1Les latrines romaines appartiennent à l’imagerie traditionnelle de la maison et de la ville antiques. Elles véhiculent bon nombre d’idées reçues, d’a priori sur des bâtiments remarquables connus de tous, qu’il s’agisse des grandes latrines d’Afrique (fig. 1), d’Orient – notamment celles de la province d’Asie (fig. 2) – ou d’Italie – de Rome ou Ostie.

2L’idée généralement retenue – et qui marque notre imaginaire d’hommes du xxi^e s. – est celle d’un alignement de personnes déféquant sur une banquette percée au-dessous de laquelle court un égout, et d’en tirer la conclusion que les Romains faisaient leurs besoins en public. La gêne que nous ressentons actuellement vis-à-vis de l’excrément et de l’urine – le stercus1 et l’urina des anciens – découle de la morale bourgeoise du xix^e s. (Guerrand, 1997, p. 7 et 76), dernier avatar du nouveau rapport au corps introduit par le Christianisme. Il convient donc, afin de bien saisir le phénomène dans toute sa complexité, de faire abstraction de cette morale et de parler concrètement et sans détour des déjections humaines.

Fig. 1 – Sabratha, latrines des Thermes du Rivage

Fig. 2 – Éphèse, latrines près des Thermes de Scholastique

3Cette étude s’inscrit dans nos thématiques de recherche : nous avons travaillé sur des problèmes d’alimentation en eau et sur les thermes, les latrines en sont la continuité logique. Après l’eau propre..., l’eau sale. Déjà, dans notre thèse (Bouet, 2003b, I, p. 152-155), nous avions consacré quelques pages à ce sujet. Le problème des latrines est également un des aspects de l’organisation des centres monumentaux des villes, qui a sollicité notre réflexion.

4Mais le thème de cet ouvrage s’inscrit dans un contexte scientifique plus général où l’attention croissante portée aux problèmes écologiques actuels entraîne une réflexion historique sur la gestion des déchets aux époques anciennes et, notamment, dans l’Antiquité. Ainsi, ces dernières années ont vu fleurir des ouvrages qui ont trait aux déchets ou, plus spécifiquement, aux latrines. Le livre essentiel pour le sujet traité ici est celui de R. Neudecker (1994), qui dresse un panorama des grandes latrines romaines et dont les principaux acquis sont repris dans l’ouvrage de synthèse sur l’architecture romaine de P. Gros (1996, p. 445-448)2. Le colloque Cura Aquarum in Sicilia, tenu à Syracuse en 1998, traite également, pour une petite part, de la question de l’hygiène et des latrines (Jansen, 2000). Dans un cadre problématique plus vaste, le colloque Sordes Urbis tenu à Rome en 1996 permet d’ouvrir de fructueuses pistes de recherche sur la gestion des déchets dans la ville antique (Dupré Raventós, Remolà, 2000). On peut dire que, d’une certaine façon, le colloque de Poitiers sur La ville et ses déchets dans le monde romain en est le prolongement (Ballet et al., 2003). D’autres ouvrages traitant de périodes plus récentes sont également d’un grand secours car ils nous livrent une documentation textuelle bien plus importante (Guerrand, 19973) et nous permettent, par extrapolation, d’appréhender la complexité d’une situation sur laquelle bien peu de choses nous est parvenu.

5À cela, il faut ajouter les découvertes archéologiques, plus ou moins spectaculaires, qui se multiplient avec les fouilles programmées et de sauvetage. On ne fera qu’évoquer celle particulièrement impressionnante des latrines de Chassenon (Charente) remises au jour durant les étés 2004 et 20054.

6Le livre de R. Neudecker est le point de départ de toute réflexion sur les latrines antiques, mais il ne prend en compte qu’une partie d’entre elles, ne s’intéressant qu’aux bâtiments les plus prestigieux (les « Prachtlatrinen ») et laissant de côté les plus modestes, pourtant les plus nombreux. Sa réflexion se base sur un corpus de cent quarante-cinq monuments répartis sur l’ensemble du monde romain, alors que les découvertes – dont le nombre s’accroît un peu plus chaque jour – s’élèveraient à environ deux cent cinquante (Merletto, 2000, p. 301). Les édifices ne sont également considérés que d’un point de vue structurel et urbanistique, les considérations « écologiques » apparaissant tout à fait en marge de ses préoccupations.

7Il nous a semblé intéressant d’avoir une démarche différente de celle de cet auteur et identique à celle utilisée dans notre thèse sur les thermes (Bouet, 2003b, I, p. 2). Il ne s’agissait pas de prendre en compte la totalité de l’Empire romain, mais une région plus restreinte à l’intérieur de laquelle l’ensemble des structures – des plus simples aux plus prestigieuses – pouvait être étudié. Il ne peut être question d’une seule province car ces structures sont moins répandues et moins complexes que les thermes. Notre choix s’est porté sur les provinces gauloises, germaniques et alpines. Il a été dicté par plusieurs impératifs. Il fallait retenir des régions où l’archéologie intervient depuis longtemps avec des méthodes stratigraphiques précises permettant d’appréhender les structures les plus modestes que sont les fosses. Tel est le cas en France, en Allemagne ou en Suisse. Il nous semble qu’à l’heure actuelle, ce type d’approche ne pourrait pas être tenté pour l’Asie Mineure ou l’Afrique. Même si les fouilles récentes y sont effectuées avec tout le sérieux et le professionnalisme requis, la masse de la documentation ancienne est telle que l’image qui s’en dégagerait – avec une minoration des structures les plus modestes – serait faussée.

8La documentation dépouillée a été soumise à une critique sévère et rien n’a été considéré comme définitivement acquis. Si toute recherche sérieuse se doit de remonter à la documentation originelle, ici plus qu’ailleurs, la démarche est indispensable ; les structures permettant l’identification de latrines sont en effet particulièrement ténues et donc sujettes à des interprétations divergentes. Dans le cas de l’étude des thermes, en présence d’un simple plan, l’interprétation est possible grâce à l’existence de formes caractéristiques, comme les renfoncements carrés ou semi-circulaires accueillant des bassins chauds ou froids. Dans les bâtiments pris en compte ici, les critères peuvent s’avérer trompeurs. Dans le dossier sur la villa et le vicus dirigé par Ph. Leveau et P. Garmy, paru dans la Revue archéologique de Narbonnaise, Ph. Leveau revient sur un certain nombre d’identifications de sites de la Provence antique, soit comme villa, soit comme vicus ou mansio. L’un d’eux – l’établissement de Saint-Ariès à Ventavon (Alpes-de-Haute-Provence)5 – a attiré notre attention. Le plan général publié présente, à gauche de l’entrée, une petite salle dont une des parois est longée par un égout. On a là toutes les caractéristiques de petites latrines. Or le rapport de fouille (Guillaume et al., 1998) infirme cette idée car à l’évidence parois et égout ne sont pas contemporains. Le plan général est donc trompeur.

9Même impression, même désillusion pour l’agglomération secondaire de Mâlain (Côte-d’Or). Jusqu’en 2003, il n’existait pas de publication monographique sur le site, mais seulement des articles de synthèse dont le dernier paru en 1979 (Roussel, 1979). On pouvait y reconnaître, en bordure du grand axe est-ouest, en saillie sur le portique, face à la Maison du Propriétaire6, à proximité d’une vaste aire découverte interprétée comme le forum7, un bâtiment de plan étroit et allongé dont la paroi nord était bordée par l’égout longeant le portique. Le fouilleur y voyait une sorte de halle couverte, ouverte sur le portique (Roussel, 1979, p. 203). En l’absence de toute autre précision, la simple vue du plan pouvait laisser imaginer également des latrines publiques situées à proximité immédiate du centre de l’agglomération, englobant partiellement la colonnade. Il faut en fait attendre la publication monographique de 2003 (Roussel, 2003), pour que l’ensemble de la documentation – y compris photographique – soit livré à la communauté scientifique. Il ne fait plus alors de doute que l’hypothèse des latrines doit être abandonnée. On y distingue très nettement de larges ouvertures entre les bases des piliers donnant accès sur le portique, là même où aurait dû se trouver la banquette percée (fig. 3).

Fig. 3 – Mâlain, halle couverte face à la Maison du Propriétaire

10Ces deux exemples prouvent l’importance qui doit être accordée à l’analyse de la documentation de base et renforce un peu plus la démarche retenue de l’étude d’une aire géographique limitée.

11 Latrinae, foricae, necessaria : par ces trois termes, les Romains désignent leurs lieux d’aisance. Ils ne jouissent pas tous d’une égale notoriété, et c’est le premier qui est le plus couramment employé, le deuxième apparaissant au milieu du i^er s. apr. J.-C., le troisième étant tardif (Gros, 1996, p. 445). On voit apparaître cette pièce, dans sa forme la plus aboutie, à savoir celle comprenant un égout latéral, au i^er s. av. J.-C. ; Délos est assurément le site qui en a livré le plus grand nombre8 pour cette haute époque, puisque toutes sont antérieures à la destruction de la ville en 69 av. J.-C. On sait, grâce au Catalogue des Régionnaires, que Rome comptera, au iv^e s., cent quarante-quatre latrinae publiques et deux cent cinquante-quatre necessaria9.

12 Évacuer et gérer les déjections humaines s’avère indispensable pour toute société dès lors que le phénomène urbain prend de l’ampleur – et tel est le cas à l’époque romaine –, d’autant plus que ce besoin vital pour l’homme crée des volumes de déchets rapidement importants10. Si évidemment aucune des villes des provinces étudiées ici n’a atteint les 800 000 à 1 000 000 d’habitants de Rome sous l’Empire, produisant 50 tonnes d’excréments par jour, soit 18 250 tonnes par an (Cordier, 2003b, p. 52), les plus grandes agglomérations de Gaule comme Trèves, Reims, Autun, Lyon, Nîmes ou Narbonne, et leurs 20 000 à 30 000 habitants estimés (Goudineau, 1980, p. 310) avaient à gérer chaque jour 26 à 39 m³ d’urine et 2,8 à 4,2 tonnes d’excréments11. Et ce qui était un problème pour une ville l’était tout autant pour une armée en campagne. Le camp d’Oberaden et ses deux légions, à savoir 12 000 à 15 000 hommes, si l’on compte les auxiliaires (Kühlborn, 1992, p. 127), devait gérer quotidiennement environ 2 tonnes d’excréments et plus de 17 m³ d’urine.

13Il convient d’analyser les différentes solutions envisagées par les hommes de l’Antiquité pour maîtriser au mieux ce « péril fécal », en prenant en compte tour à tour les différents types de latrines, leur architecture, mais également la façon de les fréquenter, leur économie et leur sociologie.