INTRODUCTION

1A partir de 1940, l’équipement public en Indochine a été l’objet de plusieurs études menées par les techniciens de la mise en valeur. Certains ont adopté une position résolument justificatrice comme J. Gauthier, ingénieur principal des Travaux publics de l’Indochine, qui écrit en 1946, dans son ouvrage L’Indochine au travail dans la paix française paru en 1949 : « La description de la grande œuvre de la France, réalisée dans sa lointaine colonie en étroite collaboration avec le peuple protégé, semble nécessaire au lendemain de sa mutilation ; elle suffira, sans plus amples commentaires, à réfuter les critiques des sectaires autochtones qui non seulement nous reprochent de n’avoir jamais rien fait pour eux, mais nous accusent de tous leurs maux ». D’autres sont allés beaucoup plus loin, ayant compris les difficultés de la poursuite de l’entreprise française en Indochine ; parmi eux, J. Bourgoin, polytechnicien, occupant la fonction d’ingénieur principal des Travaux publics en Indochine dès 1924 et détaché au ministère des Colonies en 1942, qui écrit en 19451 : « L’époque est d’autant plus favorable à une révision des problèmes indochinois que dans tous les domaines, aussi bien spirituels que matériels, politiques qu’économiques, la guerre a non seulement accéléré des évolutions qui s’étaient esquissées, mais leur a apporté des bouleversements considérables ».

2Depuis plus de dix ans se pose de façon aiguë le problème démographique indochinois qui se trouve au cœur de toute réflexion sur l’avenir économique de l’Indochine. J. Bourgoin lui apporte un éclairage nouveau, celui d’un spécialiste des travaux de mise en valeur, qui a travaillé le plus précisément possible à l’inventaire critique de l’œuvre française2. Ses écrits tentent de faire le point de la situation économique, à une époque où les incertitudes pèsent sur le destin de l’Indochine française. Il fut ainsi amené à s’interroger sur la portée de la politique française mais aussi à faire des propositions qui ont largement inspiré le rapport final du plan de modernisation et d’équipement de l’Indochine de 1947, présenté dans le cadre du plan Monnet3.

DES FAIBLESSES DE LA POLITIQUE FRANÇAISE D’AVANT-GUERRE…

31. Face à l’accroissement rapide de la population indochinoise, la France n’a su imaginer que des solutions partielles et désormais dépassées en tant que telles par l’évolution.

4– Si la solution de la colonisation intérieure a été traditionnellement avancée comme devant permettre une répartition plus équilibrée de la population, on ne semble plus, dans les années 1940, lui prêter qu’une efficacité limitée. Une relative unanimité s’est réalisée dans la critique : il n’y a pas eu de véritable politique de colonisation des terres :

« Il n’y a pas de possibilités de décongestionner les populations annamites et ces colonisations intérieures n’ont jamais réussi en Indochine… La colonisation intérieure est une opération coûteuse et si elle a échoué autrefois, c’est parce qu’on a cru qu’elle pouvait être faite gratuitement.4 »

5J. Bourgoin ne fait que reprendre les observations faites dès 1937 par P. Empis, ancien président de la Ligue d’action colonisatrice5, qui assurait déjà que toute solution massive de déplacement des populations était risquée et nécessiterait des capitaux considérables. L’idée que l’administration devait la diriger était nettement exprimée « non seulement pour mettre en place des moyens d’accès mais également pour la préparation des sols, le transport des colons et leur installation ». Il est vrai que l’administration coloniale a fait sienne ces conclusions et a tenté de mettre en place un plan de colonisation dans l’immédiat avant-guerre6.

6Mais là encore, on reste très sceptique quant aux résultats : C. Robequain, spécialiste des réalités indochinoises, soulignait, dans une étude écrite vraisemblablement en 19407 qu’il était vain de voir dans la Cochinchine l’exutoire du trop-plein de population du Tonkin et de l’Annam : l’émigration ne pourrait porter que sur un maximum de 20 000 personnes par an, car on se devait de réserver des terres à l’accroissement normal de la population cochinchinoise. Or, l’accroissement annuel de la population indochinoise était évalué à 300 000 personnes. J. Bourgoin fait état d’autres arguments :

« … établir des gens dans l’ouest de la Cochinchine, économiquement et politiquement ce n’est pas souhaitable parce que l’Indochine vit sur la Cochinchine et qu’il est déjà difficile d’exporter. Si on installe plus de monde, l’exportation déclinera au détriment du potentiel économique… Si on veut faire de la colonisation intérieure en Indochine, il faut partir de l’Annam et du Tonkin vers leur arrière-pays.8 »

7L’objection peut paraître contestable : elle est liée en fait à la logique de l’organisation fédérale des finances indochinoises, qui donnait au budget général la charge des travaux neufs et selon laquelle ce même budget était alimenté par les impôts indirects auxquels la Cochinchine participait pour une bonne part, notamment par l’intermédiaire de la taxe sur l’exportation du riz. Par conséquent, les études précises faites à la fin des années 1930 rendaient aléatoire ce qui avait longtemps représenté le remède par excellence au problème du surpeuplement, à savoir l’installation des populations sur les terres libres du Sud de l’Indochine. Plutôt que la solution du transfert des populations annamites dans un « front pionnier » dans l’ouest de la Cochinchine, qui par ailleurs posait le problème de la cohabitation avec les peuples installés, notamment cambodgiens, il paraissait plus réaliste d’élargir la zone d’installation initiale des populations annamites, avec cependant la conviction que si cette politique était nécessaire, sa portée serait limitée. Au contraire, l’évolution imposait d’autres solutions qu’on avait écartées auparavant.

8– « Il faut industrialiser ». L’idée d’industrialiser l’Indochine, longtemps refusée9, est désormais acquise et a donné lieu dans les années 1940 à des débats et des travaux menés par la section industrialisation à la sous-commission indochine du plan de modernisation qui dépassent le cadre de cette étude. Selon J. Bourgoin, il s’agit là d’une nécessité absolue pour lutter contre le sous-emploi et la pauvreté, mais aucun programme d’industrialisation ne peut avoir d’effet à court terme. Or, l’urgence est ailleurs, elle est dans la recherche de moyens immédiats de parer à la pression démographique. La population indochinoise qu’il estime en 1945 plus proche de 30 millions d’habitants que du chiffre officiel de 24 millions est susceptible de doubler dans les quarante années à venir. Il convient donc de se pencher avec plus d’attention sur ce problème car il est perçu comme une menace pour l’autorité française ; dès 1938, on pouvait lire d’ailleurs en introduction au plan d’action en Indochine10 : « Si une solution rapide n’était pas apportée à ce problème, on se trouverait en face de difficultés inextricables aussi bien du point de vue de l’alimentation des zones surpeuplées que du point de vue politique ». La politique française n’a donc pas suffisamment pris en compte le problème démographique ou du moins elle n’en a pas réalisé l’étendue parce qu’elle a travaillé sans se fonder sur des données précises dont elle ne disposait d’ailleurs pas. Le recensement systématique de la population n’avait pas été fait et pour le chiffre, on se fondait sur des bases fiscales. Or, l’expérience de vérification que J. Bourgoin avait eu l’occasion de mener avait fait apparaître des marges d’erreur qui allaient parfois jusqu’à 30 %, ce qui l’amenait à dire que toute politique économique était très difficile à conduire :

« Nos grands problèmes financiers et économiques se traitent trop souvent dans le flou des hypothèses plutôt que dans la rigueur des faits dénombrés et les débats qui en résultent prennent toute la violence des chocs d’idées abstraites sans trouver les ralliements ou les compromis.11 »

92. Au sentiment très vif que la politique française aboutit à une impasse s’ajoute chez J. Bourgoin la volonté d’expliquer les conditions précises dans lesquelles les Travaux publics ont travaillé. Ont-ils répondu à leur vocation à l’aménagement de l’Indochine ?

10L’ambition du service de parvenir à concilier intérêt public et rentabilité économique pouvait paraître difficile à réaliser. En effet, la conscience que l’on a eu de travailler dans un pays pauvre a conduit à la mise en place d’une politique d’exploitation de l’équipement public spécifique, souvent d’ailleurs imposée par le gouvernement général. Il est de fait que la politique tarifaire des chemins de fer de l’Indochine fut dès l’origine des moins exigeantes :

« Nous avions les tarifs les plus bas du monde12, les chemins de fer n’étaient pas faits pour rapporter de l’argent, pour en coûter non plus, mais seulement pour profiter à une population très pauvre. Au point de vue électricité, nous avions des tarifs très bon marché puisqu’on payait l’électricité 1,50 F le Kwh ; pour les Annamites, nous avions des tarifs spéciaux, nous leur faisions un prix spécial à la lampe, un tarif de 8 cents par Kwh, c’est-à-dire pratiquement un tiers du tarif de Paris.13 »

11La même option a été imposée à l’administration des Travaux publics à propos de la taxe d’eau, c’est-à-dire la compensation financière qui aurait été versée par les bénéficiaires des travaux d’irrigation. La position du service est claire : « Nous avons toujours cherché, sans jamais l’obtenir des gouvernements qui se sont succédés, à faire payer une taxe d’eau parce qu’il nous paraissait injuste de prélever de l’argent sur tous et de l’utiliser au profit de quelques-uns »14. Qu’il y ait là le désir de défendre l’œuvre française à une époque où elle se heurte à l’hostilité grandissante des populations locales et aux critiques fréquentes en métropole, c’est indéniable ; mais l’explication va plus loin : elle suggère que le système colonial engendre un certain nombre de limites que l’on hésite à dépasser et reprend ce que le gouverneur général J. Brévié remarquait déjà dans un rapport daté du 17 juin 1937 :

« On n’a jamais appliqué l’idée de la taxe d’eau, par crainte des réactions du cultivateur annamite… Il est certain que les Annamites ne paient pas volontiers ce qu’ils doivent à l’administration. Les campagnes périodiques pour la suppression de l’impôt personnel et les droits de régie le montrent à l’évidence. Les agitateurs savent qu’ils ont là un moyen assuré de retenir l’oreille du public ; c’est là un obstacle qu’il ne faudra pas sous-estimer.15 »

12Qu’attendait-on des Travaux publics coloniaux ? Selon R. Bouvier, membre de l’Académie des sciences coloniales en 1939, les travaux publics doivent être confiés à des réalisateurs ayant la volonté de mettre en valeur le pays « de la manière la plus économique, la plus efficace, la plus rapide. Ce sont essentiellement des animateurs, des créateurs de richesse, s’en doutent-ils toujours16 ? En réalité, la politique de mise en valeur de l’Indochine a souvent encouru le reproche « d’avoir vu trop grand ». Ce jugement de portée générale prenait une résonance toute particulière quand il s’agissait des travaux d’hydraulique agricole qualifiés parfois de « travaux somptuaires ». En effet, malgré l’ampleur des réalisations, l’Indochine souffrait de sous-alimentation. J. Bourgoin a tenu à répondre sur deux points : le premier argument est d’ordre technique : on a fait un travail de spécialistes appuyé par des études techniques très importantes : « Il n’a pas dépendu de nous que la géographie mette dans la majeure partie des plaines indochinoises les niveaux d’étiage des fleuves largement au-dessous du niveau général de ces deltas et qu’il faille ainsi des barrages de relèvement du plan d’eau et des têtes mortes relativement considérables et qui ne peuvent par conséquent s’amortir que sur de grands réseaux d’irrigation »17. Le second argument reprend le mot de George Mandel, ministre des Colonies qui regrette que « les conditions de la production rurale n’aient pas suivi les progrès de l’outillage… Il faut désormais travailler en profondeur »18. L’insuffisance de l’aménagement agricole avait déjà été dénoncée par P. Gourou lorsqu’il écrivait en 1937 sous le titre « La politique des petits moyens »19 : « Il faut une phase préparatoire d’enquête : on a négligé les aménagements de petite surface peu coûteux qui exigent une connaissance approfondie des conditions locales et ne sont pas du ressort des ingénieurs qui ne sont pas par leur formation préparés à les aborder ». Il reconnaissait que la politique hydraulique n’est qu’une partie de la politique agricole où tout reste à faire « dans le domaine des engrais, de la formation des savants agronomes ». J. Bourgoin va dans le même sens en affirmant : « Il est d’ailleurs scandaleux qu’il n’y ait eu en Indochine, où les trois quarts des revenus sont tirés de l’agriculture, aucun établissement supérieur d’études agricoles… »20. S’il est difficile d’englober dans une opinion unique une réalité qui était non seulement très diverse mais qui, pour être appréhendée, devrait être sous-tendue par des études de cas précis, il faut reconnaître qu’en dehors de l’office du riz créé en 1930 pour augmenter le rendement des rizières par l’introduction de nouvelles variétés, les services agricoles de l’Indochine étaient faiblement organisés et ne « donnaient que des avis techniques très imprécis ».

13Quelle portée peut-on donner au témoignage de J. Bourgoin ? Il a le mérite de poser un problème essentiel : les grands travaux ont-ils ou non rempli le rôle d’entraînement de l’activité économique qui est habituellement le leur ? D’une part, si le service des Travaux publics a dû adopter une politique d’exploitation prudente, dictée non seulement par le gouvernement général, mais également par les conditions politiques, cette politique ne préjuge en rien de la rentabilité des travaux, en raison de ses retombées sociales ; d’autre part, les effets des travaux ont été amenuisés en raison de certaines carences des services coloniaux, parfois très embryonnaires comme dans le cas de l’agriculture ou des services statistiques.

14Ce double aspect donne à J. Bourgoin la conviction que les Travaux publics n’ont pas failli à leur tâche, mais ont été contraints par la nature même du système colonial et par l’insuffisance de l’aide métropolitaine. Ces conclusions tirées de son expérience ne sont sans doute pas étrangères aux propositions qu’il a faites et qui ont largement inspiré le rapport du plan de modernisation et d’équipement.

… AU RÊVE DE MAINTENIR UNE GRANDE INDOCHINE

15Mais les circonstances sont désormais différentes : la montée du nationalisme, le conflit mondial, l’occupation japonaise, le soulèvement vietminh, la proclamation de la République démocratique du Viêtnam et la guerre entre France et Viêt-Minh constituent des données nouvelles que l’on ne pouvait ignorer. Pourtant, en France s’élabora le plan de reconstruction et de modernisation de la fédération indochinoise. Quel retentissement ces événements eurent-ils sur la théorie de la mise en valeur élaborée en métropole ?

161. Si l’on part du résultat des travaux, c’est-à-dire du rapport final de la commission du plan d’équipement tel qu’il fut rédigé en 1947, il est significatif d’observer que malgré les critiques antérieures et la pression des événements, le plan se situe dans le prolongement des réalisations d’avant-guerre, tout en aménageant les moyens de le mener à bien.

17– Il s’agit d’un programme qui poursuit l’œuvre entreprise avant la guerre, tant en ce qui concerne les voies de communication que les travaux d’hydraulique agricole. Les exemples de cette continuité abondent ; il est dit à propos des chemins de fer : « Sauf la ligne du Laos, aucune autre ligne nouvelle n’est à construire au cours des dix prochaines années » ; à propos des routes : « Sur tous ces points, consistance du réseau et caractéristiques, l’Inspection générale des Travaux publics avait, avant la guerre, donné des instructions qui sont toujours valables ». En dehors de l’industrialisation, les travaux d’hydraulique agricole constituaient une priorité. Le plan distinguait les travaux importants (digues du Tonkin, réseaux d’irrigation, canaux de Cochinchine) et moins importants mais d’une technique délicate, comme les barrages en terre. L’exécution des premiers restait confiée au service des Travaux publics tandis que les autres travaux qui comprenaient surtout des aménagements complémentaires à exécuter à l’intérieur des réseaux faisaient partie du programme dressé par la section de l’agriculture de la commission Indochine aux travaux du plan ; ils devaient être exécutés par des services agricoles à mettre en place. On classait enfin les travaux en deux catégories :

1. les aménagements à faire au Tonkin et en Annam « dans les deltas surpeuplés où les suppléments de récolte qu’ils procurent ne servent pratiquement qu’à améliorer la ration alimentaire des habitants. Ce sont des travaux dont l’importance sociale immédiate et directe dépasse de beaucoup l’effet presque négligeable qu’ils ont sur l’économie de l’Indochine » ;
2. les aménagements à faire dans le sud qui « ont un effet direct sur les exportations de riz qui sont, on le sait, le principal facteur de la puissance économique du pays »21.

18Les grandes options de l’aménagement ont donc été maintenues notamment en ce qui concerne le rôle des services des Travaux publics proprement dits ; par contre, le rapport prévoyait une révision du mode de réalisation des travaux.

19– L’idée avait prévalu qu’il fallait revoir les moyens à mettre en œuvre. L’Indochine, quel que soit son sort ultérieur, se trouvait en 1947 dans la situation suivante : une grande partie de son potentiel économique était détruit et quand bien même il ne l’aurait pas été, la question du financement devait être revue, non seulement parce que les investissements prévus étaient importants, mais également parce qu’avant la guerre, les sommes, attribuées avaient imposé des limites aux réalisations, enfin parce que la situation économique de la France ne laissait pas espérer une aide importante.

20En dehors d’une révision du mode d’imposition ou de la recherche de l’aide extérieure, le premier impératif était de restreindre le coût d’établissement des ouvrages non seulement en demandant des taux d’emprunt qui ne devaient pas dépasser 1 % à 2 %, mais surtout en ayant recours à une solution jugée jusque-là d’application difficile, la mobilisation du capital humain : « Il sera possible, plus facilement aux gouvernements indigènes qu’aux autorités françaises de mobiliser le travail pour l’équipement public »22. Cette idée avait déjà été émise par le gouverneur général Brévié en 193723, mais l’évolution historique lui a donné une autre résonance et, à partir de 1946, on la trouve souvent dans des écrits comme ceux de P. Bernard24 ou de J. Bourgoin25 : « En réalité l’administration de type colonial peut difficilement mobiliser du travail tandis qu’au Cambodge et en Cochinchine, les gouvernements ont la possibilité de faire des opérations qui nous sont absolument interdites à nous ». C’était là la reconnaissance d’un état de fait.

21En fait, le rapport final de la section équipement public du plan de modernisation et d’équipement public reprend une grande partie des études de J. Bourgoin devenu conseiller au plan auxquelles il renvoie d’ailleurs et dont la lecture informe utilement sur certaines propositions de ce rapport. Selon lui, les travaux d’hydraulique agricole doivent être « énergiquement poursuivis au Tonkin et en Annam jusqu’à leur complet achèvement », car eux seuls sont capables de permettre « un développement de la production dans un temps record afin de gagner de vitesse l’augmentation de population ». Les travaux tels qu’ils sont envisagés doivent doubler le rendement des récoltes de façon à abaisser rapidement la pression démographique dans les régions où elle est intolérable. Mais cette politique agricole classique se heurte à une limite automatique : « Tous les capitaux que nous mettons dans les bonifications agricoles auront épuisé leurs effets au bout de 30 à 40 ans ». On dispose donc de ce délai pour réaliser méthodiquement l’essor des productions artisanales et industrielles.

222. Il y a en fait un contraste singulier entre l’attachement de l’administration française à sa politique d’aménagement, exprimée dans le rapport final, et une situation qui se transformait rapidement en Indochine. Comment imaginer en 1947 que l’on puisse espérer la poursuivre ? C’était faire le pari du maintien de la fédération indochinoise. Cette option était bien sûr conforme à la position officielle française de l’époque mais, qu’elle fut obligée ou non, elle n’en était pas moins fidèle à l’esprit dans lequel avaient travaillé les Travaux publics en Indochine avant la guerre. C’est dire qu’il ne s’agissait pas seulement d’une attitude de principe, mais plutôt de la conviction du service des Travaux publics que, dans l’unité du territoire, résidait la possibilité de développement. Pour des raisons techniques tout d’abord : « Il est nécessaire de maintenir des services techniques fédéraux parce que certains ensembles de l’équipement public ont et doivent conserver un caractère fédéral, parce qu’on aura beaucoup de peine à recruter les compétences nécessaires à l’exécution du plan et que seule une organisation fédérale des services techniques permettra de réaliser les économies de personnel et d’assurer l’unité d’action qui seront indispensables »26. On invoquait également des raisons financières : en effet, aucun Etat de l’Indochine ne disposait des ressources suffisantes pour assurer son propre développement : « La mise en place de moyens aussi considérables et dont la plupart seront fournis directement par la puissance publique et la métropole, impose une direction très centralisée de l’économie »27. Une troisième raison était avancée selon laquelle on ne pouvait espérer, si l’autorité française disparaissait d’Indochine, que « des capitaux français continueraient à s’y investir et l’initiative française à s’y intéresser »28. On faisait à l’évolution la concession suivante : le plan devait laisser les Etats fédérés jouir d’une large autonomie. On réclamait enfin un effacement du ministère de la France d’outre-mer, dont le rôle dans le passé lui avait permis « d’imposer ses vues et ses décisions en des matières où l’Indochine peut malaisément supporter de n’avoir pleine liberté »29.

CONCLUSION

23Les études de J. Bourgoin sur l’équipement public en Indochine ont suivi deux directions essentielles : l’une qui défendait l’action de l’administration des Travaux publics, l’autre qui reconnaissait les insuffisances de la politique française. Cette double attitude explique qu’en dépit des circonstances, les propositions qu’il fait et qui ont beaucoup inspiré le rapport final de la commission Indochine du plan de modernisation, marquent à la fois une fidélité aux grandes orientations de la politique française depuis P. Doumer et demandent une révision des moyens à mettre en œuvre, que ce soit dans l’aménagement agricole plus poussé des terres, dans une collaboration plus étroite avec les autorités indigènes ou dans une autonomie de décision reconnue à l’Indochine.

24Il ne s’agit pas seulement de sa part d’un repli au moment où l’autorité française est menacée, mais de la reconnaissance des limites du système colonial en Indochine et de la volonté de la part d’un spécialiste des Travaux publics de prendre en compte d’abord les aspects économiques du problème indochinois tels que l’évolution les a définis. Il conclut en effet en 1947 : « Le développement économique est tout aussi indispensable pour le progrès politique car on ne saurait concevoir de libertés politiques stables et réelles que si elles sont appuyées sur des masses populaires soustraites à la sous-alimentation »30.