1Jacques Marseille :

2Quatre grandes questions se dégagent de l’étude des prodromes économiques de la décolonisation :

• Quel est l’état des relations économiques et financières entre la France et son Empire après 1945 ; l’Empire est-il un élément indispensable de l’activité économique métropolitaine ?
• Quelle était la perception qu’avaient de ce problème les milieux d’affaires intéressés ; étaient-ils accrochés à la bouée de sauvetage représentée par le débouché et le réservoir colonial ou étaient-ils saisis du « complexe hollandais » (idée que les Pays-Bas devaient leur prospérité à la perte de l’Indonésie) ?
• Quelles sont les grandes orientations de la politique économique menée par les pouvoirs publics ?
• Y-a-t-il une évolution de la situation économique et sociale des populations indigènes ; paupérisation ou enrichissement ?

3En résumé, la décolonisation économique a-t-elle précédé la décolonisation politique ? Les milieux d’affaires ont-ils anticipé les indépendances légales ? L’affaire coloniale est-elle morte d’assassinat ou d’épuisement ?

4Il y a deux angles de réponses, l’angle micro-économique à partir des archives d’entreprises, de l’action de certains hommes et des séries statistiques désagrégées, et l’angle macro-économique qui est une tentative d’établir une comptabilité globale en vue de dégager une périodisation de la mise en valeur.

5La guerre a profondément modifié le paysage économique et financier. Désormais il y a prépondérance de l’investissement public qui assure la plus grande part de l’effort d’équipement, ceci à cause du désengagement du secteur privé. L’affaire coloniale serait donc plutôt morte d’épuisement, sauf pour les sociétés industrielles dont la progression est foudroyante. Pour ces entreprises, c’était faire le pari que la présence économique française survivrait à l’indépendance.

6Il y a deux autres hypothèses : le mouvement indépendantiste n’a pas pu s’appuyer sur la misère des masses ; les milieux d’affaires n’ont pas été les boutefeux des milieux politiques hostiles à l’indépendance. Au contraire, les milieux d’affaires pensaient que l’indépendance pouvait permettre de tisser d’autres liens peut-être plus avantageux.

7Dominique Barjot :

8Entre 1945 et 1950, il y a une volonté de mise en valeur des colonies chez les entrepreneurs privés, mais c’est peut-être l’attitude de l’Etat qui a découragé l’esprit offensif de ces entrepreneurs. En 1952-53, il y a un tournant fondamental de l’investissement public dans les colonies entraînant les entrepreneurs à réviser leur stratégie.

9La décolonisation est venue à son heure pour le milieu des Travaux publics. En effet, les entrepreneurs français ont testé sur les marchés coloniaux des procédés techniques qui leur ont permis par la suite d’opérer un redéploiement offensif à l’étranger et en particulier dans le Tiers-Monde.

10Pierre Guillen :

11Il y a un lien entre le développement économique et la décolonisation politique. Le premier étant perçu comme l’antidote du second, comme cela a été évoqué dans des réunions interministérielles en 1950-51. Mais ces dernières ont buté sur le problème de la main-d’œuvre. On a alors songé, non pas aux autochtones, mais à des migrants d’Italie et d’Allemagne occidentale, ceci dans le cadre des réunions tripartites (anglo-américano-françaises) sur la reconstruction économique de l’Europe.

12Jacques Suant :

13Jusqu’en 1940, il y a une faiblesse des investissements français en Afrique noire. Par contre ceux du Congo Belge étaient bien plus importants. Mais après-guerre, les investissements français sont supérieurs aux britanniques et aux belges. Il y a aussi une différence entre les sociétés qui vendent des produits et celles qui sont extractives de matières premières. Leurs besoins sont différents. Le vrai problème économique de l’Afrique, ce n’est pas l’Afrique occidentale, mais c’est pour les puissances industrielles les pays qui s’étendent à l’Est et au Sud du Gabon.

14Jean-Claude Allain :

15Le processus de décolonisation est-il le résultat d’un désinvestissement qui a préparé le terme obligé d’un processus économique ? L’ensemble de l’Empire peut-il être traité globalement ? Les industriels, les financiers et les politiques traitent-ils l’ensemble de l’Empire d’un même œil ?

16Je pense qu’il y a une nécessité de régionaliser le problème. La baisse de 1945-48, puis la reprise de l’essor de 1948 à 1954 dans les colonies n’est-il pas comparable ou analogue à la courbe de la production industrielle française qui après 1947, s’élève suivant le même rythme ?

17La baisse de l’essor économique au Maroc et en Tunisie en 1945, provient de la fin de la guerre, surtout en ce qui concerne les chemins de fer.

18Ainsi, l’essor des colonies ne serait-il pas le reflet de la croissance industrielle française ?

19Jacques Marseille :

20L’Empire ne peut pas être traité globalement quand on est un spécialiste d’une région. C’est par contre possible lorsqu’on se place au centre et lorsqu’on regarde les stratégies des milieux d’affaires qui, quant à eux, raisonnent en termes d’Empire. Au contraire, les Chambres de commerce raisonnent sectoriellement dans un cadre régional. Mais les milieux d’affaires conçoivent bien l’Empire comme une zone douanière privilégiée, avec possibilité d’opter pour une stratégie régionale à l’intérieur de cet ensemble. En conclusion, il y a bien une stratégie globale qui est le produit d’une même loi douanière et d’une même convertibilité du franc ; c’est une stratégie impériale.

21Albert Ayache :

22Il faut régionaliser les problèmes économiques et financiers de l’Empire. Le Maroc par exemple, après 1945, a été pour les capitaux privés un centre d’attraction considérable. En 1946, il y a eu un afflux de capitaux qui venaient chercher refuge dans ce pays, attirés par le calme social du Maroc par rapport à la France, parce que les contributions fiscales y étaient moins lourdes et la main-d’œuvre meilleur marché. Le profit était alors 30 % à 50 % plus élevé qu’en France. Beaucoup d’entreprises françaises ont eu des filiales au Maroc surtout dans le domaine du commerce et de l’industrie (conserveries). Les investissements faits entre 1946 et 1952 étaient donc industriels. A partir de 1952, les investissements privés diminuent considérablement au profit des publics qui prennent la relève, alimentés par le Fonds de Modernisation en France.

23Jacques Marseille :

24Il faut mesurer dans le temps les bénéfices des sociétés coloniales et voir si ces bénéfices réalisés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale sont plus ou moins importants que ceux faits avant 1914 ou avant 1939. Il faut aussi mesurer si les bénéfices réalisés dans l’Empire sont supérieurs ou égaux à ceux faits dans une métropole en pleine expansion. Il faut donc mesurer les bénéfices à travers une évolution et une comparaison. Pourquoi, par exemple, les bilans marocains des entreprises privées se traînent-ils misérablement dans les années cinquante, en volume, par rapport aux niveaux antérieurs ?

25C’est vrai que les sociétés industrielles ont réalisé de gros bénéfices dans l’Empire. Cela veut dire que l’avenir est à l’industrialisation des colonies. Mais cela n’est pas uniquement un choix économique, c’est un choix politique quasi insoluble.

26Charles-Robert Ageron :

27On ne peut pas faire de comparaisons concrètes avec le franc or de 1914 car les entreprises et leurs actionnaires ne raisonnent pas comme les historiens en francs déflatés, ils comptent en francs courants.

28Dominique Barjot :

29Il faut aussi différencier le patronat. Il existe un petit patronat d’entrepreneurs familiaux pour qui l’Empire est considéré comme un ensemble de régions. Celui-là est d’ailleurs souvent établi dans une colonie. Par contre les grandes entreprises, comme la Société Française d’Entreprises ont des stratégies mondiales. L’Empire est donc considéré comme un ensemble. Ces grandes entreprises ont commencé par réaliser des affaires en Indochine, puis se sont repliées sur l’Afrique noire. Il y a donc deux strates de patronat qui ne sont pas comparables.

30Charles-Robert Ageron :

31Pour 90 % d’entre eux, les Français d’Algérie n’ont pas eu la mentalité capitaliste. Ils n’investissent pas si ce n’est dans la terre. Si le nombre des capitalistes reste stable, c’est parce que le taux de profit en Algérie est faible. L’Algérie est une mauvaise affaire sur le plan économique, parce que l’industrialisation est difficile : les ressources en matières premières (avant le pétrole) sont peu abondantes, le marché limité, l’énergie très chère, les communications médiocres et la main d’oeuvre peu qualifiée. Seule la viticulture est rentable. Il n’y a donc pas de possibilités d’appel pour d’importants capitaux. Par contre, des capitaux publics sont investis pour des raisons politiques avec un succès relatif. Il y a même un boom économique entre 1958 et 1961. L’affaire coloniale n’est donc pas morte d’épuisement en Algérie. En pleine guerre les actions pétrolières sont très demandées.

32Jacques Marseille :

33C’est la forme coloniale de l’impérialisme qui meurt dans ces années. C’est pour cela que je dis que la décolonisation est le terme obligé d’un processus économique. Après 1954, l’afflux de capitaux publics en Algérie sert à maintenir le niveau de vie de la population indigène. La véritable question est : pouvait-on industrialiser l’Algérie avec l’Algérie française ? Ce n’était pas possible tant que le pouvoir était aux mains de colonat.

34Tayeb Chenntouf :

35Le plan de Constantine repose sur un autre pari. Quand il est adopté, c’est du point de vue politique un autre choix. Ce choix résidait sur l’idée que la solution des questions économiques résoudrait le problème politique. C’est donc bien autre chose que l’attitude des milieux d’affaires qui préféraient l’indépendance pour obtenir plus de profits.

36Pourquoi y-a-t-il désengagement de l’investissement privé en Algérie en 1945 et y-a-t-il dans les années cinquante, un relais qui est pris par les investissements locaux autochtones ?

37Jacques Marseille :

38Le Plan de Constantine est un mythe, car il n’était pas possible de le réaliser en laissant le pouvoir aux colons. On ne peut séparer l’aspect politique de l’aspect économique.

39Il y a désengagement du secteur privé en Algérie car il y a une érosion fantastique de tous les taux de rentabilité. Mais il faut quand même étudier les archives d’entreprises.

40Jean Suret-Canale :

41Comment raisonner à partir des bilans ? Ils sont tous falsifiés. Le PDG de la Comilog me disait : « ce bilan-là, vous pouvez le conserver. Cela servira à induire en erreur nos concurrents ».

42En Afrique tropicale, les investissements industriels, tels qu’ils sont évalués dans les déclarations des sociétés, sont généralement gonflés afin de bénéficier des avantages fiscaux des divers codes d’investissement. D’ailleurs les administrations locales avouent qu’elles ne peuvent les vérifier. On ne peut pas non plus prendre ces sociétés comme des entités, car elles sont toutes des filiales ou des sous-filiales. Il y a donc un enchevêtrement d’intérêts avec derrière de mystérieux holdings dont nous n’avons pas les bilans et qui sont les actionnaires de contrôle. Tout cela pose beaucoup de problèmes.

43L’importance des investissements publics n’est pas un phénomène spécifique à l’Empire. Il se passe la même chose en France après 1945.

44En Afrique tropicale, des années cinquante à 1978-79, je ne perçois pas de véritable désengagement. Il y a, par contre, des évolutions dans les secteurs d’activités. Ainsi, la S.C.O.A. ou la C.F.A.O. ont opéré des désengagements dans certains secteurs d’activités durant les années soixante, pour investir en France dans le commerce de distribution, dans les grandes surfaces. Après 1964, une fois l’alerte passée, il y a une tendance à la reprise dans le secteur africain.

45Jacques Marseille :

46Si les bilans ne sont pas exacts, on peut faire l’hypothèse préalable qu’ils sont toujours falsifiés dans le même sens. On peut donc faire une étude sur leur évolution.

47Dominique Barjot :

48Il faut nuancer cette affirmation de falsification des bilans. Ils sont un instrument comptable comme un autre, mais ne peuvent être utilisés uniquement en tant que tels. Par contre il y a des comptes annexes fort utiles qui permettent de mettre rapidement en évidence des incohérences. Il y aussi d’autres sources dans les archives d’entreprises : le courrier personnel des chefs d’entreprises, qui permet de comprendre l’aménagement des bilans. Avec une grande prudence, les bilans peuvent donc constituer une source d’histoire économique fondamentale.