniers sont plus proches du baraquement des militaires que de celui des centurions (Kühlborn, 1992, p. 50, 60 et 66).

17Cette juxtaposition46 dans les agglomérations est-elle le fruit du hasard, ou est-elle impérative du fait d’une habitude ou d’une réglementation ? On peut penser que, n’ayant pas conscience des problèmes bactériologiques, les Romains n’ont pas fait le rapprochement entre pollution de l’eau et proximité des excréments47 ; pourtant, il était formellement interdit de souiller les équipements hydrauliques48 et certaines règles devaient être respectées dans l’agriculture49, mais on est là dans le domaine du visible et du perceptible50.

L’ÉVOLUTION DES LATRINES51

LES ANTÉCÉDENTS JUSQU’AU DÉBUT DE L’ÉPOQUE AUGUSTÉENNE

18Les témoignages portant sur des latrines antérieures à l’époque augustéenne sont rares, pour ne pas dire inexistants. Nous n’avons relevé aucune fosse, aucune structure protohistorique interprétée de la sorte. Les études parasitologiques menées sur la place 123 à Lattes/ Lattara (Hérault), datée du iv^e s. av. J.-C., n’ont apporté aucune preuve définitive de la présence d’excréments humains ; des œufs d’ascaris et de trichuris, parasites présents chez l’homme, ont bien été retrouvés, mais ils le sont également chez le cochon. Or, la présence du metastrongylus, caractéristisque uniquement du cochon et l’absence d’enterobius vermicularis spécifique de l’homme, laissent penser qu’ils sont plus vraisemblablement à rattacher aux porcins (Jouy-Avantin, Moné, 2003, p. 91 ; Buxó et al., 2003, p. 245). La même incertitude demeure pour les trichuris et les ascaris du fossé de l’oppidum de Reims du i^er s. av. J.-C., qui recueillait les eaux usées en provenance des habitations et des aires d’élevage (Bouchet, 1994, p. 52). En l’état actuel de la recherche, les modes excrémentiels des Gaulois demeurent d’autant plus mystérieux qu’aucune forme céramique attribuable à la vaisselle de nuit n’est identifiable52. Il peut en être de même pour les sites fortement hellénisés du sud de la Gaule : Marseille, Olbia et Glanum où de riches maisons hellénistiques similaires à celles de Délos sont édifiées depuis peut-être le début du i^er s. av. J.-C. (Bouiron, 1996, p. 283). On doit probablement cet état de fait, au moins en partie, au faible développement des études parasitologiques menées depuis quelques années seulement et qui devraient être réalisées en des endroits diversifiés des sites protohistoriques, lorsque les conditions de conservation y sont favorables53.

LES PREMIÈRES LATRINES (FIN DU I^er S. AV. J.-C.)

19Les premières latrines apparaissent à la fin du i^er s. av. J.-C.54. On les trouve sur sept sites de la partie orientale des régions étudiées : Besançon, Hyères-les-Palmiers/Olbia, Lyon, Narbonne, Oberwinterthur, Orange, Oberaden55 (carte 5). Il s’agit d’aménagements en relation avec des maisons : Maison à Portiques du Clos de la Lombarde à Narbonne, Maisons E1 à Orange, Maison à l’Emblema mosaïqué de Lyon. Il en est peut-être de même à Besançon ou à la Römerstrasse 169A d’Oberwinterthur (fosse 1), bien que les données soient plus ténues. À Olbia, il s’agirait de latrines publiques, car la salle dans laquelle elles sont installées est vaste et le nombre de lunettes restituables important pour une simple maisonnée. Dans la Maison D2 d’Orange, considérant l’emplacement de la pièce par rapport à la rue, on peut penser à des toilettes ouvertes au public. Le cas d’Oberaden est particulier puisqu’il s’agit d’un camp occupé durant quelques années seulement, entre 11 et 9/8 av. J.-C. Il témoigne de la gestion rigoureuse des déjections humaines et d’une stricte hiérarchie dans la fréquentation – entre simples militaires et gradés –, rien donc de plus normal en milieu militaire.

20Les latrines de Narbonne sont établies sur un avaloir et d’autres existeraient au premier étage, celles de Lyon et d’Orange sont construites sur un égout latéral. Ce sont là des plans de maisons et des aménagements traditionnels que l’on retrouve dans les demeures italiques contemporaines. Rien d’étonnant lorsque l’on sait que Narbonne, Orange et Lyon sont des colonies romaines qui ont donc accueilli des citoyens romains56. Ces latrines utilisant des égouts témoignent de l’existence, dès cette époque, d’un réseau public.

21Dans les autres cas (Besançon, Oberwinterthur, Oberaden, Olbia), le système observé est plus archaïque car il s’agit de fosses, cuvelées ou non (état 1 de Besançon, Oberwinterthur, Oberaden), en matériau périssable (état 2 de Besançon, Oberaden) ou maçonnées (Olbia). On peut s’étonner d’un tel choix à Olbia, site jadis fondé par des Grecs venus de Marseille et devenu après 49 av. J.-C. une petite agglomération secondaire de la cité d’Arles (Andreau, 1997). Elle possédait un réseau public pré-existant qui passait sous la rue immédiatement à l’ouest des latrines. Il est assuré qu’il était toujours en état de fonctionnement puisqu’il sera utilisé pour des thermes construits plus au nord à l’époque tibérienne (Bouet, 1996, p. 137). Ce choix a peut-être été dicté par une volonté de valorisation du stercus57.

Carte 5 – Répartition des latrines à la fin du i^er s. av. J.-C.

LA MISE EN PLACE D’UNE GESTION DES DÉJECTIONS (PREMIÈRE MOITIÉ DU I^er S. APR. J.-C.)

22La première moitié du i^er s. apr. J.-C. voit la multiplication du nombre de latrines dans les maisons, qui peuvent également servir, comme à Alesia, de lieu de production (carte 6) : Maison des Antes à Saint-Rémy-de-Provence/Glanum (vers 10-20) ; état 1b des Ensembles XXIVb et XXVIII-XXIX-XXX dans l’Insula F à Alesia (début du règne de Tibère) ; Maisons B2 de la Römerstrasse 186 et de la Römerstrasse 227/229 (état 2, vers 20- 30) à Oberwinterthur ; Domus 2 de l’Îlot des Cordeliers à Poitiers (vers 20-40) ; Maison de Villevieille (vers 25-75) ; Complexe d’Angle B à Lyon (état 2, vers 15-20 ; état 3a, Claude-Néron) ; maison de Tours (fin du règne de Tibère ou début de celui de Claude) ; Maison XI du Vicus à Zurzach (vers 30-40) ; Ensemble IXa de l’Insula D, Ensembles XXVIIIa, XXIX, XXXb de l’Insula F à Alesia (état 2, vers 40-50) ; peut-être Maison aux Pierres dorées à Saint-Romain-en-Gal (vers 20) ; Maison C des Villégiales à Nîmes (vers 40-50). Les modifications de l’état 2a (vers 30) de la Maison à l’Emblema mosaïqué à Lyon ne touchent pas les latrines qui remontent à la période précédente. On est probablement dans un contexte identique avec les nombreuses fosses de Saint-Marcel/Argentomagus (première moitié du i^er s.), de la Clinique Richelieu à Saintes (fin du règne de Tibère), bien que les vestiges environnants soient ténus. Tel est également le cas dans des constructions plus isolées, comme peut l’être l’auberge d’Aspiran (vers 20). On note qu’à Glanum, l’aménagement est postérieur à la construction initiale de l’habitation qui date de plus d’un siècle. Avec les transformations de l’état 2b (avant 50) de la Maison à l’Emblema mosaïqué, on serait pour la première fois en présence de latrines qui ne dépendraient plus d’une habitation, mais d’une simple boutique.

Carte 6 – Répartition des latrines dans la première moitié du i^er s. apr. J.-C.

23Le nombre de latrines publiques tend à s’accroître : Schola de la Juventus à Orange/La Brunette (début du i^er s.) ; peut-être le campus de Vaison-la-Romaine, postérieurement englobé dans la Maison du Buste en Argent (10-20). Le fouilleur interprète les latrines 18 et 21 de l’Ensemble XVa de l’Insula E à Alesia comme publiques mais, considérant leur emplacement et leur évolution postérieure, nous pensons qu’elles sont plus probablement privées. Celles de l’Ensemble XVIa de l’Insula G se situent à proximité d’un macellum et d’une galerie bordant la rue, mais compte tenu de leur position à l’arrière de celle-ci, nous les rattacherions plus vraisemblablement à la zone d’habitat sise plus au nord. En revanche, il ne fait aucun doute que les fosses des Ensembles XIXb et XXIa de l’Insula H soient destinées au public.

24Comme pour l’époque précédente, on verra dans les fosses du Camp III à Zurzach (entre 10 et 69/70) et dans celle du Camp 1 à Valkenburg (40-42), seulement la gestion rigoureuse des déjections dans un environnement militaire. Le statut des fosses de la Place de l’Homme de Fer à Strasbourg, qui se situeraient non loin de la défense avancée d’un camp, est plus aléatoire.

25Les latrines prennent des formes différentes suivant les régions, selon un schéma que l’on commençait à percevoir dès l’époque antérieure. Les latrines privées ou publiques faisant appel à un égout se retrouvent essentiellement en Gaule narbonnaise ; elles témoignent de la présence d’un urbanisme développé qui offre des infrastructures publiques, comme on peut le pressentir à Villevielle. On peut penser cependant que celles-ci étaient parfois encore à l’état embryonnaire. À Vaison-la-Romaine, qu’existait-il réellement à la fin de l’époque augustéenne ou au début de l’époque tibérienne au moment où se met en place le campus ? Probablement peu de chose, si l’on considère que la Maison au Dauphin voisine dans son état 2 conserve encore un aspect rural, alors que les rues ne seront véritablement tracées que dans les années 80-100 (Goudineau, 1979, p. 137). Ailleurs, c’est toujours la fosse, cuvelée ou non, qui est l’unique réceptacle du stercus. On peut supposer également un problème de coût qui fait préférer la fosse à l’égout. L’auberge d’Aspiran (voir infra, Catalogue, fig. 139) disposait à proximité d’un fossé longeant la voie domitienne, qui aurait pu recevoir les déjections et une alimentation en eau courante pouvant être utilisée pour le nettoyage (Thernot et al., 2004, p. 89-100) : malgré cela, c’est la fosse simple qui a été retenue.

26Quelques traits paraissent communs à tous les lieux de la première moitié du i^er s. La gestion des déjections humaines se fait essentiellement à l’intérieur de la maison, dans des latrines privées. Les lieux publics sont encore en nombre réduit et lorsqu’ils existent, leur accès ne semble pas ouvert à tous, mais paraît limité à certaines catégories sociales comme les membres des élites locales rassemblés au sein de la Juventus à Vaison-la-Romaine ou Orange. Si l’on considère que les latrines de l’Ensemble XVa d’Alesia sont publiques – ce dont nous doutons personnellement –, on y verra plutôt des latrines privées ouvertes au public, à l’instar de ce qui pouvait exister à l’époque antérieure dans la Maison D2 d’Orange. En revanche, nous retiendrons ce statut pour celles de l’Insula H, car les deux fosses sont situées sous le portique longeant la rue58. On constate qu’il n’existe pas de gestion municipale globale, donc publique, des déjections humaines ; celle-ci reste pour une très large part dans la sphère privée, même lorsque les fosses sont accessibles (moyennant finance ?) à tout un chacun. Utiliser des latrines construites demeure encore un privilège, alors que se développe une architecture monumentale qui aurait pu accueillir ces aménagements. La première moitié du i^er s. est justement l’époque du développement des premiers ensembles thermaux59 : Thermes du Nord à Hyères-les-Palmiers/Olbia, bains de Magalas (Hérault), de Saint-Jean-le-Vieux (Pyrénées-Atlantiques), de Seyssel (Haute-Savoie), bains antérieurs à la Domus des Bouquets à Périgueux, de la Croix-Saint-Charles à Alise-Sainte-Reine/Alesia (Bouet, 2003b, I, p. 321-324 ; Bouet, Tobie, 2003, p. 175-177), du 19^bis rue de la Rochette à Melun60.

UNE NOUVELLE CONCEPTION DE LA GESTION DES DÉJECTIONS (SECONDE MOITIÉ DU I^er S. APR. J.-C.)

27Durant cette période, les latrines publiques se multiplient (carte 7) : Gaujac (état 1, milieu du i^er s.) ; Thermes du Nord à Saint-Bertrand-de-Comminges (état 1, milieu du i^er s.) ; Thermes du Forum à Martigny (état 2, Vespasien) ; Thermes des Femmes (Vespasien) et Théâtre d’Augst (troisième quart du i^er s.) ; Thermes du Forum à Saint-Bertrand-de-Comminges (Domitien) ; Basilique de Vaison-la-Romaine (époque flavienne) ; Thermes de l’Ouest à Lunel-Viel (90-100) ; Bâtiment I de Barzan (fin du i^er s. ou début du ii^e s.) ; Bliesbruck (état 1a, fin du i^er s. ou début du ii^e s.) ; Saint-Père-sous-Vézelay (fin du i^er s. ou début du ii^e s.) ; Thermes du Sud à Toulouse/Saint-Michel-du-Touch (fin du i^er s. ou début du ii^e s.) ; peut-être Aix-en-Provence (70-80) et Fontaine-Valmont (Domitien). La fin du i^er s. ou le début du ii^e s. est la période qui voit également l’édification de l’amphithéâtre de Nîmes et ses cent vingt urinoirs. Certains monuments connaissent des agrandissements durant cette même période, comme les latrines de Gaujac dont la capacité augmente à la fin du i^er s. ou au début du ii^e s. (état 2).

Carte 7 – Répartition des latrines dans la seconde moitié du i^er s. apr. J.-C.

28Les sièges de collège prennent également en compte ce genre de commodités, comme au Cours Pourtoules à Orange (70), tandis qu’à La Brunette, de petites latrines sont aménagées dans la cuisine.

29On connaît de plus en plus d’habitations, vastes ou modestes, pourvues de lieux d’aisance61 : Bâtiment nord (état 3, milieu du i^er s. ; état 5, seconde moitié du i^er s.) et Bâtiment sud (état 3, milieu du i^er s.) de l’Insula XXII à Augst ; Néris-les-Bains (milieu du i^er s.?) ; Maison aux Xenia (état 2, milieu du i^er s.) et Maison du Laraire (état 1, milieu du i^er s.) à Lyon ; Römerstrasse 186 (état 3, milieu du i^er s. ; état 4, troisième quart du i^er s.) et Römerstrasse 227/229 (état 3, milieu du i^er s. ; état 4, 80) à Oberwinterthur ; Rue du Clair-Logis à Saintes (milieu du i^er s.) ; Insula 38 de Xanten (état 1, milieu du i^er s.) ; Insula LIII d’Augst (seconde moitié du i^er s.) ; Domus 1 du Parking du Calvaire à Poitiers (seconde moitié du i^er s.) ; Maison des Messii et Maison du Prétoire à Vaison-la-Romaine (époque flavienne) ; Reims (état 3, 65-70 ; état 4, 85-90) ; Secteur 2 du Quartier central à Lunel-Viel (80) ; Maison des Dieux Océan à Saint-Romain-en-Gal (état 1a, 60 ; état 1b, 70 ; état 1c, fin du i^er s.) ; Püntenstrasse 2 (avant dernier quart du i^er s.) et parcelle 12 de l’Unteres Bühl (état 4, vers 70) à Oberwinterthur ; Campniac I (70-100) et Lycée Bertran de Born (80-100) à Périgueux ; parcelles B et C de Ladenburg (dernier quart du i^er s.) ; Arboretum II à Auxerre (fin du i^er s.) ; ZAC Gruber à Melun (état 2, fin du i^er s.) ; parcelle 14 de l’Unteres Bühl à Oberwinterthur (90-120).

30On mentionnera le cas spécifique du Petit Immeuble du Verbe incarné à Lyon (milieu du i^er s.) – seul exemple d’un habitat collectif dans les régions étudiées –, qui comprend dans la cour commune des latrines destinées probablement à l’ensemble des pièces de l’étage. Un aménagement peut-être similaire existerait sur la fosse 41 de la parcelle 9 de l’Unteres Bühl à Oberwinterthur. La cuve est aménagée en 41-42 et son comblement des années 70 prouve une utilisation finale en tant que toilettes. Sa position tout à fait au centre de l’îlot laisse supposer un usage collectif pour les maisons environnantes. Autre particularité : la fosse 23 du Bâtiment nord de l’Insula XXII d’Augst à l’état 5, creusée sous le portique, devait être accessible au public, à l’instar de ses homologues de l’époque antérieure. Les latrines privées ouvertes au public mises en place aux périodes précédentes perdurent, qu’il s’agisse de la Maison D2 d’Orange (état 2, i^er s.) ou de celles d’Alesia.

31Les villae et les fermes se multiplient et avec elles les latrines : Loupian (état 2, milieu du i^er s.) ; Rue Haute-des-Champs -Faubourg de Renancourt à Amiens (état 3b, seconde moitié du i^er s.) ; Grimault (seconde moitié du i^er s.) ; Ordan-Larroque (seconde moitié du i^er s.?) ; Blagnac (époque flavienne) ; Draguignan (époque flavienne) ; Vandœuvres (état 2, époque flavienne) ; Martigues (état 3b, 90-100) ; Buoux (fin du i^er s.-début du ii^e s.) ; peut-être Oberweis (seconde moitié du i^er s. ou première moitié du ii^e s.). Si le phénomène est perceptible dès le début de la période, il va en s’accentuant à l’époque flavienne et particulièrement à la fin du i^er s. Les exemples de Narbonnaise sont bien plus nombreux que ceux des autres provinces. Dans plusieurs cas, les toilettes seraient destinées au seul usage du maître et de ses invités, car elles ne sont accessibles que depuis les thermes.

32Bon nombre de latrines publiques sont en relation – au moins par le système de nettoyage de l’égout – avec des bains. La seconde moitié du i^er s. est une période d’essor architectural ; cela explique en partie cette multiplication, mais il faut également prendre en compte un changement de mentalité et une prise de conscience de la gestion globale des déjections de la part des élites locales, qui sont aussi les évergètes. Les bains existaient en effet dès la période antérieure et rien n’avait alors été prévu à cet effet. On connaît également un certain nombre de lieux d’aisance qui ne sont pas en rapport avec des bains, qu’il s’agisse de Barzan ou du théâtre d’Augst.

33À Lunel-Viel, la maison du Secteur 2 du Quartier central possède des latrines importantes, puisque dix places peuvent être restituées pour une maison de moins de 400 m². Elles seront aménagées en 80 et abandonnées quelques années plus tard, vers 90-100. Or, les années 80-100 voient justement l’édification des Thermes de l’Ouest non loin de là. La création de toilettes publiques a-t-elle influencé le comportement de certains propriétaires privés ?

34On peut interpréter cette interférence de plusieurs façons. Le propriétaire de la maison a ressenti un engouement particulier pour ce type de commodité en plein développement dans les agglomérations et aménagé des lieux d’aisance bien supérieurs aux besoins réels de son habitation. On retrouverait là le même attrait pour ce type d’architecture que celui observé, quelques années auparavant, au sein de cette agglomération au sujet de l’architecture thermale symétrique62. On peut également imaginer que la salle privée était ouverte au public selon des modalités inconnues63. On serait donc en présence du phénomène précédemment perçu, à savoir que, dans un premier temps, la gestion des déchets aurait été assurée seulement dans un cadre privé ; ce ne serait que par la suite, avec les latrines des Thermes de l’Ouest, qu’elle serait devenue l’affaire du domaine public. Bien que les latrines soient plus nombreuses que dans la période précédente, on note qu’une seule nouvelle fosse a été creusée sous le portique d’Augst, latrines privées ouvertes au public.

35On retrouve, en plus accentuée, l’opposition constatée dans les périodes précédentes ; en milieu urbain, les latrines à égout latéral sont nombreuses dans le sud de la Gaule (Narbonnaise, moitié sud de l’Aquitaine, Lyon) et les fosses prédominent plus au nord. En revanche, en milieu rural, on rencontre pour une très large part des égouts latéraux sur l’ensemble des régions étudiées. Quel que soit le cadre – maisons urbaines, villae, sièges de collège –, l’époque voit le développement de latrines destinées à la domesticité, à Orange (La Brunette), Vaison-la-Romaine (Maison des Messii, Maison du Prétoire), processus similaire – bien que plus précoce – à celui des bains64.

36Cette période se caractérise donc par la généralisation des latrines tant privées que publiques, qui témoigne d’une prise en compte globale du problème par les autorités locales et les évergètes. Alors que les latrines publiques se multiplient, on note un ralentissement très net dans la création de latrines privées ouvertes à tous. Ce processus s’inscrit dans le contexte plus général de la gestion et de l’évacuation des déchets urbains65. À Autun, l’époque tibéro-claudienne se caractérise par la présence dans la ville de dépotoirs ou de zones d’épandage, qui disparaissent à l’époque flavienne au profit de grands dépotoirs extra-urbains (Kaspryck, Labaune, 2003, p. 112) ; même constat à Lyon (Desbat, 2003, p. 118)66. La plus grande propreté des rues serait liée à un système organisé de collecte et d’évacuation des déchets67. La généralisation des latrines permet de considérer qu’il s’agit d’une prise de conscience globale de ce phénomène urbain sur le plan territorial.

LA « BELLE ÉPOQUE » DES LATRINES : LE II^e S. APR. J.-C.

37De façon générale, dans les régions étudiées, le ii^e s. livre la plus grande quantité de vestiges. Il est donc normal que les lieux d’aisance apparaissent particulièrement nombreux (carte 8).

38Les latrines publiques se multiplient : Marché de Saint-Romain-en-Gal (vers 100) ; Bordeaux (état 2, début du ii^e s.) ; Kastelen 2 à Augst (état 2c, 100-120) ; Grands Thermes (120-130) et Insula 38 (état 3, vers 135 ; état 4, vers 175) de Xanten ; Aubigné-Racan (état 2, première moitié du ii^e s.) ; Bâtiment public de Poitiers (état 2, après 120 et avant première moitié du iii^e s.) ; Rue de la Fontaine à Lyon (milieu du ii^e s.) ; Rue Hannong à Strasbourg (180) ; Vieil-Évreux (vers 180-200) ; Évreux (185-210) ; Rottenburg am Neckar (fin du ii^e s.) ; Thermes des Lutteurs à Saint-Romain-en-Gal (état 3, fin du ii^e s./début du iii^e s.) ; Ensemble XI d’Alise-Sainte-Reine/Alesia (ii^e s.) ; Chassenon (ii^e s.) ; Parking du Calvaire à Poitiers (Habitation 52, état 2, ii^e s.) ; Tavel (ii^e s.) ; Römerstrasse 169A à Oberwinterthur (avant le troisième quart du ii^e s.) ; peut-être Rue de Beauvais à Amiens (état 2, vers 170) ; Mamer (seconde moitié du ii^e s.) ; Nice/Cimiez (ii^e s.?).

39D’autres pièces, déjà existantes à l’époque antérieure, sont reconstruites : Thermes du Forum à Martigny (état 3, début du ii^e s.) ; Bliesbruck (état 1b, ii^e s. ; état 2, dernier quart du ii^e s.) et parfois agrandies : Thermes de l’Ouest à Lunel-Viel (état 3, ii^e s.) ; Thermes du Nord à Saint-Bertrand-de-Comminges (état 2b, postérieur au milieu du ii^e s.).

Carte 8 – Répartition des latrines au ii^e s. apr. J.-C.

40Le siège du collège de La Brunette à Orange fait l’objet de profonds remaniements (état 2, fin du ii^e s./début du iii^e s.) et il est doté de plusieurs latrines destinées à des groupes sociaux différents. Même constat dans l’état 2 de la Maison des Dieux Océan à Saint-Romain-en-Gal (vers 170) qui devient – si tel n’était pas le cas auparavant – une schola. En revanche, celle de Poitiers (état 1, vers 110-140) ne compte qu’une seule pièce, comme peut-être la Maison de l’Atrium à Vienne (état 2, seconde moitié du ii^e s.).

41Nombreux sont également les témoignages de la présence de latrines dans les maisons : Ensembles VIIIa, IXa de l’Insula D, Ensemble XVa de l’Insula E, Ensembles XXIVa, XXVIIIa, XXIX et XXXb de l’Insula F à Alise-Sainte-Reine/Alesia (état 3, début du ii^e s.) ; constructions à l’ouest de la Maison de la Nymphe, Maison de la Nymphe, Maison du Propriétaire à Mâlain (début du ii^e s.) ; Domus du Génie domestique à Martigny (état 2, début du ii^e s.?) ; parcelle 12 de l’Unteres Bühl à Oberwinterthur (état 5, 122) ; parcelles B et C à Ladenburg (état 3, première moitié du ii^e s.) ; ZAC Gruber à Melun (état 3, première moitié du ii^e s.) ; Maison à la Mosaïque aux Méandres à Orange (première moitié du ii^e s.) ; Rue du Donon à Strasbourg (première moitié du ii^e s.) ; Tremblay-Les-Villages et Le Boullay-Thierry (fosse 37, première moitié du ii^e s.) ; Insula XVIID d’Augst (120- 180) ; Maison au Dauphin à Vaison-la-Romaine (état 4a, seconde moitié du ii^e s.) ; Maison aux Cinq mosaïques (160-180), Maison aux Colonnes (état 2, ii^e s.) et Maison de Sucellus (ii^e s.) à Saint-Romain-en-Gal ; Îlot IIIB du Clos de la Tour à Fréjus (état 2, fin du ii^e s.) ; Camping G. S. 1975 à Martigny (ii^e s.) ; Rom (ii^e s.) ; Vieux (état 6b, fin du ii^e s. ou début du iii^e s.) ; peut-être Maison aux Poissons (ii^e s./iii^e s.) et Maison à la Colombe (occupation début du iii^e s., construction inconnue) à Saint-Romain-en-Gal ; Maison d’Amour et Pan à Sainte-Colombe-lès-Vienne (120) ; « Immeuble de rapport » à Vaison-la-Romaine (ii^e s.) ; arrière du Bâtiment nord à Bliesbruck (seconde moitié du ii^e s./iii^e s.). On mentionnera le cas de la fosse du Bâtiment V de Barzan, qui serait à rattacher à l’auberge voisine (première moitié du ii^e s.). Les latrines sont parfois reconstruites à plusieurs reprises, toujours au même emplacement, comme dans le Complexe d’Angle B à Lyon (état 4, début du ii^e s.) ; elles sont parfois déplacées, mais elles perdurent toujours (Maison du Laraire, état 2a, ii^e s.).

42Même constat pour les villae que pour les maisons urbaines : Chassey-Lès-Montbozon (état 5a, 120 ; état 5b, avant début du iii^e s.) ; Limoges (état 4 ?, 120- 130 ; état 5, avant milieu du ii^e s.) ; Gurtweil (état 2, premier tiers du ii^e s.) ; Cavalaire (état 2, première moitié du ii^e s. ; état 3, seconde moitié du ii^e s.) ; Obergrombach (première moitié du ii^e s.) ; Rosenfeld (première moitié du ii^e s.) ; Stahl (première moitié du ii^e s.) ; Arbin (milieu du ii^e s.) ; La Roquebrussanne (milieu du ii^e s.) ; Mehring (état 3, troisième tiers du ii^e s.) ; Mandern (état 2, après milieu du ii^e s. [état 1]) ; Sarreinsming (état 3, ii^e s.) ; Tourves (état 3, ii^e s.) ; Kloten (état 5, après 70 [état 1] ; état 6 : 170) ; Orbe (seconde moitié du ii^e s.) ; Weinsberg (seconde moitié du ii^e s.) ; Bad Kreuznach (fin du ii^e s./début du iii^e s.) ; peut-être Überauchen (première moitié du ii^e s.). Aucune remarque ne peut être faite sur le camp militaire de Butzbach (milieu du ii^e s.) pour cette période68.

43L’édification de latrines publiques paraît aussi en forte augmentation. Beaucoup sont liées à des thermes, mais pas seulement : Ensemble XI à Alesia ; Kastelen 2 à Augst ; Rue de la Fontaine à Lyon ; Rottenburg am Neckar ; Marché à Saint-Romain-en-Gal ; Bâtiment public et Habitation 52 à Poitiers69. Dans cette dernière agglomération, on aurait la juxtaposition à la même époque de deux types de latrines : à égout latéral prés du centre monumental (?), à fosse ailleurs (Parking du Calvaire), ce qui pose le problème du statut des secondes : étaient-elles privées et ouvertes au public ou strictement publiques ? Certaines sont des reconstructions ou des agrandissements. D’autres, nouvellement édifiées, sont bien plus vastes que les précédentes et tendent vers la monumentalité70. Ce sont elles qui marquent toujours l’esprit de nos contemporains. Une fois de plus, doit-on penser que l’extension de celles des Thermes de l’Ouest de Lunel-Viel s’inscrit dans ce processus d’imitation des courants architecturaux venant des grands centres urbains ? Bien que de façon générale l’état de conservation des vestiges soit médiocre, on retrouve des formes architecturales plus recherchées : développement de colonnades71, abondance de l’eau ; si les fenêtres étaient conservées, on pourrait parier sur une grande luminosité, sans compter la richesse du décor. R. Neudecker fait un parallèle entre le développement du luxe dans ces latrines et l’intérêt croissant des élites romaines du ii^e s. pour les considérations hygiénistes développées par des médecins, tel Galien, relativement à la nourriture et ce qui en découle (Neudecker, 1994, p. 33-34). Cette nouvelle attitude médicale commence (timidement) à prendre en compte l’environnement72 et les risques pour la santé occasionnés par les souillures de l’air et de l’eau dues aux activités humaines73. Seul le milieu intellectuel partage ces conceptions, mais c’est justement celui qui finance ces monuments.

44On retrouve également une pratique développée dans la première moitié du i^er s. et disparue presque intégralement par la suite : celle des latrines privées ouvertes au public. L’emplacement des pièces dans la maison par rapport à la rue permet de penser qu’il en était ainsi dans la Maison aux Poissons et dans celle de Sucellus à Saint-Romain-en-Gal. Il n’y a aucun doute en ce qui concerne la fosse 41 de l’Ensemble XXIX de l’Insula F d’Alesia, car le seuil prouve l’accès depuis la rue. On suppose qu’il en était de même pour la fosse de l’Ensemble XXXb dont la pièce est largement ouverte sur la voie. Les deux autres latrines de l’Insula H, mises en place dans la première moitié du i^er s., continuent à être fréquentées malgré les transformations apportées à leur environnement immédiat. Comment doit-on interpréter les vastes lieux d’aisance de la Maison au Dauphin à Vaison-la-Romaine, dont on a vu qu’ils participaient du même phénomène ? Cet aménagement était-il destiné à pallier un manque de grandes latrines publiques, dans l’ensemble de la ville, ou uniquement dans ce quartier occidental proche du centre monumental restitué sous la cathédrale actuelle (Goudineau, de Kisch, 1991, p. 88) ? L’absence de vision d’ensemble ne permet pas de répondre à la question.

45Dans les habitations, on retrouve, comme précédemment mais de façon bien plus fréquente, des latrines dans des zones de service, donc probablement destinées à la domesticité (Cavalaire, Chassey-Lès-Montbozon [latrines 41], Fréjus, Mandern, Camping G.S. 1975 à Martigny, Maison à la Mosaïque aux Méandres à Orange, Sarreinsming, peut-être Kloten et « Immeuble de rapport » à Vaison-la-Romaine), alors que d’autres sont plus vraisemblablement destinées au maître et à ses hôtes (Bad Kreuznach, Chassey-Lès-Montbozon [latrines 65], Gurtweil, Domus du Génie domestique à Martigny, Mehring, Obergrombach, Orbe, La Roquebrussanne, Stahl, Tourves, Weinsberg, peut-être Rosenfeld ?). Dans ce panorama, on peut noter la taille relativement importante des toilettes de la Domus du Génie domestique à Martigny (cinq places) ; le plan de la maison avec péristyle, relativement rare dans la région, sa situation dans la cité – au sud du forum, à l’emplacement prévu pour l’area sacra (Wiblé, 1995, p. 373-374) (voir fig. 128b) – permet de s’interroger sur son statut : s’agit-il d’une de simple maison ou de siège d’un collège ?

46Que l’on soit en présence d’habitations urbaines ou rurales, la mise en place des toilettes intervient souvent dans un état postérieur à la construction originelle (Vieux, Mehring, Sarreinsming, Rosenfeld). Dans les villae, cet aménagement correspond à une phase d’agrandissement avec édification de thermes dont les latrines dépendent pour leur évacuation. Il s’agit d’une amélioration du cadre de vie et du confort – dont elles sont un des aspects – plutôt que d’une conception nouvelle de la gestion des déjections humaines74.

47La répartition géographique des types de latrines, déjà dessinée à l’époque antérieure, se confirme ici. En milieu urbain, il existe une opposition très nette entre la Gaule du Sud et les régions plus septentrionales. Dans la partie méridionale, on observe des égouts latéraux, plus au nord des fosses. La même constatation s’impose pour les latrines privées ouvertes au public. Pour les latrines publiques, le contraste est moins net : si la plupart adoptent un égout latéral du fait de la proximité des thermes, on retrouve toutefois des fosses dans les régions septentrionales, à Strasbourg comme à Oberwinterthur. En revanche, dans les villae, on ne rencontre que des égouts latéraux, à l’exception de la fosse 65 de la villa de Chassey-Lès-Montbozon, probablement destinée aux habitués des thermes voisins, alors que les toilettes pour la domesticité sont installées sur un égout latéral. Il faut sans doute expliquer cet état de fait par l’ampleur des travaux à effectuer pour la mise en place d’une conduite souterraine.

48Quelques centres urbains sont assez représentatifs de ce schéma. À Alesia, les latrines privées ou celles ouvertes au public sont toutes aménagées sur une fosse. Seules les grandes latrines publiques sont installées sur un égout latéral (voir fig. 128a). Ce critère seul peut induire en erreur. En effet, ces dernières sont reliées à un puisard et non pas au réseau public, d’où une circulation limitée de liquide. Le centre d’Alesia voulait donner l’image d’une grande ville et de ses commodités, mais l’apparence est trompeuse car il était en fait comparable à un quartier périphérique d’un chef-lieu de cité alors que le site n’a jamais cessé d’être une agglomération secondaire75. De même à Barzan, l’agglomération possède de vastes latrines aménagées à un endroit crucial à l’époque antérieure, qui perdurent jusqu’à l’abandon du site (voir fig. 127b). La salle est certes construite sur un égout latéral... mais son nettoyage n’est possible que les jours de pluie76. À quelques mètres de là, les possibles latrines de l’auberge jouxtent une des voies principales de l’agglomération, mais elles ne sont formées que d’une fosse.

49Le cas d’Augst, colonie romaine fondée en 44 av. J.-C. (Laur-Belart, Berger, 1991, p. 11), est original. L’agglomération est bien connue, notamment son centre monumental. Or, on constate un manque flagrant de grandes latrines au ii^e s. On ne retrouve que des latrines privées à fosse. Celles des Thermes des Femmes, qui font exception car construites sur un égout latéral, disparaissent dans la première moitié du ii^e s. (état 2), comme celles bien plus modestes à fosse accolées au théâtre au début de ce même siècle (fig. 129a). On ne connaît dès lors que les toilettes de Kastelen 2, bien petites (deux places) et excentrées par rapport à la ville haute. Le bilan apparaît maigre, même si l’on peut arguer que des îlots proches du forum ne sont encore qu’incomplètement dégagés. On est en tout cas bien loin du constat que l’on peut faire à la Vienne antique, au moins en ce qui concerne le quartier de la rive droite à Saint-Romain-en-Gal, où une large gamme de commodités était offerte au passant, même si toutes les constructions du ii^e s. ne sont pas contemporaines.

LE SIÈCLE CHARNIÈRE : LE III^e S.

50Le iii^e s. apparaît comme un siècle de transition où le rythme des constructions se ralentit énormément du fait des répercussions dans les villes comme dans les campagnes de profondes mutations politiques, sociales et économiques. Il n’est malheureusement pas toujours possible d’être précis du fait de l’absence de critère de datation discriminant (carte 9).

51On assiste à l’apparition de quelques nouvelles latrines : Petits Thermes du Nord-Est à Saint-Romain-en-Gal (état 2, début du iii^e s.) ; Rouen (état 2, première moitié du iii^e s.) ; Liberchies (état 3, iii^e s.) ; Îlot est à Mâlain (iii^e s.) ; peut-être Brumath (deuxième et troisième tiers du iii^e s.). À Bliesbruck, les latrines publiques à égout latéral perdurent et d’autres à fosse simple sont aménagées pour le personnel de service dans l’ancienne palestre désaffectée (état 3, troisième quart du iii^e s.).

52Lorsque des travaux sont réalisés dans les scholae fréquentées depuis l’époque précédente, elles conservent des latrines : Îlot des Cordeliers à Poitiers (état 3, seconde moitié du iii^e s.).

53Les vestiges de toilettes dans les habitats urbains demeurent plus rares : Avenches (début du iii^e s.) ; Boulevard Vaulabelle à Auxerre (état 5a, début du iii^e s.) ; Jouars-Pontchartrain (après 250) ; Habitation 52 du Parking du Calvaire à Poitiers (fosse 53, état 3, iii^e s.). Dans l’Ensemble XVa de l’Insula E à Alise-Sainte-Reine/Alesia, les fosses de l’état 3a disparaissent et sont remplacées par une seule autre (fosse 39), accessible depuis la rue. Il s’agit donc de latrines privées ouvertes au public, mises en place vers 260-270. À la même époque, dans l’Ensemble XXIVa de l’Insula F, une fosse se trouve dans l’habitation et une autre dans un espace largement ouvert sur la rue. L’ensemble XXIX de l’Insula F conserve ses fosses privées ou destinées au public ; seule une nouvelle est creusée dans la cour.

Carte 9 – Répartition des latrines au iii^e s. apr. J.-C.

54Les villae sont en nombre relativement restreint : Meyzieu (seconde moitié du iii^e s.), Wittersheim (seconde moitié du iii^e s.), Escolives-Sainte-Camille (état 3, fin du iii^e s.), Montréal (état 2a, iii^e s.), Gevrey-Chambertin (état 2, fin du iii^e s./début du iv^e s.), Oberweis (état 2, fin du iii^e s./début du iv^e s.), Cazères (états 1 et 2, iii^e s.-iv^e s.), Kinheim (état 2, iii^e s.), Köln-Braunsfeld (état 2, iii^e s.), Weitersbach (état 2, iii^e s. ; état 5, dernier quart du iii^e s.), peut-être Rabastens (première moitié du iii^e s.) et Wittlich (iii^e ou iv^e s.). On constate l’importance de la construction des latrines à la fin du iii^e s. Il s’agit vraisemblablement du début du phénomène qui va s’amplifier au siècle suivant.

55On peut parfois s’interroger sur les évolutions possibles. Nous avons vu qu’au Parking du Calvaire à Poitiers, une ancienne cave avait été transformée au ii^e s. en fosse de latrines77, probablement publiques vu leur emplacement. Celle-ci est comblée au iii^e s. Or, c’est à ce moment qu’est construit un ensemble thermal, partiellement connu, mais qui, vu l’ampleur des salles, ne peut être que public (Bouet, 2003a, p. 564). On peut donc se demander si les latrines à fosse – privées mais ouvertes au public ? – n’ont pas été remplacées par un autre lieu d’aisance dépendant des thermes (et à égout latéral ?). Ailleurs (Liberchies, Rouen), si des toilettes sont aménagées en rapport avec des bains, il ne s’agit pas d’une réalisation nouvelle mais seulement de l’ajout de ces commodités. Par rapport à la période précédente, les constructions sont relativement modestes même si, pour la petite agglomération secondaire qu’était Liberchies, elles apparaissent vastes.

56L’architecture des latrines est parfois très créative, comme on peut le voir à Rabastens ; dans d’autres cas, de profondes transformations ont eu lieu comme à Oberweis où la reconstruction des thermes et leur monumentalisation s’accompagnent d’un accroissement de leur taille. À Weitersbach, l’état 2 correspond à des latrines pour la domesticité, l’état 4 en ajoute d’autres pour le maître et ses hôtes. À l’inverse, on note le cas rare d’une fosse dans la villa de Meyzieu, mais le caractère partiel de la fouille et son ancienneté invitent à la prudence.

57Bon nombre de constructions vont être désertées à la fin du iii^e s. ; ce phénomène commence parfois dès la fin du ii^e s. dans certaines villes (Nîmes). Le réseau de latrines tel qu’il avait été mis en place est totalement destructuré pour ne pas dire anéanti. On assiste en un siècle à de profondes mutations, dont les effets sont importants sur le plan architectural et urbanistique ; les latrines n’en sont qu’un des aspects. À l’intérieur de certaines agglomérations, des épandages de déchets domestiques réapparaissent dans des quartiers abandonnés comme dans les égouts : tel est le cas à Lyon (Desbat, 2003, p. 119-120) ou Aix-en-Provence (Nin, Leguilloux, 2003, p. 135)78. On pourra y voir les signes d’un changement des comportements ou la détérioration de l’organisation municipale.

LES LATRINES, PHÉNOMÈNE RÉSERVÉ AUX VILLAE AU IV^e S.?

58À cette époque, un seul monument est édifié, comptant deux latrines publiques : les Thermes impériaux de Trèves, de plan symétrique, mis en chantier au début du iv^e s., qui ne seront d’ailleurs jamais terminés (carte 10). Quelques latrines des époques antérieures continuent à être fréquentées : l’égout des toilettes de la Basilique à Vaison-la-Romaine est comblé au iv^e s. ; les thermes de Chassenon ne sont abandonnés qu’à la fin du iv^e s. ou au début du v^e s., comme ceux du Forum à Saint-Bertrand-de-Comminges. La transformation des Thermes du Nord de la même agglomération est un peu plus récente, elle date du iv^e s. Le quartier d’Alesia et ses quelques rares latrines encore en fonctionnement à l’état 4 disparaissent dans la seconde moitié du iv^e s.

Carte 10 – Répartition des latrines au iv^e s. apr. J.-C.

59En milieu urbain, on ne peut citer que le puits 5 de la Domus D de la ZAC des Halles à Nîmes qui, dans sa phase d’abandon (350-450), sert de latrines. Quelques aménagements des siècles précédents sont toujours utilisés au moins une partie du siècle : Domus du Génie domestique à Martigny (abandon fin du iv^e s.) ; Îlot IIIB au Clos de la Tour à Fréjus (fin du iv^e s.) ; Jouars-Pontchartrain (comblement seconde moitié du iv^e s.).

60Les nouvelles constructions se trouvent essentiellement dans les villae79 : Newel (début du iv^e s.) ; Wasserbillig (Constantin) ; Loupian (état 3a1, milieu du iv^e s. ; état 3a2, non daté ; état 3a3, troisième quart du iv^e s.) ; Montréal (état 2c, 330-357) ; Echternach (état 5, iv^e s.) ; Nennig (iv^e s.?) ; peut-être Beckingen (iv^e s.) et La Chapelle-Vaupelteigne (début du iv^e s.?). Le cas de Ventavon est à mettre à part, car les latrines sont aménagées au-dessus de la dépression évacuant les eaux des thermes ; elles sont peut-être abandonnées dans le courant du iv^e s. Il est surprenant de noter que, dans une grande villa comme Echternach fouillée exhaustivement, les latrines n’apparaissent que dans le dernier état, alors que sa création remonte au milieu du i^er s. ; à Nennig, l’architecture est ambitieuse, à l’image de cette grande villa. À Loupian, si des latrines sont mises à la disposition du maître et de ses hôtes depuis le milieu du i^er s., il faut attendre le iv^e s. pour la domesticité.

61On note une certaine concentration de villae dans la région de Trèves dont on a vu qu’elle avait accueilli la seule construction publique nouvelle. Il ne faut évidemment pas y voir un particularisme local lié à la perpétuation d’une tradition ancienne, mais de façon bien plus large le témoignage d’une embellie économique – avec la vague de constructions qu’elle engendre – touchant la région après que la ville ait été choisie comme résidence impériale (Cüppers, 1983, p. 37). Si l’on fait abstraction du cas très particulier de Trèves, on se retrouve dans un schéma urbanistique, en ce qui concerne l’architecture publique, identique à celui mis en évidence dans la première moitié du i^er s. apr. J.-C. On ne construit plus de latrines publiques et les thermes publics nouvellement édifiés – il est vrai fort modestes par rapport à ceux du ii^e s. (Bouet, 1998d, p. 358-361 ; 2003b, I, p. 339- 342) – ne possèdent plus cette commodité. La réintroduction des dépotoirs dans les villes, amorcée au iii^e s., semble se généraliser, comme en témoigne Autun (Kasprzyck, Labaune, 2003, p. 101, 104).

LES DERNIÈRES LATRINES ANTIQUES (V^e S. APR. J.-C.)

62On ne peut citer que les latrines assurément modestes de l’état 7 de la villa de La Croix-Valmer, construites et abandonnées dans le courant de ce même siècle suite aux travaux de l’état 8 (carte 11). Celles de la villa de Mehring remontant au ii^e s. sont détruites avec le reste de l’habitation à une date avancée du v^e s.

63Si le bilan est bien modeste, on peut raisonnablement penser qu’il est susceptible de s’étoffer dans les années à venir, car certaines grandes demeures rurales sont, pour une large part, inconnues, comme celle de Loupian totalement reconstruite à partir des années 400 ; il faut cependant avouer que, pour celles qui sont fouillées, les toilettes tendent à disparaître, comme à Montréal vers 43080.

64Utiliser les latrines à la romaine devient donc un privilège de plus en plus rare qui disparaît totalement à la fin du siècle.

Carte 11 – Répartition des latrines au v^e s. apr. J.-C.

LES GRANDES LATRINES PUBLIQUES : L’EXPRESSION D’UN CONFORT AMÉLIORÉ ?

65Le tableau XVIII (p. 166) rassemble les latrines publiques dont on connaît la datation (malheureusement pas toujours très précise) et le plan, ainsi que la surface théorique disponible par utilisateur.

66Il n’existe pas de véritable évolution, dans le temps, de la surface théorique disponible par individu. En effet, les latrines offrant plus de 2 m² par utilisateur apparaissent dès le milieu du i^er s. et plus fréquemment à l’époque flavienne. Elles semblent plus nombreuses au ii^e s., mais peut-être est-ce dû à la plus grande quantité de vestiges retrouvés. En revanche, on constate un accroissement très net de la surface des pièces. Celles supérieures à 100 m² datent toutes au plus tôt du ii^e s. Modestes (Thermes des Lutteurs) ou non (Rottenburg am Neckar, voir fig. 130), elles possèdent parfois une architecture ambitieuse.

67Les aménagements faisant appel à l’eau (nymphées, fontaines) et à la lumière (portiques) peuvent être plus importants. Ce sont des bâtiments globalement plus spacieux – même si l’espace personnel de chaque utilisateur n’est pas plus vaste –, plus agréables à fréquenter qui se développent à partir du ii^e s. Parallèlement, des pièces plus petites, où l’aire de chaque individu est plus restreinte, continuent à être édifiées avec pour ambition la stricte exigence de la satisfaction des besoins naturels.

LES CHARGES ET LES RETOMBÉES ÉCONOMIQUES

LE FINANCEMENT

68Aucune inscription ne rapporte le nom d’un évergète ayant bâti des lieux d’aisance. Le bâtiment n’était probablement pas considéré comme suffisamment prestigieux pour faire l’objet d’une telle publicité, bien que certaines salles puissent être particulièrement luxueuses. On peut citer toutefois le cas d’Agathias le Scholastique, au vi^e s., qui se vante d’avoir fait construire dans sa cité natale, Myrina, de belles latrines en lieu et place d’une construction bien médiocre (Anthologie palatine, IX, 662)81. Les sellae Paterclianae mentionnées par Martial (Épigrammes, XII, 77, 6-9), situées dans les environs du Capitole à Rome, ont probablement conservé le cognomen du constructeur (ou du gérant ?) du bâtiment, un certain Paterc (u) lus ou Paterc (u) lianus, par ailleurs inconnu.

69Si certaines latrines appartenant à des monuments plus imposants dépendent de l’évergésie – même si l’on n’en a pas de preuve textuelle –, d’autres ont dû être construites par les autorités municipales. Un exemple est fourni par celles de la rue de la Fontaine à Lyon (voir infra, Catalogue, fig. 242), qui pouvaient accueillir seize personnes. Elles utilisent l’égout qui longe le portique ; la pièce ne se développe pas sous ce dernier, mais est implantée en saillie sur l’espace public représenté par la bande de roulement de la voie. Elle ne gênait aucunement la circulation charretière rendue impossible par une fontaine édifiée depuis l’époque claudienne au carrefour de deux voies, quelques mètres plus à l’est (Delaval, 1989). On se place donc dans un système de gestion différent de celui des latrines de portique82. On pourrait être en présence d’un cas semblable dans le Bâtiment public de Poitiers. Si la salle est construite dans l’enceinte du complexe monumental, elle est accessible par un vestibule aménagé au-dessus d’un réservoir d’eau83 qui occupe une partie du trottoir antérieur (cat., fig. 213). En bordure de l’Insula I d’Augst, de petites latrines publiques sont édifiées au détriment de la rue (cat., fig. 299) ; elles auraient été dans un deuxième temps privatisées, la voirie étant transformée en cour de service de la domus voisine. Dans la même ville, d’autres toilettes sont aménagées contre le mur du théâtre longeant la place qui s’étend en arrière de celui-ci (cat., fig. 306). On ne retrouve pas dans ces constructions installées directement sur la voirie le luxe des grandes latrines évergétiques ; elles se caractérisent au contraire par une simplicité toute pratique. Le long d’une des rues perpendiculaires au grand axe qui traverse l’agglomération d’Oberwinterthur (Römerstrasse 169A) se trouvent les latrines 4, sur une zone intermédiaire (trottoir ?) qui sépare la bande de roulement d’un bâtiment public84 (cat., fig. 335).

Tabl. XVIII – Nombre de places et surface théorique disponible par utilisateur dans les latrines publiques.

70Dans d’autres cas, les latrines sont installées sous les portiques. Alise-Sainte-Reine/Alesia en compte deux exemples en bordure de l’Insula H, au-devant des Ensembles XIXb et XXIa (cat., fig. 296) ; Augst, un seul au droit du Bâtiment nord de l’Insula XXII (état 5) (cat., fig. 303). Il a été démontré depuis longtemps que les portiques sont implantés sur les parcelles portant les maisons qu’ils bordent et qu’ils évoluent au même rythme qu’elles85. On est donc en présence de latrines construites sur le domaine privé, mais qui, au vu de leur emplacement, étaient destinées à être ouvertes au public. Ces aménagements font appel à la fosse et non à un égout latéral évacuant dans le réseau public les déjections. Ce n’est probablement pas le fait du hasard. Le propriétaire de la maison voisine pouvait en effet en tirer certains bénéfices : droits d’entrée constituant un complément de revenu, valorisation du contenu des fosses86.

Fig. 130 – Rottenburg am Neckar, Sprollstrasse : vue générale des latrines

71Ailleurs, les latrines se trouvent à l’évidence à l’intérieur de maisons, mais elles sont en relation directe avec la rue et de taille plus importante que celle que nécessiterait un usage strictement domestique. Tel est le cas de la Maison aux Poissons à Saint-Romain-en-Gal (voir infra, cat., fig. 176) et peut-être de la Maison D2 d’Orange (cat., fig. 169) et la Maison de Sucellus à Saint-Romain-en-Gal87 (cat., fig. 181) ainsi que du Bâtiment nord de l’Insula XXII à Augst (état 3) (cat., fig. 302). Ailleurs, comme dans les Ensembles XVa (latrines 39) (cat., fig. 287) et XXIX (latrines 41) (cat., fig. 293) d’Alise-Sainte-Reine/Alesia, comme dans l’Îlot est de Mâlain (cat., fig. 330), c’est seulement l’accès et non la surface qui établit un usage public88. Un exemple est particulièrement évocateur : celui de l’état 4 de la Maison au Dauphin à Vaison-la-Romaine (cat., fig. 191). Les latrines, accessibles depuis un atrium, y sont particulièrement vastes puisqu’elles peuvent accueillir à l’origine dix-huit ou dix-neuf personnes avant que leur capacité ne soit augmentée à trente-deux ou trente-trois places. Le nombre de lunettes est à l’évidence bien supérieur aux simples besoins des habitants d’une demeure, certes vaste, mais qui ne justifie aucunement une telle superficie. Plusieurs hypothèses sont envisageables. On pourrait être en présence d’un bâtiment semi-public du type siège de collège en jouxtant un autre du même type, dit la Maison du Buste en Argent89 (cat., fig. 193). Le nombre de personnes circulant dans le bâtiment aurait nécessité l’édification de vastes lieux d’aisance. Or, nous avons vu90 que les scholae attestées, tant en Gaule qu’en Italie, sont dotées de telles commodités, mais à surface plus réduite. Chr. Goudineau (1979, p. 146) note que ces aménagements appartiennent au dernier état de l’habitation (seconde moitié du ii^e s.) et qu’ils viennent remplacer des remises accueillant peut-être les chars. La véritable entrée de l’immeuble se trouve plus à l’est. Bien qu’insérées dans le périmètre de la parcelle, ces latrines se situent à l’extérieur du cœur de la demeure elle-même. Il faut donc admettre que l’on est probablement en présence d’un lieu d’aisance construit dans un cadre privé, mais ouvert au public. On y parviendrait par un atrium tétrastyle qui serait venu combler le dernier espace libre de la maison. On peut supposer que l’entrée était payante91. Les aménagements de la salle d’accès – avec l’installation d’un cartibulum92 –, bien loin de représenter l’antique schéma dépassé de l’atrium93, pourraient témoigner d’activités lucratives. La table notamment pourrait avoir servi à encaisser les droits d’entrée.

72Parallèlement aux latrines publiques, se développent des latrines privées ouvertes au public94. Si l’on retient l’idée que celles-ci généraient un bénéfice – financier ou en nature95 – pour ceux qui décidaient d’une telle construction, il est possible d’admettre que certaines pièces publiques puissent être payantes.

L’ENTRETIEN QUOTIDIEN

73Les latrines demandaient un entretien quotidien, donc un personnel spécifique chargé de leur propreté. C’est ce que l’on perçoit au travers d’un passage de Plaute : « Je me soucie de tes grands mots et de tes terribles menaces tout autant que de la servante qui nettoie mes latrines » (Charançon, IV, 4, p. 579-580). Afin d’éviter la propagation de mauvaises odeurs, on pouvait déverser dans les fosses de la chaux, de la cendre ou du charbon qui les neutralisaient tout en absorbant l’humidité. C’est ce qui a été retrouvé dans plusieurs dépressions, à Augst96, Ladenburg97 et Zurzach98.

74La vidange des fosses intervenait moins régulièrement. Elle était payante, comme le droit de récolter l’urine99 ; c’est ce que rapporte une célèbre inscription d’Herculanum (CIL, IV, 10606)100. Elle était effectuée par un personnel spécifique, les foricarii101 ou, dans le cadre privé, par des esclaves de très basse extraction102. On peut penser qu’au niveau de la cité, il s’agissait d’un marché fructueux qui a pu faire la fortune de certains. C’est ce que l’on peut déduire de Juvénal (Satires, III, p. 37-38) évoquant les parvenus qui afferment les latrines publiques, même si la satire et l’incongru sont ici féroces. Dans le cadre militaire, on connaît le cas de M. Longinus A[ — ], soldat de la legio III Cyrenaica, qui, la veille des nones d’octobre 90 apr. J.-C., était de corvée de stercus (P. Gen. Lat. 1 recto V = CPL, 106), sans que l’on puisse savoir ce que recouvrait ce terme103.

75Les fosses devaient donc être d’un accès facile pour leur vidange. Dans les régions étudiées, elles sont situées immédiatement sous la banquette percée ; on devait y descendre par une trappe aménagée dans le plancher. Dans quelques rares cas seulement, la fosse se trouve dans un espace différent ; on est toutefois toujours dans l’habitation. Un exemple pourrait s’en distinguer, celui de la fosse 17 dans l’état 3 de la Römerstrasse 227/229 à Oberwinterthur (cat., fig. 340). La structure, de plan grossièrement carré et d’une profondeur de 2,50 m, a été creusée de part et d’autre du mur séparant la maison 3 de la cour commune 6, si bien que l’on peut se demander si elle ne pouvait pas être vidangée depuis cet espace communautaire. Des fosses pouvant être vidées depuis le trottoir ont parfois été retrouvées, c’est le cas à huit reprises à Pompéi104. Ce travail, qui entraînait des nuisances importantes (odeurs nauséabondes, bruit), pouvait être effectué, au moins à Rome à l’époque césarienne, dans la journée105.

76L’archéologie ne peut apporter que peu de renseignements concernant la fréquence des curages, car il est souvent difficile de connaître la durée précise de l’utilisation d’une fosse et impossible de restituer l’importance de sa fréquentation ; il faut tenir compte également du fait que la plupart des structures n’ont pas de cuvelage étanche, ce qui permettait l’écoulement des liquides dans le sous-sol106. L’hypothèse d’un curage régulier a été envisagée dans les latrines de la Rue Hannong, à Strasbourg, du fait de la faiblesse des dépôts, alors que le lieu est fréquenté pendant une cinquantaine d’années (Kuhnle-Aubry et al., 1995, p. 96). Sur le site de Saint-Jean à Besançon, le cuvelage en bois de la fosse de l’état 2 est implanté en partie dans les déjections contenues par celle de l’état 1 ; ce qui montre qu’elle n’était pas curée au moment de son abandon, mais ne témoigne pas de l’absence de vidange lors de son utilisation.

LA GESTION ET L’EXPLOITATION DES SOUS-PRODUITS : LE STERCUS

77La gestion des déchets a été réalisée de façon très pragmatique. Les fosses, ne recevant pas uniquement les déjections humaines mais également les autres rejets domestiques, servaient ainsi de véritables dépotoirs : déchets culinaires107 à Eschenz (Jauch, 1997, p. 28), abondantes céramiques108, cadavres de chiens dans la Domus D de la ZAC des Halles à Nîmes, dans la fosse 4 (état 2a) de l’Insula LIII d’Augst109, porcelets, agneaux ou moutons adultes, chevreaux, veaux, poulains, chiots nouveaux-nés ou fœtus, blaireaux, lièvres dans les puits et les latrines de la ZAC Gruber à Melun (Lepetz, 2003, p. 214). Dans une ville, l’évacuation de tels animaux qui ne rentrait pas dans le circuit des rejets traditionnels domestiques ou artisanaux a sans doute constitué un souci permanent pour les citadins ; aussi voyaient-ils dans ces structures en creux le moyen de s’en débarrasser aisément (Lepetz, 2003, p. 212). La fosse 15 de la Römerstrasse 227/229 à Oberwinterthur a pu recevoir également du fumier. Au vu du spectre parasitologique, c’est l’idée retenue aussi pour les fosses 2 et 4 du 36^bis-38 rue de Cernay à Reims, à moins qu’il s’agisse de restes de viscères. Les sources antiques mentionnent parfois que la fosse à purin (stercilinum) sert également de latrines, tel est le cas de Varron au sujet de celles destinées aux esclaves (Économie rurale, I, 13, 4)110. Certains textes grecs (Aristophane, Les Thesmophories, 485) utilisent le terme kopros que l’on traduit par latrines, mais qui désigne aussi bien les excréments animaux ou humains que le tas de fumier et parfois l’étable. Il n’est donc pas impossible que, là aussi, un même lieu rassemble les déjections animales et humaines111.

78Les fosses des latrines ne sont pas seules à être utilisées comme dépotoirs. Tel est également le cas des égouts112. Dans celui situé en aval des latrines du Bâtiment public de Poitiers, les fouilleurs ont découvert les deux fémurs d’un nouveau-né qui avait, selon toute vraisemblance, été jeté par une des lunettes du lieu d’aisance (Jouquand et al., 2000, p. 228)113. Cette façon de se débarrasser d’un corps humain dans un égout est courante dans l’Antiquité et chargée d’une forte connotation de désocialisation et de mise au rebut par la disparition de l’identité114 (Cordier, 2003b, p. 58). C’est le sort envisagé pour certains individus et qui leur est parfois échu, personnages inconnus : fêtards (Suétone, Néron, XXVI) et même personnages célèbres tels Kléandros et ses proches (Hérodien, Histoire des Empereurs romains, I, 13, 6), Elagabal et sa mère115 (Histoire Auguste, XVII, 1116 ; Hérodien, Histoire des Empereurs romains, V, 8, 9) ou Gordien I^er (Histoire Auguste, Les trois Gordiens, XIII, 8). Jeter des cadavres dans les latrines est un geste courant à toutes les époques (Guerrand, 1997, p. 42 et 67 ; Arthur, 1993, p. 196).

79Dans le cas de latrines à égout latéral, les déjections rejoignaient le réseau public où elles suivaient la même trajectoire que l’ensemble des rejets urbains, étant évacuées vers l’extérieur, qu’il s’agisse du port (Xanten), du cours d’eau le plus proche lorsqu’il en existait un (l’Ouvèze à Vaison-la-Romaine, le Rhône à Saint-Romain-en-Gal par exemple)117, ou la campagne environnante et polluant ainsi de façon significative le milieu naturel118.

80C’est ce que relève Galien au ii^e s., au sujet des poissons119 ou de l’air120. L’auteur précise également que certains jardins privés, en ville, servaient d’exutoire et de champ d’épandage pour les égouts des maisons (Galien, Commentaria in Hippocratis Epidemiarum, III, 1, 19 ; Cordier, 2003b, p. 53 ; Magdelaine, 2003, p. 32). On connaît mal les exutoires des conduites vidangeant les villae. Dans celle de Grosswald à Sarreinsming, il semble que ce soit le ruisseau voisin ; à La Roquebrussanne, il s’agit du jardin qui longe immédiatement la demeure au sud-ouest, selon le schéma précédemment évoqué par Galien pour la domus. La chose est surprenante parfois. Dans la villa de Las Peiras à Rabastens, dont l’originalité du plan et l’importance des aménagements ont déjà été évoquées, les déjections, comme les eaux du trop-plein de la belle fontaine, étaient évacuées par un unique égout. Or, celui-ci s’interrompt sitôt la façade franchie. Il devait se prolonger par un vague fossé plus ou moins régulier, qui n’a laissé aucune trace. Pour nos esprits contemporains, le luxe de la salle devait trouver un contrepoint frappant dans son environnement immédiat où les excréments sitôt expulsés étaient exposés au regard de tous.

81Pour les fosses, l’absence, dans bon nombre de cas, de cuvelage étanche prouve que les concepteurs et les utilisateurs comptaient pour une large part sur l’évacuation naturelle dans le sous-sol, au moins des liquides, ce qui réduisait considérablement les volumes à transporter. On retrouve la même préoccupation dans le cas de recours aux puisards, bien souvent édifiés selon les mêmes modalités que les fosses. Ils se distinguent simplement de celles-ci par un égout qui s’y déverse. On peut penser que tel est le cas de la structure du 17, avenue Thiers à Melun, où le cuvelage est composé de gros moellons de meulière de Brie. Un puisard est également supposé à Blagnac. Le problème de la remontée des odeurs d’urine121 a été pris en compte dans l’amphithéâtre de Nîmes. Le remblai épais de 1,50 m, situé sous la galerie extérieure du monument et vers lequel convergeaient toutes les conduites des cent vingt urinoirs, a été recouvert d’une couche de béton épaisse de 0,16 m qui n’a pas eu pour seule fonction d’assurer la bonne circulation des spectateurs (voir infra, Catalogue, fig. 161).

82Les nombreuses fosses de latrines privées ou publiques ont nécessité obligatoirement des curages122, entraînant un stockage à l’extérieur du périmètre urbain. Celui-ci se faisait dans une vaste cloaca. Il s’agissait d’un « site ou d’ (une) fosse en dehors de la cité, où les excréments des latrines publiques sont emportés (c’est bel et bien là que l’on jetait le corps des saints martyrs en signe de mépris) » (CGL, 5, 584, 2 ; Cordier, 2003b, p. 52). Certaines zones de la périphérie de Rome – et probablement d’autres villes antiques – devaient évoquer la vision dantesque de Montfaucon, dans les environs de Paris au xix^e s. (Guerrand, 1997, p. 96-97). À notre connaissance, l’archéologie n’a pas retrouvé de dépotoir de ce type, mais il faut reconnaître que les vestiges en seraient bien modestes. Les recherches menées ces dernières années à la périphérie de certaines agglomérations – Aix-en-Provence (Nin, Leguilloux, 2003, p. 139), Autun (Kasprzyck, Labaume, 2003, p. 103), Lyon (Desbat, 2003, p. 118), Nîmes (Monteil et al., 2003, p. 124) – ont mis en évidence de vastes dépotoirs, essentiellement à partir de l’époque flavienne123, qui répondent à des caractéristiques communes : être placés à l’opposé de la ville par rapport aux vents dominants afin qu’ils emportent au loin les effluves. On peut penser que les cloacae, par l’odeur nauséabonde qu’elles exhalaient, devaient répondre dans leur localisation à ce même principe124.

83Le contenu des fosses était valorisé au profit de l’agriculture. Dans le cadre privé, le stercus était employé dans le domaine du maître, mais on peut également imaginer, pour les petites latrines liées à des maisons d’artisans ou de commerçants, qu’il faisait l’objet d’un commerce, revenu d’appoint de ces petits propriétaires125 (Cordier, 2003b, p. 56). L’excrément humain est en effet considéré comme particulièrement bon pour l’agriculture126. C’est ce qu’évoquent les agronomes. Varron, rapportant Cassius, dit que le stercus humain par sa qualité, se place après la fiente de pigeon mais avant celui de la chèvre, du mouton et de l’âne (Économie rurale, I, 38, 2-3). Columelle, en affirmant qu’il n’y avait pas de « honte de donner en pâture à la terre nouvellement labourée tout ce que les latrines vomissent par leurs immondes égouts » (De l’Agriculture, X, 84-85), précise que – très vraisemblablement dans le cadre de la villa, mais peut-être également dans celui des jardins urbains127 – il n’y avait pas que le contenu des fosses à être valorisé, mais également celui des conduites latérales. L’agronome revient à plusieurs reprises sur la qualité du stercus humain128.

LES LATRINES AU QUOTIDIEN

LA PLACE DES LATRINES DANS LA VIE DE L’INDIVIDU

Les différents types d’ablution corporelle : une conception particulière de l’hygiène

84Il est inutile de rappeler que les ustensiles destinés à s’essuyer n’ont laissé aucun vestige archéologique ; nous dépendons donc exclusivement des sources littéraires.

85L’instrument le plus connu – et qui symbolise à lui seul les toilettes antiques – est l’éponge. Libre ou fixée à l’extrémité d’une baguette de bois, elle était rincée après utilisation dans la rigole courant au pied de la sella pertusa ou dans tout récipient réservé à cet usage129. L’anecdote la plus célèbre est rapportée par Sénèque (Lettres à Lucilius, 70, 20), racontant l’histoire de ce gladiateur germain qui, devant combattre le matin, préféra se retirer dans les latrines, le seul endroit isolé où il n’était pas surveillé, pour se suicider en s’enfonçant tout entier dans la gorge le morceau de bois auquel tenait l’éponge. Mais Martial évoque également la malheureuse baguette fixée à son ignoble éponge (Épigrammes, XII, 48, 8). L’éponge n’est pas caractéristique de l’époque romaine, mais était également employée à l’époque grecque130.

86Il n’est pas impossible que des morceaux de papyrus aient également été utilisés à l’instar de notre papier hygiénique, si l’on en croit la saillie verbale haineuse d’un Catulle : « Annales de Volusius, papier merdeux », cacata carta (Poésies, 36, 1 et 20)131. Rien n’empêche qu’il ait été trempé dans de l’eau et dès lors, le papier hygiénique humide, présenté comme une grande nouveauté du début du troisième millénaire sur les publicités des murs de nos villes132 aurait une origine bien plus ancienne ! On peut également supposer l’emploi de tissu. Les fragments de la fosse 25 de la ferme d’Ithe, à Jouars-Pontchartrain, pourraient avoir eu cette destination. Le papyrus comme le tissu s’apparenteraient aux minutalia tels que les évoque Trimalcion (Satiricon, XLVII)133. On peut également envisager la paille ou l’herbe. De tels végétaux sont présents dans l’état 2 de la fosse 37 de Tremblay-Les-Villages et Le Boullay-Thierry, ce dont témoignent les concrétions organiques couvrant les quelques objets métalliques du comblement.

87Il existe enfin, à travers la littérature, d’autres façons de se nettoyer qui se rapportent au domaine des songes et à leur signification – le faire avec de la poudre d’encens est synonyme d’impiété car ce par quoi on honore les dieux a été insulté (Artémidore, La Clé des Songes, V, 4) – ou au domaine de la comédie, présenté alors dans un but humoristique : s’essuyer avec des tiges d’ail est signe de richesse (Aristophane, Ploutos, 818). À Pompéi, dans la Maison I 12, 8 transformée en lieu de fabrication du garum, il a été émis l’hypothèse que les utilisateurs des petites latrines de la cour pouvaient profiter des larges feuilles du figuier voisin à l’instar de ce qui se pratiquait dans les maisons des campagnes italiennes, il y a encore peu de temps (Curtis, 1979, p. 19).

88On utilise également la pierre, mentionnée par Aristophane (Ploutos, 817-818 ; La Paix, 1230), pratique qui perdure à toutes les époques puisque c’était au Moyen Âge – et probablement bien après encore134 – le seul moyen (avec l’herbe) de s’essuyer pour les plus pauvres s’ils n’utilisaient pas la main nue (Guerrand, 1997, p. 37).

89Reste enfin la question de l’identification précise de ces nombreuses rondelles de terre cuite retaillées dans des céramiques, retrouvées fréquemment sur bon nombre de sites grecs, romains, protohistoriques ou médiévaux. J. K. Papadopoulos (2002), pour Athènes, et plus récemment encore P. Chardon-Picault (2004) pour Autun, rassemblent les différentes hypothèses jusque-là retenues (fig. 131) : jetons de jeux, jetons de comptabilité, opercules jetables pour différents types de récipients, rondelles de fonds d’étui, cales, offrandes cultuelles135. Le premier auteur en rajoute une qui n’est pas dénuée d’intérêt, se basant sur le décor d’un fond de kylix du peintre Ambrosios (510-500 av. J.-C.) représentant un homme en train de s’essuyer à l’aide d’un élément qui pourrait être une pierre mais également une de ces rondelles. Ce pourrait être une fonction remplie par une partie au moins de ces découvertes.

90Si la documentation demeure forcément limitée et lacunaire pour l’Antiquité, des sources postérieures peuvent nous fournir certains éléments de réflexion136. On constate de grandes différences en fonction des classes sociales : au Moyen Âge, le roi de France avait recours à de grosses commandes d’étoupe de lin ; au xvii^e s., le cardinal de Richelieu préférait le chanvre et Madame de Maintenon la laine mérinos. Avec la bourgeoisie, il s’agissait d’étoupe et les intellectuels arrachaient des pages à des livres ou à leurs documents personnels (Guerrand, 1997, p. 37). Reporter de telles pratiques dans l’Antiquité permet de s’interroger sur le type de vestiges que l’on pourrait retrouver lors de fouilles, mais seulement dans des conditions exceptionnelles de conservation. Il est probable que les textes soient bien unificateurs et réducteurs sur de telles pratiques, laissant échapper à jamais une grande partie de cette diversité. Si l’on ne s’essuyait pas forcément de façon identique dans tous les milieux sociaux – l’acte devenant donc un critère de différenciation sociale –, il ne faut également pas perdre de vue qu’il est avant tout fonction des circonstances, ce qui relativise grandement ces barrières apparemment infranchissables.

Fig. 131 – Autun, Lycée militaire : rondelles de terre cuite

Le comportement des usagers

91Comme nous l’avons vu précédemment137, différents aménagements architecturaux – vestibules, murs extérieurs ou cloisons intérieures, disposition des banquettes – tendent à faire des latrines un monde clos bien séparé de l’espace environnant, qu’il s’agisse de la ville ou de l’habitation. L’idée généralement répandue que les Romains faisaient leurs besoins en public est à la fois vraie et erronée, et demande à être précisée.

92S’il est attesté que bien des latrines peuvent accueillir un nombre plus ou moins important d’usagers, ceux-ci sont là dans un même but, la satisfaction de besoins impérieux. Il ne faut toutefois pas sous-estimer toute la frange de population parasitaire qui gravite autour d’eux dans l’attente d’une invitation. Martial évoque Vacerra qui « passe des heures dans tous les lieux d’aisance, et on l’y voit sur la selle toute la journée : Vacerra a envie de dîner, il n’a pas envie d’aller à la selle » (Épigrammes, XI, 77)138, le flatteur qui « vous embrassera quand vous êtes à la selle (Épigrammes, XI, 98), le casse-pied qui tient absolument à vous lire les vers de son cru » (Épigrammes, III, 44)139.

93Ces lieux sont des endroits où les règles de pudeur, de bienséance ne s’appliquent pas. Ceci est particulièrement visible à travers l’attitude du Romain par rapport aux flatulences140. Il était très mal venu de lâcher un vent en public dans la vie normale141 et l’on connaît l’anecdote rapportée par Suétone au sujet de Claude qui « avait songé à faire un édit permettant de lâcher des vents et des bruits à table, parce qu’il avait appris que l’un de ses convives était tombé malade pour s’être retenu par convenance » (Claude, XXXII). Martial rapporte le cas d’Aethon qui lâcha un vent alors qu’il saluait Jupiter au Capitole. Si la foule se mit à rire, « le père des dieux en fut froissé, et il punit ce client en le faisant trois nuits dîner chez lui » (Épigrammes, XII, 77). Et quelques dizaines d’années auparavant, Cicéron disait déjà que « lâcher un petit vent fait scandale » (DCCCCXLIII/Fam., IX, 22, 4).

94En revanche, dans les latrines, aucune gêne ne transparaît. Agathias le Scholastique en parle d’ailleurs comme le lieu par excellence où « les étrangers, les gens de la ville, les paysans soulageaient bruyamment leur ventre en en évacuant les ordures » (Anthologie palatine, IX, 662). Et Aethon ne s’y trompait pas qui, après sa mésaventure survenue au Capitole, allait se soulager désormais dix ou vingt fois aux latrines de Paterclius avant de se rendre à nouveau sur la colline sacrée (Martial, Épigrammes, XII, 77). Et si Lucain, après avoir lâché un vent des plus bruyants dans des latrines publiques, fait fuir tous ceux qui étaient assis à côté de lui, ce n’est pas pour le bruit ou l’odeur, mais parce qu’il avait osé prononcer en même temps un hémistiche d’un vers de Néron : « L’on dirait un tonnerre souterrain » qui avait été perçu comme une attaque frontale vis-à-vis de l’empereur (Suétone, Vie de Lucain). Ce n’est donc pas le vent qui était choquant, mais la saillie verbale accompagnant la flatulence.

95À l’inverse, certains gestes qui apparaissent normaux dans la vie courante sont choquants lorsqu’ils sont faits dans les latrines. Tel est le cas – même s’il ne faut pas sous-estimer la paranoïa de Tibère – lorsqu’on se rend aux latrines ou dans un lieu de débauche avec une pièce de monnaie ou une bague portant l’effigie d’Auguste (Suétone, Tibère, LVIII). Même chose lorsque l’ex-préteur Paulus est surpris lors d’un banquet, son doigt orné d’un camée représentant Tibère, en train de se saisir d’une matella142 (Sénèque, Des Bienfaits, III, 26, 1-2)143.

96Les latrines sont considérées comme une parenthèse dans la ville et dans la vie sociale, symbolisée par cette distanciation du bâtiment par rapport au monde extérieur.

L’intimité et les convenances des usagers

97Dans ce contexte général, quelle est la part de l’intimité réservée aux utilisateurs ? Celle-ci n’a pas grand chose à voir avec nos critères actuels, mais elle doit être envisagée à deux niveaux : intimité « collective », intimité « individuelle ».

98Il est évident que les différents aménagements visant à séparer les latrines du monde extérieur144 s’expliquent en termes de conception architecturale et urbanistique, comme de sociabilité, mais également – et avant tout ? –

99par leur caractère fonctionnel visant à garantir une intimité collective, les personnes étant unies par le désir commun de la satisfaction de leurs besoins naturels. Rien ne devait transparaître à l’extérieur, regards impossibles tant depuis la porte que depuis les fenêtres.

100Au niveau individuel, d’autres éléments étaient porteurs d’intimité145. Les latrines les plus anciennes, mais également peut-être pour une époque plus récente les plus modestes, étaient plongées dans la pénombre, voire dans l’obscurité complète, d’où certaines difficultés de visibilité. Quelques latrines privées de Pompéi ont en effet livré une niche146 ou une console147 destinée à recevoir une lampe à huile. Les parois des petites latrines de la Maison II d’Éphèse sont suffisamment bien conservées pour établir qu’il n’existait aucune fenêtre (Strocka, 1977, p. 87). Le type d’habit porté par l’usager est également le garant d’une certaine intimité : déféquer vêtu d’une tunique s’avère bien plus discret qu’avec un pantalon actuel, car rien – ou si peu – devait être perceptible. Tertullien déclarait d’ailleurs qu’il était seulement nécessaire de soulever un peu sa tunique pour soulager en public sa vessie (Les Spectacles, XXI, 2). Le relief découvert à Aquilée (Italie), représentant une personne déféquant la tunique relevée, au moment où elle est foudroyée par Jupiter (Scrinari, 1972, n^o 604), montre que peu de choses pouvait être aperçu. Ce n’est d’ailleurs pas la vision des parties génitales de son contemporain qui devait gêner le plus le Romain, lui qui avait l’habitude de se baigner et de pratiquer du sport dans la nudité grecque (Thébert, 2003, p. 453-454 ; Decker, Thuillier, 2004, p. 225-227). C’est plus probablement un problème d’attitude, le fait d’être accroupi, le visage peut-être marqué. Suétone en témoigne d’ailleurs puisque c’était un sujet de raillerie au détriment de Vespasien qui avait toujours le visage crispé, comme s’il était en train de déféquer (Vespasien, XX)148. Et Martial ne dit pas autre chose au sujet de Phébus (Épigrammes, III, 89)149.

LA FRÉQUENTATION DES LATRINES

La fréquentation des latrines publiques

101Les textes antiques ne sont pas d’une grande utilité pour saisir le type de fréquentation des latrines publiques. Ils rapportent l’anecdotique, le risible, le ridicule et non pas la banalité quotidienne : poètes alcooliques, pique-assiette, parasites150, qui viennent là, si ce n’est pour satisfaire leurs besoins personnels, pour rencontrer des personnes d’un rang plus élevé (Neudecker, 1994, p. 62). Il existait peut-être un filtrage des entrées dans les latrines les plus prestigieuses et l’on pourrait imaginer qu’un cerbère se trouvait dans les vestibules intermédiaires de certaines constructions151. Ni les sources textuelles, ni les vestiges archéologiques n’en fournissent toutefois une quelconque preuve152. Il est possible également d’imaginer une certaine sélection en fonction des emplacements. Les latrines situées dans des bâtiments thermaux devaient être principalement fréquentées par les utilisateurs des bains, ce qui excluait une partie au moins de la population comme les esclaves153 ou les personnes de la plus basse extraction. Il convient toutefois de nuancer cette différenciation. Dans bon nombre de cas – Thermes du Forum à Martigny (voir infra, Catalogue, fig. 137), Thermes des Lutteurs à Saint-Romain-en-Gal (cat., fig. 185), état 2b des Thermes du Nord à Saint-Bertrand-de-Comminges (cat., fig. 222), peut-être Thermes du Forum de la même ville (cat., fig. 220) et ceux d’Évreux (cat., fig. 231) –, les toilettes sont accessibles tant depuis l’intérieur du bâtiment que depuis l’extérieur154. Et dans le premier édifice, les fouilleurs ont noté une usure différenciée des seuils (Savay-Guerraz et al., 1996, 21). Celui du nord desservant directement la rue garde la trace d’un passage plus intense que celui du sud en relation directe avec les pièces du bain. Dans le complexe public de Vaison-la-Romaine, qui sera ensuite englobé dans la Maison du Buste en Argent (cat., fig. 193), les latrines étaient probablement ouvertes pour une large part aux membres de la Juventus de la ville155.

102Les latrines sont également fréquentées par les membres des associations qui peuvent les utiliser, sinon comme espace de réunion, au moins comme lieu de discussion156. Si l’on n’en conserve malheureusement aucune trace dans les provinces étudiées, les inscriptions sur les colonnes face à la banquette percée des toilettes des Thermes de Vedius à Éphèse sont particulièrement évocatrices (Börker, Melkelbach, 1979, p. 170, note 454). Des places sont réservées pour au moins sept collèges157 : aux changeurs (trois places), aux travailleurs du chanvre de la stoa de Servilios, aux marchands de laine, aux astiopoloi, à Plateia Branchiane, aux tisseurs de lin, à la synergasia et aux vanniers. La mention de trois places pour les changeurs témoigne de l’importance de cette corporation dans la cité158. Une dernière découverte ne manque pas d’intérêt : les latrines de Chassenon ont livré une inscription malheureusement partielle aux lettres hautes de 11 cm, livrant les mots civibus Lemo[vicibus]. L’écriture actuaire permet d’écarter l’hypothèse d’un simple graffito pour retenir celle d’un acte officiel (Poirier et al., 2004, p. 71). Selon qu’il s’agisse du datif ou de l’ablatif, on pourra y voir, comme à Éphèse, la mention de places réservées159 à des citoyens Lémovices160 ou la donation de sièges par ces mêmes citoyens.

103La fréquentation de ces bâtiments publics dépend enfin de leur lieu d’implantation et du type de population qui y gravite. Dans les latrines du Marché de Saint-Romain-en-Gal ou dans celles situées au sud des Petits Thermes du Nord-Est dans leur état 2, on peut penser qu’elle était plus populaire – car la pièce se trouve dans un quartier résidentiel, qui comptait également une fullonica voisine et des entrepôts – que celle des toilettes situées à proximité des complexes monumentaux, sanctuaire à Barzan (voir supra, fig. 127b), forum (?) à Poitiers (Bâtiment public) (voir infra, cat., fig. 213), théâtre à Augst (voir fig. 129a). Au vu de la modestie des aménagements, on peut penser que les latrines de la rue de la Fontaine à Lyon étaient populaires, liées aux modestes habitats qui occupent les îlots environnants plutôt qu’en relation avec le complexe du culte impérial voisin d’époque tibérienne (Delaval, 1996, p. 137)161. Le type de fréquentation doit également être très modeste dans les latrines de la Rue Hannong à Strasbourg, installées dans un quartier – d’ailleurs mal connu – à vocation artisanale et commerciale (Kunhle-Aubry, 1994, p. 31). Les deux latrines du dernier état des thermes de Bliesbruck sont parfaitement complémentaires. Aux latrines publiques, ouvertes sur la place au-devant des bains et destinées à tous, répond la fosse de l’angle de l’ancienne palestre désormais transformée en zone de service et vouée au personnel. Pour les latrines publiques XI d’Alise-Sainte-Reine/Alesia, on considérera que la clientèle était plus ou moins huppée si l’on tient compte de la proximité du marché ou à l’inverse du forum. À Volubilis, R. Étienne interprète les toilettes aménagées au sud de la Maison au Cadran solaire, moins importantes que celles voisines du forum, comme destinées au personnel de service, à celui des charrois (Étienne, 1960, p. 107).

104Nous serons peut-être moins catégorique que R. Neudecker (1994, p. 71) sur la limitation des entrées et la hiérarchisation sociale des grandes latrines luxueuses, car c’est sous-estimer à notre avis le rôle de l’évergétisme, ses surenchères éventuelles et la fonction même de l’évergésie, qui est la redistribution d’une partie des richesses au profit du plus grand nombre. Comme le Romain modeste pouvait profiter du luxe des thermes publics en ayant l’impression de pénétrer et de s’approprier un cadre architectural et urbanistique qui n’était pas le sien, on peut supposer que la démarche qui accompagnait son usage des latrines était la même.

La fréquentation des latrines privées

105Dans les maisons, une distinction sociale peut parfois être envisagée162. On peut douter que les latrines des chambres de chauffe163 ou accessibles par elles164, ainsi que celles des cuisines165 aient été utilisées par le maître ou sa famille166. Ce même constat s’impose lorsque l’on est dans le secteur servile167 ou que l’on se trouve à la périphérie168 de la villa et qu’il est nécessaire de la contourner pour y accéder169.

106Ailleurs, les pièces sont accessibles depuis un espace central et l’on peut penser que, si elles étaient destinées à la domesticité, l’accès aurait été différent : Secteur 2 du Quartier central à Lunel-Viel (voir infra, Catalogue, fig. 154) ; péristyle dans la Domus du Génie domestique à Martigny (cat., fig. 135) ; Maison aux Cinq Mosaïques (cat., fig. 174) et Maison aux Colonnes (cat., fig. 175) à Saint-Romain-en-Gal ; Maison du Laraire à Lyon (état 1) (cat., fig. 239) ; Maison du « Bas de Vieux » à Vieux (cat., fig. 254) ; villae de Fitten (cat., fig. 261), de Bad Kreuznach (cat., fig. 309) et d’Orbe (cat., fig. 345) ; portique de la cour dans la Maison E1 d’Orange (cat., fig. 171) ; galerie de façade à Kinheim (cat., fig. 322) et Weitersbach (31) (cat., fig. 356).

107Bien que disposées en sous-sol, nous interprétons les latrines de la villa Derrière la Tour à Avenches (cat., fig. 307) comme non réservées à la domesticité, compte tenu de la qualité de ses aménagements internes. Même remarque pour celles de Grimault (cat., fig. 320). Lorsque l’on est en présence de plusieurs ensembles, il est parfois170 aisément imaginable que certains étaient réservés à la domesticité, d’autres au maître et à ses hôtes171 : Maison des Dieux Océan à Saint-Romain-en-Gal172 (cat., fig. 178-179), Maison des Messii à Vaison-la-Romaine173 (cat., fig. 192), Maison du Propriétaire à Mâlain174 (cat., fig. 332), villae de Chassey-les-Montbozon175 (cat., fig. 316) et de Weitersbach (état 3)176 (cat., fig. 356).

108On reste dubitatif sur l’interprétation des salles de Kloten. Lors des transformations de l’état 5, des latrines sont mises en place dans la zone intermédiaire entre la pars urbana (qui comprend des thermes) et une seconde aile balnéaire isolée (cat., fig. 334). À l’état suivant, de nouvelles latrines sont construites à proximité des premières. Doit-on y voir une distinction entre latrines pour la domesticité et latrines des hôtes ou une augmentation des besoins suite à l’agrandissement de la familia ? Seule la qualité des aménagements pourrait éventuellement apporter une réponse, mais les vestiges sont très arasés. Quoi qu’il en soit, on ne pourra pas suivre W. Drack lorsqu’il affirme que ces salles, par leur ampleur, se rapprochent des latrines publiques. Elles s’insèrent, en revanche, parfaitement dans la série des toilettes de villae (Drack, 2000, p. 434).

109Dans les scholae – ou supposées telles –, les situations sont variables. Au Cours Pourtoules à Orange, il existe deux petits lieux d’aisance juxtaposés, mais trop peu conservés dans un environnement mal connu ; on ne peut donc pas en dire grand chose (cat., fig. 164). À La Brunette, toujours à Orange, les aménagements des états 1a et 1b sont à l’évidence réservés à la domesticité. Par contre, à l’état 2, on observe très nettement une différenciation (cat., fig. 167). Si ces aménagements perdurent et conservent une destination servile, les nouvelles latrines 45, plus modestes avec cinq places, sont liées à la zone de représentation. Dans l’état 2 de la Maison des Dieux Océan à Saint-Romain-en-Gal, transformée en siège de collège au moins dans son dernier état, est conservée une bipartition de l’organisation identique à la précédente177 (cat., fig. 180). Les vastes toilettes de la Maison du Buste en Argent, probablement le siège d’un collège, correspondent vraisemblablement à celles du complexe public178 qui l’a précédée (cat., fig. 193). Dans l’état 1 de la Schola de Poitiers, on parvient aux toilettes en traversant la cuisine, ce qui laisserait supposer qu’elles étaient destinées à la domesticité (cat., fig. 212). En revanche, suite aux transformations de l’état 2, si l’accès primitif demeure, on pouvait également y parvenir depuis le péristyle par un couloir (cat., fig. 213). Cet accès – s’il est bien réel – disparaît à l’état 3 (cat., fig. 214).

110On connaît un certain nombre de lieux d’aisance dans des sièges de collège hors des régions étudiées. Dans la Schola de Trajan à Ostie, un de ceux-ci est situé à l’extrémité sud de la construction, non loin de la salle principale axiale ; il pouvait recevoir quatre personnes. Dans l’Immeuble des Triclinia (I XII, 1) de la même ville, siège des fabri tignuarii, un autre est aménagé sous l’escalier menant au premier étage et pouvait accueillir un nombre légèrement supérieur d’utilisateurs.

111Il existe également des petites latrines accessibles depuis l’intérieur des pièces thermales et destinées au maître ou à ses hôtes179. Tel est le cas des villae de Blagnac (trois places) (cat., fig. 140), Draguignan (trois places) (cat., fig. 146), Loupian (latrines 34, deux places) (cat., fig. 150), Vandœuvres (trois places) (cat., fig. 195), Baldringen (une place) (cat., fig. 310), Köllig (trois places) (cat., fig. 262), Mehring (deux places)180 (cat., fig. 265), Stahl (trois places) (cat., fig. 274), Wasserbillig (quatre ou cinq places) (cat., fig. 277), Gevrey-Chambertin (trois places) (cat., fig. 319), état 1 d’Oberweis (trois places) (cat., fig. 269), peut-être La Roquebrussanne (trois ou six places) (cat., fig. 172), Montréal (huit à onze places envisageables) (cat., fig. 206), Wellen (deux places) (cat., fig. 279), Wiersdorf (quatre places) (cat., fig. 283), Wittlich (sept places) (cat., fig. 358).

112Les latrines de la villa de Nennig se rattachent à la même série, elles sont cependant plus vastes – neuf places – et de plan plus complexe car en relation avec de grands bains, eux-mêmes édifiés en périphérie d’une demeure particulièrement spacieuse (cat., fig. 266). Même importance des bains et des toilettes dans l’état 2 de la villa d’Oberweis (cat., fig. 270). On retiendra le même type de fréquentation – les hôtes du maître – pour les toilettes situées non loin des bains, qu’il s’agisse de Limoges, d’Echternach ou d’Escolives-Sainte-Camille (cat., fig. 230).

113Dernier cas de figure enfin, dans plusieurs demeures rurales se trouvent des toilettes à l’extérieur ou à la limite de la construction qui, par leur mode d’édification et leur décor, se différencient des latrines serviles : c’est le cas de la villa de Muscapeù à Tourves (cat., fig. 189), mais surtout de celle de Las Peiras à Rabastens (cat., fig. 218). Il faut y voir des toilettes destinées aux hôtes du maître qui pouvaient les utiliser avant d’être reçus. Les latrines donnaient également, comme les thermes (Bouet, 2003b, I, p. 317), une image du « standing » de l’habitation.

114La documentation prise en compte dans le cadre de cette étude concerne très accessoirement les camps militaires181, seulement au nombre de quatre : Butzbach/ Degerfeld, Zurzach, Oberaden et Valkenburg. Si quelques latrines y ont été fouillées, on n’a cependant peu de renseignements sur leur mode de fréquentation. Les fouilles précises menées dans l’angle nord-ouest du camp d’Oberaden n’en apparaissent que plus importantes (cat., fig. 367). La zone dégagée devait être occupée par une cohorte – soit quatre cent quatre-vingt hommes – sur les deux légions (douze à quinze mille hommes) qu’enserrait le rempart. La fréquentation, limitée aux années 11- 9/8 av. J.-C., serait liée à la campagne de Drusus vers l’Elbe à partir de 12 av. J.-C. Cela a été suffisant toutefois pour que les logements en dur des centurions se distinguent de ceux des soldats construits en matériaux plus légers. Il a été noté une concentration de latrines à fosse à proximité de chacun des logements des officiers alors que rares sont celles autour des casernements. En revanche, plusieurs grandes excavations quadrangulaires ont été mises au jour sur la via sagularis, dont une à proximité immédiate du secteur étudié ici. On serait donc en présence de latrines individuelles pour les centurions et collectives pour les hommes de troupe. On retrouve des latrines particulières pour les officiers à Valkenburg (cat., fig. 373) et, hors des régions étudiées ici, à Hesselbach (Allemagne) (Baatz, 1973, p. 43-44). Dès lors, il est envisageable que les deux fosses importantes situées dans les angles, sur la via sagularis du petit camp de Degerfeld (cat., fig. 314), aient également été fréquentées par les militaires du rang182.

115Reste la question de la fréquentation des latrines par les femmes. L’hypothèse qu’elles y avaient accès a été émise à une seule reprise, au sujet des latrines de Rottenburg am Neckar (cat., fig. 348). La vaste salle a été subdivisée dans un second temps et les fouilleurs proposent d’y voir une séparation par sexe. Nous sommes là en limite de fouille et les indices sont trop ténus pour être réellement pris en compte. À Liberchies, une boucle d’oreille en or a été découverte dans l’égout latéral (Brulet, Demanet, 1997, p. 31). L’argument qu’on peut en tirer quant à une présence féminine en ces lieux est, ici aussi, bien faible car l’eau provient de la vidange de la piscina des thermes et l’on peut penser plus vraisemblablement qu’elle a été perdue à cet endroit183. Le même constat peut être établi dans la petite villa d’Oberüttfeld où furent retrouvées des épingles à cheveux (Faust, 1999, 164).

116On trouve parfois, dans un même complexe architectural, deux latrines identiques. Cette duplication a pu être expliquée par une séparation des sexes. Cependant, plusieurs cas de figure doivent être envisagés. Dans le cas d’un complexe symétrique, qu’il s’agisse du macellum de Pouzzoles ou des Thermes d’Hadrien à Leptis Magna, il est logique de rencontrer deux latrines, mais on peut d’autant moins en tirer la conclusion qu’il s’agit d’édifices publics très fréquentés184. On pourrait ajouter dans les régions ici étudiées les deux salles identiques des Thermes impériaux de Trèves (cat., fig. 275) et celles du Vieil-Évreux (cat., fig. 253).

117Dans le cas d’une architecture assymétrique, où les salles ont des superficies différentes, se pose la question de leur utilisation par les femmes. Les rares exemples attestés relèvent le plus souvent de la sphère religieuse – à l’instar de l’Asclépiéion de Pergame pour le ii^e s. (Neudecker, 1994, p. 64-65) – ou curative, tels les thermes de Menthon-Saint-Bernard. La plus petite des deux salles est alors attribuée aux femmes185. On remarquera également le développement de cette bipartition dans l’Antiquité tardive dont les deux petites pièces du Bain-Gymnase de Sardes, de la fin du iv^e s., sont une illustration (Yegül, 1986, p. 16). Deux sites égyptiens de l’Antiquité tardive – Abu Mina (Grossmann, 1991, p. 474-476) et Huwariya (Rodziewicz, 1988, p. 269-271) – présentent également cette double disposition. On est ici en contexte religieux, Abu Mina étant un complexe monastique, Huwariya, un hospitium pour les pèlerins. Aucun aménagement ne distingue les deux pièces d’un même ensemble au niveau architectural.

118La situation est probablement différente dans l’amphithéâtre de Nîmes doté de cent vingt urinoirs disposés sur plusieurs niveaux. Dans les paliers du deuxième entresol, une moitié se trouve en face des escaliers montant à la galerie extérieure de l’étage d’attique et l’autre moitié dans de petits recoins à l’abri des regards. Ces derniers ont été interprétés comme des urinoirs pour femmes. L’hypothèse ne manque pas d’intérêt car les femmes avaient accès uniquement au sommet de la cavea (Suétone, Auguste, XLIV).

119Même si certaines latrines (ou urinoirs) ont pu être réservées à la population féminine, on peut penser que l’endroit privilégié pour satisfaire leurs besoins naturels est l’intimité de la maison car il était mal vu, de façon générale pour la femme, d’apparaître seule en public186 ; si l’on suit Ovide d’ailleurs, les femmes faisaient leurs besoins en solitaire (Remèdes à l’amour, 437-438)187.

120La taille des latrines dépend évidemment de l’importance de l’habitation, mais lorsqu’il existe plusieurs ensembles, celles destinées au maître sont plus petites (et probablement plus richement décorées) que celles de la domesticité (par exemple : Loupian, Chassey-Lès-Montbozon). Et ce que l’on observe dans le monde civil se retrouve également dans la sphère militaire. Y. Thébert (1985, p. 368) avait déjà relevé ce phénomène dans les domus d’Afrique du Nord ; plus récemment, G.C.M. Jansen a fait de même dans la Villa Hadriana à Tivoli. Dans les zones du palais destinées uniquement à l’empereur, on ne trouve que des latrines individuelles richement décorées ; on les voit également dans celles accueillant les invités. Les latrines collectives – plus modestes – se rencontrent dans les bains, les pièces de service et les zones réservées aux invités. Il en est de même dans le palais impérial du Palatin. Aux riches latrines en abside n’accueillant que trois sièges individuels de la Domus Augustana188 (voir supra, chap. premier, fig. 44c) répondent celles d’une cinquantaine de places de la Domus Flavia destinées au personnel de service. Dès que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, l’isolement et l’intimité deviennent de plus en plus importants. Lorsqu’il n’existait pas d’aménagement construit isolé189, on peut penser que le domaine du maître en matière de miction ou d’excrétion était celui de la vaisselle de nuit, avec ou sans sella pertusa190, mise en œuvre dans une pièce retirée. Trimalcion n’est que le témoin involontaire de cet état de fait. Lorsqu’il urine en public au cours d’une partie de jeu de balle (Pétrone, Satiricon, XXVII, 5), ce n’est pas l’acte en lui-même qui est choquant, mais c’est l’acte par rapport au statut social du personnage. Ceci prouve que même vivant « dans un luxe qu’il croit aristocratique » mais qui est en fait tapageur (Veyne, 1961, p. 231), Trimalcion a conservé la vulgarité des manières d’un esclave, ce que ne pouvait que stigmatiser le grand aristocrate qu’était Pétrone191.

LES LATRINES, HAUT LIEU D’UNE « LITTÉRATURE » PARTICULIÈRE

121Les murs des latrines conservent les traces de la fréquentation humaine au travers de quelques graffiti. Les seuls parvenus jusqu’à nous dans les régions prises en compte – et encore sont-ils bien lacunaires – proviennent de la villa de Brachaud à Limoges. Ils reproduisent tous – à des tailles différentes – le mot tensor, « bandeur ». La salle se situe entre le secteur résidentiel et les thermes. Elle ne paraît accessible que depuis l’arrière des thermes.

122Les sources pompéiennes sont plus complètes. Dans les latrines privées d’une maison de Pompéi, Secundus écrit successivement trois fois qu’il a « bien chié » (CIL, IV, 3146), des anonymes en font de même dans celle de la Taberna VI, III, 5 (CIL, IV, 10203192) et dans les latrines de la Maison du Centenaire (IX 8, 6) (CIL, IV, 5242193) ; dans celles de la Maison de la Gemme d’Herculanum, c’est Apollinaris, médecin de Titus, qui exprime toute sa satisfaction (CIL, IV, 10619). Martial évoque également les poètes ivres de tavernes enfumées qui écrivent « dans les latrines des vers que lisent ceux qui vont à la selle » (Épigrammes, XII, 61, 9-10). La paroi latérale des lieux d’aisance de la Domus Tiberiana a conservé de nombreux graffiti, malheureusement non décrits (Tomei, 1991, p. 63). Les inscriptions à caractère sexuel sont rares, comme dans la Maison de M. Loreius Tiburtinus (II, 2, 2) : « Une bite pour cinq sesterces » (CIL, IV, 8483).

123On retrouve plus, au travers de ces quelques textes antiques, l’expression de la satisfaction des besoins naturels194, gage de bonne santé, plutôt que l’exacerbation d’une sexualité fantasmatique ou refoulée telle qu’elle transparaît de la lecture des parois de nos w.-c. publics contemporains.

LES LATRINES, TÉMOIN DE L’ÉTAT SANITAIRE DES POPULATIONS

124Les études connexes, en plein développement depuis quelques dizaines d’années, ouvrent de nouveaux champs de vision à l’historien. Les latrines sont un milieu particulièrement favorable à ce type de démarche. Tel est le cas des études carpologiques195 ; nous ne ferons que les mentionner ici, car elles témoignent des modes alimentaires, problème qui dépasse largement celui du cadre strict des lieux d’aisance196.

125D’autres indices plus directement en relation avec notre sujet sont fournis par la paléoparasitologie197. Celle-ci trouve toutefois ses limites, car certaines espèces de parasites sont si proches morphologiquement qu’il est impossible de les distinguer et donc de différencier leur hôte, animal ou humain. Seul le contexte, en dehors d’associations plus caractéristiques, permet de trancher la question. Le contenu de la fosse de la rue Hannong à Strabourg a livré de très nombreux œufs de tricocéphales (Trichuris trichiura) et d’assez nombreux d’ascaris (Ascaris lumbricoïdes), souvent associés du fait de leur mode de reproduction identique. Les femelles adultes fécondées pondent des œufs non embryonnés émis dans les selles. Ces œufs s’embryonnent après un séjour à l’extérieur et deviennent alors infestants pour l’homme. Celui-ci se contamine par l’absorption d’eau infectée par les selles, par les mains sales ou en consommant des aliments souillés par la terre. Ils peuvent donc témoigner de la consommation de salades, sauvages ou cultivées, mal lavées. Leur présence découle également de l’utilisation d’excréments humains pour la fertilisation des terres, un fait bien attesté dans la littérature antique198. Trichuris trichiura et Ascaris lumbricoïdes sont également associés dans la fosse d’Eschenz (Jauch, 1997, p. 22). Ailleurs, les données sont moins précises : quelques œufs de Trichuris sp. sont mentionnés dans la fosse du site de Campniac I à Périgueux (Martin, 1992), d’autres d’Ascaris sp. et du type précédemment mentionné dans les fosses de l’Insula LIII d’Augst (Hufschmid, Sütterlin 1992, p. 144 [note 35], p. 147 [note 42], p. 148) et dans la fosse 13 du Bâtiment sud de l’Insula XXII d’Augst (Hänggi, 1989a, p. 72), comme sur le site de la Rue de Venise à Reims (Marne) (Bouchet et al., 2001). Leur hôte, animal ou humain, ne peut cependant pas être déterminé.

126Rue Hannong, à Strasbourg, la petite douve du foie (Dicrocoelium, dentriticum) ainsi que la grande (Fasciola hepatica) ont été mises en évidence. Elles ne peuvent infester qu’accidentellement l’homme (consommation de pissenlits ou de cresson sauvage pour la grande douve, de fourmis pour la petite) et ne se retrouvent dans l’organisme qu’en transit. Elles infestent en fait les voies biliaires des ovins et des bovins dans lesquelles elles se reproduisent (Lemble, 1994 ; Kuhnle-Aubry et al., 1995, p. 96). Seule la Fasciola sp. est présente rue de Venise à Reims (Le Bailly et al., 2003, p. 14). Leur présence dans des latrines témoigne de la consommation de mets à base de foie de bœuf ou de mouton. Les Romains ont différentes façons d’accommoder les abats, cuisinés ou en décomposition dans les farces pour les gésiers, les foies et les cervelles (Blanc, Nercessian, 1992, p. 141). L’absence d’œufs de ténia serait-elle le signe de l’absence de consommation de viande crue (Kuhnle-Aubry et al., 1995, p. 96) ? Ces quatre parasites se retrouvent dans le comblement du puits PT471, à Lattes. Il faut également y ajouter l’amibiase humaine (Entamoeba histolytica). L’amibe est ingérée par consommation de légumes crus, d’eau de boisson souillée ou par auto-contamination du fait des mains sales. Tous ces parasites pourraient provenir du corps humain découvert également dans le comblement (Verjat et al., 2005).

127En définitive, on est en présence pour l’Antiquité d’un spectre parasitologique que l’on retrouve aux époques postérieures et qui est très proche de celui des pays sous-développés contemporains. On considère qu’à l’heure actuelle un quart de la population mondiale est porteuse d’ascaris, chiffre qui peut atteindre 80 % en milieu tropical, 10 % pour l’amibiase alors qu’à Strabourg, les études menées en 1993 donnent 1 % pour la trichocéphalose et 0,3 % pour l’ascaridiose (Lemble, 1994). Le spectre témoigne d’une hygiène insuffisante des mains et de la consommation d’eau199 et de légumes souillés. Les améliorations empiriques ayant pu être apportées dans les latrines (eau pour se rincer les doigts) se sont révélées bien insuffisantes du fait de l’ignorance du péril parasitaire et de ses modes de contamination200 dont la révélation est un apport de la médecine du xix^e s.

Conclusion

128Au terme de ce tour d’horizon, se dégage le champ d’une vaste multiplicité des latrines, depuis la fosse simple à celles qui disposent d’un égout latéral en passant par les fosses avec évacuation et les avaloirs. On a, semble-t-il, jusque-là, grandement sous-estimé l’importance des latrines à fosse – notamment en milieu urbain – au détriment de celles sur égout latéral qui ont laissé le plus de vestiges et apparaissent comme celles représentant la belle architecture romaine.

129Cette étude cantonnée à une partie des provinces occidentales de l’empire romain en porte témoignage. Mais doit-on considérer qu’il s’agit d’un cas particulier se différenciant des autres régions ?

130En Espagne, l’inscription d’Italica (AE, 1961, 97201) évoque très vraisemblablement une libéralité au profit de la destercoratio latrinis, le curage de latrines appartenant de toute évidence à des édifices publics. En Orient, Strabon mentionne les belles rues pavées de Smyrne (Izmir, Turquie), mais les urbanistes n’avaient pas prévu d’égouts, si bien que « toutes les ordures s’entassent sur la chaussée et, par les orages, toutes les latrines s’y déversent » (Strabon, Géographie, XIV, 646 ; Martin, 1974, p. 210). L’auteur apporte la preuve indirecte qu’il n’y avait pas de lieux d’aisance aménagés sur un égout latéral rattaché au réseau public, mais seulement des latrines à égout se déversant dans un puisard ou, plus vraisemblablement, des fosses simples, réalité attestée au moins à l’époque augustéenne. Et Juvénal (Satires, III, 37-38) d’évoquer les parvenus qui tirent leur richesse de l’affermage des latrines publiques, ce qui ne peut se comprendre que s’ils commercialisent le stercus. Ceci démontre que des latrines publiques à fosse existaient encore à Rome au début du ii^e s. et qu’elles étaient nombreuses202, au point que leur exploitation suscitait jalousie et envie. Bien plus tard, le Digeste (22, 1, 17, 5), reprenant un texte du juriste Paul, évoque le corps des foricarii, les vidangeurs de fosses, qui jouissaient donc d’une importance non négligeable dans la première moitié du iii^e s., sans oublier les esclaves privés chargés de curer le stercus des latrines (Ulpien, Digeste, 7, 1, 15, 1).

131On peut également évoquer le curage du stercus – à condition qu’il soit bien de nature humaine203 – dans le camp de la legio III Cyrenaica stationnée en Égypte à la fin du i^er s. apr. J.-C.204 (P. Gen. Lat. 1 recto V = CPL, 106). On se rend compte que, rassemblés, ces témoignages portent sur toutes les régions de l’Empire et toutes les époques. L’importance des fosses mise en évidence dans une partie des provinces occidentales doit pouvoir être généralisée à l’ensemble du bassin méditerranéen ; seul obstacle à la connaissance : un état de la recherche basé dans certaines régions sur des fouilles anciennes non effectuées avec la rigueur actuelle, ce qui n’a pas permis de dégager ces structures modestes et qui explique que l’on n’ait jamais réellement pris conscience de l’ampleur du problème205.

132Les latrines à égout sont assurément une amélioration au niveau de l’hygiène206 mais la faiblesse de leur nombre a pour corollaire tout à fait probable la limitation de leur impact. On peut douter de la plus grande propreté des rues du fait de la multiplicité des latrines accessibles au public, si l’on en croit les nombreuses injonctions interdisant « de pisser ou de chier » dans l’espace public, et ceci à toutes les époques207. Les études parasitologiques sont encore trop peu nombreuses pour être représentatives de cet état de fait. Les analyses du contenu des caniveaux de la fouille de l’Arsenal à Metz (Moselle) ont bien montré qu’ils étaient utilisés comme égout, mais non pour l’évacuation des excréments (Heckenbenner et al., 1992, p. 18). En revanche, la fouille des rues des i^er et ii^e s. du site de la Rue de Venise à Reims a bien livré ascaris et trichuris, mais comme on l’a déjà vu, sans que l’on puisse en identifier l’hôte208. Il est de toute façon certain que la pollution par les déjections humaines n’est qu’un aspect de la pollution urbaine et que la réduire n’a qu’un impact limité sur l’ensemble.

133La propreté est enfin une notion subjective et surtout culturelle. Il suffirait d’en demander la définition à des Français ou à des Suisses pour qu’apparaissent déjà des différences. Que peut-on imaginer alors pour une civilisation vieille de deux mille ans ! Il faut également faire une distinction entre propreté et hygiène : une ville peut être propre, sans être pour autant hygiénique. Les latrines à avaloir constituent un progrès par rapport aux fosses et elles améliorent la propreté, mais leur emplacement, souvent dans la cuisine, n’est pas hygiénique. Même constat pour les fosses : celles-ci polluent les nappes phréatiques et lorsqu’elles sont conçues pour être étanches, elles nécessitent une vidange ; or, curer une fosse entraîne obligatoirement, même lorsque cela est effectué avec soin, la perte durant le transport d’une partie du contenu209 et remuer des matières fécales accumulées depuis longtemps est particulièrement favorable à la propagation de la fièvre typhoïde210.

134La multiplication des belles latrines publiques a peut-être amélioré ponctuellement la propreté mais, dans un même temps, l’emploi de l’éponge – peu importe le type de latrines – n’est pas hygiénique. La rincer dans une rigole avec de l’eau courante propre est plus hygiénique que de le faire dans un récipient à l’eau stagnante. Mais l’utilisation de l’éponge est de façon générale moins hygiénique que celle de petits bouts de papyrus ou de tissu à usage unique. Et, si on les imbibe au préalable avec de l’eau, ils le sont alors moins. Dans les villae où les installations à égout semblent prédominer, on pourrait dire que l’hygiène est en apparence mieux préservée, mais le contenu des conduites sert à fertiliser les champs, ce qui contribue à éparpiller les parasites. On le voit bien, la situation s’avère être des plus complexes.

135On pourra dire, au mieux, qu’en apparence la ville du ii^e s. avec la multiplication des latrines211 est un peu plus propre que celle du i^er s. ou du iii^e s. ; les déjections n’étant plus directement visibles, mais en profondeur, en termes écologiques, il n’y a pas d’amélioration. Les villes, comme les campagnes, sont toujours pourvoyeuses de maladies. La découverte des bactéries, des microbes, à l’origine des infections ne date que du xix^e s., et c’est elle qui va être l’initiatrice de nouveaux comportements, mais il s’agit là d’une autre Histoire...