Le couple franco-allemand dans l’industrie aéronautique : à la recherche d’un compromis fragile
p. 221-235
Texte intégral
1Depuis son origine, l’industrie aéronautique constitue un espace à la fois d’affrontements et de coopérations entre États. Ces affrontements vs coopérations sont observables en particulier dans le cas du couple franco-allemand. De façon générale, quatre types d’enjeux, symbolique, militaire, technique et commercial, traversent l’industrie aéronautique mondiale (Kechidi et Talbot, 2013). À ses débuts, l’activité aéronautique est considérée comme une aventure réalisant le rêve du vol humain, donc porteuse d’une charge émotionnelle importante. Aujourd’hui l’émotion se concentre sur la nature même du produit, sur la capacité des industriels à mener à bien la conception et la production d’un objet si complexe illustrant « le génie national ». Du côté des industriels stricto sensu, le sentiment d’appartenir à une profession particulière qui permet d’exercer un métier noble et prestigieux est toujours aussi puissant.
2L’aéronautique est aussi un enjeu militaire pour les nations. Tous les grands affrontements de ce siècle, et en particulier la Première Guerre mondiale, ont révélé le rôle stratégique de l’aviation. Depuis, les États allemand et français n’ont eu de cesse d’intervenir dans l’organisation de cette industrie, afin de maintenir les conditions d’une mobilisation industrielle en cas de conflits (Muller, 1988). La confrontation se déroule en outre sur un plan technique. L’enjeu pour une nation développée est de maîtriser les savoir-faire complexes que nécessite cette activité, afin d’assurer son indépendance technologique. C’est bien une industrie de souveraineté qui offre aux pays la possibilité d’exercer un politique internationale et une défense autonome (Michot, 2004). Enfin, la confrontation est de nature commerciale. L’affrontement Boeing vs Airbus cristallise aujourd’hui cette situation.
3C’est dans ce contexte qu’agissent les industriels allemand et français, alternant comme leurs États respectifs coopérations et conflits larvés. Ils furent le moteur d’une transformation majeure de la nature des relations entre les différents acteurs, États, industriels de toutes tailles et clients – transformation entamée voici une cinquantaine d’années maintenant. Les règles qui régissaient les coordinations à cette époque appartenaient à une logique qualifiée d’arsenal. Si elles n’ont pas totalement disparues aujourd’hui, elles ont été progressivement remplacées par de nouveaux mécanismes de coordination qui relèvent plus d’une logique de marché (Muller, 1988). Comme nous allons le voir, si les coopérations sont généralement bipartites et égalitaires dans une logique d’arsenal, celle-ci est progressivement contestée par les industriels allemands et français qui organisent à partir des années 1970 des coopérations cette fois inégalitaires conduisant à la formation du GIE (Groupement d’Intérêt Économique) Airbus. La transformation du GIE en société par actions simplifiées (SAS) et la création d’EADS affirment la domination européenne des industriels allemand et français ainsi que de la logique de marché. Très récemment, la création d’Airbus Group peut être interprétée comme une possible financiarisation de la stratégie du groupe européen.
Une coopération franco-allemande strictement égalitaire dans une logique d’arsenal
4Selon une logique d’arsenal, un avion efficient est un avion performant techniquement (à l’exemple du Concorde, avion d’ingénieurs par excellence). L’aspect technologique est prédominant, tandis que les nécessités commerciales sont reléguées au second plan. Dans l’esprit de tous, l’État se doit d’être l’acteur central de cette industrie, pour trois raisons (Talbot, 2008) : premièrement, l’aéronautique est un secteur dit de « frontière technologique » dans lequel tout pays industrialisé aspirant à un certain rang mondial se doit de figurer ; deuxièmement, ce secteur provoque des retombées bénéfiques à l’ensemble de l’industrie nationale (Moura, 2007) ; et troisièmement, le caractère militaire d’une partie de l’industrie aérospatiale conduit l’ensemble de cette dernière à être placé sous tutelle étatique.
5Dans un tel contexte de préservation de l’indépendance nationale, les coopérations entre industriels allemand et français sont placées sous l’égide des États respectifs. Elles doivent se réaliser selon une répartition égalitaire des rôles de chacun. Dans le cas d’une coopération bipartite, cela signifie que les coûts, les charges de travail induites ainsi que les bénéfices éventuels sont divisés à parts égales. Concrètement deux bureaux d’études, deux chaînes de production et deux chaînes d’assemblage sont généralement impliqués. Le Transall, avion de transport militaire réalisé par la France et l’Allemagne dans le cadre de l’OTAN, est l’exemple typique de ce type de collaboration.
6Les raisons de la mise en place de telles coopérations sont multiples : mise en commun de savoir-faire, de technologies, d’un potentiel industriel, d’un marché domestique, partage des risques mais aussi participation à la construction de l’Union européenne. Toutefois, ces coopérations s’avèrent difficiles à coordonner politiquement en raison des objectifs nationaux propres aux coopérants et du fait que ces collaborations sont imposées aux responsables des firmes (Béteille, 1995).
7Parallèlement aux coopérations bipartites et sous l’impulsion des États, se sont constitués dans chaque pays européen des groupes industriels par regroupements successifs d’entreprises : comme actionnaires, les États sont par exemple à l’origine de Dasa (Daimler-Benz Aerospace) en Allemagne et d’Aerospatiale en France (Kechid et Talbot, 2006). Les pouvoirs publics ont ici construit des champions nationaux, c’est-à-dire des firmes qui bénéficient par choix politique de la quasi-totalité des commandes publiques sur leur segment (Moura, 2007).
8Pourtant, dans le contexte de crise des années soixante-dix, les États cherchent à réduire leur rôle dans cette industrie afin de minimiser leurs dépenses. L’heure est à la réalisation d’économies budgétaires. L’opinion publique s’interroge de plus en plus sur le coût que représente le soutien public à une industrie aéronautique civile qui ne capte que peu de parts de marché. Plus généralement, l’État providence commence à être remis en cause par des politiques plus libérales qui conditionnent, au nom de l’efficacité économique, l’aide publique à des succès commerciaux (ibid.). On assiste alors au retrait progressif des États autorisant une émancipation des industriels.
Rationalisation des compétences et coopération inégalitaire : GIE Airbus
9Progressivement, cette logique d’arsenal est de moins en moins acceptée par les industriels en raison des échecs commerciaux plus ou moins sévères qu’ils connaissent (à l’instar du programme Concorde). En réponse, les responsables français et allemand de l’époque vont chercher à la dépasser et proposent une nouvelle organisation industrielle et commerciale des coopérations internationales, en créant le GIE Airbus en 1970. Le principe est que les préoccupations commerciales prennent peu à peu le pas sur les seules considérations politiques. L’idée selon laquelle un avion doit correspondre aux besoins des compagnies aériennes s’affirme, ce qui renforce le rôle des industriels détenteurs des compétences commerciales. Dans une logique de marché, un programme est perçu comme une réussite si l’appareil se vend. Il faut voir là un basculement des priorités : la technologie ne doit être utilisée que si elle confère au produit un avantage commercial, et non plus pour elle-même (Talbot, 2000).
10Concrètement, vers la fin des années 1960, les responsables industriels allemand et français (respectivement F. Kracht et R. Beteille) étudient sans l’aval de leurs tutelles étatiques un projet d’avion adapté aux besoins des compagnies commerciales aériennes, alors que jusqu’à présent les caractéristiques de tout nouvel aéronef étaient définies par les États clients (Picq, 1990). En 1968, le projet A300B est finalisé par Sud Aviation, Deutsche Airbus et Hawker-Siddeley (Muller, 1988). Dès ce moment, les coopérations internationales ne fonctionnent plus sur un mode égalitaire comme ce fut le cas dans le passé. Les règles de compensations industrielles imposées par les États et d’attribution de charges de travail en fonction de critères politiques disparaissent peu à peu.
11L’organisation du GIE Airbus est construite autour de deux principes qui concernent la relation client d’une part et les relations entre membres du GIE d’autre part (Talbot, 2005). Premièrement, il s’agit d’offrir une interface unique aux compagnies aériennes à la fois lors des interactions amont de co-définition des caractéristiques du programme et des interactions aval de vente et service après-vente. Deuxièmement, le but est de mettre en place une filiale commune qui assure la répartition des charges de travail et la coordination entre les partenaires en fonction de leurs compétences. Des équipes intégrées Airbus sont désignées comme responsables de fonctions globales entières (voilures, tronçons, commandes de bord, mâts réacteurs, pointe avant, etc.) alors qu’auparavant, diverses équipes dispersées en Europe pouvaient avoir une part de responsabilité dans la fonction (Zuliani et Jalabert, 2005 ; Zuliani, 2008).
12Toutefois la spécialisation des sites n’est pas totalement rationnelle, les fonctions des unités française et allemande se chevauchant parfois encore. Ainsi, dans la famille des A320, les A320 sont assemblés à Toulouse et les A318/319/321 à Hambourg. En ce qui concerne l’A380, l’assemblage est réalisé sur les chaînes françaises, la finition et l’aménagement commercial sur les chaînes allemandes, avec la duplication du centre d’essai et de mise en vol des appareils. Cette fonction d’assemblage est donc l’apanage de plusieurs établissements, en contradiction avec le principe de spécialisation des sites. La persistance de cet éparpillement de la production est le produit de la volonté de chaque partie prenante, dans le respect de la logique d’arsenal, de continuer à tirer parti des bénéfices nationaux de cette alliance. Ici la logique d’arsenal, qui laisse une place aux intérêts nationaux, vient interférer avec la logique de marché visant à rationaliser la répartition des compétences.
Rivalités et intérêts nationaux dans une logique de marché : Airbus Integrated Company et EADS
13La forme du GIE présente un inconvénient majeur pour les partenaires industriels : afin d’éviter toute asymétrie de ressources, les partenaires ont préféré mutualiser la fonction commerciale plutôt que de la confier à un industriel particulier. Mais cette asymétrie, si elle n’existe pas entre les partenaires, existe entre le GIE et ces derniers. Le GIE réalise des choix dans des situations complexes où il faut combiner des variables technologiques et commerciales : cette aptitude lui octroie un rôle central. Dès lors, le GIE s’autonomise de plus en plus vis-à-vis des partenaires industriels franco-allemands sans que ces derniers n’aient prévu et souhaité une telle évolution. Il devient l’acteur clé dominant de l’aéronautique civile européenne et finit par intégrer les partenaires. Début 2001, le GIE devient une société par actions simplifiées (SAS) de droit français nommée Airbus Integrated Company. Cette nouvelle société est d’ailleurs détenue à 100 % par EADS (European Aeronautic Defence and Space company), maison mère d’Airbus créée en 2000.
14Les rivalités nationales restent fortes au sein même d’EADS. Cette entreprise est le produit d’un subtil compromis entre les intérêts nationaux allemands et français dans son actionnariat et dans son management (Talbot, 2008).
15L’actionnariat est relativement atypique puisqu’il rassemble des acteurs publics et privés, qui sont de plus de nationalités différentes, dans un secteur traditionnellement peu ouvert aux participations étrangères. Le français Lagardère, l’allemand Daimler Chrysler, les États français et espagnol sont les principaux actionnaires de la nouvelle entité. Ainsi, deux acteurs publics participent à la définition de la stratégie du groupe européen. L’État français conserve en outre le contrôle des unités d’EADS qui ont en charge la réalisation des missiles balistiques constitutifs de la force de dissuasion nucléaire française, et un droit de veto triple pour les alliances stratégiques, les augmentations de capital et les restructurations industrielles.
16Le management est encore plus atypique. Au nom de la parité, un système à double commande franco-allemande avait été instauré à la tête d’EADS. Il fallait voir dans cette exception une traduction organisationnelle concrète de la logique d’arsenal. Ce compromis fragile a été périodiquement remis en cause. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les luttes d’influences qui ont débuté au premier semestre 2005 pour le renouvellement de l’équipe dirigeante, pour se terminer fin 2006. Les actionnaires allemands ont estimé à cette époque que leurs homologues français tentent d’abandonner la structure bicéphale d’EADS pour une présidence unique française. En 2007, la présidence bicéphale est abandonnée du fait d’une intervention politique commune aux gouvernements allemand et français. Le français L. Gallois prend la tête du groupe, auquel succédera l’allemand T. Enders en 2012. Cette alternance ne doit rien au hasard et s’inscrit dans un système de « reporting croisé » : le dirigeant français d’une filiale dépend d’un dirigeant allemand de la maison mère et réciproquement. À titre d’exemple, le président du Conseil d’administration d’EADS est allemand, le directeur général d’EADS (Chief Executive Officer) qui dirige le groupe est français, la direction de trois Divisions sur cinq échouant à des Allemands. Cette duplication et ce marquage entre les deux pays se retrouvent à tous les autres niveaux. Les nominations de responsables combinent l’impératif politique et la compétence industrielle, hybridant logique d’arsenal et logique de marché. Cette organisation induit alors d’importantes pesanteurs.
17Très récemment, un processus de normalisation s’est engagé, en deux temps. En 2012, sur le plan actionnarial, une modification de la structure est réalisée qui se traduit par la sortie (prévue de longue date) des actionnaires privés français (Lagardère) et allemand (Daimler). Ce dernier est remplacé par une banque publique allemande (Kreditanstalt für Wierderaufbau, KfW) afin de respecter l’équilibre franco-allemand. Les droits de veto accordés aux États sont en revanche abandonnés. En 2016, sur le plan organisationnel, Airbus Group (dirigé par l’allemand T. Enders) fusionne avec Airbus, sa principale filiale d’aviation commerciale qui représente plus des deux tiers de son activité (dirigée par le français F. Brégier). Si chacun des dirigeants conserve des responsabilités de haut niveau pour respecter la parité franco-allemande, de nombreuses duplications organisationnelles sont ici supprimées. Progressivement, Airbus présente une structure actionnariale et de gouvernance de plus en plus conforme aux standards des groupes privés de taille mondiale.
18Cette mise en conformité s’inscrit dans une démarche plus générale de financiarisation de la stratégie de l’entreprise européenne (Beaugency, Sakinç et Talbot, 2015). L’entreprise financiarisée est vue par ses dirigeants comme un actif financier duquel la valeur peut être enlevée, plutôt qu’un actif productif au travers duquel la valeur peut être créée. De ce point de vue, les dirigeants doivent maximiser la valeur actionnariale en alignant leurs propres intérêts sur ceux des actionnaires (Lazonick et O’Sullivan, 2000). La performance d’une entreprise est de plus en plus basée sur les critères financiers à court terme et sur le cours des actions (Christensen, Kaufman et Shih, 2008). Sakinç (2016) a ainsi montré que ce phénomène de financiarisation, s’il affecte en premier lieu Boeing, concerne aussi Airbus. Une logique financière semble donc émerger au côté d’une logique de marché dans l’industrie aéronautique européenne, laissant probablement de moins en moins de place aux enjeux politiques portés par le couple franco-allemand.
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Références bibliographiques
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Auteur
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Damien Talbot
Professeur agrégé en sciences de gestion à l’université Clermont Auvergne. Il enseigne, au sein de l’École universitaire de management – IAE Auvergne qu’il dirige, le management stratégique, le management de l’innovation et des chaînes de valeur. Ses travaux portent sur les dynamiques organisationnelles et spatiales qui traversent les chaînes de valeur. Ses dernières publications concernent en particulier les stratégies de proximités développées par les firmes dans la chaîne de valeur aéronautique (architectes intégrateurs, principaux systémiers ou encore sous-traitants). Il est notamment co-auteur de l’article « Relational Rent and Underperformance of Hub Firms in the Aeronautics Value Chain » (avec M. Bécue et J. Belin, M@n@gement, vol. 17, n° 2, 2014).
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